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24.03.2025 à 12:40
Patagonia, Norsys : qui est légitime pour parler au nom de la nature dans les entreprises ?
Texte intégral (2399 mots)

De plus en plus de voix souhaitent attribuer un siège à la nature dans leurs instances de gouvernance. Mais à qui doit-on la confier ? Et a-t-elle besoin d’un porte-parole ? Exemples de l’entreprise française de services numériques Norsys, pionnière en la matière, et de Patagonia, fabricant de matériels et vêtements de sport, dont le fondateur a cédé les parts en 2022 à « Mère Nature ».
Novembre 2024, l’entreprise de services numériques Norsys choisit d’attribuer un siège à la nature au sein de son conseil d’administration. Inspirées du mouvement des droits de la nature et de l’écologie profonde, ces initiatives visent à reconnaître la nature comme une actrice à part entière, influençant les décisions stratégiques.
« Cette innovation permettra à la nature de siéger au conseil d’administration de l’entreprise. Concrètement, le représentant de la nature y disposera d’un droit de vote et sera consulté sur tout projet stratégique susceptible d’avoir un impact environnemental »,
souligne Thomas Breuzard, directeur de Norsys, entreprise forte de 600 salariés.
Mais cette évolution soulève une question cruciale : qui est légitime pour parler au nom de la nature ? Doit-on confier cette responsabilité aux scientifiques ? aux ONG ? aux communautés autochtones ? à des entités juridiques autonomes ?
Plus encore, la nature a-t-elle réellement besoin d’un porte-parole, ou peut-elle « s’exprimer » par les crises environnementales que nous observons aujourd’hui ?
Une partie prenante comme une autre ?
L’approche des parties prenantes est historiquement anthropocentrée. Elle exclut la nature comme actrice à part entière. Alors pourquoi reconnaître la nature comme une partie prenante ?
La nature exerce un pouvoir coercitif et utilitaire sur les entreprises, notamment par les impacts du changement climatique et des catastrophes naturelles. Elle impose des contraintes physiques et écologiques, influençant directement la durabilité des modèles économiques. Avec la directive européenne CSRD (pour Corporate Sustainability Reporting Directive), les grandes entreprises sont obligées d’évaluer leur matérialité financière – comment les enjeux environnementaux influencent leur performance financière – et leur matérialité d’impact – comment l’entreprise affecte l’environnement. Un changement de paradigme incluant la nature au cœur de leur stratégie.
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Si la nature est une partie prenante, alors la question devient : qui peut la représenter et influencer les décisions en son nom ? Qui peut légitimement parler au nom de la nature ?
Ventriloquisation
La gouvernance d’une organisation ne se résume pas uniquement à des règles écrites, comme un organigramme ou un conseil d’administration. Elle est transformée en permanence par la façon dont les gens communiquent au sein de l’organisation. Lorsqu’un conseil d’administration donne un siège à un représentant de la nature, il engage un travail de ventriloquisation ; il prête une voix à une entité muette.
Qui parle au nom de la nature, et comment ?
Les scientifiques offrent une approche rationnelle et mesurable, mais peuvent manquer de vision locale et sociale.
Les organisations non gouvernementales (ONG) disposent d’une légitimité environnementale, mais sont parfois critiquées pour leur dépendance aux financements privés.
Les communautés autochtones possèdent un savoir écologique ancestral, mais leur inclusion reste souvent marginale.
La nature représentée par un expert externe
Le 13 mars dernier dans l’entreprise Norsys a eu lieu le tout premier conseil d’administration où siégeait la nature. Elle est représentée par Frantz Gault, sociologue des organisations et auteur de La Nature au travail.
« Concrètement, le siège sera occupé par Frantz Gault. Il disposera d’un droit de vote et d’un droit de veto et sera consulté en amont sur tout projet stratégique susceptible d’avoir un impact environnemental »,
explique Sylvain Breuzard, PDG de Norsys et surtout ancien dirigeant de Greenpeace France.

« C’est important que ce soit une personne extérieure à l’entreprise et donc indépendante qui soit nommée et apporte ses connaissances »,
indique Marine Yzquierdo, avocate et membre de l’ONG Notre Affaire à Tous.
Et la nature a son mot à dire sur des décisions stratégiques comme les acquisitions externes ou les nouveaux clients. Après Frantz Gault, elle sera représentée au sein de toutes les instances de l’entreprise : le conseil éthique, le comité de mission, le comité social et économique. Ces représentants seront réunis au sein d’un Haut Conseil pour la Nature, qui jouera un rôle de coordination au sein du groupe.
Patagonia, une entreprise détenue par la nature
L’intégration de la nature dans la gouvernance ne transforme pas seulement les décisions, elle change l’identité même des entreprises. Une organisation se définit par la manière dont elle répond à la question « qui sommes-nous ? » Quand la nature devient une partie prenante, cela entraîne plusieurs effets : une révision des valeurs, un impact sur la culture interne et un repositionnement stratégique vis-à-vis de l’externe.
L’exemple de Patagonia illustre bien ce phénomène. En septembre 2022, son fondateur Yvon Chouinard a annoncé que l’entreprise serait désormais détenue par un fonds (actionnaire) destiné à la protection de la planète. « La Terre est maintenant notre seule actionnaire », écrit-il dans une lettre ouverte. Ce choix stratégique ne se limite pas à un engagement environnemental de façade. Il inscrit la nature comme une partie prenante directe, influençant les décisions financières et opérationnelles de l’entreprise.
À lire aussi : Où donner une place à la nature dans les entreprises ?
La totalité des parts de la société Patagonia passe aux mains de deux nouvelles entités. Il s’agit du Purpose Trust détenant 2 % de la compagnie et l’intégralité des actions avec droit de vote ; elle sera guidée par la famille Chouinard qui élira le conseil d’administration.
Quant à Holdfast Collective, cette association dont le but est de combattre la crise environnementale et de protéger la nature, elle détient 98 % de la société ainsi que l’intégralité des actions sans droit de vote. En outre, chaque dollar non réinvesti dans Patagonia sera distribué sous forme de dividendes pour protéger la planète.
Plusieurs voix de la nature
Il ne suffit pas d’inclure de nouveaux acteurs. Il faut les mobiliser et leur donner un pouvoir réel pour challenger les logiques dominantes et instaurer un changement de fond, selon l’approche de la stratégie ouverte. Appliquée à la nature en entreprise, cette approche permet d’aller au-delà d’une représentation figée. Il ne s’agit pas simplement de désigner un porte-parole unique qui incarnerait une vérité absolue sur les intérêts de la nature, mais plutôt de créer un écosystème de voix légitimes. Elles apportent idées, insights et inputs nécessaires à la prise de décision.
L’enjeu central : comment les représentants de la nature peuvent-ils s’appuyer sur une diversité de voix pour jouer pleinement leur rôle ? Un scientifique apportera des données sur l’état des écosystèmes, une ONG pourra traduire les enjeux environnementaux en stratégies concrètes, tandis qu’une communauté locale affectée par une crise écologique partagera une compréhension plus ancrée et immédiate de la situation.
C’est ce que propose Corporate Regeneration en accompagnant actuellement six entreprises wallonnes et bruxelloises en instaurant des conseils régénératifs. Il s’agit la plupart du temps d’une dizaine de personnes : une moitié interne à l’entreprise, souvent en charge de la durabilité, et l’autre externe – sélectionnée pour leur expertise en environnement.
Un point clé : La voix de la nature varie selon celui qui l’incarne. Peut-être que la vraie question n’est pas « qui parle pour la nature ? », mais « qui doit parler pour elle à l’instant-T ? » Cela signifie que la représentation de la nature doit être adaptée au contexte et aux objectifs poursuivis.
Qui peut parler pour la nature ?
L’idée d’accorder un siège à la nature dans les conseils d’administration n’est plus une utopie. Des modèles émergents, intégrant la nature comme une partie prenante stratégique et un acteur organisationnel. Trois pistes pour structurer cette représentation :
Institutionnaliser la représentation de la nature, en s’inspirant des droits de la nature. Des droits ont été donnés à certains écosystèmes comme à la rivière Whanganui en Nouvelle-Zélande, ou encore à l’Amazonie en Équateur en leur conférant le statut de personnalité juridique.
Développer des pratiques de gouvernance hybrides, combinant approches scientifiques, juridiques et écologiques en évitant le monopole d’un seul type de voix en passant par une approche de stratégie ouverte.
Favoriser une transformation culturelle, en ancrant ces changements dans l’identité des entreprises.
Pour transformer la manière dont les entreprises interagissent avec la nature, il faut adopter une diversité de pensées et d’expertises. Selon le profil des gardiens en poste – juristes, scientifiques, artistes – l’approche de « Nature » peut évoluer, rendant ce modèle vivant, adaptatif et inclusif. Cette dynamique vise à instaurer une véritable cohabitation entre le monde naturel et le monde des affaires. Mais sommes-nous prêts à redéfinir notre rapport au monde vivant dans les décisions économiques ? La question n’est plus « Faut-il parler au nom de la nature ? », mais « Comment lui donner une voix légitime et efficace ? »

David Montens ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.03.2025 à 12:39
Où donner une place à la nature dans les entreprises ?
Texte intégral (1812 mots)

Dans son comité de mission, dans son conseil régénératif ou dans son conseil d’administration, en local ou au siège… La nature a l’embarras du choix pour prendre place dans l’entreprise.
Les évolutions sociétales et les droits de la nature, apparus au Royaume-Uni ou aux États-Unis, lui ont donné une voix. La question concerne désormais la manière d’intégrer au mieux ses porte-paroles dans la vie de l’entreprise.
Les droits de la nature sont aussi appelés parfois droits de la Terre. Ils associent des dispositifs juridiques, issus de la philosophie et du droit des pays occidentaux, dans une perspective biocentrique, et non plus anthropocentrique. Ils supposent de considérer la nature, ou un élément de celle-ci (une mer, une forêt, etc.), comme une personne disposant de droits propres susceptibles d’être défendus.
Dès 2002, le philosophe Thomas Berry mentionnait trois droits fondamentaux du vivant : exister, disposer d’un habitat et jouer son rôle dans ce qu’il appelait « la communauté de la Terre ». Depuis une quinzaine d’années, différentes lois et jurisprudences ont complété les droits de la nature. Progressivement, elle est devenue une partie constituante participant à la gouvernance des projets et des entreprises.
Alors quelles solutions pour les organisations qui souhaitent avancer sur ces pratiques ?
Inscription dans la raison d’être
La nature peut être être intégrée dans la raison d’être ou la mission de l’entreprise. A minima, la loi Pacte, de 2019, a modifié l’article 1833 du Code civil pour qu’une entreprise soit « gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».
Par exemple, le groupe Rocher a décidé de la mentionner explicitement :
« Convaincue, grâce à l’expérience personnelle de monsieur Yves Rocher, que la nature a un impact positif sur le bien-être des personnes et donc sur leur envie d’agir pour la planète, la société a pour mission de reconnecter ses communautés à la nature. La raison d’être s’incarne dans des expériences, des services et des produits qui procurent du bien-être, grâce aux bienfaits de la .ature. »
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Qu’il s’agisse d’œuvrer pour les entités naturelles, ou de la mentionner dans les valeurs, l’inscription de la nature dans la mission d’une entreprise peut donner lieu à des innovations en matière de gouvernance. Par exemple : intégrer des critères RSE dans la rémunération des dirigeants. Yvon Chouinard a, quant à lui, confié son entreprise Patagonia et les profits qu’elle réalise à une fondation chargée de protéger la nature. Sa raison d’être à proprement parler.
Conseil de régénération ou conseil d’administration
Il faut distinguer les cas où nature peut contribuer aux décisions stratégiques en siégeant dans une instance consultative, ou dans une instance décisionnaire. Plusieurs entreprises belges ont créé des conseils de régénération « conseils de régénération ». Il s’agit d’instances composées d’une dizaine de personnes issues de l’entreprise et de l’extérieur. Elles interagissent avec le conseil d’administration, mais s’en distinguent en étant consultatives.
Parmi ces entreprises, Realco et ses produits de nettoyage, Maison Dandoy et ses biscuits, NGroup et ses radios – dont Nostalgie et NRJ –, Danone Belux, les pains et pâtisseries du groupe Copains et les bières de la brasserie Dupont. La Maison Dandoy a ainsi revu totalement son approvisionnement en farine et sa relation avec les activités agricoles. Sa farine est issue à 100 % de l’agriculture régénérative.

L’intégration de la nature dans la vie de l’entreprise de la manière la plus ancrée et, potentiellement la plus efficace, consiste à lui donner un siège dans le conseil d’administration. En France, l’entreprise informatique Norsys fait figure de pionnière. Elle a fait entrer la nature dans son conseil d’administration, mais également dans plusieurs organes internes comme le conseil éthique, le comité de mission et le comité social et économique.
Comités consultatifs et comités de pilotage
La nature peut être invitée autour de la table à l’échelle d’un projet et pas uniquement au sein des organes de gouvernance des organisations… notamment au siège. Il s’agit de représenter la nature de manière ad hoc dans des projets concrets et spécifiques : implantation d’une nouvelle usine, lancement d’une gamme de produits ou mise en place d’une nouvelle politique d’achat et de sourcing.
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Cette approche a été déployée au sein du groupe de travail de l’AFNOR « économie regénérative ». L’objectif : définir l’économie régénérative en permettant aux membres du groupe de prendre la parole au nom du vivant, lors des différentes sessions. Dans une telle approche, nul besoin de recourir à des montages juridiques complexes. La voix de la nature n’est pas sanctuarisée, contrairement aux cas où la nature est déjà intégrée dans les organes de gouvernance.
Quel que soit le niveau retenu pour intégrer la nature – dans la raison d’être, dans les instances de gouvernance ou dans des comités de projets ad hoc –, il convient de s’interroger sur la place effective de la nature dans les dispositifs tels qu’ils sont mis en œuvre.
Temps long et plusieurs lieux
La matérialité de la nature, c’est-à-dire sa présence physique effective, lors des discussions qui lui sont liées, joue un rôle important. Comme l’ont montré Bansal et Knox-Hayes pour le cas des émissions carbone, les processus de décision dans les organisations tendent à comprimer le temps et l’espace. Ils réduisent la prise de conscience quant à la réalité de la nature. Les décideurs ont tendance à sous-estimer l’impact environnemental des décisions de l’organisation sur le temps long et les effets de ces décisions en termes d’échelle lorsqu’il s’agit de l’impact sur la nature.
La décision d’installation d’un nouveau site de production ne se déroule pas de la même manière dans un immeuble vitré de la Défense ou sur le site lui-même – avec ses collines, son cours d’eau, ses élevages et ses habitants. Pour intégrer la nature dans la gouvernance, il faut donc accepter de délocaliser parfois les comités sur les sites naturels ou tout au moins de faire entrer la nature dans ces comités. Les promenades en forêt, les discussions dans un parc donnent une matérialité à cette nature.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.