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07.09.2025 à 16:14

Quand la galaxie trumpiste accuse l’Europe de pratiquer la censure

Stefania Di Stefano, Chercheuse postdoctorale au sein de la Chaire sur la modération des contenus, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Suzanne Vergnolle, Maître de conférences en droit du numérique, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
L’administration Trump reproche à l’UE de censurer la libre expression du fait des mesures européennes relatives à la modération des réseaux sociaux.
Texte intégral (1896 mots)

Alors même que, aux États-Unis, la liberté d’expression, la liberté des médias ou encore la liberté académique font l’objet d’attaques sans précédent de la part de l’administration Trump, Washington prétend que c’est l’Union européenne qui serait un dangereux censeur. En cause : les mesures visant à modérer les contenus haineux sur les réseaux sociaux.


Comment déterminer la maturité d’une démocratie ? Comment reconnaître qu’elle sombre progressivement vers un régime autoritaire ?

Le début du second mandat présidentiel de Donald Trump incarne sans aucun doute un tel glissement, avec fracas et sans souci pour l’image de bienséance qu’une personne exerçant une telle fonction devrait renvoyer. Depuis le retour du milliardaire new-yorkais à la Maison Blanche le 20 janvier, les attaques contre les libertés sur le territoire états-unien sont nombreuses et variées.

Les universités ont été l’une des premières cibles du président. Gel des fonds fédéraux, instrumentalisation du système d’accréditation universitaire pour influencer les formations, révocation des visas pour les étudiants étrangers… Autant de mesures attaquant frontalement la liberté académique. Des mesures visant surtout à remodeler l’éducation supérieure selon une idéologie définie par le régime trumpiste et restreignant la libre pensée.

La liberté de la presse n’est pas épargnée par la nouvelle version du « free speech » portée par le président. Dernière victime à avoir été « fired » : Stephen Colbert, présentateur du populaire « Late Show » sur CBS. Cette émission satirique s’attaquait régulièrement et sans ménagement à Donald Trump. Elle n’a plus sa place dans les programmes télévisés. Pour dénoncer le silence s’installant progressivement dans les médias, la série humoristique South Park a sorti un nouvel épisode caricaturant le président, laissant cependant un sentiment amer aux spectateurs.


À lire aussi : Donald Trump à l’assaut des médias publics aux États-Unis


Pourtant, et dans une sorte d’inversement psychologique, Washington accuse l’Union européenne (UE) de mettre en œuvre, sur le Vieux Continent, une censure massive.

Les textes européens dans le viseur de l’administration Trump

Si l’UE est critiquée, c’est en réalité pour les valeurs qu’elle représente et pour les libertés qu’elle protège. En effet, les États-Unis dépeignent l’encadrement juridique des plateformes numériques à l’œuvre au sein de l’UE comme la manifestation d’une censure quasi orwelienne.

Se fondant sur un rapport à charge, la Commission judiciaire de la Chambre des représentants a tenu une audition sur « la menace européenne sur la liberté d’expression et l’innovation américaines », affirmant notamment que le Règlement sur les services numériques (Digital Services Act, DSA) porte atteinte au droit des Américains de s’exprimer librement en ligne aux États-Unis.

Pour rétablir les faits et la correcte interprétation du droit européen, une coalition d’universitaires européens et américains a transmis une lettre expliquant les principales applications du DSA.

Se présentant en « défenseur de la démocratie », l’administation Trump utiliserait même la suspension des enquêtes ouvertes à l’encontre des grandes entreprises technologiques américaines comme monnaie d’échange dans les négociations douanières avec la Commission européenne. Les plateformes ont en effet comparé les sanctions imposées pour violation des dispositions européennes à des « droits de douane », s’appuyant aussi sur la (fausse) affirmation que le cadre juridique de l’Union cible spécifiquement les entreprises états-uniennes.

Trump a ouvertement pris la défense de ces « amazing Tech Companies », menaçant d’imposer des droits de douane supplémentaires aux pays ciblant ces entreprises avec leurs législations.

Message posté par Donald Trump sur son réseau Truth Social le 25 août 2025.

En encadrant l’activité des plateformes numériques, notamment par le biais du fameux règlement général sur la protection des données (RGPD) ou du DSA, l’Europe établit-elle un régime de censure ?

Afin de permettre l’expression de toutes et tous, le droit à la liberté d’expression doit être encadré par la loi. Les contours de cette liberté sont délimités par les droits fondamentaux des tiers et comprennent notamment la protection de la vie privée, la non-discrimination, ou encore la dignité humaine. Ce sont justement ces limites que rappelle le DSA. Le texte vise à s’assurer que les contenus circulant sur les plateformes respectent ces principes cardinaux. Et si la désinformation ou les discours haineux sont des problèmes préoccupants, la critique du pouvoir reste, en Europe, protégée par la liberté d’expression, laquelle est garantie par le DSA.

La modération délaissée par les grandes plateformes

Cet encadrement déplaît fortement au régime trumpiste ainsi qu’à certaines grandes plateformes numériques américaines. Celles-ci estimaient pourtant, il y a quelques années, que des réglementations étaient nécessaires pour un système efficace de gouvernance des contenus en ligne. En suivant désormais la ligne trumpiste, les plateformes ont tendance à fausser délibérément le concept de censure en l’assimilant à celui de modération des contenus. Cette dernière vise toutefois à s’assurer que les contenus circulant sur les plateformes sont conformes aux conditions générales du service mais, aussi, aux lois et droits fondamentaux protégés par les textes fondateurs.

Mais ce n’est pas seulement d’un point de vue théorique que la modération des contenus, mise en place par le DSA, est attaquée. Cela passe aussi par les nombreuses baisses budgétaires au sein des plateformes, entraînant une réduction des ressources humaines consacrées à la sécurité en ligne. Ces mesures sont par ailleurs couplées à une « simplification » des politiques de modération des contenus, qui s’affranchissent des protections sur des sujets considérés comme « woke », notamment la protection de la communauté LGBTQIA+ ou la lutte contre la haine en ligne.

Dernière annonce en date ? Meta déclarant, un vendredi au cœur de l’été, la suspension de ses publicités ciblées à caractère politique. Sans même évoquer le moment de l’annonce, comment interpréter un tel signal ? L’initiative concerne les publicités à caractère politique, électoral ou traitant de « questions sociales ». Raison invoquée : le règlement européen relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, qui rendrait le ciblage des usagers trop complexe.

Pourtant, une étude conduite par l’organisation AI Forensics, avant l’entrée en application de ce règlement, avait démontré que Meta laissait la propagande pro-russe envahir les publicités politiques ciblées, avec un système de détection des contenus complètement défaillant.

L’Union européenne, modèle d’anti-trumpisme ?

Certes, l’Europe n’est pas parfaite. Certes, l’Europe vit aussi d’importantes dérives identitaires. Mais l’Europe tente, dans un monde de plus en plus complexe, de garantir à toutes et tous la possibilité de s’exprimer en ligne.

Aujourd’hui, les victimes des attaques visant la liberté académique et la liberté de la presse ne se trouvent pas en Europe, mais aux États-Unis. Dans ces conditions, l’Europe doit porter encore plus haut et encore plus fort ses valeurs. Elle doit offrir un modèle dans lequel les libertés sont protégées par la loi et les institutions, et non par la volonté d’un homme.

The Conversation

Suzanne Vergnolle a reçu des financements de la région Île-de-France.

Stefania Di Stefano ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

07.09.2025 à 12:11

Transition verte : peut-on vraiment comparer les dépendances aux métaux rares et au pétrole ?

Lucas Miailhes, Doctorant en Science Politique/Relations Internationales, Institut catholique de Lille (ICL)
Les discours politiques utilisent souvent cette analogie, mais la réalité est plus complexe. Le risque serait de donner un mauvais cadrage aux enjeux de la transition énergétique.
Texte intégral (2496 mots)

Et si la transition énergétique n’était pas le simple glissement d’une dépendance au pétrole vers une dépendance aux métaux critiques ? Les discours politiques empruntent souvent cette analogie séduisante, mais la réalité est plus complexe. Le risque serait que cette comparaison donne un mauvais cadrage aux enjeux de la transition énergétique.


Alors que la transition énergétique accélère en Europe, une idée semble s’être imposée dans le débat public. Notre dépendance aux énergies fossiles aurait glissé vers une nouvelle dépendance, cette fois aux matières premières critiques, comme le lithium ou les terres rares.

Il n’est pas rare que cette comparaison soit faite dans les débats télévisés, mais également à l’occasion de déclarations politiques, tant au niveau national qu’international. Par exemple, lors d’un discours de 2023 traitant de la relation Chine-Union européenne (UE), la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen traçait un parallèle clair entre la dépendance de l’UE aux énergies fossiles et sa dépendance naissante aux matériaux critiques :

« Les transitions […] seront permises par les matières premières. Le lithium et les terres rares sont déjà en train de remplacer le gaz et le pétrole au cœur de notre économie. […] Nous devons éviter de tomber dans la même dépendance que pour le pétrole et le gaz. »

Si cette analogie alerte, à juste titre, sur la vulnérabilité europénne des approvisionnements en métaux – pour une large part envers la Chine, elle repose sur une vision simpliste et trompeuse des chaînes d’approvisionnement mondiales, de la nature physique de ces ressources et des rapports de force géoéconomiques.

Elle participe à véhiculer de fausses croyances non seulement sur la nature du commerce international de ces matières premières critiques, mais aussi, plus globalement, sur la nature de la transition énergétique.

Peut-on vraiment comparer le lithium au gaz russe ? Le cobalt au baril de Brent ? La réponse est : non. Pour plusieurs raisons.

Matières consommables contre recyclables

À la différence du pétrole ou du gaz, qui sont des consommables détruits par leur usage, les métaux ne disparaissent pas une fois utilisés. Grâce à leurs propriétés physiques, ils peuvent être recyclés indéfiniment sans perte de qualité, contrairement à des matériaux comme le plastique, dont la recyclabilité est limitée.

Cette caractéristique leur permet d’être réinjectés dans des boucles de réutilisation au sein d’une économie circulaire. Si le recyclage des métaux employés dans les technologies bas carbone, comme les batteries lithium-ion, reste aujourd’hui marginal, c’est moins en raison de verrous techniques que du faible volume de produits en fin de vie actuellement disponible.

Mais à mesure que les premiers équipements arriveront en fin de cycle, le recyclage pourra devenir une source majeure d’approvisionnement en métaux dits « secondaires ».

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime que le recyclage pourrait réduire de 25 à 40 % les besoins en nouvelles extractions. Selon la fédération européenne Transport & Environment, en intégrant les rebuts de production, le recyclage pourrait couvrir jusqu’à 40 % de la demande européenne d’ici 2030 – et près des deux tiers à l’horizon 2040.

Contrairement à ce qu’ont été le pétrole et le gaz pour l’UE, la dépendance actuelle du continent européen pourrait donc bien se réduire rapidement, pour peu que l’Europe investisse dans ce maillon de souveraineté.


À lire aussi : Les « mines urbaines », ou les ressources minières insoupçonnées de nos déchets électroniques


Des enjeux de dépendance qui se posent différemment

La question de la sécurité d’approvisionnement en métaux ne se pose pas dans les mêmes termes que celle du gaz ou du pétrole. Alors que les hydrocarbures concernent l’ensemble des consommateurs de façon directe (notamment afin de fournir du carburant pour les transports ou une source d’énergie pour le chauffage), les métaux ne deviennent stratégiques que dans la mesure où un pays développe des capacités industrielles qui en dépendent. Autrement dit, s’ils sont nécessaires à une production nationale d’énergie bas carbone.

Cette distinction est essentielle, car elle permet de hiérarchiser les vulnérabilités : on ne s’inquiète pas de la dépendance en matériaux pour lesquels il n’existe pas de tissu industriel local.

Par exemple, l’industrie de fabrication de panneaux solaires est au point mort en France. Pour l’heure, l’approvisionnement en métaux pour ces derniers n’est pas un sujet prioritaire de sécurité d’approvisionnement.

À l’inverse, les métaux indispensables à la production de batteries pour véhicules électriques – comme le lithium, le nickel, le cobalt, le manganèse ou le graphite – sont devenus des enjeux majeurs pour la France et pour l’Europe, en raison du déploiement local massif de projets de gigafactories.

Carrière de kaolin d’Échassières (Allier), actuellement exploitée par la société Imerys, également à l’initiative du projet de mine de lithum. TomTooM03/Wikimedia Commonns, CC BY

C’est précisément cette logique industrielle qui a été invoquée pour justifier le projet d’ouverture d’une mine de lithium à Échassières, dans l’Allier, afin d’alimenter les usines de batteries du nord de la France.


À lire aussi : Mine de lithium dans l’Allier : un débat déjà tranché ?


Une dépendance chinoise à relativiser

En dépit de sa position dominante sur le marché de nombreux métaux critiques, la Chine ne peut pas « arsenaliser » (c’est-à-dire, instrumentaliser à des fins géopolitiques) aussi facilement la dépendance aux métaux que la Russie a pu le faire avec le gaz.

En effet, les chaînes de valeur des matières premières critiques (lithium, terres rares, etc.) sont beaucoup plus fragmentées et capables de se réorganiser. Certes, Pékin détient une position dominante dans l’extraction des terres rares et dans le raffinage du lithium, mais sa capacité à s’en servir comme levier de coercition est entravée par plusieurs facteurs :

Bref, à la différence du gaz russe – centralisé, peu substituable à court terme et distribué par des infrastructures fixes –, les métaux s’échangent sur des marchés mondiaux plus diversifiés, flexibles et adaptables. Ils sont donc moins facilement « arsenalisables ».


À lire aussi : Terres rares : Ces nouveaux venus qui entendent concurrencer la Chine et les États-Unis


Et puis, et c’est probablement ce qui révèle une lecture erronée des rapports de force géoéconomiques, les marchés du lithium et des terres rares sont beaucoup plus petits que ceux du pétrole et du gaz, tant en valeur qu’en volume. En 2024, le marché mondial des hydrocarbures pesait près de 6 000 milliards de dollars, contre seulement environ 28 milliards pour le lithium et de 4 milliards à 12 milliards pour les terres rares.

Depuis la fin des années 2010, l’Agence internationale de l’énergie alerte régulièrement sur l’explosion à venir de la demande pour ces matériaux, portée par l’électrification des usages. Pourtant, même en cumulant leurs pics de production respectifs, les terres rares et le lithium, même s’ils sont centraux pour la transition énergétique, ne représentent qu’une part infime du marché pétrogazier mondial.

Ne pas confondre transition énergétique et accumulation de sources d’énergie

L’idée même de transition énergétique des énergies fossiles vers les métaux tend à dissimuler une réalité bien plus prosaïque : celle de l’accumulation des sources d’énergie plutôt que de leur substitution.

Comme le théorise l’historien Jean-Baptiste Fressoz, l’histoire énergétique ne connaît pas de véritables ruptures où une énergie en remplacerait totalement une autre. Au contraire, les transitions s’effectuent par empilement : chaque nouvelle source vient s’ajouter aux précédentes, sans les faire disparaître. Cette dynamique remet en cause les récits optimistes qui laissent penser que les énergies fossiles seraient bientôt reléguées au passé.

Malgré les scénarios prospectifs et les engagements des grandes économies à atteindre la neutralité carbone, il est probable que l’usage du pétrole et du gaz se maintiendra dans de nombreux secteurs. Les technologies bas carbone ne remplaceront pas tous les usages permis par les hydrocarbures, en particulier dans les domaines où ils restent difficilement substituables, notamment dans l’industrie : il reste difficile de produire de l’acier vert.

Autrement dit, loin d’acter la fin des fossiles de façon nette et précise, la transition énergétique risque de passer par une phase de coexistence prolongée.

En définitive, l’idée d’un transfert de dépendance du pétrole vers les métaux ne résiste pas à l’analyse. Ni leurs propriétés physiques, ni la structure des marchés, ni la géopolitique de leur approvisionnement ne permettent de calquer les logiques de la rente fossile sur celles des matières premières critiques.

Penser la transition énergétique à travers le prisme d’une substitution binaire masque la complexité des interdépendances industrielles et pourrait conduire à de fausses priorités stratégiques. Repenser la dépendance, ce n’est donc pas rejouer la guerre du gaz avec de nouveaux matériaux, mais comprendre les spécificités des chaînes de valeur des technologies bas carbone – et concevoir des réponses politiques à la hauteur de ces réalités.

The Conversation

Lucas Miailhes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

04.09.2025 à 17:08

À Gaza, les journalistes locaux et les fixeurs sont tués à un rythme sans précédent. Peut-on les protéger ?

Simon Levett, PhD candidate, public international law, University of Technology Sydney
Les journalistes palestiniens n’ont pas accès à la même formation, au même équipement, ni au même salaire que les correspondants étrangers, alors que leur vie est en danger à Gaza.
Texte intégral (1810 mots)

Près de 200 professionnels des médias ont été tués dans la bande de Gaza, depuis le 7 octobre 2023. Les journalistes locaux et leurs fixeurs sont mal payés et, surtout, mal protégés, en dépit des efforts de leurs employeurs et des appels lancés à l’attention de l’armée israélienne par les médias, les gouvernements étrangers et les organisations de défense des journalistes.


La journaliste Mariam Dagga n’avait que 33 ans lorsqu’elle a été tuée par une frappe aérienne israélienne à Gaza, le 25 août 2025.

En tant que photographe et vidéaste indépendante, elle a documenté les souffrances des civils à Gaza à travers des images indélébiles d’enfants mal nourris et de familles endeuillées. Elle avait rédigé un testament, dans lequel elle demandait que ses collègues ne pleurent pas à ses funérailles et que son fils de 13 ans soit fier d’elle. Dagga a été tuée avec quatre autres journalistes – et 16 autres personnes – lors d’une frappe visant un hôpital qui a suscité une condamnation et une indignation généralisées.

Cette attaque fait suite au meurtre de six journalistes d’Al Jazeera par les Forces de défense israéliennes (FDI) alors qu’ils se trouvaient dans une tente abritant des journalistes à Gaza au début du mois d’août. Parmi les victimes figurait le journaliste Anas al-Sharif, lauréat du prix Pulitzer.

La guerre menée par Israël depuis près de deux ans à Gaza est l’une des plus meurtrières de l’histoire moderne. Le Comité pour la protection des journalistes, qui recense les décès de journalistes dans le monde depuis 1992, a dénombré pas moins de 189 journalistes palestiniens tués à Gaza depuis le début de la guerre (Ndlr : selon RSF, 220 journalistes ont été tués par l’armée israélienne dans la bande de Gaza en près de 23 mois). Beaucoup travaillaient en tant que pigistes pour de grands organes de presse, Israël ayant interdit aux correspondants étrangers d’entrer à Gaza.

En outre, l’organisation a confirmé la mort de deux journalistes israéliens, ainsi que celle de six journalistes tués lors des frappes israéliennes sur le Liban.





« Cela a été très traumatisant pour moi »

En 2019, je me suis rendu à Tel-Aviv et à Jérusalem en Israël, ainsi qu’à Ramallah en Cisjordanie, afin de mener une partie de mes recherches doctorales sur les protections disponibles pour les journalistes dans les zones de conflit.

Au cours de ce séjour, j’ai interviewé des journalistes de grands médias internationaux tels que le New York Times, le Guardian, l’Australian Broadcasting Corporation, CNN, la BBC et d’autres, ainsi que des journalistes indépendants et des fixeurs palestiniens locaux. J’ai également interviewé un journaliste palestinien travaillant pour la rédaction anglophone d’Al Jazeera, avec lequel je suis resté en contact jusqu’à récemment.

Je ne me suis pas rendu à Gaza pour des raisons de sécurité. Cependant, de nombreux journalistes que j’ai rencontrés avaient effectué des reportages dans cette région et connaissaient bien les conditions qui y régnaient, déjà dangereuses avant même la guerre.

Osama Hassan, un journaliste local, m’a parlé de son travail en Cisjordanie :

« Il n’y a pas de règles, il n’y a pas de sécurité. Parfois, lorsque des colons attaquent un village, par exemple, nous allons couvrir l’événement, mais les soldats israéliens ne vous respectent pas, ils ne respectent rien de ce qui est palestinien […] même si vous êtes journaliste. »

Nuha Musleh, fixeuse à Jérusalem, a décrit un incident qui s’est produit après un jet de pierre en direction de soldats de l’armée israélienne :

« […] Ils ont commencé à tirer à droite et à gauche – des bombes assourdissantes, des balles en caoutchouc, dont l’une m’a touchée à la jambe. J’ai été transportée à l’hôpital. Le correspondant a également été blessé. Le caméraman israélien a également été blessé. Nous avons donc tous été blessés, nous étions quatre. […] Cela a été très traumatisant pour moi. Je n’aurais jamais pensé qu’une bombe assourdissante pouvait être aussi dangereuse. Je suis restée à l’hôpital pendant une bonne semaine. J’ai eu beaucoup de points de suture. »

Une meilleure protection pour les journalistes et les fixeurs locaux

Mes recherches ont montré que les journalistes et les fixeurs locaux dans les territoires palestiniens occupés bénéficient de très peu d’équipement de protection physique et d’aucun soutien en matière de santé mentale.

Le droit international stipule que les journalistes sont protégés en tant que civils dans les zones de conflit en vertu des Conventions de Genève et de leurs Protocoles additionnels. Cependant, ces textes ne comportent pas de dispositions relatives à la protection spécifique nécessaire aux journalistes.

Des médias, des groupes de défense des droits des journalistes et des gouvernements ont clairement exigé qu’Israël prenne davantage de précautions pour protéger les journalistes à Gaza et enquête sur les frappes telles que celle qui a tué Mariam Dagga.

Malheureusement, les médias semblent peu en mesure d’aider leurs collaborateurs indépendants à Gaza, si ce n’est en se disant inquiets de leur sécurité à travers des communiqués, en demandant à Israël qu’il autorise les évacuations de journalistes et en exigeant que les journalistes étrangers puissent entrer dans la bande de Gaza.

Les correspondants internationaux ont, pour la plupart d’entre eux, suivi une formation sur le reportage dans les zones de guerre, et bénéficiaient d’équipements de sécurité, d’assurances et de procédures d’évaluation des risques. En revanche, les journalistes locaux et les fixeurs à Gaza ne bénéficient généralement pas des mêmes protections, alors qu’ils sont les premiers touchés par les effets de la guerre, notamment la famine massive.

Malgré les énormes difficultés, je pense que les médias doivent s’efforcer de respecter au mieux leurs obligations en matière de droit du travail lorsqu’il s’agit des journalistes et des fixeurs locaux. Cela fait partie de leur devoir de diligence.


À lire aussi : Israel must allow independent investigations of Palestinian journalist killings – and let international media into Gaza


Des recherches montrent que les fixeurs figurent depuis longtemps parmi les acteurs les plus exploités et vulnérables de la production d’information internationale. Ils sont souvent dans des situations précaires, sans formation aux zones dangereuses ni assurance médicale. Ils sont de surcroît très mal rémunérés.

Les journalistes locaux et les fixeurs à Gaza doivent être rémunérés correctement par les médias qui les emploient. Il faut pour cela tenir compte non seulement des conditions de travail et de vie déplorables dans lesquelles ils sont contraints de vivre, mais aussi de l’impact considérable de leur travail sur leur santé mentale.

Comme l’a récemment déclaré le directeur de l’information mondiale de l’Agence France Presse, il est très difficile de rémunérer les contributeurs locaux, qui doivent souvent supporter des frais de transaction élevés pour accéder à leur argent. « Nous essayons de compenser cela en leur versant une rémunération plus élevée », a-t-il déclaré.

Il n’a toutefois pas précisé si l’agence allait modifier ses protocoles de sécurité et ses formations pour les zones de conflit, étant donné que les journalistes eux-mêmes sont pris pour cible à Gaza dans le cadre de leur travail. Ces journalistes locaux risquent littéralement leur vie pour montrer au monde ce qui se passe à Gaza. Ils ont besoin d’une meilleure protection.

Comme me l’a dit Ammar Awad, un photographe local de Cisjordanie :

« Le photographe ne se soucie pas de lui-même. Il se soucie des photos, de la manière dont il peut prendre de bonnes photos, de filmer quelque chose de bien. Mais il a besoin d’être dans un endroit sûr pour lui. »

The Conversation

Simon Levett ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

04.09.2025 à 17:08

En Irak, le mouvement sadriste s’organise hors des institutions

Emilien Debaere, Doctorant en sciences politiques, Aix-Marseille Université (AMU)
Au centre de la stratégie du plus grand mouvement chiite irakien : une assistance concrète aux populations les plus pauvres.
Texte intégral (1941 mots)

En Irak, le mouvement chiite fondé par Muqtada al-Sadr en 2003 et longtemps très influent sur la scène politique traverse une période d’incertitude. Malgré sa victoire aux législatives de 2021, il a volontairement quitté le Parlement en 2022, dénonçant l’impasse politique. Affaibli par ce retrait et par la perte d’un soutien religieux majeur, le sadrisme tente aujourd’hui de consolider son influence à travers al-Bunyan al-Marsous, une vaste organisation sociale active dans les quartiers populaires chiites.


Un mouvement politico-religieux en difficulté

Le mouvement sadriste al-tayyār al-Ṣadrī a changé de nom en 2024 pour devenir le Mouvement national chiite (al-tayyār al-waṭanī al-shīʿī). C’est un vaste mouvement politico-religieux irakien créé en 2003 et reposant sur l’héritage idéologique et symbolique de la lutte contre le régime de Saddam Hussein menée dans les années 1990 par l’ayatollah Muhammad al-Sadr, assassiné en 1999. Initialement fondé par son fils Muqtada al-Sadr pour lutter contre l’occupation américano-britannique de l’Irak, il a progressivement évolué et s’est intégré au jeu institutionnel jusqu’à remporter les élections législatives de 2018 et 2021.

Toutefois, les affrontements à Bagdad en août 2022 entre des éléments paramilitaires affiliés au courant sadriste et plusieurs factions armées du Hachd al-Chaabi, une coalition de groupes politico-militaires alliés à l’Iran, se sont soldés par la démission de tous les députés sadristes et leur refus de participer à la formation du prochain gouvernement irakien. Cet événement marquant a constitué un revers majeur pour le courant sadriste qui ambitionnait de former un gouvernement majoritaire à la suite de sa victoire aux élections législatives d’octobre 2021.

Au même moment, l’ayatollah Kazem al-Haeri, basé à Qom (Iran), a décidé de prendre sa « retraite » en tant que marja (un marja est une autorité religieuse suprême dans le chiisme duodécimain, à laquelle les fidèles se réfèrent pour les questions juridiques et théologiques) et a incité ses partisans à suivre l’ayatollah Ali Khamenei, guide suprême de la République islamique d’Iran.

Kazem al-Haeri, qui avait été désigné par l’ayatollah Muhammad al-Sadr comme le marja à imiter après son martyre, servait en quelque sorte de caution religieuse au mouvement, étant donné que Muqtada al-Sadr ne disposait pas d’une crédibilité suffisante auprès du champ religieux. Les critiques répétées de Kazem al-Haeri contre Muqtada al-Sadr ont érodé le processus de légitimation religieuse mis en place par le dirigeant du courant sadriste depuis l’invasion américaine en 2003.

Dans le communiqué expliquant son retrait, al-Hae’ri a accusé implicitement Muqtada al-Sadr de « chercher à diviser le peuple irakien et la communauté chiite au nom des deux marjas chiites Mohammad Baqir al-Sadr et Mohammad Sadeq al-Sadr, et de prétendre exercer le leadership en leur nom alors qu’il ne possède ni le niveau d’ijtihad ni les autres conditions requises pour une direction religieuse légitime ». En effet, Muqtada al-Sadr – contrairement à son père – ne dispose ni de la « formation » religieuse aboutie ni de la reconnaissance par les pairs nécessaires pour pouvoir traditionnellement prétendre au leadership religieux au sein du chiisme duodécimain.

Ces deux revers infligés au courant sadriste et à son leadership ont mis à mal sa légitimité politico-religieuse et auraient pu saper son influence en Irak.

La fondation du projet al-Bunyan al-Marsous

À partir de ces deux revirements, le courant sadriste n’affiche plus d’objectifs politiques directes mais valorise davantage un vaste projet social créé en février 2021 sur ordre de Muqtada al-Sadr : le projet al-Bunyan al-Marsous. Le nom peut être traduit par « l’édifice consolidé » et provient d’une sourate du Coran : « Allah aime ceux qui combattent dans Son chemin en rangs serrés, pareils à un édifice bien consolidé » (Sourate 61, verset 4).

Dès sa fondation, le projet doit servir « l’unité des rangs sadristes (li-waḥdat aṣ-ṣaff aṣ-Ṣadrī), pour les recenser, les éduquer et prendre soin d’eux avec l’intention qu’il ne soit pas seulement destiné aux élections, mais qu’il soit un projet permanent ». L’archivage et l’analyse de plusieurs centaines de messages publiés par les différents comptes de cette organisation ainsi que des entretiens avec des responsables sadristes permettent de mieux appréhender l’ampleur et les objectifs de cette organisation.

Le projet al-Bunyan al-Marsous est organisé de manière verticale avec un comité central (composé de proches du leader Muqtada al-Sadr) et des comités locaux, eux-mêmes subdivisés en sections. Nous avons distingué au moins huit sections actives dont les domaines de spécialisation vont de l’agriculture aux commémorations religieuses, en passant par les sections sportives ou professionnelles. Les campagnes menées dans ce cadre sont ainsi très variées : formations professionnelles, ramassage d’ordures, scoutisme, conférences religieuses, rénovations de bâtiments, etc.

La diversité de leurs actions est très élevée et touche de nombreux aspects de la vie des habitants des quartiers paupérisés, peuplés majoritairement de chiites au sein desquels le courant sadriste a généralement une forte influence. Pour le seul mois d’octobre 2023, le rapport du comité central affirme que le projet a permis, entre autres, la délivrance de 1 154 prescriptions médicales, l’assistance à 15 accouchements ou encore la distribution de 2 000 appareils électriques. Le projet vise ainsi à accompagner des milliers d’Irakiens déshérités du berceau à la tombe en passant par les mariages, l’éducation des enfants et les parcours professionnels.

Une partie de ces services sociaux (scoutisme, aides à la construction, assistance économique, etc.) étaient déjà proposés par le courant sadriste, mais le projet al-Bunyan al-Marsous vient leur donner une cohérence et une meilleure organisation. Le projet fonctionne principalement grâce au bénévolat et au soutien financier des donateurs, parmi lesquels Muqtada al-Sadr lui-même, dont les importantes contributions sont mises en avant pour souligner sa générosité.

Quels objectifs pour le courant sadriste ?

L’organisation al-Bunyan al-Marsous répond à plusieurs objectifs qui servent globalement le courant sadriste. À court terme, elle permet de resserrer les liens d’une base sociale fragilisée en proposant des projets clairs et bénéfiques pour la « classe sociale » sadriste, généralement déshéritée. Sur le temps long, les diverses activités d’al-Bunyan al-Marsous contribuent à renforcer l’identité communautaire du mouvement à travers des services rendus et reçus. Elle favorise en effet l’implication de nombreux individus – bénévoles, bénéficiaires, coordinateurs – et crée un dense réseau d’interactions solidaires.

Une attention particulière est consacrée aux jeunes générations dans le but de perpétuer et d’assurer un relais cohérent de futurs partisans sadristes socialisés à un ensemble de rites, d’éléments culturels et de pratiques sociales qui valorisent la famille al-Sadr. À titre d’exemple, les scouts al-Bunyan al-Marsous permettent au mouvement d’encadrer des milliers de jeunes Irakiens afin qu’ils s’inscrivent à terme dans la ligne sadriste (al-khaṭṭ aṣ-Ṣadrī), c’est-à-dire qu’ils intègrent les normes et idéaux portés par le courant sadriste. Ils suivent ainsi des cours de jurisprudence islamique fondés sur les écrits de Muhammad al-Sadr, participent activement à l’organisation des commémorations et suivent un nombre important de formations.

De manière plus générale, cette organisation permet de soutenir des populations spécifiques et de diffuser une certaine idéologie de manière régulière et indépendante des événements politiques, sur un modèle comparable à celui des « services sociaux du Hezbollah » libanais.

L’organisation al-Bunyan al-Marsous pallie également certaines défaillances de l’État irakien et contribue à rendre indispensable le courant sadriste dans certains quartiers ou campagnes périphérisées. Les habitants de ces zones délaissées et paupérisées bénéficient de services sociaux importants qui renforcent leur attachement au mouvement et à ses leaders, et deviennent ainsi redevables envers ceux qui leur ont fourni des services capitaux.

À travers l’ensemble de ses activités, le projet promeut des discours normatifs et des valeurs propres au courant sadriste. Les services proposés sont ainsi systématiquement accompagnés d’éléments d’acculturation à l’idéologie et à l’imaginaire symbolique du mouvement, intégrant ainsi l’engagement social à une stratégie de légitimation politique. Il s’agit d’un encadrement moral et social qui valorise tout à la fois le patriotisme, la piété religieuse et la famille al-Sadr, comme l’affirme le responsable de l’organisation dans la partie ouest de Bagdad : « L’objectif principal du projet est de satisfaire Dieu, Son Prophète et la famille du Prophète ; la victoire de l’Irak passe par le soutien aux nobles Al-Sadr.»

En outre, cette organisation renforce l’ancrage local du courant sadriste, dans la mesure où l’ensemble des services sociaux sont déployés par des comités locaux étroitement connectés aux réalités spécifiques de chaque territoire. Ces comités ne se limitent pas à la mise en œuvre d’actions sociales : ils assurent également un rôle d’intermédiaire entre la population et les instances centrales du mouvement. En recueillant de manière systématique les doléances et les besoins des habitants, ils offrent à la direction du projet al-Bunyan al-Marsous, et par extension au courant sadriste, un flux d’informations précis et régulier. Ce dispositif contribue à consolider un maillage territorial dense et réactif.

Le projet al-Bunyan al-Marsous s’inscrit parfaitement dans le récit idéologique portée par les sadristes consistant à valoriser la piété, la générosité et le patriotisme du peuple irakien qui sont systématiquement mis en opposition avec la corruption des élites politiques. Il permet une diffusion puissante de narratifs sadristes et renforce l’allégeance de certaines populations chiites défavorisées envers le courant sadriste et plus particulièrement envers son leader, considéré comme le seul à même de soutenir et de sauver le peuple irakien.

The Conversation

Emilien Debaere a reçu des financements dans le cadre d'un contrat doctoral avec l'université Aix-Marseille.

03.09.2025 à 16:53

Maroc, États-Unis, Brésil : La recomposition géopolitique de l’arc atlantique Sud

Xavier Carpentier-Tanguy, Indopacifique, Géopolitique des mondes marins, réseaux et acteurs de l'influence, diplomatie publique, Sciences Po
Alors que la Chine et la Russie avancent leurs pions en Afrique, les pays atlantiques du continent cherchent à se rassembler pour travailler ensemble avec les États-Unis et le Brésil.
Texte intégral (1808 mots)

Les pays de la façade atlantique de l’Afrique, au premier rang desquels le Maroc, aspirent à mettre en œuvre un ensemble de projets économiques, énergétiques et sécuritaires conjointement avec les puissances de l’autre rive de l’océan, à savoir les États-Unis et le Brésil. Il s’agit entre autres, pour ces États, de réduire leur dépendance à l’égard de la Chine et de la Russie, de plus en plus présentes sur le continent.


En mai 2025, le Maroc a présenté une ambitieuse initiative portuaire et logistique, reprenant son Initiative atlantique, lancée en 2023 (et destinée alors aux seuls Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) et visant à positionner le royaume en pivot stratégique entre l’Afrique, l’Europe et les Amériques.

Bien au-delà du simple renforcement d’infrastructures existantes, ce projet vise à façonner l’ossature d’un espace atlantique multipolaire en fédérant Mauritanie, Sénégal, Guinée-Bissau, Liberia et Gabon autour d’un réseau régional de coopération inédit. Cette diplomatie d’intégration a été rappelée le 7 août 2025, à la troisième Conférence des Nations unies sur les pays en développement sans littoral. L’intérêt pour une sécurisation et un désenclavement du Sahel est également porté par les États-Unis, ce qu’a illustré la réunion, le 9 juillet 2025, des présidents de ces cinq États avec Donald Trump à Washington afin d’échanger sur les richesses minérales de ces pays.

Le signal est important. Alors que la fermeture de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), décidée dès le 20 janvier 2025, a des conséquences directes sur les structures locales comme certaines écoles ou des coopératives agricoles – par exemple, dans la ville de Fès, un centre qui offrait des cours d’alphabétisation et de formation professionnelle à des femmes en situation de précarité a dû réduire ses activités –, la Chine et la Russie, puissances rivales des États-Unis, ont récemment réalisé des avancées majeures dans la région.

Pékin a consenti des investissements substantiels sur le continent. Pour ne prendre que le cas du Maroc, la RPC a cofinancé le pont à haubans Mohammed VI, d’une longueur de 950 mètres, ainsi que le complexe solaire Noor, situé à Ouarzazate. Elle ambitionne également de participer aux futurs chantiers d’extension de la ligne de train à grande vitesse entre Kénitra, Marrakech et Agadir, et a annoncé vouloir investir 10 milliards d’euros dans la fabrication de batteries électriques et leurs composants au Maroc.

Moscou, pour sa part, a apporté son soutien à la nouvelle Alliance des États du Sahel (AES), composée du Mali, du Burkina Faso et du Niger, qui partagent des frontières avec plusieurs de ces pays.

Une recherche d’autonomie accrue

Dans ce contexte, l’initiative marocaine s’inscrit dans un triptyque géopolitique novateur.

Premièrement, sur le plan africain, Rabat catalyse une intégration fondée sur la coordination logistique et industrielle, la ministre de la Transition énergétique et du Développement durable, Leila Benali, rappelant à cet égard lors d’une réunion ministérielle lors de la COP29 à Bakou que le royaume constitue « le seul corridor énergétique et commercial reliant l’Europe, l’Afrique et le bassin atlantique ».

Deuxièmement, les liens avec les États-Unis sont considérablement renforcés depuis la reconnaissance officielle de la souveraineté du Maroc sur l’ensemble du territoire du Sahara occidental en 2020, réaffirmée en avril 2025 par le secrétaire d’État Marco Rubio. La coopération militaire entre Rabat et Washington est particulièrement intense. Elle se manifeste par leur participation commune aux exercices conjoints annuels « African Lion » et, surtout, par le fait que le Maroc a été le seul pays africain et arabe invité à participer aux exercices navals UNITAS.

Ce rapprochement avec les États-Unis, qui démontre la volonté d’offrir une alternative à la fragmentation logistique générée par la Belt and Road Initiative (BRI) mise en œuvre par Pékin depuis 2013, consacre le Maroc et ses alliés comme les porteurs d’un projet capable d’influer sur la structuration des réseaux de commerce mondiaux.

La dimension structurante du projet s’exprime dans ses infrastructures : la stratégie marocaine s’étend au-delà de la croissance des terminaux portuaires (Tanger Med, Dakhla Atlantique, Nador West Med), projetant un maillage intégré de zones franches, corridors ferroviaires et industriels, et plates-formes d’innovation technologique. Le gazoduc Afrique-Atlantique traverse sur 6 900 km onze pays et offre également des perspectives d’exportation vers l’Europe d’un transport potentiel d’hydrogène.

L’ambition n’est pas seulement d’exporter des matières premières, mais de générer de la valeur ajoutée autour de clusters industriels, d’attirer les industries vertes et de positionner l’Atlantique africain comme hub de la transition énergétique. Ce modèle s’oppose à la centralisation des chaînes logistiques du modèle chinois : il propose la fédération des chaînes africaines au sein d’un réseau régional interconnecté, flexible et souverain.

Aspects sécuritaires

La consolidation de cette stratégie repose aussi sur le déploiement d’un maillage SIGINT transatlantique. Grâce à un réseau dense et intégré de stations terrestres, de plates-formes navales et de relais satellitaires, le dispositif déployé depuis 2018 assure le contrôle des flux maritimes et la gestion des menaces hybrides, y compris la piraterie, les trafics illicites ou les actions des groupes djihadistes.

Renforcé par la coopération technologique américaine, ce dispositif dote le Maroc et ses alliés d’une capacité de surveillance accrue, alignée sur les standards des grandes puissances. La piraterie dans le golfe de Guinée et la pêche illégale constituent, par exemple, des préoccupations majeures. Les États-Unis, l’UE, le Maroc et le Brésil collaborent déjà via le système SisGAAz (Sistema de Gerenciamento da Amazônia Azul, soit Système de gestion de l’Amazonie bleue).

Le Brésil, qui protège son « Amazonie bleue » – un concept proposé dès 2004, désignant la zone maritime sous juridiction du pays, riche en pétrole offshore, en gaz et en minerais rares – entend également affirmer un leadership régional sur l’Atlantique sud. Depuis 2023, Lula da Silva a renforcé la présence brésilienne en Afrique via des partenariats économiques et militaires.

Enfin, indéniablement, un objectif clé du projet marocain consiste à neutraliser le verrou stratégique que représente l’Algérie pour l’accès au détroit de Gibraltar. L’Algérie, dotée de capacités militaires et de techniques sous-marines russes, et capable de mettre en œuvre une politique d’interdiction de manœuvrer dans une zone spécifique (A2/AD (Anti-Access/Area Denial)), pouvait espérer contrôler ce passage stratégique par lequel transite une part déterminante du commerce maritime mondial (plus de 53 000 navires par an y transitent soit 12 % du commerce mondial).

Le projet marocain, via la multiplication des corridors atlantico-africains et l’intégration logistique, réduit ce risque et offre aux États sahéliens et à l’Afrique de l’Ouest un accès sécurisé aux flux mondiaux, affranchissant la région d’un possible isolement imposé. Enfin, le projet vise à assurer le développement du Sahara occidental sous l’égide du Maroc, court-circuitant les revendications algériennes.

Un espace au cœur de la mondialisation

L’ensemble de ces grands projets atlantique illustre une ingénierie diplomatique cherchant à accentuer la coproduction institutionnelle, l’alignement sécuritaire et la mutualisation des grandes infrastructures portuaires.

Dans ce grand dessein, le Maroc se veut l’interface entre les dynamiques africaines profondes et les priorités stratégiques occidentales, contribuant à dessiner l’Atlantique africain comme future colonne vertébrale de la mondialisation. Avec l’émergence d’acteurs comme le Brésil, l’arc Atlantique Sud, longtemps périphérique, dessine un nouveau centre de gravité dans la recomposition géo-économique mondiale.

The Conversation

Xavier Carpentier-Tanguy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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