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22.07.2025 à 10:22
Le mode privé vous garantit-il l’anonymat sur Internet ?
Texte intégral (969 mots)
La plupart des navigateurs proposent une « navigation privée », souvent perçue comme un moyen de surfer anonymement. Pourtant, ce mode ne garantit pas l’anonymat en ligne, et de nombreux internautes surestiment sa portée.
La navigation privée permet d’éviter que quelqu’un d’autre ayant accès à votre ordinateur voie vos activités en ligne a posteriori. C’est utile, par exemple, sur un ordinateur public ou partagé, pour ne pas laisser d’identifiants enregistrés ni d’historique compromettant.
Cependant, il est important de comprendre que cette confidentialité est avant tout locale (sur votre appareil). Le mode privé n’implique pas de naviguer de façon anonyme sur le réseau Internet lui-même. Il ne s’agit pas d’un « bouclier d’invisibilité » vis-à-vis des sites web visités, de votre fournisseur d’accès à Internet (FAI), ou de votre employeur.
Comme l’indique la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), même en mode privé, les sites peuvent collecter des informations via des cookies (des petits fichiers qui enregistrent vos préférences et activités en ligne) ou des techniques de fingerprinting, qui permettent d’identifier un utilisateur de façon unique en analysant les caractéristiques techniques de son navigateur.
Le mode privé présente de nombreuses limites
Des études confirment les limites techniques du mode privé. Des traces subsistent malgré la fermeture de la session, en contradiction avec ce qu’affirme la documentation du navigateur. Une analyse sur Android a révélé que la mémoire vive conserve des données sensibles : mots-clés, identifiants, cookies, récupérables même après redémarrage.
Le mode privé ne bloque pas les cookies publicitaires, il les supprime simplement en fin de session. Lorsqu’on revient sur un site dans une nouvelle session privée, celui-ci ne « se souvient » pas des choix précédents : il faut donc souvent redéfinir ses préférences (accepter ou refuser les cookies). Les bannières de consentement aux cookies, bien connues des internautes européens depuis l’entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données (RGPD) et de la directive ePrivacy, réapparaissent donc systématiquement. La fatigue du consentement pousse de nombreux internautes à tout accepter sans lire.
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En France, 65 % des internautes acceptent systématiquement les cookies, malgré une meilleure information sur le sujet ces dernières années. Pourtant, les internautes sont conscients des risques liés à leur vie privée en ligne, mais n’agissent pas systématiquement, souvent par manque de connaissances ou de confiance dans les outils disponibles. Certains sites dissimulent même l’option « Refuser » pour vous influencer : un panneau bien conçu peut réduire de moitié les acceptations.
Quelles alternatives pour se protéger réellement ?
Le mode privé ne suffit pas à garantir l’anonymat en ligne. Pour mieux protéger sa vie privée, il faut combiner plusieurs outils.
Un VPN (virtual private network ou réseau privé virtuel, en français) crée un tunnel sécurisé entre votre appareil et Internet, permettant de naviguer de façon plus confidentielle en chiffrant vos données et en masquant votre adresse IP. En 2024, 19 % des utilisateurs de VPN français souhaitent avant tout cacher leur activité, et 15 % protéger leurs communications.
Un navigateur comme Tor va plus loin : il rebondit vos requêtes via plusieurs relais pour masquer totalement votre identité. C’est l’outil préféré des journalistes ou militants, mais sa lenteur peut décourager un usage quotidien. Des alternatives comme Brave ou Firefox Focus proposent des modes renforcés contre les traqueurs, tandis que des extensions comme uBlock Origin ou Privacy Badger bloquent efficacement pubs et trackers. Ces extensions sont compatibles avec les principaux navigateurs comme Chrome, Firefox, Edge, Opera et Brave.
Il est aussi essentiel d’adopter une hygiène numérique : gérer les cookies, limiter les autorisations, préférer des moteurs comme DuckDuckGo (qui ne stockent pas vos recherches, ne vous profilent pas et bloquent automatiquement de nombreux traqueurs) et éviter de centraliser ses données sur un seul compte. En ligne, la vraie confidentialité repose sur une approche globale, proactive et éclairée.

Sabrine Mallek ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
22.07.2025 à 08:12
Échecs : quand un professeur de statistiques enquête sur des allégations de tricherie au plus haut niveau
Texte intégral (1212 mots)
Lorsque l’ancien champion du monde d’échecs Vladimir Kramnik a laissé entendre qu’Hikaru Nakamura, l’un des meilleurs joueurs du monde actuellement, trichait sur la plateforme en ligne Chess.com, un statisticien a été appelé pour enquêter.
En tant que professeur de statistiques, il n’est pas fréquent que je sois contacté directement par le PDG d’une entreprise valant plusieurs millions de dollars, et encore moins au sujet d’une histoire d’allégations de tricherie et de malversations impliquant des champions du monde d’échecs.
C’est pourtant ce qui s’est passé l’été dernier. Erik Allebest, PDG du plus grand site d’échecs en ligne au monde, Chess.com, m’a demandé d’enquêter sur les allégations de l’ancien champion du monde d’échecs Vladimir Kramnik concernant les longues séries de victoires d’un des meilleurs joueurs du monde, l’Américain Hikaru Nakura.
Kramnik a déclaré que ces séries avaient une très faible probabilité de se produire et qu’elles étaient donc très suspectes. Il n’a pas formellement accusé Hikaru de tricherie, mais le sous-entendu était clair. Sur Internet, les esprits se sont vite échauffés : les partisans de Kramnik postant des commentaires virulents (souvent en russe) sur cette présumée tricherie, tandis que de nombreux joueurs de Chess.com et partisans d’Hikaru rejetaient les accusations.
Qui a raison ? Qui a tort ? Est-il possible de trancher ?
Erik Allebest m’a demandé de réaliser une analyse statistique indépendante et impartiale pour déterminer le degré d’improbabilité de ces séries de victoires.
Le calcul de probabilités
Pour résoudre ce problème, j’ai d’abord dû calculer la probabilité que chaque joueur gagne ou fasse match nul dans chaque partie. Les joueurs peuvent avoir des niveaux de jeu très différents. Les meilleurs ont évidemment plus de chances de vaincre des adversaires moins expérimentés. Mais à quel point ?
Chess.com attribue un classement à chaque joueur qui varie après chaque partie, et ces notes m’ont été communiquées. Mon analyse a suggéré qu’un modèle mathématique pouvait fournir une estimation précise des probabilités de victoire, de défaite ou de nulle pour chaque partie.
En outre, les écarts par rapport à cette probabilité dans les résultats de parties successives étaient approximativement indépendants, de sorte que l’influence d’une partie sur la suivante pouvait être ignorée en toute sécurité. J’ai ainsi obtenu une probabilité claire que chaque joueur gagne (ou perde) chaque partie.
Je pouvais alors analyser ces séries de victoires qui avaient provoqué tant de débats enflammés. Il s’est avéré qu’Hikaru Nakamura, contrairement à la plupart des autres joueurs de haut niveau, avait joué de nombreuses parties contre des joueurs beaucoup plus faibles. Cela lui donnait donc une très grande probabilité de gagner chaque partie. Mais malgré cela, est-il normal d’observer de si longues séries de victoires, parfois plus de 100 parties d’affilée ?
Tester le caractère aléatoire
Pour le vérifier, j’ai effectué ce que l'on appelle des simulations de Monte Carlo, qui répètent une expérience en intégrant des variations aléatoires.
J’ai codé des programmes informatiques pour attribuer au hasard des victoires, des défaites et des nuls à chaque partie d’Hikaru Nakamura, selon les probabilités de mon modèle. J’ai demandé à l’ordinateur de mesurer à chaque fois les séries de victoires les plus surprenantes (les moins probables). Cela m’a permis de mesurer comment les séries réelles d’Hikaru pouvaient se comparer aux prédictions.
J’ai constaté que dans de nombreuses simulations, les résultats simulés comprenaient des séries tout aussi « improbables » que les séries réelles.
Cela démontre que les résultats d’Hikaru aux échecs étaient à peu près conformes à ce que l’on pouvait attendre. Il avait une telle probabilité de gagner chaque partie, et avait joué tellement de parties sur Chess.com, que des séries de victoires aussi longues étaient susceptibles d’émerger selon les règles des probabilités.
Les réponses à mes découvertes
J’ai rédigé un bref rapport à propos de mes recherches et l’ai envoyé à Chess.com.
Le site a publié un article, qui a suscité de nombreux commentaires, pour la plupart favorables.
Nakamura a ensuite publié son propre commentaire en vidéo, soutenant également mon analyse. Pendant ce temps, Kramnik a publié une vidéo de 29 minutes critiquant mes recherches.
Ce dernier ayant soulevé quelques points importants, j’ai rédigé un addendum à mon rapport pour répondre à ses préoccupations et montrer qu’elles n’avaient pas d’incidence sur la conclusion. J’ai également converti mon rapport en un article scientifique que j’ai soumis à une revue de recherche.
Puis je me suis ensuite consacré à mes tâches d’enseignant et j’ai laissé de côté les controverses sur les échecs jusqu’à ce que je reçoive une réponse de plus de six pages en décembre dernier. Il s’agissait de trois rapports d’arbitres et de commentaires d’éditeurs de la revue dans laquelle j’avais soumis mon article scientifique.
J’ai également découvert que Kramnik avait posté une deuxième vidéo de 59 minutes critiquant mon addendum et soulevant d’autres points.
J’ai tenu compte des points supplémentaires soulevés par Kramnik et par les arbitres tout en révisant mon article en vue de sa publication. Il a finalement été publié dans Harvard Data Science Review.
J’étais heureux de voir mes résultats publiés dans une prestigieuse revue de statistiques, ce qui leur conférait un sceau d’approbation officiel. Et peut-être, enfin, de régler cette controverse sur les échecs au plus haut niveau.

Jeffrey S. Rosenthal reçoit des fonds de recherche du CRSNG du Canada, mais n'a reçu aucune compensation de Chess.com ou de qui que ce soit d'autre pour ce travail.
21.07.2025 à 18:10
La lune glacée Europe, un phare scintillant dans l’infrarouge ?
Texte intégral (2731 mots)

Europe est une lune de Jupiter entièrement recouverte d’une épaisse croûte de glace. Sous cette carapace, tout autour de la lune, se trouve un océan global d’eau liquide.
Cette lune intéresse particulièrement les scientifiques depuis que les données de la sonde Galileo, à la fin des années 1990, ont révélé des conditions qui pourraient être propices à l’émergence de la vie dans cet océan sous-glaciaire. En effet, c’est le seul endroit dans le système solaire (en dehors de la Terre) où de l’eau liquide est en contact direct avec un manteau rocheux à la base de l’océan. S’il y a du volcanisme sous-marin sur Europe, cela fournirait une source d’énergie, qui, avec l’eau, est l’un des ingrédients essentiels pour générer les briques de base du vivant.
Mais il reste encore de nombreuses inconnues sur la glace en surface d’Europe. Deux nouvelles études lèvent le voile sur un phénomène inattendu.
Grâce à deux nouvelles études, l’une théorique et l’autre issue des observations du télescope James-Webb, nous comprenons aujourd’hui mieux la surface glacée d’Europe. Nous avons notamment montré que la structure atomique de la glace change au fil des saisons, ce que l’on peut voir dans la lumière réfléchie par cette lune, un peu comme un phare qui scintillerait dans la nuit.
Ces nouvelles connaissances seront utiles pour, un jour, envisager de poser un atterrisseur sur Europe, mais aussi pour mieux comprendre les processus géologiques qui façonnent la surface – on ne sait toujours pas, par exemple, bien expliquer l’origine des « rayures » qui façonnent la surface d’Europe.
Dans les prochaines années, nous espérons que le scintillement du « phare atomique » d’Europe pourra être réellement observé, notamment par la sonde Europa Clipper de la Nasa ainsi par que la mission JUICE de l’ESA.
La glace sur Terre et la glace dans l’espace sont différentes
Sur Terre, la glace d’eau dans son environnement naturel se présente sous une seule forme : une structure cristalline, communément appelée « glace hexagonale ».
Cependant, dans l’espace, comme sur Europe, c’est une autre histoire : il fait tellement froid que la glace d’eau peut adopter des formes plus exotiques avec différentes propriétés.
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Ainsi, la forme de glace la plus répandue dans l’Univers est la glace dite « amorphe ».
C’est une forme de glace où l’arrangement des molécules d’eau ne présente aucun ordre à grande échelle, contrairement à la glace cristalline qui, elle, possède des motifs répétitifs.
Une analogie à notre échelle humaine serait un étalage d’oranges. Dans le cas cristallin, les éléments sont tous bien rangés, sous la forme d’un réseau périodique. Dans le cas amorphe, les éléments sont en vrac sans aucune position régulière.

Notre vie quotidienne comprend des exemples de versions amorphes ou cristallines d’un même matériau : par exemple, la barbe à papa contient une forme amorphe du sucre, alors que le sucre de cuisine usuel est cristallin.
En fait, nous nous attendons à ce que le système solaire externe ait de la glace principalement sous une forme amorphe, en premier lieu parce qu’à très faible température (-170 °C sur Europe), les molécules n’ont pas assez d’énergie pour s’organiser correctement ; mais également parce que la structure cristalline a tendance à se briser sous l’effet des bombardements de particules en provenance du Soleil, déviées par la magnétosphère de Jupiter, comme si on envoyait une orange perturbatrice dans un étal bien rangé.

Les observations spatiales précédentes des années 1990 puis dans la décennie 2010 avaient montré que la glace d’Europe est un mélange de formes amorphes et cristallines. Mais, jusqu’à présent, aucun modèle n’expliquait pourquoi.
Une structure qui change avec les saisons
Pour la première fois, nous avons quantifié la compétition entre la cristallisation, due à la température pendant les heures les plus chaudes de la journée, et l’amorphisation induite par le bombardement en surface de particules issues de la magnétosphère de Jupiter.
Nous avons ainsi montré que la cristallinité est stratifiée sur Europe : une très fine couche en surface est amorphe, tandis que la couche en profondeur est cristalline.
Plus remarquable encore, la simulation a révélé que la cristallinité de la glace en surface pouvait varier selon les saisons ! Bien que les variations saisonnières n’affectent pas la quantité de particules qui bombardent Europe, il fait plus chaud en été, ce qui rend la cristallisation plus efficace et fait ainsi pencher la balance en sa faveur. En été, il fait en moyenne 5 °C plus chaud qu’en hiver, ce qui rend la glace jusqu’à 35 % plus cristalline qu’en hiver dans certaines régions.
Nous en avons conclu que si l’on observait Europe au fil des saisons à travers un spectroscope, cela donnerait l’impression que la surface « scintille » sur une période de douze ans (la durée d’une année sur Europe), comme un phare dans la nuit.
Comment fait-on pour connaître la structure atomique de la glace à une distance de 700 millions de kilomètres ?
Simultanément à notre étude, des astronomes de la Nasa ont observé Europe avec le puissant télescope James-Webb. Leur étude vient de montrer que les résultats de nos simulations sont en accord avec leurs observations. En effet, bien que les deux approches utilisent des méthodes radicalement différentes, elles aboutissent aux mêmes conclusions.
Grâce au spectromètre du James-Webb, les chercheurs ont pu estimer, à distance, la structure atomique de la glace à la surface d’Europe (sur le premier micromètre d’épaisseur). Pour cela, ils ont analysé la lumière réfléchie par Europe dans l’infrarouge (légèrement plus rouge que ce que notre œil peut percevoir) à la longueur d’onde de 3,1 micromètres qui reflète l’état de cristallisation de la glace d’eau.
Ils ont ainsi établi une carte de cristallinité de la lune glacée. En comparant leur carte observée avec celle que nous avons simulée, nous constatons un très bon accord, ce qui renforce notre confiance dans ces résultats.
Sur Europe, la surface est donc parsemée de régions avec de la glace d’eau amorphe et d’autres avec de la glace d’eau cristalline, car la température varie selon les zones. Globalement, les régions les plus sombres absorbent davantage les rayons du Soleil, ce qui les réchauffe et, comme sur Terre, les températures sont plus élevées près de l’équateur et plus basses près des pôles.

Cependant, l’étude observationnelle utilisant le télescope James-Webb a capturé une photo d’Europe. Elle ne peut donc pas, pour le moment, détecter les scintillements dans l’infrarouge, car il faudrait observer la surface au cours de plusieurs années pour distinguer un changement. Ces fluctuations de la surface sont une nouveauté que nous avons découverte dans notre étude de simulation, et elles restent à être confirmées par des observations.
Nous espérons que les sondes JUICE et Europa Clipper pourront bientôt observer ces oscillations saisonnières de la lumière réfléchie par Europe dans l’infrarouge.
Notre intérêt se porte désormais aussi sur d’autres lunes glacées de Jupiter, où une cohabitation entre glace amorphe et glace cristalline pourrait exister, comme sur Ganymède et sur Callisto, mais aussi sur d’autres corps tels qu’Encelade, en orbite autour de Saturne, ou encore sur des comètes.

Frédéric Schmidt est Professeur à l'Université Paris-Saclay, membre de l'Institut Universitaire de France (IUF). Il a obtenu divers financements publics (Université Paris-Saclay, CNRS, CNES, ANR, UE, ESA) ainsi que des financements privés (Airbus) pour ses recherches.
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20.07.2025 à 18:50
La mission spatiale CO3D, ou comment cartographier la Terre en 3D et au mètre près
Texte intégral (2415 mots)
Quatre satellites de nouvelle génération vont quitter Kourou, en Guyane, le 25 juillet, à bord d’une fusée Vega-C.
La mission CO3D, consacrée à la cartographie en trois dimensions des terres émergées du globe, s’appuie sur de nombreuses innovations technologiques. Son défi principal ? Couvrir une surface considérable avec une précision de l’ordre du mètre, en imageant aussi les objets mobiles comme les véhicules ou panaches de fumée, tout en se fondant sur des traitements entièrement automatisés pour réduire les coûts de production.
La mission CO3D, développée conjointement par le Centre national d’études spatiales (Cnes) et Airbus, doit fournir une cartographie des reliefs, que l’on appelle dans le domaine « modèles numériques de surface », pour des besoins bien identifiés – qu’ils soient civils ou militaires –, mais aussi de développer de nouveaux usages de ces informations 3D, encore insoupçonnés, que ce soit par des organismes de recherches ou des start-ups.
Pourquoi cartographier la Terre en 3D ?
Les données acquises par la mission CO3D permettront de surveiller la Terre depuis l’espace. Ainsi, les scientifiques pourront par exemple suivre les variations du volume des glaciers ou des manteaux neigeux en montagne.
Ils pourront aussi étudier l’évolution du trait de côte ou encore l’effondrement des falaises, et ainsi simuler l’impact de la montée du niveau des mers sur les terres littorales.
La cartographie 3D de la biomasse permet aussi de suivre à grande échelle la déforestation ou, plus localement, l’évolution de la végétalisation des villes et la gestion des îlots de chaleur.
L’ensemble de ces données, qui forment l’une des briques de base des jumeaux numériques, sont essentielles pour mieux comprendre l’impact du dérèglement climatique sur les écosystèmes et les territoires.
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Au-delà des sciences, la modélisation 3D précise est un outil indispensable pour les acteurs du secteur public comme les collectivités ou la sécurité civile. Ces dernières exploitent les données 3D dans le cadre de l’aménagement du territoire, la gestion des espaces tels que les zones inondables ou encore pour la connaissance précise des terrains en cas de gestion de crise à la suite d’une catastrophe naturelle.
Par exemple, en cas de tremblement de Terre, les satellites d’observation sont activés pour évaluer les dégâts à grande échelle afin d’aider les secours à prioriser leurs interventions, mais aussi pour évaluer les reconstructions à prévoir. Ces opérations sont réalisables avec de l’imagerie 2D classique, mais estimer l’effondrement d’un étage de bâtiment avec une simple vue verticale n’est pas forcément adapté, contrairement à l’imagerie 3D qui permet de mesurer directement les hauteurs.
En matière de défense, les données CO3D aideront, par exemple, à préparer les missions aériennes d’avion ou de drones à basse altitude ainsi que les déploiements de véhicules et de troupes sur divers terrains accidentés.
Comment fonctionne cette nouvelle imagerie 3D ?
La constellation s’articule autour de quatre satellites construits par Airbus, d’une masse de 285 kilogrammes chacun et d’une durée de vie de huit ans, permettant d’acquérir des images en couleurs d’une résolution de 50 centimètres – soit la résolution nécessaire pour produire des modèles numériques de surface avec une précision altimétrique d’environ un mètre.

Les quatre satellites seront regroupés en deux paires positionnées sur une même orbite (à 502 kilomètres d’altitude), mais en opposition afin de réduire le temps nécessaire aux satellites pour revenir photographier un même site.
Le principe de génération des modèles numériques de surface à partir des images est celui qui nous permet de voir en trois dimensions : la vision stéréoscopique. Les images d’un site sur Terre sont acquises par deux satellites avec un angle différent comme le font nos yeux. La parallaxe mesurée entre les deux images permet, grâce à de puissants logiciels, de calculer la troisième dimension comme le fait notre cerveau.

De plus, les images étant acquises avec deux satellites différents que l’on peut synchroniser temporellement, il est possible de restituer en 3D des objets mobiles, tels que des véhicules, des panaches de fumée, des vagues, etc. Cette capacité, encore jamais réalisée par des missions précédentes, devrait améliorer la qualité des modèles numériques de surface et ouvrir le champ à de nouvelles applications.
Les couleurs disponibles sont le rouge, le vert, le bleu mais aussi le proche infrarouge, ce qui permet d’avoir des images en couleur naturelle comme les voient nos yeux, mais aussi d’augmenter la capacité à différencier les matériaux, au-delà de ce que peut faire la vision humaine. Par exemple, un terrain de sport apparaissant en vert en couleur naturelle pourra être discriminé en herbe ou en synthétique grâce au proche infrarouge. Notons que la résolution native de 50 centimètres dans le proche infrarouge est inégalée à ce jour par d’autres missions spatiales. Elle permettra par exemple de générer automatiquement des cartes précises de plans d’eau et de végétation qui sont des aides à la production automatique de nos modèles numériques de surface de précision métrique.
Les satellites ont chacun la capacité d’acquérir environ 6 500 images par jour mais malgré cela, il faudra environ quatre ans pour couvrir l’ensemble des terres émergées attendues et produire les données associées ; une image élémentaire ayant une emprise au sol de 35 kilomètres carrés, il faudra environ 3,5 millions de couples d’images stéréoscopiques pour couvrir les 120 millions de kilomètres carrés.
Un gros travail au sol pour tirer le meilleur des données
De nombreuses innovations concernent également la planification de la mission et les traitements réalisés au sol.
Les satellites optiques ne voyant pas à travers les nuages, la prise en compte de prévisions météorologiques les plus fraîches possible est un élément clé des performances de collecte des données. En effet, les satellites sont très agiles et on peut les piloter pour observer entre les nuages. Avec CO3D, la prévision météo est rafraîchie à chaque orbite, à savoir quinze fois par jour.

Le volume de données à générer pour couvrir le monde en 4 ans est considérable, environ 6 000 téraoctets (l’équivalent d’un million de DVD). La seule solution possible pour atteindre cet objectif dans une durée contrainte et à des coûts réduits a été pour le Cnes de développer des chaînes de traitement robustes, sans reprise manuelle et massivement parallélisées dans un cloud sécurisé.
Le Cnes développe aussi un centre de calibration image, consacré à la mission CO3D, qui sera chargé, pendant les six mois qui suivent le lancement, d’effectuer les réglages des satellites, des instruments et des logiciels de traitement qui permettront d’avoir la meilleure qualité possible des images. À l’issue de ces phases de qualification des satellites et des données, les cartographies 3D seront accessibles aux partenaires institutionnels du Cnes (scientifiques, collectivités locales ou équipes de recherche et développement) au fur et à mesure de leur production.
Par la suite, après une phase de démonstration de production à grande échelle de dix-huit mois, Airbus commercialisera également des données pour ses clients.
À quelques jours du lancement, la campagne de préparation des satellites bat son plein à Kourou et l’ensemble des équipes de développement et d’opérations finalise à Toulouse les derniers ajustements pour démarrer les activités de mise à poste et de recette en vol, les activités de positionnement des satellites sur leur orbite finale, de démarrage des équipements des satellites et de leurs instruments, puis de réglage des paramètres des traitements appliqués au sol.

Laurent Lebegue ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.07.2025 à 18:01
PFAS et dépollution de l’eau : les pistes actuelles pour traiter ces « polluants éternels »
Texte intégral (2439 mots)
Les PFAS, ces substances per- et polyfluoroalkylées, souvent surnommées les « polluants éternels », représentent un défi environnemental majeur en raison de leur persistance et de leur toxicité.
Aujourd’hui, outre mieux réguler leur utilisation, il faut de meilleures pistes pour traiter ces polluants, c’est-à-dire d’abord les extraire de l’environnement, puis les détruire. Un véritable défi puisque ces molécules sont à la fois très variées et très résistantes – ce qui fait leur succès.
Des mesures d’encadrement et d’interdiction des émissions de PFAS, indispensables pour limiter leur diffusion dans l’environnement, sont d’ores et déjà en route. Selon une loi adoptée en février 2025, la France doit tendre vers l’arrêt total des rejets industriels de PFAS dans un délai de cinq ans.
À lire aussi : PFAS : comment les analyse-t-on aujourd’hui ? Pourra-t-on bientôt faire ces mesures hors du laboratoire ?
Récemment, une enquête menée par le Monde et 29 médias partenaires a révélé que la décontamination des sols et des eaux contaminées par ces substances pourrait coûter de 95 milliards à 2 000 milliards d’euros sur une période de vingt ans.
Comme pour d’autres contaminants organiques, on distingue deux grandes familles de procédés de traitement.
Certaines technologies consistent à séparer et parfois concentrer les PFAS du milieu pollué pour permettre le rejet d’un effluent épuré, mais elles génèrent par conséquent des sous-produits à gérer qui contiennent toujours les polluants. D’autres technologies consistent à dégrader les PFAS. Ces procédés impliquent la destruction de la liaison C-F (carbone-fluor) qui est très stable avec souvent des besoins énergétiques associés élevés.
Dans cet article, nous recensons une partie des nombreux procédés qui sont actuellement testés à différentes échelles (laboratoire, pilote, voire à l’échelle réelle), depuis des matériaux innovants, qui peuvent parfois simultanément séparer et détruire les PFAS, jusqu’à l’utilisation d’organismes vivants, comme des champignons ou des microbes.
À lire aussi : Le casse-tête de la surveillance des PFAS dans les eaux
Procédés de séparation et concentration des PFAS dans l’eau
Actuellement, les techniques mises en œuvre pour éliminer les PFAS dans l’eau sont essentiellement des procédés de séparation qui visent à extraire les PFAS de l’eau sans les décomposer, nécessitant une gestion ultérieure des solides saturés en PFAS ou des concentrâts (déchets concentrés en PFAS) liquides.
La technique la plus couramment mise en œuvre est l’« adsorption », qui repose sur l’affinité entre le solide et les molécules de PFAS qui se fixent sur la surface poreuse (il est plus favorable chimiquement pour le solide et le PFAS de s'accrocher l'un à l'autre que d'être séparés). L’adsorption est une technique de séparation efficace pour de nombreux contaminants incluant les PFAS. Elle est largement utilisée dans le traitement de l’eau, notamment en raison de son coût abordable et de sa facilité d’utilisation. La sélection de l’adsorbant est déterminée par sa capacité d’adsorption vis-à-vis du polluant ciblé. De nombreux matériaux adsorbants peuvent être utilisés (charbon actif, résine échangeuse d’ions, minéraux, résidus organiques, etc.).
Parmi eux, l’adsorption sur charbon actif est très efficace pour les PFAS à chaîne longue mais peu efficace pour ceux à chaîne moyenne ou courte. Après adsorption des PFAS, le charbon actif peut être réactivé par des procédés thermiques à haute température, ce qui entraîne un coût énergétique élevé et un transfert des PFAS en phase gazeuse à gérer.
Une première unité mobile de traitement des PFAS par charbon actif a récemment été déployée à Corbas, dans le Rhône, et permet de traiter 50 mètres cube d’eau à potabiliser par heure.
À lire aussi : Les sols, face cachée de la pollution par les PFAS. Et une piste pour les décontaminer
Comme autre procédé d’adsorption, les résines échangeuses d’ions sont constituées de billes chargées positivement (anions) ou négativement (cations). Les PFAS, qui sont souvent chargés négativement en raison de leurs groupes fonctionnels carboxyliques ou sulfoniques, sont attirés et peuvent se fixer sur des résines échangeuses d’anions chargées positivement. Des différences d’efficacité ont aussi été observées selon la longueur de la chaîne des PFAS. Une fois saturées, les résines échangeuses d’ions peuvent être régénérées par des procédés chimiques, produisant des flux de déchets concentrés en PFAS qui doivent être traités. Il est à noter que les résines échangeuses d’ions n’ont pas d’agrément en France pour être utilisées sur une filière de production d’eau potable.
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La technique actuellement la plus efficace pour l’élimination d’une large gamme de PFAS – à chaînes courtes et longues – dans l’eau est la filtration par des membranes de nanofiltration ou d’osmose inverse à basse pression. Malheureusement, cette technique est énergivore et génère des sous-produits de séparation, appelés « concentrâts ». Ces derniers présentent des concentrations élevées en PFAS qui induisent des difficultés de gestion (les concentrâts sont parfois rejetés dans l’environnement alors qu’ils nécessiteraient un traitement supplémentaire).
Enfin, la flottation par fractionnement de mousse exploite les propriétés des PFAS (tête hydrophile et queue hydrophobe) qui se placent à l’interface air/liquide dans des bulles de mousse et sont récupérés en surface. Des taux d’extraction de 99 % sont ainsi obtenus pour des PFAS à chaîne longue. Comme les précédentes, cette technique produit un concentrât qu’il faut éliminer ultérieurement.
Vers des technologies qui dégradent les PFAS
D’autres procédés cherchent à dégrader les contaminants présents dans les eaux afin d’offrir une solution plus durable. Il existe diverses technologies de destruction des polluants dans l’eau : les procédés d’oxydoréduction avancée, la sonolyse, la technologie du plasma, etc. Ces procédés peuvent être déployés en complément ou en remplacement de certaines technologies de concentration.
La destruction d’un polluant est influencée par son potentiel de biodégradabilité et d’oxydation/réduction. La dégradation naturelle des PFAS est très difficile en raison de la stabilité de la liaison C-F qui présente un faible potentiel de biodégradation (c’est-à-dire qu’elle n’est pas facilement détruite par des processus à l’œuvre dans la nature, par exemple conduits par des bactéries ou enzymes).
Les procédés d’oxydation avancée sont des techniques qui utilisent des radicaux libres très réactifs et potentiellement efficaces pour briser les liaisons C–F. Elles incluent entre autres l’ozonation, les UV/peroxyde d’hydrogène ou encore les procédés électrochimiques.
Le traitement électrochimique des PFAS constitue une méthode innovante et efficace pour la dégradation de ces composés hautement persistants. Ce procédé repose sur l’application d’un courant électrique à travers des électrodes spécifiques, générant des radicaux oxydants puissants capables de rompre les liaisons carbone-fluor, parmi les plus stables en chimie organique.
Pour tous ces procédés d’oxydation avancée, un point de surveillance est indispensable : il faut éviter la production de PFAS à chaînes plus courtes que le produit initialement traité.
Récemment, une entreprise issue de l’École polytechnique fédérale de Zurich (Suisse) a développé une technologie innovante capable de détruire plus de 99 % des PFAS présents dans les eaux industrielles par catalyse piézoélectrique. Les PFAS sont d’abord séparés et concentrés par fractionnement de la mousse. Ensuite, la mousse concentrée est traitée dans deux modules de réacteurs où la technologie de catalyse piézoélectrique décompose et minéralise tous les PFAS à chaîne courte, moyenne et longue.
La dégradation sonochimique des PFAS est également une piste en cours d’étude. Lorsque des ondes ultrasonores à haute fréquence sont appliquées à un liquide, elles créent des bulles dites « de cavitation », à l’intérieur desquelles des réactions chimiques ont lieu. Ces bulles finissent par imploser, ce qui génère des températures et des pressions extrêmement élevées (plusieurs milliers de degrés et plusieurs centaines de bars), qui créent des espèces chimiques réactives. Le phénomène de cavitation est ainsi capable de rompre les liaisons carbone-fluor, permettant d’obtenir finalement des composants moins nocifs et plus facilement dégradables. Très prometteuse en laboratoire, elle reste difficile à appliquer à grande échelle, du fait de son coût énergétique et de sa complexité.
Ainsi, malgré ces récents progrès, plusieurs défis subsistent pour la commercialisation de ces technologies en raison notamment de leur coût élevé, de la génération de potentiels sous-produits toxiques qui nécessitent une gestion supplémentaire ou encore de la nécessité de la détermination des conditions opérationnelles optimales pour une application à grande échelle.
Quelles perspectives pour demain ?
Face aux limites des solutions actuelles, de nouvelles voies émergent.
Une première consiste à développer des traitements hybrides, c’est-à-dire combiner plusieurs technologies. Des chercheurs de l’Université de l’Illinois (États-Unis) ont par exemple développé un système innovant capable de capturer, concentrer et détruire des mélanges de PFAS, y compris les PFAS à chaîne ultra-courte, en un seul procédé. En couplant électrochimie et filtration membranaire, il est ainsi possible d’associer les performances des deux procédés en s’affranchissant du problème de la gestion des concentrâts.
Des matériaux innovants pour l’adsorption de PFAS sont également en cours d’étude. Des chercheurs travaillent sur l’impression 3D par stéréolithographie intégrée au processus de fabrication de matériaux adsorbants. Une résine liquide contenant des polymères et des macrocycles photosensibles est solidifiée couche par couche à l’aide d’une lumière UV pour former l’objet souhaité et optimiser les propriétés du matériau afin d’améliorer ses performances en termes d’adsorption. Ces matériaux adsorbants peuvent être couplés à de l’électroxydation.
Enfin, des recherches sont en cours sur le volet bioremédiation pour mobiliser des micro-organismes, notamment les bactéries et les champignons, capables de dégrader certains PFAS). Le principe consiste à utiliser les PFAS comme source de carbone pour permettre de défluorer ces composés, mais les temps de dégradation peuvent être longs. Ainsi ce type d’approche biologique, prometteuse, pourrait être couplée à d’autres techniques capables de rendre les molécules plus « accessibles » aux micro-organismes afin d’accélérer l’élimination des PFAS. Par exemple, une technologie développée par des chercheurs au Texas utilise un matériau à base de plantes qui adsorbe les PFAS, combiné à des champignons qui dégradent ces substances.
Néanmoins, malgré ces progrès techniques, il reste indispensable de mettre en place des réglementations et des mesures en amont de la pollution par les PFAS, pour limiter les dommages sur les écosystèmes et sur la santé humaine.

Julie Mendret a reçu des financements de l'Institut Universitaire de France (IUF).
Mathieu Gautier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.