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04.09.2025 à 11:30

Retrait-gonflement des sols argileux : une explosion des risques depuis 2015

Lamine Ighil Ameur, Chercheur en mécanique des sols, Cerema
Le retrait-gonflement des argiles, qui entraîne des fissures dans les bâtiments, est en pleine expansion en France du fait du changement climatique, avec un point de bascule notable en 2015.
Texte intégral (3156 mots)
Les ravages de la sécheresse des sols sur les maisons à Cour-Cheverny (Loir-et-Cher). L. Ighil Ameur/Cerema 2022 droits réservés, Fourni par l'auteur

Les sécheresses ne posent pas seulement problème pour les stocks d’eau potable et pour l’agriculture : elles occasionnent aussi des dégâts sur le bâti à travers le retrait-gonflement des argiles. Ce phénomène est en pleine expansion en France du fait du changement climatique, avec un point de bascule notable en 2015.


Depuis 2015, la France métropolitaine connaît des sécheresses de plus en plus intenses et fréquentes, pendant des périodes plus longues du fait du changement climatique. La part des sécheresses dans les catastrophes naturelles indemnisées par le régime Cat-Nat est passée de 37 % à 60 % au cours de la période 2016-2021 en termes de charge financière cumulée.

En 2022, la France a connu, pour la sixième fois en dix ans, une sécheresse de grande ampleur. Cette sécheresse, dont le coût est aujourd’hui estimé à plus de 3,5 milliards d’euros, a battu tous les records depuis 1989, qui est l’année où la sécheresse a été intégrée dans le régime Cat-Nat.

La récurrence de telles sécheresses extrêmes accroît la vulnérabilité du bâti, notamment due au phénomène de retrait-gonflement des argiles (RGA), avec des dégâts qui se cumulent dans le temps et, parfois, sur les mêmes bâtiments vulnérables. Ces derniers nécessitent alors des travaux plus lourds et plus coûteux.

Que sait-on de l’augmentation de ce risque et du coût qu’il représente pour les assureurs ? État des lieux.

Le retrait-gonflement des argiles en question

De nombreuses études ont étudié l’impact du changement climatique sur le phénomène de RGA sous différents angles.

En 2009, une étude majeure, produite par les membres du groupe de travail « Risques naturels, assurances et changement climatique », cadrait le problème à travers plusieurs questions :

  • Le phénomène de RGA va-t-il s’intensifier ? Affectera-t-il des constructions jusque-là épargnées ? Engendrera-t-il des désordres plus conséquents sur les maisons sinistrées ?

  • La zone géographique concernée par le RGA va-t-elle s’étendre ?

  • Quel sera l’impact de l’augmentation de la fréquence des sécheresses sur les désordres occasionnés ?

Les auteurs de cette étude avaient considéré que

  • la France va continuer à se réchauffer, ce qui s’accompagnera de sécheresses estivales plus fréquentes, plus longues et plus intenses ;

  • l’extension géographique du phénomène, telle que délimitée par les cartes d’aléa retrait-gonflement, est supposée ne pas évoluer avec le changement climatique attendu entre 2010 et 2100 ;

  • le changement climatique ne devrait pas modifier l’intensité du phénomène ;

  • dans l’hypothèse de sécheresses estivales plus fréquentes, l’effet cumulatif lié à la succession rapide d’épisodes de sécheresse, s’il existe, pourrait toutefois être amplifié.

Aujourd’hui, après plus de quinze ans, ces conclusions sont-elles encore valables ?

Un risque en pleine expansion

L’année 2015 a constitué une année de bascule. La France a connu une période 2016-2022 marquée par une accélération des effets du changement climatique sur le phénomène de RGA et sur la sinistralité sécheresse.

On peut retenir plusieurs faits marquants pendant cette période :

D’abord, l’extension géographique du RGA. La part du territoire susceptible et exposée moyennement ou fortement au phénomène de RGA était respectivement de 24 % pour la décennie 2010 et 48 % pour la décennie 2020.

Au total, plus d’une maison sur deux se retrouve désormais très exposée au RGA. En 2017, un premier recensement faisait état de 4,3 millions de maisons potentiellement très exposées, soit 23 % de l’habitat individuel. Le dernier recensement de juin 2021 établissait plus de 10,4 millions de maisons en zone d’exposition RGA moyenne ou forte, soit 54,2 % du nombre total de maisons en France. Ce chiffre devrait même atteindre 16,2 millions à l’horizon 2050.

D’autant plus que la sécheresse s’étend progressivement à tout le territoire français. Alors que la sinistralité était auparavant principalement concentrée sur le croissant argileux, elle s’étend désormais sur les régions Grand Est, Bourgogne-Franche-Comté et Auvergne-Rhône-Alpes, y compris sur des sols jadis épargnés, notamment les sols peu argileux.

Comparaison des charges moyennes annuelles par département, avant et depuis 2016. MRN 2023, Fourni par l'auteur

La dessiccation des sols (suppression naturelle ou artificielle de l’humidité contenue par ceux-ci, ndlr) du fait des sécheresses est également de plus en plus profonde. Avant 2015, sous un climat tempéré, la dessiccation des sols due aux variations saisonnières de teneur en eau affectait les sols superficiels (1 mètre à 2 mètres).

Depuis 2016, avec des sécheresses intenses et récurrentes, la dessiccation des sols est désormais de plus en plus profonde. Elle peut atteindre 3 mètres à 5 mètres,ce qui nécessite alors une prise en charge plus complexe et coûteuse du bâti sinistré

La sécheresse est ainsi devenue le péril le plus coûteux, devant les inondations. La sinistralité cumulée – c’est-à-dire, le ratio financier entre le montant des sinistres à dédommager et celui des primes encaissées – a même atteint 54 % au cours des dix dernières années, ce qui fait de la sécheresse le péril le plus coûteux devant les inondations (31 %) et les autres périls (15 %).

Top 10 des sécheresses en France, en termes de coût des dommages assurés. Données : Bilan 1982-2022 CCR/Réalisation : L. Ighil Ameur/Cerema 2025, Fourni par l'auteur

Depuis 2016, les sécheresses de grande ampleur se sont succédé, et la sinistralité a connu une forte croissance. Sur les dix années de sécheresse les plus coûteuses depuis 1989, six ont eu lieu après 2015.

De fait, la sécheresse 2022 a représenté un épisode exceptionnel à l’échelle de la France. L’année 2022 a ainsi été marquée par une sinistralité sécheresse record à 3,5 milliards d’euros, soit près d’1,5 milliard de plus que lors du précédent record de 2003.

Répartition des arrêtés Cat-Nat sécheresse. France Assureurs 2023, Fourni par l'auteur

Au 25 février 2025, après 21 arrêtés parus au Journal officiel, il y a au total plus de 6 851 communes reconnues Cat-Nat sécheresse 2022, un record depuis 1989. En 2022, la sécheresse avait touché presque l’intégralité du territoire métropolitain : 92 départements dont 3 pour la première fois de l’histoire (Côtes-d’Armor, Finistère, Corse du Sud).

Un coût de plus en plus élevé pour les assureurs

Alors que les dégâts indemnisés par les assureurs entre 1989 et 2019 ont été chiffrés à 13,8 milliards d’euros, les dernières projections de France Assureurs estiment que ce montant cumulé devrait tripler entre 2020 et 2050 et atteindre 43 milliards d’euros, dont 17,2 milliards d’euros du fait du seul changement climatique.

En 2023, la Caisse centrale de réassurance (CCR) a publié une étude sur les conséquences du changement climatique sur le coût des catastrophes naturelles en France à horizon 2050. Si l’on considère les scénarios de réduction de gaz à effet de serre RCP 4.5 (atténuation limitée) ou RCP 8.5 (rythme d’émission actuel), tels que définis par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), les dommages augmentent de manière significative sur l’ensemble du territoire français métropolitain.

Répartition des coûts moyens annuels dus à la sécheresse géotechnique, par département sur le territoire métropolitain à climat actuel (à gauche). Évolution du coût de la sécheresse entre le climat actuel et celui de 2050 selon un scénario RCP 4.5 (centre) et celui de 2050 selon un scénario selon un scénario RCP 8.5 (droite). CCR, 2023, Fourni par l'auteur

Pour le département des Alpes-Maritimes, par exemple, les pertes annuelles moyennes augmenteraient de 25 à 50 %, selon le scénario RCP 4.5, et de 100 à 200 %, selon le scénario RCP 8.5.

Des solutions existent pour traiter le retrait argileux, comme l’agrafage des fissures, l’injection de résine expansive dans le sol de fondation ou encore la reprise en sous-œuvre (RSO) pour transférer les charges de la structure sur des micropieux. Mais ces techniques sont souvent inadaptées au contexte du changement climatique et peuvent engendrer une sinistralité de deuxième, de troisième voire de quatrième génération.

« Les enjeux de retrait-gonflement des argiles appliquées à la rénovation énergétique du bâti ancien », Agence Qualité Construction TV Live, 14 avril 2023.

Il est, dès lors, urgent de développer de nouvelles approches, davantage axées sur la prévention et sur l’adaptation, et important de prendre en compte le risque RGA dans tout projet de génie civil dès qu’il s’agit de terrain sensible.

D’autant plus que certaines initiatives visant à accélérer la transition écologique peuvent présenter un paradoxe vis-à-vis du RGA, par exemple la désimperméabilisation et la renaturation des sols. Celles-ci visent à réduire le ruissellement et à rétablir le cycle de l’eau, favorisent la biodiversité et contribuant à réduire le phénomène d’îlots de chaleur urbain. Mais sur des sols exposés au RGA à proximité de maisons, routes ou des pistes cyclables, cela peut être préjudiciable, du fait de l’action racinaire qui accentue la dessiccation et l’apport d’eau indésirable, au risque de provoquer un effondrement hydromécanique des sols. D’où la nécessité de soigneusement étudier le contexte de ce type de projet avant de les implanter.


Ce texte est publié dans le cadre du colloque international « Les impacts socioéconomiques de la sécheresse », qui s’est tenu le 31 mai 2024 et dont The Conversation France était partenaire.

The Conversation

Lamine Ighil Ameur ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

03.09.2025 à 16:52

Surconsommation de vêtements : pourquoi la garde-robe des Français déborde

Pierre Galio, Chef du service « Consommation et prévention », Ademe (Agence de la transition écologique)
« Ultra fast fashion », « fast fashion », seconde main… Les comportements d’achat se déplacent, mais le constat est là : nous achetons et stockons beaucoup plus d’habits que nous n’en utilisons.
Texte intégral (1695 mots)

En juin 2025, le Sénat a adopté une loi anti « fast fashion » qui doit contrer la montée en puissance de la mode ultra éphémère. Au-delà de ses impacts environnementaux et sociaux ravageurs, cette dernière menace directement l’industrie et le commerce textile français.

Dans ce contexte, l’Agence de la transition écologique a publié, en juin 2025, une étude sur les pratiques d’achats et d’usage des Français en matière de vêtements. L’enjeu ? Mieux comprendre les moteurs de notre surconsommation grandissante.


Depuis plusieurs années, le commerce de l’habillement traverse en France une crise, marquée par les redressements, les liquidations judiciaires, les restructurations, les plans de sauvegarde de l’emploi et les plans de cession. Rien qu’en 2023, le secteur a perdu dans le pays 4 000 emplois, selon l’Alliance du commerce.

Malgré ce contexte peu reluisant, le nombre de vêtements neufs vendus continue d’augmenter : 3,5 milliards en 2024 contre 3,1 milliards en 2019, selon le baromètre 2024 de Refashion. Cela représente 10 millions de pièces achetées chaque jour en France.

On dispose de données sur le marché des vêtements et sur la durabilité intrinsèque des textiles, mais les comportements liés aux achats et à l’usage des textiles demeurent, quant à eux, méconnus. Cela rend leur durabilité extrinsèque difficile à appréhender. Il s’agit de mieux connaître les facteurs qui, en dehors de l’usure, amènent les Français à ne plus porter un vêtement.

Bien sûr, des tendances se dessinent. Nous savons que de nouvelles pratiques de consommation ont émergé et que d’autres se sont renforcées. Succès grandissant de la mode ultra éphémère, d’un côté, montée en puissance de la seconde main, de l’autre, en particulier via les plateformes en ligne.

Or, l’impact environnemental du secteur textile représente 4 à 8 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales. Mais pour impulser des changements, il est essentiel de comprendre ce qui se joue.

C’est pourquoi l’Agence de la transition écologique (Ademe) a mené, avec l’Observatoire de la société et de la consommation (Obsoco), une enquête auprès de 4 000 personnes sur leurs pratiques d’achat et d’usage de vêtements.

Cette étude a été affinée par une approche comportementale auprès de 159 personnes, dont 40 ont également fait l’objet d’une approche ethnographique à domicile.

La moitié de nos vêtements stockés et presque jamais utilisés

Malgré le volume conséquent d’habits vendus – 42 pièces en moyenne par personne et par an, selon les chiffres de Refashion –, les Français n’ont pas conscience de la quantité totale de vêtements qu’ils achètent et dont ils disposent dans leurs armoires, révèle l’enquête.

Ils déclarent ainsi jusqu’à deux fois moins que ce qu’ils possèdent réellement. Ainsi, alors que la moyenne des déclarations est de 79 pièces par personne, le constat atteint plutôt les 175.

Plus de la moitié de ces vêtements est stockée et non utilisée. Dans les armoires françaises, 120 millions de vêtements achetés il y a plus de trois mois n’ont jamais été portés, ou alors seulement une ou deux fois.

Non seulement ils sous-estiment le volume de ce stock, mais seuls 35 % des Français considèrent que la quantité de vêtements qu’ils possèdent excède leurs besoins. Seuls 19 % pensent que leurs achats de vêtements sont excessifs. Il existe une réelle dichotomie entre l’excès de vêtements à domicile et la remise en question de l’acte d’achat.

Une minorité de gros consommateurs

Cette perception paradoxale est problématique, puisqu’elle freine l’atteinte du premier objectif, à savoir réduire le flux d’achat de vêtements.

Là-dessus, l’étude a permis de dresser un profil des acheteurs et mis en évidence qu’une minorité de gros consommateurs – 20 à 25 % – portait le marché. Plutôt jeunes, urbaines et sensibles à la dimension identitaire et esthétique de l’habillement, ces personnes expriment une volonté de renouveler régulièrement leur garde-robe.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les boutiques demeurent le principal lieu d’achat, malgré une forte poussée de la vente en ligne, d’abord chez les plus âgées mais aussi chez les jeunes.

La grande évolution du marché ces dernières années est qu’il a été inondé par les géants de la mode ultra éphémère, comme Shein et Temu.

Cette mode ultra éphémère de seconde génération se distingue de la mode éphémère de première génération (H&M, Zara, Primark étant quelques-unes des enseignes les plus emblématiques de ce segment), qu’elle concurrence, par sa gamme de prix plus faible, son taux de renouvellement des gammes plus fréquent, son agressivité marketing et l’étendue plus large de son offre.

Acheter plus, moins cher… et parfois inutilement

Aujourd’hui, malgré son omniprésence sur Internet et son ascension fulgurante, elle n’est, à ce stade, plébiscitée que par 25 % des Français – contre 45 % pour la mode éphémère de première génération. Elle est surtout populaire chez un public jeune, féminin, aux revenus plutôt modestes, chez qui est identifiée une légère dominante rurale.

Dans le discours des enquêtés, le choix de se tourner vers ces enseignes est clairement justifié par le fait de pouvoir acheter beaucoup et de renouveler régulièrement grâce à des prix attractifs et à un large choix.

Ceux qui les fréquentent sont deux fois plus nombreux à déclarer que le volume de leurs achats a augmenté. Le taux des achats jugés inutiles a posteriori est également plus important chez ces consommateurs. L’effet rebond de la consommation, lié à des prix toujours plus bas, est ici clairement identifié.

La seconde main en plein essor

En parallèle de cette mode ultra éphémère, une autre pratique de consommation autrement plus vertueuse a connu un regain ces dernières années : l’achat de seconde main.

Fondé sur le réemploi, ce mode d’achat permet d’allonger la durée d’usage de nos vêtements et donc évite ou repousse l’achat d’un habit neuf. Ce qui a du sens, puisque la majeure partie de l’impact environnemental d’un produit tient à sa fabrication.

La pratique s’est surtout popularisée sous l’effet du développement de plateformes en ligne, là où elle se cantonnait auparavant aux friperies et brocantes. Un leader incontesté de la seconde main en ligne, Vinted, s’est imposé. Il capte aujourd’hui 90 % des consommateurs qui passent par Internet pour leurs achats de vêtements d’occasion.

Une pratique à double tranchant

En achetant de seconde main, la majorité des consommateurs ne recherchent toutefois pas une source alternative d’approvisionnement pour des préoccupations environnementales. Pour beaucoup d’entre eux, Vinted et les plateformes concurrentes ne sont qu’un fournisseur supplémentaire, complémentaire du marché neuf. Et, en particulier, de la mode ultra éphémère : on retrouve bien souvent les clients de Shein ou Temu sur les plateformes de seconde main, dans une logique consumériste très claire.

Les produits qui trouvent acquéreurs sur ces sites ont d’ailleurs souvent été très peu portés : ils n’ont en moyenne vécu qu’entre 20 et 30 % de la durée de vie « normale » d’un vêtement. Cela signifie que la rotation des biens augmente, sans garantie que l’habit, malgré ses multiples propriétaires, soit porté jusqu’à l’usure.

En outre, le fruit de la revente de vêtements de seconde main sert dans 50 % des cas à racheter d’autres vêtements, ou est alloué à d’autres postes de dépense. Le risque serait que la démarche alimente une boucle consumériste. Pour éviter que la seconde main ait ces effets rebonds, l’enjeu, pour les consommateurs, est donc de concilier réemploi et sobriété, en limitant les flux entrants et en augmentant l’intensité d’usage des habits, c’est-à-dire en les utilisant plus souvent et plus longtemps.

Mais cela implique d’interroger la notion de besoin. Aujourd’hui, en matière vestimentaire, celle-ci est appréhendée de façon très extensive et dépasse largement le besoin strictement fonctionnel : elle recoupe des besoins de sociabilité, d’intégration sociale, d’identification et de distinction. Cela doit être interrogé, en particulier compte tenu des méthodes marketing et publicitaires toujours plus puissantes.

The Conversation

Pierre Galio ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

02.09.2025 à 16:10

Octavia Hill : un combat pionnier pour l’environnement des plus pauvres

Charles-Francois Mathis, Professeur des universités en Histoire environnementale, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
En pleine révolution industrielle outre-Manche, Octavia Hill s’est battue pour que les plus pauvres puissent jouir d’une nature non détériorée, pour que les villes se végétalisent et contre la pollution atmosphérique.
Texte intégral (2586 mots)
Portrait d’Octavia Hill, par le peintre John Singer Sargent ; couverture de _Homes of the London Poor_ ; panorama du lac de Thirlmere, près de Manchester. Domaine public/archive.org/Mick Knapton , CC BY

En pleine révolution industrielle, la Britannique Octavia Hill s’est battue pour que les plus pauvres aient accès à une nature non détériorée, pour que les villes se végétalisent, et contre la pollution atmosphérique urbaine.


« Rendre aux hommes […] un ciel bleu, une terre pure, une eau limpide, une herbe verte. » Les mots sont simples, mais l’ambition est grande. Ce fut celle d’Octavia Hill, née en 1838 dans le Cambridgeshire (Angleterre), qui sera l’une des principales activistes environnementales de son temps, jusqu’à son décès, en 1912, à Londres. Plus d’un siècle après sa mort, cette nécessité élémentaire d’un écosystème sain pour protéger les plus pauvres reste plus que jamais d’actualité : l’association Toxic Tour Detox 93 rappelle, par exemple, que les bordures de l’autoroute A1, en plein Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), enregistrent les taux de pollution atmosphérique les plus élevés d’Île-de-France.

Vitrail commémoratif dédié à Octavia Hill dans l’église de Crockham Hill
Vitrail commémoratif, consacré à Octavia Hill, de l’église de Crockham Hill (Kent, au sud-est de Londres). tristan forward/geograph.org.uk, CC BY

Cet idéal d’un environnement sain pour tous continue lui de rayonner au sein du National Trust, principale association de protection du patrimoine historique et naturel britannique dont Hill est l’une des fondatrices. Quand le ciel est bleu, justement, on peut voir irradier sa silhouette sur le vitrail installé en sa mémoire par le National Trust dans la petite église de Holy Trinity, à Crockham Hill (Kent), où elle est enterrée. On y voit, d’un côté, une ville dense, sans espace, aux arrière-cours étouffantes, et, de l’autre, un parc, une forêt suggérée, un soleil resplendissant, rappelant ainsi habilement le combat mené toute sa vie contre les conditions de vie insalubres des plus pauvres.

Portrait d’Octavia Hill réalisé vers 1885. Auteur inconnu, CC BY

Car, pour Octavia Hill, tout part de l’engagement social qui lui a été transmis par son grand-père maternel, Thomas Southwood Smith (1788-1861), médecin et réformateur sanitaire, et de sa mère, théoricienne de l’éducation qui associe ses filles à sa Lady’s Guild, en 1852, un atelier coopératif mis en place pour venir en aide aux jeunes femmes sans qualification. Octavia y découvre la réalité sordide des quartiers miséreux de Londres. Elle rencontre aussi nombre d’intellectuels, dont John Ruskin (1819-1900), une figure marquante pour les défenseurs de l’environnement de son temps.

Au milieu des années 1860, Ruskin donne à la jeune femme la possibilité de réaliser son rêve : acheter des maisons, les rénover et les louer à des ouvriers en leur apprenant à les tenir convenablement. Le succès est réel, et Hill développe son action philanthropique avec le soutien croissant de l’establishment victorien, jusqu’aux princesses royales. Elle devient ainsi une personnalité en vue, dotée d’un solide réseau qu’elle va mettre au service de la cause environnementale dès 1875.

Protéger la nature pour les pauvres

Octavia décide alors de rejoindre la Commons Preservation Society (CPS), fondée une dizaine d’années plus tôt pour empêcher la privatisation des communaux autour de Londres et pour en préserver l’accès pour l’ensemble de la population, notamment citadine. Elle en intègre rapidement le comité de direction et finit par être chargée d’une des branches les plus actives de la société, le Kent and Surrey Footpath Committee.

Parallèlement, elle fonde en 1876, avec sa sœur Miranda, la Kyrle Society (Société pour la diffusion de la beauté), qui comprend, à partir de 1879, une section consacrée aux espaces verts. Cet intitulé est révélateur : c’est bien une approche qu’on peut qualifier de « sentimentale » qu’adopte Hill. Elle n’encourage pas à la protection d’une nature ordinaire, vivrière ni même, évidemment, à celle d’un écosystème. C’est plutôt une nature esthétisée et pourvoyeuse d’un bien-être physique et spirituel qu’elle défend. S’y adjoint aussi l’attachement à un patrimoine naturel, hérité de siècles d’aménagement de la terre anglaise – dans la droite ligne d’un mouvement européen en plein essor au tournant du XXe siècle. Elle exprime ces conceptions dans d’innombrables écrits, et particulièrement dans Our Common Land, qu’elle publie en 1877, au titre significatif. Les communaux devraient être propriété pleine et entière du peuple anglais… Il s’agit donc de protéger une certaine nature, mais aussi d’en développer la présence au sein des villes.

Citation d’Octavia Hill

Au cœur des combats environnementaux victoriens

Ces objectifs trouvent à s’exprimer de différentes manières. À travers la Kyrle Society, Octavia Hill organise des concours de fleurs, encourage au fleurissement des terrains autour des maisons ouvrières, dresse, avec ses consœurs, des guides de randonnées du Kent et du Surrey et, plus généralement, organise régulièrement des sorties dans des parcs ou à la campagne pour ses locataires.

En 1876, elle joue un rôle central dans la première grande controverse environnementale qui secoue l’Angleterre et qui prend une dimension nationale. Cette année-là, la ville de Manchester se propose d’acheter le lac de Thirlmere, dans le Lake District, et de le transformer en réservoir pour sa population. L’émoi est immense parmi les défenseurs de l’environnement : il semblait inconcevable que le berceau de la révolution industrielle s’en prenne à une région devenue l’un des symboles de la vieille Angleterre rurale en voie de disparition. Les « Sentimentaux » mènent donc le combat, et, pour la première fois, s’allient. En effet, c’est à cette occasion sans doute que Hill collabore pour la première fois avec deux figures majeures de ce mouvement : Sir Robert Hunter (1844-1913), avocat de la CPS, devenu célèbre depuis qu’il a obtenu, en 1874, la protection de la forêt d’Epping, à l’est de Londres ; et le chanoine Hardwicke Rawnsley, figure éminente du Lake District dont il ne cessera de défendre l’intégrité.

La lutte s’achève par un échec : le réservoir est construit. Mais cet échec permettra aux défenseurs de l’environnement d’apprendre à affiner leurs arguments et surtout le débat aura été porté sur la place publique et jusqu’au Parlement, qui contraint finalement Manchester à modifier aussi peu que possible un paysage jugé « de valeur nationale ». C’est en « Lady of the Lake » qu’Octavia Hill est désormais présentée dans certains dessins de presse. Même si, en 1877, du fait de son épuisement physique et de déconvenues sentimentales et amicales, elle doit s’éloigner des mois durant du combat pour reprendre des forces, elle est désormais une figure centrale du mouvement de défense de la nature.

Au plan législatif, Octovia Hill contribue de manière décisive à l’adoption, en 1884, d’une loi interdisant la vente de cimetières désaffectés à des fins de construction : elle espère ainsi les transformer en petits jardins, ce qu’elle avait déjà fait avec ceux de St-George’s-in-the-East et de Drury Lane.

Le National Trust, un aboutissement fédérateur

On peut ainsi voir la création du National Trust, en 1895, comme l’aboutissement de cette action. Cette association voit le jour à l’initiative de Hill, Hunter et Rawnsley, afin de préserver des lieux d’intérêt historique ou de beauté naturelle.

Il s’agit bien ici d’une nature patrimoniale, héritage ancestral, capable de pallier partiellement certains des maux de la civilisation industrielle. Dès le milieu des années 1870, Octavia Hill espérait fonder une association capable de fédérer les combats environnementaux – la Kyrle Society devait ainsi supplanter la CPS par ses ambitions plus grandes. Il est remarquable de constater que Hill a toujours étendu son champ d’action, considérant que le bien-être des ouvriers dépendait justement de la prise en compte de tous les facteurs pouvant les affecter. De la qualité de leurs logements, elle est ainsi passée à leur environnement quotidien, puis aux espaces naturels qui devaient leur être accessibles.

C’est ainsi qu’il faut comprendre également son rôle dans la fondation d’un comité contre la pollution atmosphérique londonienne (Fog and Smoke Committee) en 1880 : comment vouloir apporter de la beauté et de la nature aux plus pauvres dans une ville étouffée par la fumée ? Là encore, elle fait œuvre pionnière, en contribuant à unir les mouvements de lutte contre la pollution et de défense de la nature qui avaient tendance à rester séparés.

Toujours, elle a agi avec pragmatisme : sa rupture spectaculaire et douloureuse avec Ruskin, en 1877, se joue précisément sur l’enjeu, central aujourd’hui encore, des méthodes et des fins de la lutte environnementale : faut-il, comme le défend Hill avec succès (le National Trust est l’un des principaux propriétaires terriens d’Angleterre), privilégier des mesures concrètes, qui améliorent directement le sort de la population et sont acceptables par une majorité ? ou, si l’on suit Ruskin, attaquer le problème à la racine, au risque de se heurter à l’incompréhension et l’échec ?

The Conversation

Charles-Francois Mathis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

31.08.2025 à 15:42

Même avorté, le moratoire français sur les énergies renouvelables peut mettre en péril la transition verte

Maria Tselika, Assistant Professor of Finance, IÉSEG School of Management
Elias Demetriades, Professeur de finance, Audencia
Kyriaki Tselika, Assistant professeur, Norwegian School of Economics
Même si la proposition de moratoire sur les renouvelables a finalement été retoquée, elle pourrait impacter négativement le secteur des renouvelables en France et en Europe.
Texte intégral (1687 mots)

En juin 2025, un moratoire sur les nouvelles installations d’éolien terrestre et solaire a failli entrer en vigueur. Même si la proposition a finalement été retoquée par le Sénat, cette volte-face politique pourrait avoir des effets délétères durables sur le secteur des renouvelables en France et en Europe. Les explications sont d’ordre économique.


En juin 2025, l’Assemblée nationale française a brièvement approuvé un moratoire sur les nouvelles installations d’éolien terrestre et solaire. La proposition, portée par Les Républicains et le Rassemblement national, a provoqué une vive inquiétude. Elle a finalement été rejetée par le Sénat sous la pression des ministres, des associations professionnelles et des experts européens.

Même si cette mesure n’aura jamais été appliquée, elle a révélé une vulnérabilité profonde : dans un secteur fondé sur la planification de long terme, les revirements politiques soudains sapent rapidement la confiance des investisseurs. Même si l’épisode médiatique n’a duré que quelques semaines, il pourra affecter le secteur de façon durable, pour plusieurs raisons.

D’abord parce que les projets d’énergies renouvelables diffèrent fondamentalement des installations classiques. Selon l’Agence internationale de l’énergie, plus de 80 % des coûts d’un projet solaire ou éolien sont engagés dès la phase de construction, bien avant la vente du premier kilowatt-heure.

Mais aussi parce que l’UE s’est fixé un objectif minimal de 42,5 % de consommation finale d’énergie renouvelable d’ici 2030 dans le cadre des plans Fit-for-55 et REPowerEU. L’Agence européenne pour l’environnement souligne d’ailleurs que l’électricité renouvelable représentait déjà plus de 45,3 % de la production électrique de l’Union européenne en 2023, contre seulement 21 % en 2010. Autrement dit, cela reviendrait, pour la France, à saper des objectifs qu’elle va elle-même devoir tenir en tant qu’État membre.

Ces caractéristiques – investissements initiaux élevés, horizon de rentabilité long, dépendance à la stabilité réglementaire – signifient qu’un climat politique clair n’est pas un luxe : c’est une condition de viabilité.

Des conséquences durables même si le moratoire n’a pas été appliqué

Même si le Sénat a rejeté le moratoire, les effets d’image demeurent. Le secteur des renouvelables emploie en France plus de 100 000 personnes, qu’il s’agisse de la conception, de la construction, de l’exploitation ou de la recherche et développement (R&D).

Quand les signaux politiques deviennent incertains, les entreprises freinent les embauches, suspendent la formation et dissuadent les jeunes ingénieurs de s’orienter vers ces métiers.

Cette instabilité fragilise aussi la compétitivité économique. Le prix de l’énergie est une base de la production industrielle : si les renouvelables ralentissent et leur prix augmente, la dépendance aux combustibles fossiles – dont les prix sont par nature plus volatils – s’aggrave. Inversement, une augmentation de la production d’énergies renouvelables ne saurait entraîner une baisse de prix comparable du fait de la nature asymétrique du marché des renouvelables.

Selon le rapport Global Energy Perspective 2023 de McKinsey, même si les énergies renouvelables sont aujourd’hui les plus compétitives dans de nombreuses régions du monde,

« la viabilité économique de certains projets reste tributaire de soutiens réglementaires ; sans eux, les capacités pourraient stagner ».

Autrement dit, chaque incertitude sur les renouvelables augmente le coût du financement, qui se répercute ensuite sur les prix payés par les consommateurs et par l’industrie.

L’histoire récente offre d’ailleurs un précédent éloquent. Après la suppression brutale des subventions au solaire en Espagne, au début des années 2010, le montant des investissements s’est effondré. Ainsi que l’écrivent les économistes Pablo del Río et Pere Mir-Artigues :

« Les mesures prises ultérieurement par le gouvernement pour réduire ces coûts, notamment les changements rétroactifs de politique, ont créé de l’incertitude chez les investisseurs et ont fragilisé l’industrie solaire nationale. »

Un impératif de stabilité au vu des contraintes techniques

Les énergies renouvelables sont, par définition, intermittentes : la production fluctue selon l’ensoleillement et le vent. On l’a vu plus haut, ces projets nécessitent un engagement financier massif avant toute recette et leur réussite dépend de la prévisibilité du cadre réglementaire, du bon accès au réseau et de l’acceptabilité locale.

McKinsey souligne aussi qu’en Europe, la montée en puissance du solaire et de l’éolien (y compris l’éolien en mer) provoque une hausse des prix négatifs. Cela veut dire qu’à certains moments, les producteurs paient pour écouler leur électricité excédentaire, ce qui illustre l’urgence de renforcer les capacités de stockage et d’adapter la tarification. Sans investissements concomitants dans les réseaux et les batteries, la crédibilité et rentabilité du secteur pourrait s’éroder.

En outre, ces technologies requièrent des efforts continus en R&D et une planification sur plus d’une décennie, qui deviennent difficilement soutenables si les règles changent tous les cinq ans.

Au-delà des frontières françaises, des risques pour la confiance des marchés

Au-delà des enjeux économiques, la politique énergétique relève aussi de la souveraineté. En juillet 2025, le ministre de l’industrie et de l’énergie Marc Ferracci mettait en garde : un moratoire mettrait non seulement des milliers d’emplois en danger, mais aggraverait la dépendance aux énergies fossiles importées. Celles-ci représentent encore environ 60 % des besoins énergétiques de la France et pèsent près de 70 milliards d’euros sur la balance commerciale.

Pendant que la France hésitait, d’autres États européens, eux, ont accéléré. Comme indiqué plus haut, en 2023, la production d’électricité renouvelable a dépassé les 45 % au sein de l’UE. Parmi les États membres, le Danemark fait figure de pionnier : en 2023–2024, plus de 88 % de son électricité provenait des énergies renouvelables, principalement de l’éolien terrestre, en mer et de la biomasse.

L’Union européenne fonde sa stratégie de transition sur la crédibilité de ses engagements. Le Green Deal fixe la trajectoire de neutralité carbone à 2050, et le programme REPowerEU de la Commission européenne entend accélérer l’indépendance énergétique en développant le renouvelable et l’efficacité. Comme le rappelle l’Agence européenne pour l’environnement elle-même :

« les investissements dans l’électricité renouvelable sont par nature de long terme et nécessitent un engagement soutenu en matière de planification, d’autorisations et de raccordement aux réseaux. »

Les investissements mondiaux dans les énergies renouvelables devraient continuer à croître de manière significative au cours des prochaines décennies, à condition que la stabilité réglementaire et l’adhésion de la société soient garanties. En l’absence de visibilité et de politiques cohérentes, les investisseurs orienteront leurs financements vers des pays offrant un cadre plus fiable et des perspectives à long terme plus clairement établies.

Autrement dit, les renouvelables ne sont pas seulement un atout pour le climat. Elles sont aussi un levier de compétitivité et un moyen de sécuriser l’approvisionnement face aux tensions géopolitiques. L’adoption de l’article 5 de la Programmation pluriannuelle de l’énergie, qui fixe les objectifs de la France en matière de planification énergétique (PPE), qui fixe un cap de 58 % d’énergie décarbonée d’ici 2030, est un signal encourageant.

Mais reste à reconstruire la crédibilité. Les changements de cap trop fréquents – comme ce moratoire avorté – sapent la confiance des investisseurs et freinent la structuration de filières industrielles compétitives. À l’inverse, des politiques claires, des réseaux modernisés et des mécanismes de soutien prévisibles peuvent permettre à la France de reprendre une place de premier plan.

The Conversation

Kyriaki Tselika a reçu des financements de FME NTRANS (Grant 296205, Research Council of Norway).

Elias Demetriades et Maria Tselika ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

28.08.2025 à 16:51

Assemblées citoyennes sur le climat : un bilan mitigé pour les jeunes militants

Yanina Welp, Researchear, Political Science, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Christine Lutringer, Senior Researcher and Executive Director, Albert Hirschman Centre on Democracy, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Laura Bullon-Cassis, Chercheuse post-doctorale, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Maria Mexi, Research Fellow, Albert Hirschman Democracy Centre, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Les assemblées citoyennes sur le climat avaient pour objectif de réengager les jeunes dans des initiatives démocratiques. Quel bilan peut-on en dresser aujourd’hui ?
Texte intégral (2507 mots)

Les jeunes, majoritaires dans les luttes écologiques, se désengagent peu à peu des formes traditionnelles d’action politique et se tournent de plus en plus vers des options alternatives antisystème. Face à ce constat, et sur le modèle de la convention citoyenne pour le climat en 2019, les assemblées citoyennes sur le climat souhaitent inclure les jeunes dans des initiatives institutionnelles. Cet article repose sur une étude de l’activité de ces assemblées dans quatre villes (Bologne, Paris, Barcelone et Genève) en 2020-2021.


Depuis les grèves pour le climat de 2019, la vague de mobilisations environnementales menées par des jeunes en France et à travers toute la planète a été exceptionnelle par son ampleur et sa durée. Toutefois, s’ils envahissaient hier les rues du monde entier, aujourd’hui ces jeunes militants pour le climat se désengagent toujours davantage de la politique traditionnelle. Dans le même temps, le taux de participation électorale des jeunes continue de baisser dans les démocraties occidentales, et leur méfiance à l’égard des partis politiques ne cesse de croître.

Dans ce contexte, et au sein de sociétés pluralistes, les villes sont devenues des arènes cruciales pour répondre aux demandes des citoyens. L’une des réponses institutionnelles les plus visibles à ces pressions a été la montée en puissance des assemblées citoyennes sur le climat (ACC) – des forums délibératifs où des habitants sélectionnés au hasard sont invités à cocréer des politiques ad hoc. Celles-ci sont souvent présentées comme un remède à la désillusion démocratique, en particulier chez les jeunes engagés dans la lutte contre le changement climatique. Mais fonctionnent-elles réellement comme prévu ?

Une fenêtre d’opportunité pour la démocratie

Le cadre théorique de l’économiste Albert O. Hirschman (1915-2012), intitulé Exit, Voice and Loyalty, traduit en français comme Défection et prise de parole, permet d’explorer la façon dont les manifestations climatiques menées par les jeunes peuvent ouvrir des « fenêtres d’opportunité » démocratiques.

Dans cette approche fondée sur trois dimensions de l’engagement citoyen, la protestation est considérée comme une forme de « prise de parole » (« Voice »), qui pousse les institutions à réagir, symboliquement et concrètement, par le biais d’innovations démocratiques telles que les ACC. Celles-ci offrent des lieux formels de délibération, susceptibles de renforcer la « loyauté » (« Loyalty ») envers les systèmes démocratiques. Toutefois, lorsque les réponses institutionnelles sont perçues comme insuffisantes ou uniquement symboliques, les jeunes militants peuvent opter pour la « défection » (« Exit ») – un phénomène qui s’exprime par le désengagement électoral, l’apathie ou le soutien à des alternatives anti-système.

En ce sens, la perception de la réponse institutionnelle joue un rôle clé : si les jeunes considèrent que les résultats de leur mobilisation sont significatifs, leur loyauté peut s’accroître. Dans le cas contraire, la confiance dans la démocratie peut s’éroder.

Leçons tirées de l’examen d’assemblées citoyennes pour le climat dans quatre villes européennes

Entre 2021 et 2023, nous avons étudié l’engagement des jeunes en faveur du climat dans quatre villes européennes – Barcelone, Bologne, Paris et Genève – en examinant la manière dont les jeunes militants passaient de la protestation à la participation institutionnelle. Chaque ville offrait un contexte civique spécifique : la démocratie directe de Genève, l’activisme impulsé par les mouvements sociaux à Bologne, les réformes participatives à Barcelone et la culture contestataire à Paris.

Ces quatre villes ont accueilli d’importantes mobilisations pour le climat et ont expérimenté les ACC, offrant ainsi un terrain fertile pour évaluer leur rôle dans l’engagement démocratique. Nous nous sommes concentrées sur deux mouvements transnationaux : Fridays for Future et Extinction Rebellion.

À travers 71 entretiens, trois ateliers et de nombreuses observations sur le terrain, nous avons exploré la manière dont les jeunes militants percevaient les ACC : répondaient-elles à leurs attentes ? Avaient-ils participé à leur élaboration ? Se sentaient-ils écoutés ? Nous avons également recueilli les points de vue de représentants publics et analysé les résultats concrets et formels des ACC.

Démobilisation, désobéissance civile et loyauté : le contexte compte, les procédures aussi

Nos recherches ont révélé des frontières floues entre protestation et participation, ainsi que des sentiments mitigés quant à l’inclusivité et à l’impact des ACC.

À Barcelone, l’enthousiasme initial suscité par des mouvements tels que Fridays for Future a laissé place à la méfiance et à la démobilisation. Malgré les efforts des autorités locales, les ACC ont été jugées inefficaces, ne répondant pas aux attentes en matière d’influence réelle. Les jeunes militants ont préféré les manifestations de rue à l’engagement institutionnel, percevant les assemblées comme déconnectées et symboliques, ce qui a conduit à une démobilisation générale et à une réorientation vers des actions très locales et spécifiques pour quelques militants.

À Bologne, les militants, en particulier ceux d’Extinction Rebellion, ont réussi à influencer la conception d’une ACC, ce qui a conduit à l’élaboration conjointe de règles et à un processus participatif. Celui-ci a donné un rôle actif aux mouvements environnementaux à Bologne, et a ainsi répondu à leurs attentes dans cette phase. Toutefois, bien qu’un tiers des propositions de l’assemblée aient été pleinement adoptées, la communication limitée autour des travaux de l’assemblée et le processus de mise en œuvre, complexe et long, ont affaibli la perception de son impact. Les personnes que nous avons interrogées ont insisté sur le fait que l’administration municipale devrait être beaucoup plus active en matière d’information des citoyens et d’approfondissement de sa capacité de communication sur l’existence d’espaces de participation tels que l’assemblée.

Genève a apporté une réponse institutionnelle forte à travers un forum inclusif et intergénérationnel, le « forum citoyen », qui a généré plus de 100 propositions, dont certaines ont été mises en œuvre. Les jeunes militants ont salué cette approche, mais ont réclamé un changement systémique plus profond et une plus grande influence dans les espaces de décision. Pour reprendre la typologie hirschmanienne, le cas de Genève peut être considéré comme se situant entre « prise de parole » et « loyauté » : au lieu de faire défection ou de s’écarter des structures démocratiques, les jeunes militants pour le climat cherchent à ancrer leur message au sein de celles-ci. Ils plaident notamment pour une plus grande participation des jeunes à la prise de décision et à l’élaboration des politiques, estimant que cela est essentiel pour maximiser l’efficacité des outils tels que les ACC dans la réponse aux revendications des jeunes en matière de climat sur le terrain.

À Paris, le mouvement a abouti à l’adoption d’un projet de loi rédigé par des citoyens. La convention citoyenne, pensée à l’origine comme une réponse à la crise des gilets jaunes plutôt qu’aux mobilisations climatiques, a laissé de nombreux militants déçus, plusieurs de ses propositions ambitieuses ayant été édulcorées ou abandonnées. Beaucoup de jeunes se sont alors tournés vers la désobéissance civile, dénonçant la lenteur des réformes, l’usage des consultations pour canaliser plutôt que transformer, et un rétrécissement de l’espace civique marqué par des restrictions et poursuites accrues.

Ils soulignent aussi un décalage entre les moyens d’action de la ville de Paris, compétente sur la mobilité, l’aménagement ou l’énergie locale, et le rôle décisif du gouvernement national, ce qui renforce leur sentiment d’impuissance. La décision du mouvement Youth for Climate de passer d’une forme de mobilisation fondée sur la protestation à la désobéissance civile en 2022 reflète cette situation, tout comme la perception des jeunes militants selon laquelle la répression policière à l’égard du militantisme s’est intensifiée ces dernières années au niveau national.

La mobilisation en France restant forte, il est difficile de déterminer s’il s’agit d’une tendance à la « défection » ou si la désobéissance civile peut être comprise comme une forme de « prise de parole ». La désobéissance n’était pas considérée comme antidémocratique par les jeunes militants : au contraire, ils sont nombreux à avoir déclaré dans les entretiens qu’ils souhaitaient sensibiliser leurs concitoyens et de faire évoluer l’opinion publique sur le climat par leurs actions, afin d’influencer le résultat des élections.

Les assemblées citoyennes peuvent-elles canaliser l’énergie des jeunes mobilisés ?

Les inquiétudes généralisées quant à l’avenir influencent les priorités, les actions et les aspirations des citoyens, les jeunes étant les plus durement touchés par ces défis. En rejoignant les mouvements pour le climat, les jeunes citoyens expriment leur anxiété et leur appel urgent à l’action. Ce sentiment d’urgence influence inévitablement la manière dont ils perçoivent la réponse apportée par les institutions. Dans cette perspective, les quatre ACC analysées ici ont été accueillies de manière plutôt critique par les jeunes militants pour le climat, car elles n’ont que très partiellement répondu à leur demande d’une voix plus audible dans les espaces démocratiques formels.

La prise de conscience des possibilités offertes par les instruments de la démocratie délibérative a également façonné les attentes. Dans un contexte où des formes de démocratie semi-directe sont bien établies, le Forum citoyen de Genève a suscité des perceptions plus positives parmi les personnes interrogées que les initiatives mises en œuvre dans les trois autres villes.

Il y était considéré comme l’un des nombreux instruments de consultation. Les personnes interrogées dans nos études de cas ne perçoivent qu’un impact faible, parfois même minime ou inexistant, des ACC sur les résultats politiques effectifs dans leurs villes. Elles considèrent donc les ACC comme des mécanismes générant une influence politique limitée. Comme on le voit à Barcelone, le décalage entre les réponses institutionnelles et les attentes des militants peut conduire à la méfiance, à la démobilisation, voire au désengagement. En ce sens, la possibilité de s’exprimer peut conduire au renouveau des espaces démocratiques, mais aussi à la désaffection par rapport au système.

Nos conclusions suggèrent que si les ACC peuvent être un outil d’inclusion, leur impact sur la participation à long terme des jeunes dépend de leur capacité à s’intégrer dans les structures institutionnelles et les cultures politiques existantes. La conception des politiques devrait tenir compte non seulement des aspects procéduraux des ACC, mais aussi de leur capacité à générer la confiance, à assurer la continuité et à relier la démocratie délibérative aux processus décisionnels. Ces éléments sont essentiels pour concevoir des politiques qui intègrent efficacement la participation des jeunes et répondent à leurs attentes.

Dans cette perspective, pour tenir leurs promesses, les mini-publics tels que les ACC devraient être présentés et communiqués comme le point de départ d’un processus d’engagement plus long et plus large. Ils doivent être suivis et complétés par des actions tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des espaces démocratiques formels. Cela est essentiel pour que leurs résultats soient perçus et efficaces, non seulement par les jeunes militants, mais aussi, plus largement, par l’ensemble des citoyens.

The Conversation

Yanina Welp a reçu un financement de la Fondation Salvia pour les projets “Protest and Engagement, from the Global to the Local: Mapping the Forms of Youth Participation in Europe” et “Youth Climate Activism and Local Institutions: Reframing Democratic Spaces at a Time of Polarisation”.

Christine Lutringer a reçu un financement de la Fondation Salvia pour les projets “Protest and Engagement, from the Global to the Local: Mapping the Forms of Youth Participation in Europe” et “Youth Climate Activism and Local Institutions: Reframing Democratic Spaces at a Time of Polarisation”.

Laura Bullon-Cassis a reçu un financement de la Fondation Salvia pour les projets “Protest and Engagement, from the Global to the Local: Mapping the Forms of Youth Participation in Europe” et “Youth Climate Activism and Local Institutions: Reframing Democratic Spaces at a Time of Polarisation”.

Maria Mexi a reçu un financement de la Fondation Salvia pour les projets “Protest and Engagement, from the Global to the Local: Mapping the Forms of Youth Participation in Europe” et “Youth Climate Activism and Local Institutions: Reframing Democratic Spaces at a Time of Polarisation”

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