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30.11.2025 à 20:34

Les forêts du Grand-Est au cinéma : un territoire qui s’enracine à l’écran

Delphine Le Nozach, Maître de conférences en Sciences de l'information et de la communication, Université de Lorraine
Violaine Appel, Enseignant-chercheur en sciences de l'information et de la communication, Université de Lorraine, Université de Lorraine
Nombre de réalisateurs choisissent les forêts du Grand-Est pour leur valeur esthétique, leur caractère méconnu ou pour l’attachement personnel qu’ils entretiennent à ces territoires.
Texte intégral (2068 mots)

Le Grand-Est est l’une des régions les plus boisées de France, avec plus de 30 % de sa surface couverte par des forêts. Au cinéma, il offre une forêt multiple : espace de travail, de mémoire, d’émotions et d’imaginaire.


Peu filmées mais profondément singulières, les forêts du Grand-Est deviennent à l’écran des lieux où se croisent réalités industrielles, ancrages identitaires et puissances narratives. À travers elles, les films révèlent autant un territoire qu’une manière sensible de le regarder.

Dans cette étude (issue des résultats du projet Matercine), nous analysons la manière dont les longs métrages tournés dans cette région investissent les forêts, qu’il s’agisse de témoigner des usages liés au travail du bois, de mobiliser des paysages rares et méconnus pour leur force esthétique, ou encore d’exprimer le lien intime qu’entretiennent certains réalisateurs avec ces lieux. L’ensemble de ces approches permet de comprendre comment la forêt du Grand-Est, bien au-delà du simple décor, devient au cinéma un espace identitaire et narratif essentiel.

La dualité des représentations des forêts du Grand-Est au cinéma

Comme dans d’autres régions françaises, les réalisateurs montrent souvent la forêt comme un espace de travail, lié à l’exploitation du bois. Mais ces usages productifs n’épuisent pas les façons de la représenter : nombre de réalisateurs choisissent ces forêts pour leur valeur esthétique, leur caractère méconnu ou pour l’attachement personnel qu’ils entretiennent à ces territoires.

La forêt du Grand-Est est en effet un espace multifonctionnel où s’entremêlent nature, industrie et culture. Elle structure les activités humaines (coupe du bois, schlittage – la schlitte est un traîneau qui servait, dans les Vosges et en Forêt-Noire, à descendre le bois des montagnes, conduit par un homme sur une voie faite de rondins – transport des grumes, sciage, construction et papeterie) qui façonnent l’économie régionale comme l’imaginaire collectif. Le cinéma reprend cette diversité et l’inscrit au cœur de ses récits. Les Grandes Gueules (Enrico, 1965) en offre un exemple emblématique : tourné dans une véritable scierie vosgienne, le film témoigne des pratiques forestières d’une époque – travail du bois, énergie hydraulique, transport traditionnel. Nos patriotes (Le Bomin, 2017) valorise quant à lui un schlittage filmé avec réalisme, rendu possible grâce à l’implication de spécialistes locaux.

Dans le Mangeur d’âmes (Bustillo, Maury, 2024), scierie et grumes deviennent des éléments dramatiques : décor authentique, matière visuelle dense et espace de tension pour les scènes d’action. L’usage industriel du bois apparaît aussi dans le Torrent (Le Ny, 2022), tourné au sein d’une entreprise vosgienne réelle, ou dans le Couperet (Costa-Gavras, 2005), où une papeterie vosgienne accueille l’intrigue, articulant territoire local et discours social universel.

Plus-value culturelle

Au-delà de ces dimensions productives, les forêts du Grand-Est possèdent une singularité paysagère qui attire des réalisateurs en quête de décors rares. Elles offrent des espaces peu filmés, marqués par des reliefs, des lacs glaciaires, des espaces boisés denses, qui constituent des territoires non substituables. Filmer ces forêts revient alors à révéler un paysage méconnu, à donner à voir un territoire encore invisibilisé. Cette démarche confère une valeur ajoutée au film, mais aussi au lieu : comme l’énonce la géographe Maria Gravari-Barbas, le regard cinématographique peut créer une plus-value culturelle pour des sites auparavant invisibles.

Certains cinéastes revendiquent cette volonté de découverte. Anne Le Ny, réalisatrice du film le Torrent (2022), souligne ainsi l’atmosphère unique des Vosges, qui lui a donné le sentiment d’être « pionnière ». Dans Perdrix (2019), Erwan Le Duc filme longuement les forêts et le lac des Corbeaux, affirmant un territoire « de cinéma » encore peu exploré.

« J’ai trouvé qu’il y avait une atmosphère très particulière dans les Vosges. D’abord, je suis tombée sur des décors magnifiques qui collaient très bien au scénario avec un mystère particulier et puis le plaisir aussi de tourner dans une région qui n’a pas tellement été filmée. On se sent un petit peu pionnière et c’est très excitant. » (Anne Le Ny, interviewée par Sarah Coton, Fun Radio, novembre 2022)

Cette proximité peut être encore plus intime. De nombreux réalisateurs tournent dans des lieux qu’ils connaissent, où ils ont grandi ou qu’ils associent à leur histoire personnelle. Leur rapport au territoire relève ainsi d’un territoire vécu, chargé de mémoire, d’expériences et de relations sociales. La forêt devient alors le support d’une identité, un espace où se superposent réalité et fiction. C’est le cas d’Erwan Le Duc dans Perdrix (2019) ou de Valérie Donzelli pour Main dans la main (2011), qui revendiquent leur attachement aux paysages lorrains de leur enfance.

La forêt, un territoire d’ombres…

Entre clair-obscur, sous-bois inquiétants et clairières lumineuses, les forêts du Grand-Est permettent aux réalisateurs de traduire aussi bien la peur, le mystère ou la clandestinité que la sérénité, l’éveil ou l’accomplissement. Par leur capacité à refléter les états intérieurs des personnages, ces forêts deviennent de véritables outils esthétiques et narratifs, révélant la singularité du territoire.

Une première tonalité, sombre et dramatique, irrigue le cinéma fantastique, policier, de guerre ou d’horreur. La forêt y apparaît comme un espace d’isolement et de menace, qui mêle naturalisme et surnaturel : silhouettes mouvantes, bruits étouffés, climat hostile, jeux d’ombres. Cette atmosphère immersive renforce la tension psychologique, les peurs profondes et le sentiment d’incertitude. La Région accompagne cette dimension à travers le label « Frissons en Grand-Est », premier fonds consacré aux films de genre, soutenu par le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) et structuré autour de festivals phares, tels que ceux de Gérardmer, de Strasbourg, ou encore Reims Polar et War on Screen. Cette dynamique contribue à positionner le Grand-Est comme terre de frissons, où les paysages forestiers deviennent les complices naturels d’une esthétique noire.

La forêt s’expose dans les récits de guerre, en particulier autour de la thématique de la clandestinité. Lieu de refuge pour les maquisards, elle abrite déplacements secrets, identités dissimulées et tensions de la survie. Dans Nos patriotes (Le Bomin, 2017), la Place d’une autre (Georges, 2021) ou encore Nos résistances (Cogitore, 2011), les réalisateurs choisissent les Vosges ou l’Alsace afin d’ancrer leurs récits dans un territoire historique réel, renforçant le réalisme des actions clandestines. Ces forêts incarnent alors autant une protection qu’une transformation intime, où les personnages quittent leur vie civile pour entrer dans une existence parallèle faite de solidarité et de résistance.

La criminalité trouve aussi dans ces espaces naturels un terrain narratif fertile. Qu’il s’agisse d’un crime intime, comme dans le Torrent (Le Ny, 2022), d’une tension familiale violente, comme dans la Fin du silence (Erzard, 2011), ou d’une atmosphère de légende sombre et de disparitions inexpliquées, comme dans le Mangeur d’âmes (Bustillo, Maury, 2024), la forêt agit comme un personnage à part entière : elle dissimule, révèle, dérègle, structure. Ses reliefs, son climat, son obscurité ou son immensité renforcent la dramaturgie et nourrissent une topographie émotionnelle du secret, du mensonge ou de la menace.

Enfin, la forêt du Grand-Est au cinéma apparaît comme un refuge temporaire et fragile, offrant aux personnages un espace isolé pour se protéger et se reposer. Dans Survivre avec les loups (Belmont, 2007), elle joue ce rôle de protection, tandis que dans Baise-moi (Despentes, 2000), la forêt finale symbolise un havre éphémère pour les deux protagonistes, un moment de calme et de sérénité avant la tragédie, où même la mort semble suspendue par la nature.

… et de lumières

Ces forêts se déploient également comme des espaces lumineux, poétiques et pacifiés. Dans la Dormeuse Duval (Sanchez, 2017), Main dans la main (Donzelli, 2012) ou la Bonne Épouse (Provost, 2020), elles deviennent des territoires d’apaisement, des lieux de beauté et de contemplation qui contrastent avec l’agitation urbaine. Elles éveillent les sens – comme dans les Parfums (Magne, 2019), où la forêt alsacienne est appréhendée par l’olfaction – et accompagnent des récits d’apprentissage, d’amitié ou d’amour. La forêt y assume alors des fonctions symboliques complémentaires : le départ (fuite du quotidien), le passage (transformation, éveil du désir, émancipation) et l’arrivée (réconciliation, apaisement, accomplissement).

Le départ se manifeste comme un besoin de fuir le quotidien ou la contrainte sociale : dans Leurs enfants après eux (signé des frères Boukherma, 2024), les adolescents quittent la grisaille ouvrière pour s’échapper dans les bois, tandis que dans Tous les soleils (Claudel, 2011), le héros rejoint un refuge forestier pour se libérer des pressions familiales et retrouver un peu de silence.

Le passage correspond à l’expérience de transformation et d’émancipation : dans Petite Nature (Theis, 2021), Johnny traverse la forêt pour se rapprocher du monde adulte et s’affirmer, et dans Mon chat et moi… (Maidatchevsky, 2023), Rroû retrouve son instinct et sa liberté en explorant les sous-bois.

Enfin, l’arrivée symbolise l’accomplissement et l’apaisement : dans Perdrix (Le Duc, 2019), Pierre et Juliette atteignent la rive du lac après leurs aventures forestières, exprimant leur amour en toute liberté, et dans Jules et Jim (Truffaut, 1962), les balades en forêt incarnent des instants de joie et de plénitude avant la tragédie. À travers ces récits, la forêt se révèle un espace initiatique, miroir des émotions et catalyseur de la transformation intérieure.

Ainsi les forêts du Grand-Est se révèlent-t-elles un espace filmique pluriel. Elles traversent les récits en incarnant une territorialité cinématographique, où les liens entre les personnages et leur environnement façonnent la narration. À travers elles, le territoire se donne à voir et à ressentir, agissant comme un lieu d’émotions et de symboles, capable d’exprimer les ombres comme les lumières. Cette polysémie participe à la force cinématographique du Grand-Est, dont la richesse narrative repose précisément sur cette capacité à conjuguer frisson, mémoire, liberté et poésie, révélant un territoire à la fois concret et sensible.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

30.11.2025 à 09:38

Peut-on rendre la forêt « nourricière » ? La proposition du jardin-forêt

Jacques Tassin, Chercheur en écologie forestière (HDR), spécialiste des rapports Homme / Nature, Cirad
Michon Geneviève, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Caractérisées par leur diversité, leur transformabilité et leur résilience, les forêts comestibles se proposent comme un contre-modèle à la logique agricole dominante.
Texte intégral (2272 mots)

Issu des régions tropicales, le jardin-forêt est un modèle d’agroforesterie qui séduit de plus en plus en Europe pour prendre le contrepied d’un modèle agricole à bout de souffle. Il semble peu envisageable qu’il se substitue à l’agriculture productiviste dominante, mais il ouvre des pistes inspirantes pour promouvoir des pratiques plus respectueuses du vivant.


Les analyses se multiplient aujourd'hui pour dénoncer les externalités négatives (pollution, changement climatique, crise de la biodiversité…) induites par le paradigme économique actuel. Le modèle agricole dominant, en particulier, est pointé du doigt.

En effet, les systèmes agroalimentaires dominants s'avèrent coûteux à bien des égards. Ils substituent à des processus naturels répondant à des fonctions écologiques précieuses des intrants à fort impact environnemental (engrais par exemple), ils uniformisent les modes de culture, ils mettent à disposition du consommateur une alimentation d'une qualité nutritive questionnable, et enfin ils dévitalisent les tissus sociaux ruraux.

À rebours de cette logique productiviste, d'autres formes d'agriculture, parfois très anciennes, suscitent dès lors un regain d'intérêt. C'est le cas du modèle jardin-forêt, qui se développe peu à peu en Europe. Il est une transposition géographique en milieux tempérés de l'agroforesterie des tropiques humides, notamment indonésiennes.

Là-bas, l'agriculture vivrière et une partie de l'agriculture commerciale des petits planteurs sont conduites en pérennisant le modèle forestier traditionnel – fruits, légumes, noix, tubercules, plantes médicinales, matériaux, bois de feu ou de construction y sont produits au sein d'écosystèmes arborés multi-étagés, diversifiés et denses.

Structurés autour des arbres et de leur diversité, les jardins-forêts partagent avec les forêts naturelles des caractéristiques de robustesse, de résilience et de productivité. Multipliant les externalités positives (c'est-à-dire, des effets positifs tant d'ordre écologiques qu'économiques), ce modèle millénaire nourricier représente une voie inspirante qui vaudrait d'être davantage connue et considérée sous nos latitudes.

Il est fondé sur la polyvalence des forêts. Les jardins-forêts montrent que les arbres et les systèmes forestiers, dont les capacités de production, de régulation, de facilitation et de symbiose sont mésestimées, peuvent être bien plus productifs que nous le croyons.


À lire aussi : Pour des forêts à croissance rapide, favorisez les arbres à croissance lente


Des « forêts comestibles » aux antipodes des monocultures

Aussi surnommés « forêts comestibles », les jardins-forêts se caractérisent par une forte densité d'arbres, d'arbustes, mais aussi de lianes et d'herbacées, tous de lumière et d'ombre, et tous d'intérêt alimentaire.

Clairière potagère dans un jardin-forêt à vocation domestique. Fabrice Desjours, Fourni par l'auteur

Ils sont donc multifonctionnels. En témoignent par exemple :

  • leur productivité à l'hectare,

  • l'agencement spatial de leurs éléments constitutifs,

  • leur composition très diversifiée en termes d'espèces,

  • la richesse des mutualismes entre espèces,

  • Leur performance leur dynamisme et leur robustesse en tant que système de production alimentaire.

Ils sont à l'opposé des monocultures, qui sont spatialement et génétiquement homogènes. Celles-ci sont fondées sur la culture d'une seule variété, et souffrent dès lors une vulnérabilité maximale aux aléas. En jardin-forêt, les invasions d'insectes ravageurs ou les dégâts d'intempéries, pour ne citer que ces exemples, sont réduits en raison d'une importante hétérogénéité structurale et d'une faible exposition aux aléas. Des caractéristiques précieuses dans le contexte de dérèglement climatique.

Dans la forêt comestible de Ketelbroek (Pays-Bas), tout semble pousser de façon chaotique, mais il y a un plan. Sabine Aldenhoff/LZ Rhénanie

Ces systèmes nourriciers sont aujourd'hui une réalité éprouvée, y compris en Europe. Aux Pays-Bas par exemple, des jardins-forêts à vocation agricole affirmée existent depuis quinze ans, financés par la politique agricole commune.


À lire aussi : Incendies, sécheresses, ravageurs : les forêts victimes de la monoculture


Une production agricole à hauteur d'humain

Un autre point fort de cette alternative agricole est son échelle à hauteur humaine. En effet, le jardin-forêt envisage le parcellaire cultivé, dans ses dimensions spatiales comme dans les pratiques dont il fait l'objet, autour de la mesure étalon de la personne qui en prend soin.

Les recours à l'observation et au soin, de même que l'accumulation patiente de connaissances pratiques, y sont largement promus. Ils permettent une réactivité accrue et plus adaptée aux aléas, environnementaux mais aussi économiques.

Le « jardinier-forestier » est dès lors convié à se pencher sur son terrain à différentes échelles : du contrôle de la qualité des tissus mycorhiziens (c'est-à-dire, les champignons agissant en symbiose avec les racines) du sol jusqu'à la surveillance de la complémentarité permanente des strates de végétation.

La diversité ne se joue pas qu'à l'échelle d'une forêt comestible, mais aussi à l'échelle d'un territoire. A l'image du bocage, un réseau de jardins-forêts divers est pourvoyeur de services écosystémiques complets. Ils peuvent également s'insérer dans le tissu agricole et compenser une partie des impacts environnementaux néfastes induits par le modèle agricole dominant.

Un seul espace, des productions multiples

Par essence, le jardin-forêt offre une large diversité alimentaire. Pour rappel, seules 30 à 60 espèces végétales tout au plus assurent la base de notre alimentation occidentale, dont quelques espèces seulement de céréales. Une partie de cette alimentation est importée (avocats, ananas ou bananes), alors que 7 000 espèces alimentaires sont cultivables en climat tempéré, sans renfort technique particulier. Le modèle du jardin-forêt s'avère apte à les valoriser.

Les « forêts comestibles » sont en effet des espaces de multiproduction où sur une même parcelle peuvent se déployer quatre types de produits différents :

  • Les aliments « forestibles » dans lesquels ont peut inclure fruits, noix et graines, ressources tuberculeuses amidonnées ou riches en inuline, légumes, feuilles, feuillages, fleurs, champignons, épices, sirop de sève, viande sauvage ou domestique en cas de petit élevage, ou encore produits de la ruche (miel, pollen, propolis) ;

  • les biomatériaux (bois de construction, bambou, osier, gommes, cires, résines, liants, latex, papier, tinctoriales) ;

  • les ressources médicinales provenant de tous les étages végétaux de la forêt comestible ;

  • et enfin les combustibles (bois énergie, copeaux, fagots).


À lire aussi : Pharma, cosmétique… et si les déchets végétaux aidaient à développer l’économie circulaire ?


Une porte vers d'autres imaginaires

Les jardins-forêts ne se limitent pas à la seule production de biens alimentaires et de services environnementaux. Ils offrent également des ressources immatérielles dont nous avions fini par croire qu'elles ne pouvaient être compatibles avec une agriculture performante.

En effet, ces espaces créent aussi les conditions pour d'autres imaginaires. Ils sont le support d'activités diverses (artisanales, éducatives, thérapeutiques, culturelles) favorables au mieux-être. Ces services immatériels peuvent concourir à transformer les zones rurales en espaces plus désirables et plus habitables, voire à les reterritorialiser. La psychologie atteste en outre des bienfaits des arbres sur le bien-être humain.

En France, les jardins-forêts recouvrent environ 2 000 hectares. Peu connus du grand public, des institutions et des pouvoirs publics, ils se heurtent à une vision encore archaïque de la forêt, vue comme aux antipodes de la civilisation, et à une réticence à valoriser des ressources alimentaires parfois rattachées dans les imaginaires aux périodes de famine.

Il leur est également reproché d'inviter à un relâchement des pratiques conventionnelles de contrôle du vivant habituellement exercées en agriculture (taille, fertilisation, contrôle direct des ravageurs…), auxquelles est ici préférée, pour des raisons de durabilité et d'efficience économique, une philosophie de l'accompagnement et de l'amplification des processus écologiques naturels.

S'ils n'ont pas vocation à supplanter les autres systèmes agricoles en place, ils ont toutefois le potentiel de redynamiser et resocialiser les campagnes. De quoi développer de nouvelles activités rurales exigeantes mais porteuses de sens et pourvoyeuses de bien-être. C'est précisément là une demande sociale et une exigence environnementale de plus en plus pressantes.


Fondateur de l’association Forêt gourmande, Fabrice Desjours a contribué à la rédaction de cet article.

The Conversation

Michon Geneviève a reçu des financements de ANR, UE.

Jacques Tassin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

27.11.2025 à 17:07

« Dévendeurs » contre commerçants : comment sortir du dilemme des politiques de soutien à l’économie circulaire ?

Amal Jrad, Chercheuse, Université de Strasbourg
Karine Bouvier, Chercheuse, Université de Strasbourg
Comment les politiques publiques peuvent dépasser le dilemme entre soutien à la transition vers l’économie circulaire et aux intérêts commerçants ?
Texte intégral (2057 mots)

Malgré le succès grandissant du Black Friday, qui se tient ce vendredi 28 novembre et qui vient renforcer la surconsommation à travers des promotions généralisées, les modes de consommation changent peu à peu à l’aune des enjeux écologiques. Mais les politiques publiques peinent souvent à trouver l’équilibre entre soutien à l’économie circulaire et protection des intérêts commerciaux traditionnels. Comment sortir de ce dilemme ?


En novembre 2023, à la veille du Black Friday, l’Agence de la transition écologique (Ademe) lançait une campagne de communication introduisant le concept de « dévendeur ». Concrètement, plusieurs vidéos mettaient en scène un vendeur qui encourageaient un client en quête de conseils sur le modèle à acquérir, à plutôt réparer son bien au lieu d’acheter un nouveau produit neuf.

Dévendeur ponceuse, Ademe/Havas, 15 novembre 2023.

Sur les réseaux sociaux, l’initiative a déclenché une vive polémique et a divisé autant les professionnels que le gouvernement. Au-delà de la controverse, cette situation illustre un défi majeur de notre époque : comment concilier la transition vers l’économie circulaire avec les intérêts économiques traditionnels ?

Pour trouver des réponses, l’Observatoire des futurs de l’EM Strasboug (Université de Strasbourg) a réalisé une étude sur la thématique industrie et économie circulaire à l’horizon 2035. Cette étude s’appuie sur des ateliers participatifs réunissant chercheurs, praticiens et acteurs institutionnels tels qu’Eurométropole, l’Ademe, Initiatives durables, et Grand Est Développement). Nous en livrons quelques résultats.


À lire aussi : Sobriété versus surconsommation : pourquoi les « dévendeurs » de l’Ademe sont polémiques


Un dilemme au cœur des politiques publiques

À l’échelle européenne, l’engagement pour l’économie circulaire s’est considérablement renforcé depuis le lancement du Pacte vert en 2019. Cette volonté s’est traduite par des plans d’action successifs, notamment en mars 2020, ciblant des secteurs spécifiques comme le textile, les plastiques et la construction. La Commission européenne a également proposé en 2022 des mesures pour accélérer cette transition, avec un accent particulier mis sur la durabilité des produits et la responsabilisation des consommateurs.

En France, cette dynamique européenne s’est accompagnée d’initiatives nationales ambitieuses. La loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (dite loi Agec) adoptée en 2020 promeut en particulier l’économie de la fonctionnalité et du service via le réemploi et la réparation. Selon une étude de l’Institut national de l’économie circulaire (Inec) et d’Opeo publiée en 2021, 81 % des industriels français interrogés perçoivent l’économie circulaire comme une opportunité.

Pour plus de 85 % d’entre eux, elle permettrait non seulement de développer de nouveaux marchés et de réaliser des économies, mais aussi de relever les défis environnementaux actuels. Cependant, ces orientations se heurtent à un modèle économique encore largement basé sur la vente en volume.


À lire aussi : Consommation sobre : un défi culturel autant qu'économique


Des consommateurs de plus en plus conscients

L’évolution des comportements d’achat témoigne d’ailleurs d’une prise de conscience croissante chez les consommateurs. Les convictions personnelles liées à l’éthique et l’environnement pèsent de plus en plus sur les choix individuels et les consommateurs privilégient désormais le « Made in France » et les produits issus de l’économie circulaire.

Une enquête menée en France par OpinionWay en 2024 montrait ainsi que 42 % des personnes interrogées se disaient prêtes à dépenser plus d’argent pour avoir des produits vestimentaires plus respectueux de l’environnement et socialement responsables.

D’après une étude d’Ipsos, deux vacanciers européens sur trois se déclaraient prêts à modifier leur mode de transport durant l’été 2023 pour réduire leur impact carbone.


À lire aussi : Surconsommation de vêtements : pourquoi la garde-robe des Français déborde


Un soutien public en quête d’équilibre

Face à ces évolutions, les politiques publiques tentent de trouver un équilibre délicat. L’Union européenne (UE) déploie des financements importants pour soutenir cette transition. Le programme Horizon Europe (2021-2027) offre ainsi un budget de 95,5 milliards d’euros, dont une partie significative est destinée à la recherche et l’innovation en économie circulaire.

Toutefois, ces mécanismes de financement européens souffrent de plusieurs lacunes que nous avons identifiées à partir des entretiens d’experts réalisés dans le cadre de l’étude :

  • une communication limitée autour des programmes,
  • un soutien insuffisant aux entreprises déjà engagées dans la circularité,
  • et des budgets parfois davantage orientés vers les études que vers l’accompagnement concret des transformations.

Au niveau national, de nombreuses mesures ont été mises en place, parmi lesquelles :

  • le fonds d’économie circulaire de l’Ademe, renouvelé annuellement,
  • les programmes d’investissement d’avenir successifs, dont le dernier (PIA 5) dispose d’un budget de 54 milliards d’euros,
  • ou le plan France 2030, qui a déjà engagé 21 milliards d’euros avec plus de 1 000 projets répondant à l’objectif « mieux produire ».

Ces dispositifs ne parviennent toutefois pas toujours à répondre aux besoins de l’ensemble des acteurs. Les petites entreprises, en particulier, peinent souvent à accéder aux informations et aux financements, alors même qu’elles sont en général plus avancées dans leurs pratiques circulaires.

C’est plutôt au niveau local qu’émergent les solutions innovantes les plus prometteuses : l’Eurométropole de Strasbourg, par exemple, déploie des actions concrètes : création de réseaux d’acteurs autour de l’économie circulaire, soutien aux structures d’insertion dans le domaine du recyclage, développement de l’écologie industrielle territoriale et promotion du réemploi dans le secteur du bâtiment et travaux publics (BTP).

Ces initiatives montrent qu’il est possible de créer des synergies entre différents acteurs économiques autour de l’économie circulaire.


À lire aussi : Économie circulaire : les consommateurs, acteurs oubliés de la réglementation européenne


Quatre futurs possibles pour réinventer le commerce

Mais la controverse des « dévendeurs » a révélé un besoin plus profond de repenser nos modèles économiques. Comment les politiques de soutien pourraient-elles évoluer face à ce dilemme entre promotion de la sobriété et maintien de l’activité commerciale ? Quatre scénarios se dessinent à l’horizon 2035, chacun proposant une approche différente de création de valeur.

  • Dans un premier scénario, les politiques de soutien resteraient ambivalentes, tentant de satisfaire à la fois les commerçants traditionnels et les acteurs de l’économie circulaire. Cette approche conduirait à des mesures parfois contradictoires : d’un côté, des subventions pour la modernisation des commerces, de l’autre, des campagnes promouvant la sobriété. Les grandes enseignes s’adapteraient en créant des « coins réparation », mais sans remise en cause fondamentale de leur modèle. Les petits commerces, pris entre deux logiques, peineraient à trouver leur place. Le risque est d’aboutir à un soutien fragmenté et inefficace.

  • Le deuxième scénario miserait sur l’innovation pour réconcilier vente et durabilité. Les commerces deviendraient des « hubs circulaires » où la technologie (IA, blockchain) optimiserait la réparation et la revente. Le métier de vendeur évoluerait vers un rôle de « conseiller en usage durable », proposant la solution la plus pertinente : réparation, achat neuf ou reconditionné. Un modèle prometteur, mais qui risque d’exclure les petits commerces faute de moyens d’investissement.

  • Dans une troisième configuration, les politiques se territorialiseraient fortement, avec des aides adaptées aux besoins locaux. Les commerces deviendraient des lieux hybrides de vente, réparation et échange. L’économie de la fonctionnalité s’y développerait naturellement, privilégiant l’usage plutôt que la propriété. Les « dévendeurs » s’intégreraient dans ce maillage territorial, même si cette approche pourrait créer des disparités entre régions.

  • Face à l’urgence climatique, le dernier scénario verrait l’État imposer une transformation radicale et un tantinet autoritaire. Des quotas de réparation et de réemploi seraient imposés aux commerces. La fonction de « dévendeur » deviendrait obligatoire dans les grandes surfaces. Parmi les mesures concrètes, l’Institut national de l’économie circulaire propose déjà une TVA à 5,5 % sur les opérations de réparation et des taux réduits pour les produits reconditionnés et écoconçus.

Dépasser l’opposition entre vendeurs et « dévendeurs »

La résolution du dilemme entre « dévendeurs » et commerçants passera sans doute par une combinaison de ces approches. Les politiques de soutien devront préserver la viabilité économique du commerce tout en accélérant la transition vers la sobriété. Ce qui implique la création de nouveaux métiers autour de la réparation et du réemploi, l’innovation dans les services plutôt que dans la production de biens, un accompagnement fort des pouvoirs publics et une transformation de notre rapport à la consommation.

En définitive, l’enjeu n’est plus tant d’opposer commerce traditionnel et économie circulaire que de réinventer nos modes de production et de consommation. Le concept de « dévendeur » n’est peut-être qu’une première étape vers cette nécessaire mutation de notre économie, qui requiert des politiques de soutien plus inclusives, capables d’accompagner tous les acteurs dans cette transition.


L’article s’appuie sur des entretiens réalisés avec Christophe Barel (chef de projet senior à l’Ademe, le 30 janvier 2024) ; Carmen Colle (entrepreneuse dans le secteur du textile et militante pour un entrepreneuriat responsable, social et solidaire, 14 décembre 2024) ; Pia Imbs (présidente de l’Eurométropole de Strasbourg, 19 décembre 2024) ; Anne Sander (députée européenne, questeur du Parlement européen, 9 février 2024) et Maryline Wilhelm (conseillère déléguée à l’économie circulaire, sociale et solidaire, Ville de Schiltigheim, 19 janvier 2024).

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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