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20.10.2025 à 15:59

Des parasites découverts chez les vers plats envahissants, enfin une piste de lutte ?

Jean-Lou Justine, Professeur, UMR ISYEB (Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Archie K. Murchie, Agricultural entomologist, Agri Food and Biosciences Institute
Leigh Winsor, Adjunct Senior Research Fellow, James Cook University
Romain Gastineau, Professeur assistant (Institut des sciences de la mer et de l'environnement), University of Szczecin
Les espèces exotiques envahissantes prolifèrent parce qu’elles n’ont ni prédateurs ni parasites. Découvrir des parasites ouvre une porte vers la lutte biologique.
Texte intégral (2516 mots)
Une des espèces de plathelminthes pour laquelle des parasites ont été identifés : _Austroplana sanguinea_. Gastineau et al., CC BY-SA

Les vers plats terrestres (ou, plathelminthes) causent d’importants dégâts écologiques en France, car ces espèces n’ont pas de prédateurs dans l’Hexagone. La découverte très récente de parasites va-t-elle permettre de lutter contre ces espèces ?


Depuis une dizaine d’années, nous étudions l’invasion de la France et de l’Europe par des vers plats terrestres (ou, plathelminthes). Ces animaux exotiques, généralement longs comme le doigt, sont arrivés en Europe par l’intermédiaire du transport des plantes en pots. Une dizaine d’espèces sont maintenant chez nous, venant principalement de l’hémisphère Sud (Argentine, Australie, Nouvelle-Guinée, Asie du Sud-Est). Elles se sont largement installées dans les jardins, en particulier Obama nungara, désormais présent dans plus de 70 départements. D’autres sont aussi connues du public, comme Bipalium kewense, qui peut atteindre une trentaine de centimètres, ou Vermiviatum covidum.

Quand une espèce envahit un écosystème, elle provoque souvent toute une série de problèmes écologiques. Les plathelminthes terrestres sont des prédateurs, et on sait qu’ils consomment (en particulier dans le cas d’Obama nungara) les vers de terre, ces précieux alliés du jardinier pour la fertilité des sols.


À lire aussi : L’invasion des vers plats est loin d’être terminée


La fameuse théorie du « relâchement de la pression des ennemis »

Et là, se pose la question, comment lutter contre ces envahisseurs ? Aucun produit chimique n’étant homologué ni même testé, oublions immédiatement cette solution. Des prédateurs qui mangeraient ces vers ? On n’en connaît pas en Europe. Des parasites qui pourraient limiter leur prolifération ? Inconnus aussi.

Les scientifiques qui étudient les invasions considèrent généralement qu’une espèce envahissante abandonne derrière elle prédateurs et parasites en arrivant dans un nouveau territoire, ce qui supprime tout frein à sa prolifération : c’est la théorie du « relâchement de la pression des ennemis ». C’est bien le cas des plathelminthes terrestres en France et en Europe.

La découverte de parasites

Nous avons sursauté quand nous avons trouvé les premières traces de parasites dans des plathelminthes terrestres envahissants. Mais, comme vous allez le lire, cette découverte n’a pas été aussi facile qu’on pourrait l’imaginer.

Nous n’avons pas vu ces parasites. Comment, alors, ont-ils été découverts ? Nous faisons, depuis plusieurs années, une analyse moléculaire des plathelminthes terrestres. En particulier, nous avons décrit, non pas le génome entier, ce qui serait très long et coûteux, mais le génome mitochondrial de plus d’une dizaine d’espèces.

Le génome mitochondrial, ou mitogénome, est celui qui permet aux mitochondries, ces petits éléments présents dans toutes les cellules, de fonctionner. Chez les plathelminthes, les organes sont noyés dans un tissu mou appelé parenchyme. Ainsi, lorsqu’on analyse un individu, on obtient non seulement son propre ADN, mais aussi celui de ses proies présentes dans l’intestin. Cela permet de mieux comprendre leur régime alimentaire en identifiant les espèces consommées.

Nous voilà donc faisant une analyse de routine sur deux espèces trouvées en Irlande du Nord, Kontikia andersoni et Australoplana sanguinea. Ces deux espèces viennent d’Australie et de Nouvelle-Zélande et ont envahi les îles Britanniques, mais pas (encore) l’Europe continentale. Les analyses ont rapidement permis de caractériser les mitogénomes des plathelminthes et de déterminer leurs proies, qui sont, dans les deux cas, des vers de terre. Mais une surprise nous attendait.

Des mitogénomes de parasites ?

Dans chacune des espèces de plathelminthes, nous avons trouvé un signal moléculaire d’une espèce du genre Mitosporidium. Jusqu’ici, le genre Mitosporidium ne contenait qu’une seule espèce, Mitosporidium daphniae, qui est un parasite des daphnies, des petits crustacés d’eau douce. Mitosporidium est très original : c’est une microsporidie « primitive ». Que sont les microsporidies ? Des parasites unicellulaires.

Une microsporidie est devenue tristement célèbre dans les années 1980, Enterocytozoon bieneusi, qui infectait les patients atteints du sida dont l’immunité était compromise. Avant la génétique moléculaire, on classait les microsporidies dans les « protozoaires » et on les reconnaissait par leurs spores très caractéristiques. On a depuis compris que ce sont des champignons très modifiés par le parasitisme, en particulier par la perte des mitochondries.

Comme mentionné plus haut, les mitochondries sont des organites présents dans toutes les cellules des eucaryotes, mais les microsporidies, qui vivent dans les cellules de leurs hôtes, n’en ont plus besoin et s’en sont débarrassées.

Une spore typique de microsporidie, colorisée pour montrer les structures internes. Jaroenlak et coll., 2020, CC BY

Mais la nature aime les exceptions, et les scientifiques aiment les exceptions quand elles permettent de mieux comprendre la nature… Mitosporidium daphniae a toutes les caractéristiques d’une microsporidie, sauf qu’elle a conservé un génome de mitochondrie. C’est pour cela que l’on considère cette espèce comme « basale » : elle représenterait une étape de l’évolution des champignons vers les microsporidies, en ayant déjà la morphologie et la vie intracellulaire d’une microsporidie, mais en ayant gardé le mitogénome.

Et donc, nous avons trouvé deux nouvelles espèces de Mitosporidium, une dans chaque espèce de ver plat. Rien que le fait de faire passer ce genre d’une seule espèce à trois était déjà une découverte significative ; la seule espèce connue avait été décrite en 2014, et aucune depuis.

Les génomes mitochondriaux des deux espèces de microsporidies découvertes. Gastineau et al, CC BY

Parasites de quoi ?

Un gros problème est apparu. Pour des raisons techniques, nous n’avons pas vu les microsporidies. On ne les reconnaît facilement que quand elles sont au stade de spores, et les autres stades, dans les tissus de l’hôte, sont difficiles à détecter. Et puis surtout, la question a été : de qui sont parasites ces microsporidies ? Rappelez-vous, notre analyse a été faite sur un mélange de tissus : tissus du plathelminthe prédateur et tissus du ver de terre dans son intestin. Ces Mitosporidium étaient-ils des parasites des plathelminthes eux-mêmes ou de leurs proies, les vers de terre ?

Pour l’instant, nous ne pouvons pas trancher définitivement, mais un principe biologique nous guide : la spécificité parasitaire. En effet, un parasite est souvent associé à une seule espèce d’hôte. Or, dans chaque plathelminthe terrestre étudié, nous avons trouvé une espèce unique de Mitosporidium.

Deux hypothèses sont possibles. Soit ces parasites viennent des vers de terre que les plathelminthes consomment – mais il faudrait alors admettre un hasard improbable : que chaque plathelminthe ait mangé une seule espèce de ver de terre, elle-même infectée par son parasite spécifique. Soit, plus simplement, chaque plathelminthe possède son propre Mitosporidium. C’est cette seconde hypothèse qui nous paraît la plus plausible, en attendant des analyses plus larges.

Un avenir pour la lutte contre les vers plats ?

Nous supposons, donc, maintenant avoir découvert des parasites de vers plats envahissants. Selon la théorie générale du « relâchement de la pression des ennemis », un moyen de se débarrasser d’une espèce envahissante est de l’infecter par un parasite ou par un pathogène qui va réduire ses populations. Un exemple classique est celui du lapin en Australie : libéré de ses prédateurs et parasites, il s’est multiplié de façon incontrôlable et seule l’introduction de la myxomatose a permis de réduire un peu sa population. Mais ce n’est pas toujours facile : pour le frelon asiatique, envahissant en Europe, plusieurs parasites ont été identifiés, sans qu’aucun ne puisse freiner réellement son expansion.

Introduire des microsporidies pour réduire les populations de plathelminthes terrestres envahissants ? Une idée séduisante, mais nous en sommes très loin.

D’abord, comme expliqué plus haut, nous ne sommes pas encore sûrs que les Mitosporidium soient des parasites de plathelminthes. Ensuite, on ne sait pas du tout s’ils sont pathogènes ! La seule espèce connue avant notre travail, Mitosporidium daphniae, n’a qu’une petite influence négative sur la fertilité des daphnies infectées. Des années de recherche sont encore nécessaires.

The Conversation

Jean-Lou Justine est Rédacteur-en-Chef de Parasite, la revue scientifique de la Société Française de Parasitologie, dans laquelle a été publiée cette étude. Toutes les précautions éthiques ont été prises, en suivant les recommandations de COPE https://publicationethics.org/ .

Archie K. Murchie a reçu des financements du Department of Agriculture, Environment & Rural Affairs, Northern Ireland

Romain Gastineau a reçu des financements du ministère de la recherche et de l'éducation de Pologne.

Leigh Winsor ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

15.10.2025 à 16:48

La liberté académique dans le monde et en France : un bien de première nécessité

Stéphanie Balme, Director, CERI (Centre de recherches internationales), Sciences Po
L’étude « Défendre et promouvoir la liberté académique », conduite par Stéphanie Balme pour France Universités, liste quatre axes pour mieux défendre cette liberté indispensable à la vie d’une démocratie.
Texte intégral (1903 mots)

Stéphanie Balme a mené pour France Universités une étude intitulée « Défendre et promouvoir la liberté académique : un enjeu mondial, une urgence pour la France et l’Europe. Constats et 65 propositions d’action ». Elle en livre ici quelques enseignements.


Dévoilé officieusement le 2 octobre 2025, le Compact for Academic Excellence in Higher Education de Donald Trump illustre de manière paroxystique la politisation du savoir et la volonté de contrôle idéologique de la production scientifique aux États-Unis. Derrière le discours de « restauration de l’excellence » se profile une nouvelle étape dans l’institutionnalisation du sciento-populisme : la défiance envers la science y est exploitée de manière stratégique afin de flatter les affects populistes et de transformer les universitaires en boucs émissaires, rendus responsables du « déclin » de l’hégémonie civilisationnelle américaine.

Ce phénomène, bien que caricatural, n’est pas isolé. Simultanément à l’annonce de Donald Trump, l’édition 2025 du Global Innovation Index (GII) révèle que la Chine intègre pour la première fois le top 10 des nations les plus innovantes, tandis que les États-Unis, encore troisièmes, montrent des fragilités structurelles. Huit pays européens, fait trop peu connu, figurent parmi les quinze premiers de ce classement. La France, quant à elle, est rétrogradée mais conserve néanmoins la treizième place, celle qu’occupait la Chine trois ans auparavant.

Les 80 indicateurs du GII, couvrant près de 140 pays, ne se limitent pas à mesurer la performance technologique ou scientifique : ils évaluent également la capacité des États à garantir un environnement politico-institutionnel, économique et financier complet, libre et sûr. En croisant ces données avec celles de l’Academic Freedom Index, principal outil de référence élaboré depuis 2019, on constate que la liberté académique n’est plus uniquement menacée dans les régimes autoritaires. Elle se fragilise désormais au cœur même des démocraties, affectant à parts égales les sciences humaines et sociales et les sciences expérimentales.

L’attribution du prix Nobel d’économie 2025 à Philippe Aghion, Peter Howitt et Joel Mokyr rappelle opportunément que la croissance et l’innovation reposent sur un écosystème fondé sur la liberté de recherche et la circulation des idées. Leurs travaux sur les conditions historiques et structurelles du progrès technologique montrent qu’aucune économie ne peut prospérer durablement lorsque la connaissance est contrainte ou soumise à un contrôle idéologique.

Régimes autoritaires et technonationalisme

Paradoxalement, les régimes autoritaires comptent aujourd’hui parmi les principaux investisseurs dans la recherche, dont ils orientent néanmoins strictement les finalités selon leurs priorités politiques. Engagés dans une phase ascendante de développement technonationaliste, ils investissent massivement dans la science et la technologie comme instruments de puissance, sans encore subir les effets corrosifs de la défiance envers le savoir.

Les démocraties, à l’inverse, peinent à financer la recherche tout en soutenant leurs dépenses de défense et doivent affronter la montée de mouvements contestant la légitimité même de la science telle qu’elle se pratique. C’est afin de mieux comprendre ces dynamiques que j’ai conduit pour France Universités une étude intitulée « Défendre et promouvoir la liberté académique : un enjeu mondial, une urgence pour la France et l’Europe. Constats et 65 propositions d’action ».

Des atteintes multiples en France

La France illustre particulièrement les vulnérabilités décrites plus haut. En 2024‑2025, les atteintes à la liberté académique y ont pris des formes multiples : ingérences étrangères accrues, conditionnement des financements publics régionaux à des chartes aux critères flous, pressions idéologiques sur les contenus d’enseignement et de recherche, annulations de conférences, campagnes de stigmatisation d’enseignants-chercheurs sur les réseaux sociaux, interventions de responsables politiques jusque dans les conseils d’administration d’universités, restrictions d’accès aux terrains ou à des bourses de recherche, et enfin, multiplication des procédures-bâillons.

Contrairement à d’autres droits fondamentaux, la liberté académique en France se distingue par l’absence d’une culture politique, professionnelle et citoyenne solidement enracinée. Les universitaires victimes d’atteintes dans leur liberté d’exercer leur métier se retrouvent souvent isolés, tandis que la capacité institutionnelle des universités à jouer un rôle de contre-pouvoir demeure limitée.

Cette vulnérabilité est aggravée par la dépendance aux financements publics, la précarisation des carrières, la surcharge administrative et l’absence d’autonomie institutionnelle réelle. Néanmoins, cette fragilité actuelle pourrait se transformer en levier de refondation, favoriser l’émergence d’une culture solide de la liberté académique et, ce faisant, renforcer la position de la France dans la géopolitique scientifique mondiale.

Une stratégie multidimensionnelle

L’étude pour France Universités propose une stratégie proactive articulée autour de plusieurs axes complémentaires, visant quatre catégories d’acteurs : l’État, les universités, la société civile et l’échelon européen.

Le premier axe concerne le renforcement du socle juridique : constitutionnaliser la liberté académique, réaffirmer l’autonomie des établissements et l’indépendance des personnels ; enfin, reconnaître le principe du secret des sources comme pour les journalistes et intégrer un régime spécifique dans le Code de la recherche pour les données sensibles. Il est également proposé d’étendre le dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la nation (PPST) aux sciences humaines et sociales en intégrant les risques d’ingérence pour concilier sécurité et liberté scientifiques.

Le deuxième axe porte sur l’action des universités : coordonner les initiatives à l’échelle nationale via un organisme indépendant, généraliser les chartes de liberté académique dans l’ensemble des établissements et organismes de recherche, renforcer la protection fonctionnelle des enseignants grâce à un fonds national dédié et instaurer des protocoles d’assistance rapide. Il prévoit également la création d’un observatoire indépendant des atteintes à la liberté académique, la formation des directions et des référents à ces enjeux, ainsi que la coordination d’un soutien juridique, psychologique et numérique pour les universitaires pris pour cibles. Enfin, cet axe vise à favoriser une collaboration croisée entre fonctionnaires sécurité‑défense et chercheurs et enseignants-chercheurs.

Le troisième axe vise à promouvoir une véritable culture de la liberté académique dans l’espace public : lancer une campagne nationale de sensibilisation, encourager les initiatives étudiantes, transformer la Fête de la science en Fête de la science et de la liberté académique, organiser des États généraux pour définir un plan d’action participatif, et déployer une vaste campagne de valorisation de la recherche en partenariat avec l’ensemble des opérateurs, à commencer par le CNRS. Cette campagne, appuyée sur des supports visuels, des affiches, des dessins et un hashtag fédérateur, doit célébrer la recherche dans tous les médias et rappeler son rôle essentiel au service d’une société démocratique.

Le quatrième et dernier axe vise à inscrire ces mesures dans la diplomatie scientifique européenne, en rétablissant un classement européen des universités du monde entier intégrant un indice de liberté académique, et en œuvrant à son inclusion dans les grands classements internationaux ; renforcer la coopération entre l’Association européenne des universités et les alliances universitaires européennes ; instaurer un observatoire européen de la liberté académique ; créer un passeport européen des talents pour les chercheurs réfugiés ; faire de l’Europe un espace-refuge pour les scientifiques en danger, jusqu’à obtenir, à terme, une reconnaissance sous la forme d’un prix Nobel de la paix dédié à la liberté académique.

La condition d’une démocratie vivante

Défendre la liberté académique n’est pas un réflexe corporatiste : c’est, au contraire, protéger un bien commun précieux et la condition même d’une démocratie vivante. Ce droit n’appartient qu’à un petit nombre, certes, mais il profite à toutes et à tous, à l’instar de la liberté de la presse, garantie par la loi de 1881. Contrairement à une idée reçue, les universitaires sont souvent les derniers à défendre leur droit professionnel, quand les journalistes, à juste titre, protègent activement le leur.

Le système universitaire français, tel qu’il s’est construit depuis 1945, et plus encore après 1968, n’a pas été pensé pour affronter l’autoritarisme. Aujourd’hui, les établissements français ne seraient pas en mesure de résister très longtemps à des attaques systématiques en cas d’arrivée au pouvoir d’un régime populiste et/ou autoritaire. Puissantes, riches et autonomes, les universités de l’Ivy League ont elles-mêmes vacillé face au mouvement MAGA et peinent encore à s’en relever. De nombreux scientifiques américains rejoignent aujourd’hui l’Europe, le Japon ou la Corée du Sud.

Comment, dès lors, les universités françaises, à la fois financièrement et institutionnellement dépendantes, et ne disposant que d’associations d’anciens élèves (alumni) encore récentes, pourraient-elles faire face à un tel assaut ? Sans compter que ce serait, à terme, la fin de l’ambition portée par le programme Choose Europe For Science.

Malgré la gravité de la situation, celle-ci ouvre un espace inédit pour l’action collective, l’innovation démocratique et la construction de solutions concrètes. Il est désormais temps d’agir collectivement, de coordonner les acteurs et de lancer une vaste campagne nationale et européenne en faveur de la liberté académique : tel est l’objet de ce rapport.

The Conversation

Stéphanie Balme ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

15.10.2025 à 11:41

Les « marques de cure-dents » sur les fossiles préhistoriques n’en étaient peut-être pas

Ian Towle, Research Fellow in Biological Anthropology, Monash University
Luca Fiorenza, Senior Lecturer in Anatomical Sciences, Monash University
Une étude révèle que les sillons dentaires fossiles, souvent interprétés comme des « marques de cure-dents », peuvent se former naturellement chez les primates sauvages.
Texte intégral (2388 mots)
Une molaire de Néandertal. Nowaczewska et al., 2021

Une étude sur plus de 500 primates sauvages montre que les « sillons de cure-dents » sur les dents fossiles peuvent se former naturellement, tandis que certaines pathologies modernes, comme les abfractions, sont propres aux humains.


Depuis des décennies, de fines rainures observées sur des dents humaines préhistoriques étaient interprétées comme la preuve d’un geste délibéré : des humains nettoyant leurs dents à l’aide de petits bâtons ou de fibres végétales, ou cherchant à soulager une douleur gingivale. Certains chercheurs y ont même vu la plus vieille habitude humaine.

Mais selon une étude publiée dans l’American Journal of Biological Anthropology, cette hypothèse serait à revoir. Les auteurs ont constaté que ces mêmes stries apparaissent aussi naturellement chez des primates sauvages, sans qu’aucun comportement de curetage dentaire ne soit observé. Encore plus surprenant : l’analyse de plus de 500 primates, appartenant à 27 espèces vivantes ou fossiles, n’a révélé aucune trace d’une maladie dentaire fréquente chez l’humain moderne, les lésions dites d’abfraction – ces entailles profondes en forme de V au niveau de la gencive.

Ces découvertes invitent à repenser l’interprétation des fossiles et ouvrir de nouvelles pistes sur ce qui, dans l’usure et les pathologies de nos dents, témoigne d’une évolution proprement humaine.

Mâchoire d’orang-outan présentant une dentition complète, dont une dent porte une rainure inhabituelle à la base de sa racine
Orang-outan (Pongo pygmaeus) présentant une « marque de cure-dent » sur la deuxième molaire inférieure gauche (spécimen FMNH 19026, Field Museum de Chicago). Une flèche orange indique l’emplacement de la rainure. Ian Towle

Pourquoi les dents comptent dans l’évolution humaine

Les dents sont la partie la plus résistante du squelette et survivent souvent bien après la décomposition du reste du corps. Les anthropologues s’en servent pour reconstituer les régimes alimentaires, les modes de vie et l’état de santé des populations anciennes.

Même les plus petites marques peuvent avoir une grande signification. L’une des plus fréquentes est une fine rainure qui traverse la racine exposée de certaines dents, souvent entre deux d’entre elles. Depuis le début du XXᵉ siècle, ces traces ont été baptisées « marques de cure-dent » et interprétées comme les signes d’un usage d’outils ou de pratiques d’hygiène dentaire.

On en a signalé tout au long de notre histoire évolutive, sur des fossiles vieux de deux millions d’années jusqu’aux Néandertaliens. Mais jusqu’ici, personne n’avait réellement vérifié si d’autres primates présentaient ces mêmes marques. Une autre affection, appelée abfraction, se manifeste différemment : par des entailles profondes en forme de coin à la base de la gencive. Très fréquentes en dentisterie moderne, elles sont souvent associées au grincement des dents, à un brossage trop vigoureux ou à la consommation de boissons acides. Leur absence sur les fossiles connus intrigue depuis longtemps les chercheurs : les autres primates en sont-ils vraiment exempts ?

Ce que nous avons fait

Pour vérifier ces hypothèses, nous avons analysé plus de 500 dents appartenant à 27 espèces de primates, actuelles et fossiles. L’échantillon comprenait notamment des gorilles, des orang-outans, des macaques, des colobes et plusieurs singes disparus. Fait essentiel, tous les spécimens provenaient de populations sauvages, ce qui signifie que l’usure de leurs dents n’a pas pu être influencée par les brosses à dents, les boissons gazeuses ou les aliments transformés.

Nous avons recherché des lésions cervicales non carieuses – un terme désignant une perte de tissu au niveau du col de la dent qui n’est pas causée par la carie. À l’aide de microscopes, de scanners 3D et de mesures de perte de tissu, nous avons documenté même les plus petites lésions.

Dentitions de primates présentant différents types de pathologies dentaires
Différents types de lésions radiculaires observées chez les primates sauvages, notamment une érosion acide (en haut à gauche) et des sillons présentant des caractéristiques similaires à celles des marques de cure-dents observées sur des fossiles humains. Ian Towle

Ce que nous avons découvert

Environ 4 % des individus présentaient des lésions. Certaines ressemblaient presque exactement aux classiques « sillons de cure-dents » observés sur les fossiles humains fossiles, avec de fines rayures parallèles et des formes effilées. D’autres lésions étaient peu profondes et lisses, surtout sur les dents de devant, probablement causées par les fruits acides que beaucoup de primates consomment en grande quantité.

Mais une absence nous a frappé. Nous n’avons trouvé aucune lésion par abfraction. Malgré l’étude d’espèces ayant une alimentation extrêmement dure et des forces de mastication puissantes, aucun primate n’a présenté les défauts en forme de coin si couramment observés dans les cliniques dentaires modernes.

Une illustration montrant à quoi ressemblent les lésions par abfraction sur les dents humaines. Wikimedia, CC BY

Qu’est-ce que cela signifie ?

Premièrement, cela signifie que les sillons ressemblant à des marques de cure-dents ne prouvent pas nécessairement l’utilisation d’outils. La mastication naturelle, les aliments abrasifs, ou même le sable ingéré peuvent produire des motifs similaires. Dans certains cas, des comportements spécialisés, comme arracher de la végétation avec les dents, peuvent également y contribuer. Il faut donc rester prudent avant d’interpréter chaque sillon fossile comme un acte délibéré de curetage dentaire.

Deuxièmement, l’absence totale de lésions par abfraction chez les primates suggère fortement qu’il s’agit d’un problème propre aux humains, lié à nos habitudes modernes. Elles sont beaucoup plus probablement causées par un brossage trop vigoureux, les boissons acides et les régimes alimentaires transformés que par les forces de mastication naturelles. Cela place les abfractions aux côtés d’autres problèmes dentaires, comme les dents de sagesse incluses ou les dents mal alignées, qui sont rares chez les primates sauvages mais fréquents chez l’homme aujourd’hui. Ces observations alimentent un domaine de recherche émergent appelé odontologie évolutive, qui utilise notre passé évolutif pour comprendre les problèmes dentaires actuels.

Pourquoi est-ce important aujourd’hui ?

À première vue, les sillons sur les dents fossiles peuvent sembler anecdotiques. Pourtant, ils ont une importance à la fois pour l’anthropologie et pour la dentisterie. Pour la science évolutive, ils montrent qu’il est essentiel d’observer nos plus proches parents avant de conclure à une explication culturelle spécifique ou unique. Pour la santé moderne, ils mettent en évidence à quel point nos régimes alimentaires et nos modes de vie modifient profondément nos dents, nous distinguant des autres primates.

En comparant les dents humaines à celles des autres primates, il devient possible de distinguer ce qui est universel (l’usure inévitable due à la mastication) de ce qui est propre à l’homme – le résultat des régimes alimentaires, des comportements et des soins dentaires modernes.

Et ensuite ?

Les recherches futures porteront sur des échantillons plus larges de primates, examineront les liens entre régime alimentaire et usure dentaire dans la nature, et utiliseront des techniques d’imagerie avancées pour observer la formation des lésions. L’objectif est d’affiner notre interprétation du passé tout en découvrant de nouvelles façons de prévenir les maladies dentaires aujourd’hui.

Ce qui peut ressembler à un sillon de cure-dents sur une dent humaine fossile pourrait tout aussi bien être un simple sous-produit de la mastication quotidienne. De même, il pourrait refléter d’autres comportements culturels ou alimentaires laissant des marques similaires. Pour démêler ces possibilités, il faut disposer de jeux de données comparatifs beaucoup plus larges sur les lésions des primates sauvages ; ce n’est qu’ainsi que l’on pourra identifier des tendances générales et affiner nos interprétations du registre fossile.

Parallèlement, l’absence de lésions par abfraction chez les primates suggère que certains de nos problèmes dentaires les plus courants sont propres à l’homme. Cela rappelle que même dans quelque chose d’aussi quotidien qu’un mal de dents, notre histoire évolutive est inscrite dans nos dents, mais façonnée autant par nos habitudes modernes que par notre biologie ancienne.

The Conversation

Ian Towle reçoit un financement du Conseil australien de la recherche (Australian Research Council, ARC DP240101081).

15.10.2025 à 11:41

Une expérience pour enfin comprendre comment les navigateurs du Pacifique se repéraient sans instruments

Maria Ahmad, PhD Candidate, Cognitive Neuroscience, Psychology and Language Sciences, UCL
J’ai pris la mer avec des navigateurs marshallais pour découvrir comment ils s’orientent sans instruments et comprendre les mécanismes cognitifs de cette pratique ancestrale.
Texte intégral (2071 mots)
Le marin marshallais Clansey Takia. Chewy Lin, CC BY-NC-ND

Un plongeon au cœur de l’océan Pacifique pour comprendre comment, sans instruments ni technologie, les navigateurs des îles Marshall lisaient les vagues, le vent et les étoiles pour retrouver leur chemin, et comment les neurosciences modernes tentent de décrypter ce savoir ancestral.


L’un des plus grands défis de la navigation consiste à savoir où l’on se trouve au milieu de l’océan, sans le moindre instrument. Cette aptitude extraordinaire est illustrée par les techniques ancestrales qu’utilisaient autrefois les navigateurs chevronnés des îles Marshall, un chapelet d’îles et d’atolls coralliens situés entre Hawaï et les Philippines.

Aux côtés d’un neuroscientifique spécialiste de la cognition, d’un philosophe, d’une anthropologue marshallaise et de deux marins autochtones, j’ai pris part à une expédition destinée à comprendre comment les navigateurs marshallais se repèrent en mer grâce à leur environnement. À bord du Stravaig, un trimaran (une embarcation à trois coques) de douze mètres, le vent et les vagues nous ont portés sur soixante milles nautiques, de l’atoll de Majuro à celui d’Aur.

Une compétence extraordinaire

Durant les six années que j’ai vécues aux îles Marshall, je n’avais jamais dépassé Eneko, un petit îlot situé à l’intérieur du lagon de Majuro. J’étais sans cesse ramenée au récif, là où le lagon rejoint l’océan, observant l’écume blanche se former lorsque les vagues se brisaient contre la barrière qui protégeait l’atoll.

C’est la connaissance intime de ces vagues que le « ri meto » – littéralement « la personne de la mer », titre conféré par le chef au navigateur – consacrait sa vie à maîtriser. En percevant les infimes variations de la houle, le « ri meto » pouvait déterminer la direction et la distance d’îles situées à des milliers de kilomètres au-delà de l’horizon.

Grâce à ce savoir ancestral, le « ri meto » maîtrisait l’une des compétences les plus extraordinaires jamais acquises par l’être humain : la navigation dans le Pacifique. Mais l’histoire tragique des îles Marshall a fait disparaître cette pratique, et il n’existe aujourd’hui plus aucun « ri meto » officiellement reconnu.

Alson Kelen est l’élève du dernier « ri meto » connu. Ses parents ont été déplacés de l’atoll de Bikini, au nord de l’archipel, lors du programme nucléaire américain qui a fait exploser soixante-sept bombes atomiques et thermonucléaires dans les îles Marshall dans les années 1940 et 1950.

Le rôle des neurosciences

Au-delà des destructions et des souffrances immenses qu’il a provoquées, ce programme a brisé la transmission intergénérationnelle des savoirs traditionnels, notamment celui de la navigation. Dans le cadre des efforts de renaissance menés par l’anthropologue Joseph Genz, Alson Kelen a, en 2015, pris la barre du jitdaam kapeel, une pirogue traditionnelle marshallaise, pour rallier Majuro à Aur en s’appuyant uniquement sur les techniques de navigation ancestrales qu’il avait apprises auprès de son maître.

L’atoll d’Aur Tabal, aux îles Marshall
L’atoll d’Aur Tabal, aux îles Marshall. Chewy Lin, CC BY-NC-ND

Inspirée par cette expérience, je me suis interrogée sur le rôle que les neurosciences pouvaient jouer dans la compréhension de l’orientation en mer. Des travaux de recherche sur la navigation spatiale ont montré comment les processus neuronaux et cognitifs du cerveau nous aident à nous repérer. La plupart de ces études portent toutefois sur la navigation terrestre, menée en laboratoire ou dans des environnements contrôlés à l’aide de jeux vidéo ou de casques de réalité virtuelle. En mer, les exigences cognitives sont bien plus grandes : il faut composer avec des facteurs en constante évolution, comme la houle, le vent, les nuages et les étoiles.

Neuroscience de la navigation

Directeur de Waan Aelon in Majel, une école locale de construction et de navigation de pirogues, Alson Kelen a choisi deux marins traditionnels chevronnés pour se joindre à notre expédition de recherche.

À l’approche du chenal, les vagues régulières du lagon ont laissé place à la houle plus lourde de l’océan qui frappait la coque. L’équipage a resserré les cordages, les voiles ont été hissées. Soudain, j’ai senti la houle dominante venue de l’est soulever le bateau. Nous venions de quitter le calme du lagon et mettions le cap sur l’atoll d’Aur.

Pendant les deux jours suivants, le Stravaig est devenu notre laboratoire flottant. Durant plus de quarante heures, nous avons recueilli des données cognitives et physiologiques sur les neuf membres de l’équipage, ainsi que des données environnementales continues dans un milieu en perpétuelle évolution.

Le professeur Hugo Spiers installe l’accéléromètre
Hugo Spiers, professeur de neurosciences cognitives, installe l’accéléromètre utilisé pour enregistrer les variations des vagues. Chewy Lin, CC BY-NC-ND

Nous avons demandé à chacun de suivre sa position estimée tout au long du voyage. Seuls deux membres de l’équipage – le capitaine et son second – avaient accès au GPS à intervalles réguliers ; les autres se fiaient uniquement à l’environnement et à leur mémoire. Toutes les heures, chaque membre indiquait sur une carte l’endroit où il pensait se trouver, ainsi que ses estimations du temps et de la distance restant avant d’apercevoir les premiers signes de terre, puis avant l’arrivée sur l’atoll. Ils notaient également tous les repères environnementaux utilisés, tels que les vagues, le vent ou la position du soleil.

Une boussole recouverte

L’équipage évaluait également quatre émotions clés tout au long du trajet : bonheur, fatigue, inquiétude et mal de mer. Chaque membre portait une montre connectée Empatica, qui enregistrait les variations de fréquence cardiaque.

Un accéléromètre était fixé sur le pont supérieur pour enregistrer les mouvements du bateau au gré des vagues. Une caméra GoPro 360° montée séparément capturait les variations des voiles, des nuages, du soleil et de la lune, ainsi que les déplacements de l’équipage sur le pont.

Juste avant que le dernier morceau de terre ne disparaisse sous l’horizon, chaque membre de l’équipage a désigné cinq atolls : Jabwot, Ebeye, Erikub, Aur Tabal, Arno et Majuro. Une boussole recouverte servait à enregistrer les relevés. Cette opération a été répétée tout au long du voyage afin de tester les compétences d’orientation sans référence à la terre.

À la fin de cette traversée, nous disposions d’une riche collection de données mêlant expériences subjectives et mesures objectives de l’environnement. Chaque estimation tracée sur la carte, chaque émotion, chaque variation de fréquence cardiaque était enregistrée en parallèle des changements de houle, de vent, de ciel et des relevés GPS. Ces nouvelles données constituent la base d’un modèle capable de commencer à expliquer le processus cognitif de l’orientation en mer, tout en offrant un aperçu de cette capacité humaine ancestrale que le « ri meto » maîtrisait depuis longtemps.

The Conversation

Ce projet de recherche est dirigé par le professeur Hugo Spiers, professeur de neurosciences cognitives à l’University College London. L’équipe de recherche comprend : Alson Kelen, directeur de Waan Aelon in Majel ; le professeur Joseph Genz, anthropologue à l’Université de Hawaï à Hilo ; le professeur John Huth Donner, professeur de physique à Harvard University ; le professeur Gad Marshall, professeur de neurologie à la Harvard Medical School ; le professeur Shahar Arzy, professeur de neurologie à l’Université hébraïque de Jérusalem ; le Dr Pablo Fernandez Velasco, postdoctorant financé par la British Academy à l’Université de Stirling ; Jerolynn Neikeke Myazoe, doctorante à l’Université de Hawaï à Hilo ; Clansey Takia et Binton Daniel, instructeurs de navigation et de construction de pirogues traditionnelles WAM ; Chewy C. Lin, réalisateur de documentaires ; et Dishad Hussain, directeur chez Imotion Films. Ce projet a été soutenu par le Royal Institute of Navigation, l’University College London, le Centre for the Sciences of Place and Memory de l’Université de Stirling (financé par le Leverhulme Trust), le Royal Veterinary College, Glitchers, Neuroscience & Design, Empatica, Imotion et Brunton.

15.10.2025 à 11:41

Blazars, ces phares cosmiques qui nous guident depuis les tréfonds du cosmos

Jonathan Biteau, Maître de conférence en physique des astroparticules, Université Paris-Saclay
Découvrez les mystères des blazars grâce à une analogie : celle des phares qui ponctuent la côte et qui guident les marins dans la nuit.
Texte intégral (2396 mots)
Pour se repérer, on peut utiliser les phares… ou les blazars. 500px via Wikimedia, CC BY

Les humains utilisent les astres pour se repérer depuis la nuit des temps. Aujourd’hui, la précision de nos systèmes de géolocalisation dépend des blazars, ces phares cosmiques qui abritent des trous noirs. Découvrons leurs mystères en nous aidant de l’analogie avec les phares qui ponctuent la côte et qui guident les marins dans la nuit.


Depuis la plage du Prat, au cœur de l’île d’Ouessant (Finistère), on aperçoit l’imposant phare du Créac’h au-dessus des flots. Par nuit claire, le phare de Créac’h est visible à plus de 32 milles marins (environ 60 kilomètres). Considéré comme le phare le plus puissant d’Europe, le Créac’h est un guide inestimable pour les équipages des bateaux, suppléant aux systèmes de navigation par satellite utilisés en cabine.

De nos jours, nous utilisons quotidiennement le positionnement par satellite via nos téléphones portables. Cependant, nous oublions souvent que la précision de ces systèmes de localisation repose sur des principes de physique fondamentale et des mesures d’astronomie de pointe.

Dans le passé, les marins utilisaient comme points de référence l’étoile Polaire ou des galaxies proches, telles que les nuages de Magellan situés à quelques centaines de milliers d’années-lumière. Le positionnement des satellites repose quant à lui sur l’utilisation de points lumineux sur la voûte céleste dont la direction est suffisamment stable. Les points de référence les plus stables connus sont des balises cosmiques situées à plusieurs milliards d’années-lumière. Leurs noms ? Les blazars.

Des feux ardents au voisinage des trous noirs

Les théories de la relativité générale et restreinte d’Einstein sont au cœur de notre compréhension des blazars. Le feu d’un phare comme le Créac’h est constitué de puissantes lampes halogènes dont le faisceau est concentré par des lentilles de Fresnel.

Un blazar est quant à lui constitué de deux faisceaux, des jets faits de plasma se déplaçant à plus de 99,5 % de la vitesse de la lumière. Contrairement aux faisceaux de phares, les jets de blazars ne tournent pas : ils restent relativement stables du point de vue de l’observateur.

À l’origine de ces jets se trouve un trou noir des milliers de fois plus massif que celui situé au centre de notre galaxie. C’est la rotation du trou noir sur lui-même et celle du disque de matière l’entourant qui permettent d’injecter de l’énergie dans les jets. La source d’énergie à l’origine de la lumière d’un blazar est donc paradoxalement un trou noir !

schéma et photo du blazar au centre de la galaxie M87
Illustration des observations des environs du trou noir de la galaxie M 87 à diverses échelles en ondes radio (orange), dans le domaine optique (en haut, à droite), en rayons X (en bleu) et en rayon gamma (graphique en bas, représentant le flux de M 87 en fonction du temps). EHT Collaboration, Fermi-LAT Collaboration, H.E.S.S. Collaboration, MAGIC Collaboration, VERITAS Collaboration, EAVN Collaboration, CC BY-SA

Ces jets astrophysiques sont observés dans des galaxies proches comme la radiogalaxie Messier 87. Depuis la Terre, les deux jets de cette galaxie sont observés de biais. L’un des deux jets est plus brillant car le plasma qu’il émet a tendance à s’approcher de nous, tandis que le plasma émis par l’autre jet s’éloigne. Plus l’angle entre le faisceau du phare et notre ligne de visée (l’axe entre le phare et l’observateur) est grand, plus la lumière que nous recevons du faisceau est faible. Mais que se passerait-il si l’un des jets était dirigé vers la Terre ? Nous observerions un phare extrêmement lumineux : un blazar. Une radio galaxie comme Messier 87 n’est donc rien d’autre qu’un blazar désaxé.

Un blazar, défini par l’orientation d’un de ses jets vers la Terre, peut ainsi être des dizaines de milliers de fois plus brillant qu’une radio galaxie située à la même distance.

Un faisceau qui produit sa propre lumière

Les lentilles de Fresnel du Créac’h concentrent la lumière de lampes halogènes en faisceaux de photons qui voyagent jusqu’aux équipages marins. Pour les blazars, c’est un plasma de particules énergétiques qui se propagent selon l’axe des jets. Ces particules perdent une partie de leur énergie en émettant de la lumière dans le domaine visible et en ondes radio, par rayonnement synchrotron. C’est ce même rayonnement qui limite les énergies qu’atteignent les accélérateurs de particules construits sur Terre, tel le grand collisionneur de hadrons (LHC) du CERN.

Mais si les pertes synchrotron constituent un facteur limitant pour les ingénieurs de faisceaux de particules terrestres, elles offrent aux astronomes et physiciens des astroparticules une formidable fenêtre d’observation sur des phénomènes naturels autrement plus énergétiques que ceux des accélérateurs artificiels.

Ainsi, les pertes par rayonnement des blazars ne se limitent pas aux ondes radio et à la lumière visible. Elles s’étendent également aux rayons X et aux rayons gamma.

Les rayons gamma les plus énergétiques en provenance de blazars ont été observés à des énergies dix mille milliards de fois supérieures à celle des photons visibles. Les particules qui ont émis ces rayons gamma sont encore plus énergétiques, jusqu’à des millions de fois s’il s’agit de rayons cosmiques de type protons plutôt que d’électrons.

Identifier la nature des particules émettant les rayons gamma des blazars pourrait ainsi éclairer le mystère encore tenace de l’origine des rayons cosmiques et des neutrinos les plus énergétiques que nous observons.

Apercevoir les blazars dans la brume cosmique

Les blazars les plus éloignés émettent depuis une époque correspondant au premier milliard d’années suivant le Big Bang, dans un univers qui soufflera bientôt ses 14 milliards de bougies. La quantité de rayons gamma qui nous parvient des phares lointains est faible, non seulement en raison de leur distance, mais aussi à cause d’une brume un peu particulière qui imprègne même les régions les plus reculées du cosmos.

Par temps brumeux, le phénomène qui limite la portée du Créac’h est la diffusion de la lumière visible par les minuscules gouttelettes d’eau qui composent le brouillard. Le feu du phare, que les marins devraient voir comme une source quasi ponctuelle, apparaît comme une tâche de plus en plus diffuse à mesure qu’ils s’éloignent de la côte.

La portée des blazars émettant les rayons gamma les plus énergétiques est quant à elle limitée par un phénomène de physique des particules : l’annihilation de deux particules de lumière — un photon gamma et un photon de plus faible énergie — en une paire électron-positron. Pour les faisceaux gamma de blazars, la brume est donc faite de lumière !

Illustration de la brume cosmique : les mécanismes d’atténuation du flux d’un blazar par l’interaction entre rayon gamma et photon visible dans les vides cosmiques. L. Gréaux et J. Biteau, Fourni par l'auteur

Plus l’énergie du rayon gamma est élevée, et plus la distance du blazar qui l’émet est grande, plus l’atténuation du flux reçu est importante. Les photons de faible énergie jouant le rôle de minuscules gouttelettes résultent de l’émission cumulée de toutes les étoiles et galaxies depuis le début de l’univers.

Jusqu’à récemment, la détection de ces « gouttelettes » représentait un véritable défi observationnel. Les trois techniques de mesure connues, dont celle qui exploite l’atténuation des rayons gamma, semblent désormais atteindre des valeurs compatibles entre elles, ouvrant la voie à de nouveaux outils cosmologiques pour répondre au paradoxe d’Olbers ou à la tension de Hubble.

Éruptions de blazars et cours de la Bourse

Les blazars n’ont-ils donc plus aucun mystère pour nous ? Loin de là.

Alors que les phares maritimes clignotent à intervalles réguliers pour permettre aux équipages de les identifier, les blazars brillent de manière erratique, à l’image des cours boursiers fluctuant au fil des ans. Lors des éruptions les plus extrêmes, on a même observé le flux de blazars doubler en quelques minutes seulement ! Comprendre ces éruptions représente encore un défi pour l’astrophysique des hautes énergies et la physique des plasmas.

L’avènement d’observatoires comme le Vera C. Rubin Observatory dans le domaine visible et le Cherenkov Telescope Array Observatory en rayons gamma promet des avancées majeures dans la cartographie des éruptions de blazars. Tout en levant le voile de la brume cosmique, ces observations promettent de mieux comprendre les accélérateurs persistants les plus puissants du cosmos.

The Conversation

Jonathan Biteau a reçu des financements de l'Université Paris-Saclay et de l'Institut Universtaire de France.

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