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17.05.2024 à 13:36

L’incursion russe en direction de Kharkiv est un prélude à sa contre-offensive d’été

Marin Saillofest

Depuis une semaine, plusieurs milliers de combattants russes ont pénétré en Ukraine dans l'oblast de Kharkiv, relativement épargné par les combats depuis fin 2022. Cette opération marque une phase préliminaire d’une offensive plus large que Moscou pourrait lancer d’ici cet été, avec pour objectif l’affaiblissement de l’armée ukrainienne.

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Texte intégral (828 mots)

La progression russe dans l’oblast de Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine, a été fulgurante par rapport aux opérations observées jusqu’alors depuis la fin de l’année 2022. En une semaine, Moscou revendique avoir capturé 274 km² de territoire dans cette région — soit autant qu’au cours des trois mois précédents.

  • La plupart des experts s’accordent pour dire qu’il est peu probable que l’armée russe cherche à s’emparer de la ville de Kharkiv, qui comptait plus 1,4 million d’habitants en 2022.
  • L’état-major russe cherche plutôt à ouvrir un second front afin de contraindre l’Ukraine à mobiliser des ressources actuellement déployées dans le Donbass.
  • Selon l’analyste Jack Watling du RUSI, l’offensive russe en direction de Kharkiv correspond aux « premières phases de son offensive d’été »1. Celle-ci ne vise pas tant à saisir Kharkiv ou d’autres grandes villes qu’à infliger le maximum de dégâts à l’armée ukrainienne.

Cela fait plusieurs mois que Volodymyr Zelensky avertit que l’armée russe s’apprête à lancer une offensive majeure au printemps ou au début de l’été. Si la présidence ukrainienne revendique avoir mis fin à la progression russe en direction de Kharkiv2 — au mieux l’aura-t-elle ralentie3 —, elle a néanmoins été contrainte d’y dépêcher des unités préalablement déployées dans le Donbass, notamment la 92e brigade d’assaut, jusqu’alors présente sur le front de Tchassiv Yar4.

Kiev, en plus de la menace que constitue le rapprochement des troupes russes de Kharkiv, s’attend d’ores et déjà à l’ouverture de nouveaux fronts.

  • Le directeur du renseignement militaire ukrainien Kyrylo Boudanov considère que l’offensive russe en direction de Kharkiv devrait s’estomper au cours des prochains jours.
  • L’armée russe pourrait ensuite s’attaquer à la capitale de l’oblast de Soumy, située à environ 140 kilomètres au nord-ouest de Kharkiv. Ces derniers jours, les bombardements russes aux alentours de la ville se sont intensifiés5.
  • La perspective d’une nouvelle incursion russe plus au Nord, dans l’oblast ukrainien de ​​Tchernihiv, est également plausible.

Si Moscou a affecté un certain nombre de ressources à cette offensive, le principal objectif demeure la capture de la totalité du Donbass. Comme le notait Gustav Gressel dans nos pages en avril, l’armée russe veut s’emparer des villes de Tchassiv Yar, Avdiivka et Siversk, où les attaques continuent ces derniers jours malgré une progression russe limitée.

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17.05.2024 à 10:06

Aadhaar. En Inde, un identifiant numérique omniprésent menace la démocratie

Matheo Malik

En Inde, « la base » agrège tout, note tout, trace tout : « une fois qu’Aadhaar sera devenu un outil d’identification à tout faire, la vie en Inde sera aussi transparente pour l’État qu’une lentille de contact. »

Du ciblage électoral à la suppression des listes, le WeChat indien pourrait faire basculer les élections. Nous publions une enquête sur le potentiel déstabilisateur d'un identifiant numérique au cœur du dispositif Modi.

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Texte intégral (7318 mots)

Jusqu’au 1er juin, la démocratie la plus peuplée au monde est appelée aux urnes. Comment le pouvoir autoritaire de Modi compte-t-il rester en place à la tête d’une puissance qui devient l’une des plus disputées au monde ? Pour suivre ce scrutin et ses implications, nous avons fait appel au spécialiste Christophe Jaffrelot pour nous aider à coordonner une série de publications ce printemps. Pour les suivre, pensez à vous abonner au Grand Continent

Depuis 2009, l’Inde enregistre biométriquement sa population à grands pas. Formellement, le programme est lancé cette année-là par la création de la Unique ID Authority of India (UIDAI), une autorité administrative dirigée par Nandan Nilekani, l’un des fondateurs d’Infosys, une entreprise indienne de conseil en informatique de taille mondiale. L’identifiant numérique est nommé Aadhaar, un mot qui « se traduit par ‘fondement’ ou ‘support’. Le mot est présent dans la plupart des langues de l’Inde et peut donc être utilisé comme une marque à des fins de communication dans l’ensemble du pays. »1 Environ 95  % des 1,53 milliard de personnes que compte la population indienne en 2023, soit 1,36 milliard, auraient depuis été enrôlées alors dans le dispositif, par ailleurs exporté dans de nombreux pays du Sud et frappant à la porte du Nord2.

Cet identifiant numérique est présenté par ses concepteurs comme un signe de modernité  :

Le voyage vient de commencer (…). Aadhaar mobilise les technologies biométriques à des fins de développement, d’inclusion et de lutte contre la pauvreté. Nous devons réussir. Beaucoup espèrent que cet usage de la technologie pour le développement va changer les règles du jeu, en particulier les perspectives d’avenir des plus défavorisés en Inde et, à vrai dire, la nation toute entière.3

Mais cet outil peut surtout s’avérer un danger pour la démocratie. Le rêve peut tourner au cauchemar. Dès les premières années, des militants et des membres de la société civile qui le découvrent avec effarement quand il percute leur domaine de compétence, mettent en garde contre le danger de surveillance que porte en lui ce nouvel outil numérique4. Plus tard, en 2017, l’un d’entre eux écrit encore  :

Le plus grand danger d’Aadhaar est son potentiel de surveillance globale. C’est peut-être beaucoup plus grave que la question de la confidentialité de la base de données. Une fois qu’Aadhaar sera devenu un outil d’identification à tout faire, la vie en Inde sera aussi transparente pour l’État qu’une lentille de contact. Le gouvernement pourra accéder au détail de vos réservations de train, de vos conversations téléphoniques, de vos opérations bancaires, etc. en quelques clics de souris, sans avoir besoin d’invoquer des pouvoirs exceptionnels.5

Dès les premières années, des militants et des membres de la société civile qui découvrent Aadhaar avec effarement quand il percute leur domaine de compétence, mettent en garde contre le danger de surveillance que porte en lui ce nouvel outil numérique.

Nicolas Belorgey

En cette période électorale, il ne semble pas inutile de revenir sur deux dangers qui découlent de cette surveillance de masse : le risque de profilage des électeurs afin d’influencer leur vote, et l’exclusion possible des listes électorales.

Le ministre des transports de Delhi, Kailash Gahlot, inspecte le nouveau centre de commande et de contrôle de la DTC à Kashmere Gate, New Delhi, Inde, le 24 février 2021. © Sonu Mehta/Hindustan Times/Shutterstock

Cambridge Analytica, version indienne

Le profilage des électeurs pour influencer la décision de vote a été rendu célèbre par l’affaire Cambrigde Analytica. 

Réutilisant les données de leurs comptes Facebook afin de construire des profils psychologiques d’électeurs et de les influencer lors du scrutin, la société dirigée par Alexander Nix avait ainsi considérablement pesé en 2016 sur deux élections déterminantes pour l’histoire mondiale  : les présidentielles américaines, qui avaient vu la victoire de Donald Trump, et le référendum sur le Brexit6

La firme londonienne n’en était à vrai dire pas à son coup d’essai, puisqu’elle avait déjà fait de même avec nombre d’élections dans les pays du Sud. Mais, dans ce contexte, confiait son CEO, l’opération avait été « difficile » car « la recherche devait se faire par le porte-à-porte »7. En effet, la proportion d’internautes y est nettement plus réduite. Au contraire, dans les pays du Nord, la présence d’identifiants numériques indexés sur quantités de données personnelles, typiquement les comptes Facebook, rendait l’opération beaucoup plus facile. Ce que permet l’identifiant indien, c’est précisément de remédier à ce manque d’identification numérique des personnes dans le Sud et notamment en Inde —  et donc d’y faciliter les opérations de type Cambridge Analytica.

Dans la description saisissante qu’il fait des méthodes électorales du Congrès et du BJP, Shivam Shankar Singh, un consultant politique qui a travaillé pour ces partis et qui est donc bien placé pour en parler, montre comment les mêmes méthodes ont été couramment utilisées en Inde dans les années suivantes8. Différentes bases de données, Facebook, Whatsapp et des enquêtes de terrain l’ont aidé à profiler les électeurs et à leur envoyer des messages ciblés, par exemple lors des élections de 2018 au Tripura. Dans cet État, le BJP a ciblé les nombreux jeunes qui n’avaient pas la mémoire de la paix ramenée depuis 2004 par le parti communiste alors au pouvoir et souffraient par ailleurs du chômage. Alors que la gestion communiste portait globalement un bilan sans tâche, il a monté en épingle un scandale isolé, diffusé aux tribus un message d’alliance avec elles — qu’il a dissimulé aux groupes hostiles à ces tribus — et, enfin, promis aux nombreux fonctionnaires des hausses de salaires — que les finances de l’État ne pouvaient en fait pas autoriser. Le BJP a remporté ces élections haut la main.

Les méthodes de type Cambridge Analytica ont été couramment utilisées en Inde dans les années suivantes.

Nicolas Belorgey

Par rapport à ces pratiques, le profilage permis par l’identifiant numérique ajoute une nouvelle couche d’information, ce qui facilite le travail. Ce profilage est développé particulièrement grâce aux bases de données des États fédérés (State Resident Data Hubs, SRDH)9. En effet, pour enregistrer les personnes, l’UIDAI a recours notamment à eux — ce sont officiellement des « recenseurs » ou registrars et ils peuvent ainsi au passage conserver une copie des données qu’ils envoient à l’agence centrale. Ainsi en possession du numéro Aadhaar des personnes, d’un embryon de leur d’état-civil et parfois de leurs informations biométriques — une photo, les dix empreintes digitales, des scans des rétines —, les États recenseurs peuvent en plus ajouter dans leurs bases toutes les informations qui leur semblent pertinentes, selon le principe dit du « KYR+ »10. Le Gujarat sous Narendra Modi11, ainsi que l’Andhra Pradesh — un État en pointe dans la numérisation du pays — sont parmi ceux qui font le plus usage et développent le plus cette fonctionnalité, afin d’obtenir une meilleure vision de leurs populations. 

Ces entrepôts introduisent par ailleurs une fragilité dans la protection des données personnelles. En effet, si le profilage électoral n’est pas mené officiellement et si les SRDH sont généralement protégés des attaques extérieures, de telles opérations peuvent être menées officieusement, rendant le système très poreux aux d’attaques intérieures — par exemple par des sous-traitants — ainsi que le rappellent des spécialistes en sécurité informatique12.

Après sa création en 2014 à partir de la partie Nord-Ouest de l’Andhra Pradesh, le nouvel État du Telangana développe lui aussi des pratiques de profilage intrusives. 

Peut-être conscientes des limites d’Aadhaar pour identifier biométriquement les personnes, les autorités du Telangana mobilisent une autre technique — la reconnaissance faciale.

Nicolas Belorgey

Juste après la création de l’État, il décrète un jour de vacances générales le 19 août 2014 pendant lequel les citoyens doivent rester chez eux avec leurs documents d’identité afin de recevoir la visite des agents recenseurs, sous peine de sanctions. En 2016 et 2017, le Telangana lance une nouvelle base de données pour laquelle, peut-être conscientes des limites d’Aadhaar pour identifier biométriquement les personnes, les autorités mobilisent une autre technique — la reconnaissance faciale. La base agrège pour chaque personne ses informations d’état-civil, celles relatives aux biens qu’elle possède, à ses consommations d’énergie, à ses prestations sociales, à son éducation, à ses crimes et délits, ainsi qu’à ses relations familiales et à ses « autres associés connus »13.

Le ministre des transports de Delhi, Kailash Gahlot, inspecte le nouveau centre de commande et de contrôle de la DTC à Kashmere Gate, New Delhi, Inde, le 24 février 2021. © Sonu Mehta/Hindustan Times/Shutterstock

Des bases plus intrusives, directement gérées par la police

Le gouvernement du Telangana développe ainsi une base de données encore plus intrusive pour sa police. Il commence par la ville d’Hyderabad — qui demeure la capitale partagée entre les deux États, l’Andhra Pradesh et le Telangana nouvellement créé, pendant une période de transition — avec HydCOP, une application cumulant  l’identifiant numérique, des bases de données de la police et des données supplémentaires recueillies par celle-ci lors d’opérations de porte-à-porte, telles que les « empreintes digitales, numéros Aadhaar, numéros de téléphone, comptes sur les réseaux sociaux, carte électorale, passeport, ainsi que le nombre et les noms des membres de leur famille, de leurs associés, avocats, courtiers et concubines, le cas échéant »14. Les coordonnées GPS de la maison sont aussi enregistrées à cette occasion.

Officiellement, il s’agit d’établir les profils des criminels et de nourrir les dossiers judiciaires des affaires en cours. En pratique, on ne sait pas si les investigations ne touchent que ce type de personnes ou sont étendues à d’autres par une police peu soucieuse des limites de son action. HydCOP est ensuite étendu à l’ensemble de l’État sous le nom de TSCOP. Si la base légale de la démarche est initialement réduite, une loi nationale de 2022 autorise la police à prélever et à conserver pendant 75 ans les données biométriques — empreintes digitales, scans de rétine, et potentiellement les photos, prélèvements sanguins et ADN — des personnes simplement arrêtées, même si aucune charge n’est ensuite retenue contre elles15. Un flou juridique demeure quant à la possibilité d’enregistrer et de conserver d’autres types de données.

Une loi nationale de 2022 autorise la police à prélever et à conserver pendant 75 ans les données biométriques des personnes simplement arrêtées, même si aucune charge n’est ensuite retenue contre elles.

Nicolas Belorgey

En-dehors des SRDHs, le profilage peut aussi être fait à partir des données engendrées par chaque authentification faite avec l’identifiant numérique — « journaux » ou authentication logs dans le jargon informatique. Ces données contiennent en particulier l’identifiant de la personne, l’entité qui a réalisé l’opération, le but de celle-ci et sa localisation géographique. Compilées et regroupées, toutes ces données donnent une vision exceptionnelle de la vie d’une personne. C’est peut-être cette fonctionnalité qu’avait en tête en 2009 Ajit Doval, ancien directeur de la Sécurité Intérieure (Intelligence Bureau) et futur Conseiller National pour la Sécurité (National Security Advisor) à partir de l’arrivée au pouvoir du BJP en 2014, quand il se réjouissait en ces termes :

L’identifiant numérique a pour but de se débarrasser des personnes indésirables (…). Avec lui, les personnes peuvent être localisées n’importe où, parce que toutes les bases seront connectées.16

De son côté, l’UIDAI a toujours nié conserver les journaux d’authentification. Cette affirmation est cependant difficile à vérifier. De leur côté, les entités qui réalisent ces opérations un peu partout dans le pays sont nettement plus difficiles à contrôler ne serait-ce qu’en raison de leur nombre. Peu de choses en pratique les empêchent de conserver ces journaux contenant l’identifiant numérique, ou de les communiquer17.

Ces journaux peuvent aussi être utilisés par les ministères centraux, qui ont également commencé à développer leurs propres bases. Trois d’entre eux sont particulièrement actifs à ce sujet  : le ministère de l’Intérieur, celui des Finances, enfin le ministère du Développement Rural (Ministry of Rural Development, MoRD). Ce dernier est particulièrement intéressant car il réalise le recensement économique et social (Socio-Economic Caste Census, SECC), une opération à l’origine anonymisée, qu’il transforme progressivement à partir de 2015 et avec l’aide de la Banque Mondiale et de l’UIDAI en une base de données nominative, pouvant être mise à jour « en temps réel » grâce aux journaux d’authentification18. Cette action devient particulièrement utile pour les partisans de l’identifiant après que la Cour Suprême (CS) en 2018 a limité l’usage de celui-ci essentiellement aux programmes sociaux. En effet, au moment où d’autres bases de données deviennent alors potentiellement inconstitutionnelles, le SECC, qui est indispensable aux programme sociaux, est protégé contre ce risque. Mais son spectre s’étend bien au-delà de son périmètre initial. En effet, si ces programmes sont « ciblés » sur les personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté, ce critère est toujours difficile à déterminer et fait l’objet d’une analyse au cas par cas. Pour pouvoir appliquer ce critère, les programmes ont donc vocation à s’intéresser en amont, au titre de la détermination préalable de leurs bénéficiaires, à l’ensemble de la population — qui se retrouve ainsi toujours légitimement incluse dans la base.

De manière analogue aux acteurs publics, les acteurs privés construisent probablement leurs propres bases de données, alimentées de toutes les informations qu’ils peuvent réunir sur leurs clients directement ou en les achetant à l’extérieur.

Au total, l’identifiant numérique permet la construction de nombreuses bases, publiques comme privées, contenant une myriade d’informations personnelles et potentiellement utilisables pour le profilage des personnes à des fins électorales.

L’identifiant numérique permet la construction de nombreuses bases, publiques comme privées, contenant une myriade d’informations personnelles et potentiellement utilisables pour le profilage des personnes à des fins électorales.

Nicolas Belorgey

Les données personnelles de 78 millions d’électeurs accessibles par une application

L’Andhra Pradesh fournit à nouveau un exemple typique de l’utilisation politique de ces bases19. Dans le cadre de la préparation des élections de 2019, le YSR Congress, un des principaux partis d’opposition, accuse le gouvernement de cet État alors dirigé par son rival le Telugu Desam Party (TDP), d’utiliser les données de ses politiques sociales pour faire du profilage et cibler ainsi certains électeurs. Une enquête subséquente montre que les données personnelles de 78 millions de personnes, ressortissants d’Andhra Pradesh et du Telangana, se trouvent hébergées sur un serveur en ligne d’Amazon. Ces données sont gérées par une firme privée, ITGrids, qui a aussi créé une application — disponible sur Google Play — pour le TDP. Son nom : Seva Mitra. Seva Mitra interagit avec cette base de données. Elle permet d’afficher un embryon d’état-civil des personnes ainsi que leurs photographie, numéro de téléphone, situation familiale, caste, revenu tiré des politiques de l’État, etc., et leur préférences électorales. L’application est conçue comme un outil pour les militants de terrain du parti, qui peuvent ainsi mieux comprendre le comportement électoral des citoyens de leur circonscription et enrichir en retour la base de données à partir des informations qu’eux-mêmes glanent lors de leurs tournées. Cet ensemble permet donc bien de faire du profilage électoral. La base est structurée en grande partie comme le SRDH de l’État de l’AP, ce qui suggère que le gros de ses données provient de cette source. Ainsi les outils numériques développés par le gouvernement de l’État apparaissent-ils faciliter non seulement ses politiques économiques et sociales, mais aussi sa propre réélection.

Des partisans de la Grande Alliance (Mahagathbandhan) surveillent les images de vidéosurveillance diffusées dans une salle forte du collège A.N. avant les résultats des élections de l’assemblée, le 8 novembre 2020 à Patna, en Inde. © Santosh Kumar/Hindustan Times/Shutterstock

Au niveau national, une loi de protection des données personnelles a finalement été promulguée en 2023 — soit 14 ans après la création de l’UIDAI, c’est-à-dire le temps d’enregistrer l’essentiel de la population. Par comparaison en France un projet analogue, SAFARI, avait en 1974 suscité des protestations si importantes qu’il avait immédiatement été arrêté et remplacé par la création de la CNIL. Mais cette loi est si peu consistante et truffée d’exceptions qu’elle semble davantage destinée à rassurer les populations et les partenaires commerciaux sur l’existence d’un tel cadre légal qu’à limiter la prolifération des dossiers numériques.

Au niveau national, une loi de protection des données personnelles a finalement été promulguée en 2023 — soit 14 ans après la création de l’UIDAI, c’est-à-dire le temps d’enregistrer l’essentiel de la population.

Nicolas Belorgey

#WhereIsMyVote  : au Telangana, une joueuse de badminton et 2,2 millions de votes envolés

Au-delà du profilage des électeurs, le deuxième danger induit par l’identifiant est encore plus fort puisqu’il s’agit de l’exclusion pure et simple des listes électorales. 

Il se manifeste déjà — notamment au Telangana lors des élections de 201820. Sur les 28 millions d’électeurs que comptait cet État en 2015, 2,2 ne peuvent alors exercer leur droit de vote. Le phénomène acquiert une certaine notoriété car parmi eux se trouve la star de badminton Jwala Gutta, qui proteste sur Twitter sous le hashtag #WhereIsMyVote. 

Cette disparition des électeurs a partie liée avec l’identifiant numérique.

En 2014, le Telangana et l’Andhra Pradesh sont choisis par la Commission Électorale pour tester l’indexation des listes électorales — comme d’habitude, au motif d’éliminer les « faux » et « doublons ». Utilisant « un logiciel » sur lequel elle ne donne pas davantage d’informations mais qui ressemble furieusement à celui aimablement mis à disposition par l’UIDAI pour la dissémination de l’identifiant, la Commission supprime environ 3 millions de citoyens des listes électorales du Telangana. De 2015 à 2018, les listes électorales de l’Andhra Pradesh perdent aussi 2,1 millions de personnes, alors même que la population Indienne est en pleine croissance. De plus, alors que ces suppressions n’ont normalement lieu qu’après un processus où les intéressés peuvent réclamer leur droit, celui-ci est considérablement réduit en raison d’une soudaine dissolution, et de la réélection concomitante, de l’Assemblée du Telangana.

De 2015 à 2018, les listes électorales de l’Andhra Pradesh perdent 2,1 millions de personnes, alors même que la population Indienne est en pleine croissance.

Nicolas Belorgey

Le danger d’exclusion des listes électorales apparaît ensuite au niveau national. En réponse à une ordonnance de la CS de 2015 rappelant que l’identifiant ne saurait être obligatoire, la Commission électorale indique officiellement qu’il ne serait pas demandé aux électeurs. Mais, en pratique, les officiers d’état-civil refusent d’inscrire les personnes qui n’ont pas Aadhaar — à moins qu’elles ne fassent à leur tour une réclamation à la CS, une démarche assez rare dans les faits21. Ces refus s’inscrivent dans le cadre de la politique générale de dissémination de l’identifiant dans le pays, qui consiste à le rendre obligatoire pour de plus en plus de choses, y compris l’inscription sur les listes électorales. Aussi les personnes qui ne se sont pas enregistrées numériquement, ou dont les informations d’état-civil sur leur carte électorale diffèrent trop de celles de la base de l’UIDAI — par exemple du fait d’erreurs d’enregistrement — courent-elles le risque de se voir rayés des listes. De nombreuses personnes ont ainsi pu être exclues dans d’autres États, mais sans le bruit médiatique fait par la championne de badminton Jwala Gutta autour de son cas, de sorte que leur situation a pu être interprétée publiquement voire par elles-mêmes comme une succession de cas isolés résultant d’une incapacité personnelle ou de problèmes techniques ponctuels — en d’autres termes, ces cas n’ont pas été politisés.

En dépit des dégâts observés au Telangana, la Commission électorale poursuit sa politique, notamment après que le gouvernement y a nommé de nouveaux membres. 

À partir de 2020, elle prend de nouvelles dispositions pour relier l’identifiant numérique aux cartes électorales fraîchement émises comme aux anciennes22. En 2021, le gouvernement fait même amender les lois électorales de 1950 et 1951 pour faire de ce lien une règle, en dépit d’interrogations persistantes sur sa conformité à la grande décision de la Cour suprême sur Aadhaar en 201823. En pratique, comme pour d’autres dispositifs publics, nombre de personnes acceptent de faire le lien entre les deux par peur d’être effacées des listes — de celle des bénéficiaires des politiques sociales d’abord, puis des listes électorales. Officiellement inexistante du fait de l’interdiction énoncée par la Cour suprême, cette pratique demeure en effet mise en œuvre par les fonctionnaires de terrain afin d’obliger la population à s’enrôler dans Aadhaar.

Les suppressions de citoyens des listes électorales au Telangana – et probablement dans d’autres États – peuvent très bien avoir résulté de simples dysfonctionnements de l’opération d’indexation (seeding) des listes électorales sur l’identifiant numérique. Mais l’existence simultanée d’un profilage des électeurs et les conflits entre partis politiques à ce sujet font lourdement planer un soupçon supplémentaire sur ces suppressions.

L’existence de bases de données incluant les préférences politiques des électeurs rend même techniquement possible une exclusion automatisée des électeurs adverses par le ou les partis ayant accès à la fois à ces bases et à un processus de « nettoyage » (cleaning) des listes électorales comme celui lancé par la Commission électorale dès 2015 — interrompu la même année par la décision de la Cour suprême — et repris en 2020. Le même résultat peut aussi être atteint manuellement, quand la réconciliation entre l’identifiant numérique et l’identifiant électoral doit être faite par des enquêteurs en chair et en os, qui peuvent, eux aussi, obéir à des motivations politiques. Quel que soit le moyen d’y parvenir, cela aurait bien sûr pour conséquence de fausser le résultat des élections.

L’existence de bases de données incluant les préférences politiques des électeurs rend techniquement possible une exclusion automatisée des électeurs adverses par le ou les partis ayant accès à la fois à ces bases et à un processus de « nettoyage » (cleaning) des listes électorales.

Nicolas Belorgey

Aux États-Unis, dans les années 2000, les Républicains promulguèrent des lois électorales qui requéraient la présentation de certaines pièces d’identité plutôt que d’autres au moment du vote (voter ID laws), avec pour objectif de rendre celui-ci plus difficile pour les pauvres ou les membres des minorités et ainsi d’orienter l’opération électorale en faveur du GOP24. En Inde, l’exclusion de certains électeurs par défaut d’identifiant numérique ou d’indexation correcte des listes électorales sur celui-ci, ou encore par l’action ciblée d’agents de terrain agissant sur des motifs politiques, pourrait aboutir au même type de résultat.

L’identifiant numérique dessine donc une menace en deux temps sur la démocratie indienne  : tout d’abord, profiler les électeurs qui peuvent l’être — selon le modèle de Cambridge Analytica — en remplaçant les comptes Facebook dans ce pays du Sud où peu de gens en ont par des dossiers numériques construits à partir de leur inclusion dans les politiques sociales, de leurs échanges téléphoniques, etc.  ; ensuite, pour les électeurs qui ne peuvent être influencés, les exclure purement et simplement des listes électorales sous couvert de nettoyage des listes, d’élimination des « faux électeurs » ou des « doublons ». Au-delà, d’autres menaces se profilent encore, comme l’exclusion de la citoyenneté à travers la constitution d’un National Register of Citizens indexé lui aussi sur l’identifiant numérique et comportant le même type de biais.

Bien sûr, il ne s’agit là que d’un scénario pessimiste par rapport à l’éventail des possibles. Le simple fait que la presse se fasse le relais de telles informations et qu’elles suscitent l’indignation montre que la démocratie indienne n’a pas dit son dernier mot.

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17.05.2024 à 06:30

La tournée européenne de Taylor Swift : témoignage du déclassement de l’Europe ?

Ramona Bloj

Aujourd’hui, la pop star américaine se produit pour la première fois de sa carrière à Stockholm, en Suède. Lors de ses concerts à Paris, environ 20 % du public venait des États-Unis. Pourquoi ? Il revient désormais moins cher pour un Américain de faire l’aller-retour en avion tout en profitant du Vieux Continent plutôt que de payer pour voir l’artiste outre-Atlantique.

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Texte intégral (822 mots)

L’Eras Tour — la série de 152 concerts où Taylor Swift se produira entre mars 2023 et décembre 2024 — créé un raz-de-marée économique partout où il passe. L’engouement pour l’artiste américaine est tel que le prix moyen d’un billet pour aller la voir en concert aux États-Unis est trois fois supérieur à la deuxième artiste la plus demandée du pays, Beyoncé.

  • L’an dernier, il fallait débourser en moyenne 1 088,56 $ pour espérer avoir la chance d’écouter Taylor Swift en live — soit trois fois plus que pour un concert de Beyoncé, Coldplay ou Bruce Springsteen.
  • Seule la chanteuse britannique Adèle est encore plus chère à voir en concert, avec un ticket à 1 243,96 $ en moyenne. Celle-ci s’est néanmoins moins produite que Taylor Swift l’an dernier, avec 57 concerts contre 661.

Après une première phase américaine de sa tournée, Taylor Swift a commencé l’année 2024 en se produisant au Japon et en France la semaine dernière, avant de retourner aux États-Unis en octobre. Avec un peu plus de 60 dates, l’Eras Tour a rapporté un milliard de dollars de profits l’an dernier, soit la tournée la plus lucrative de l’histoire — détrônant par ailleurs le Farewell Yellow Brick Road d’Elton John, qui avait duré près de 5 ans2.

  • Au-delà de l’engouement suscité à l’échelle globale par la chanteuse, ce record s’explique par le prix auquel les tickets ont été vendus aux États-Unis : 2 600 $ en moyenne pour un concert, contre 340 $ en Europe — soit 87 % moins cher, grâce en partie à un environnement réglementaire beaucoup plus développé3.
  • À Paris, lors des quatre concerts qui ont chacun rassemblé environ 42 000 personnes la semaine dernière, 20 % du public venait d’Amérique (principalement des États-Unis) selon l’exploitant de la salle de concert4.
  • Au total, environ 33 600 Américains se sont déplacés pour venir écouter Taylor Swift à Paris plutôt qu’aux États-Unis. Pour cause, selon Google Flight, le prix moyen d’un billet d’avion Paris-New York se situe entre 400 et 1 000 € (en s’y prenant à la dernière minute).


Toutes dépenses comprises, il revient en moyenne moins cher pour un Américain de prendre l’avion, réserver plusieurs nuits d’hôtel et prendre quelques jours de vacances dans une capitale européenne plutôt que d’aller voir Taylor Swift en concert aux États-Unis. Selon l’agence de voyage américaine Embark Beyond, les concerts de l’artiste ont attiré à Paris 5 fois plus de touristes fortunés que les Jeux Olympiques5.

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16.05.2024 à 18:15

Sur les réseaux sociaux, des acteurs chinois arsenalisent la relation sino-russe

Marin Saillofest

Depuis plusieurs mois, des fausses vidéos montrant des jeunes femmes russes souhaitant épouser des hommes chinois se répandent sur les réseaux sociaux chinois. Ces contenus générés par l’intelligence artificielle s’inscrivent dans le cadre d’une pratique préexistante visant à vanter les mérites du modèle porté par Pékin.

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Texte intégral (941 mots)

Aujourd’hui, Vladimir Poutine est en Chine pour sa première visite à l’étranger depuis sa quatrième réélection. À Pékin puis à Harbin, les deux chefs d’État vont célébrer « la longue et forte tradition d’amitié et de coopération » que Xi et Poutine ainsi que « leur peuple » entretiennent1.

À bien des égards, le développement de la relation sino-russe est perçu positivement en Russie.

  • Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013, le taux d’approbation du leadership chinois par la population russe a presque triplé, passant de 25 à 71 %.
  • De la même manière, 85 % des Russes ont une bonne opinion de la Chine contre 55 % fin 2013, selon le Levada Center.

Au-delà du rapprochement apparent entre les deux pays, la dynamique s’est inversée par rapport au XXe siècle : la Chine qui, autrefois, dépendait des financements et de l’aide soviétique durant la guerre froide, occupe désormais une position de force vis-à-vis d’une Russie fragilisée et isolée depuis le lancement de l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Cette nouvelle donne semble être en partie à l’origine d’une nouvelle tendance sur les réseaux sociaux chinois.

Depuis quelques mois, des vidéos ont émergé sur Douyin, l’équivalent de TikTok, et Xiaohongshu notamment, montrant des jeunes femmes disant être Russes et vouloir épouser des hommes chinois — décrivant les hommes russes comme soulards et paresseux.

  • Toutes ces vidéos sont des deep fake réalisés à l’aide d’intelligences artificielles. Si les auteurs sont inconnus, il est probable que derrière ces comptes se cachent des nationalistes chinois souhaitant vanter l’attrait que représente la Chine aux yeux des étrangers2.
  • Plus perturbant encore, une des (vraies) femmes dont le visage à servi pour ces deep fake est une Ukrainienne de 21 ans étudiant aux États-Unis. Dans les vidéos, celle-ci se présente en mandarin comme une jeune Russe résidant en Chine depuis 10 ans.
  • On peut notamment la voir (ci-dessous) faire l’éloge de la relation sino-russe et présenter à une audience chinoise les avantages liés au fait d’épouser une femme russe (bonne ménagère et cuisinière notamment).
Capture d’écran de la vidéo publiée sur la chaîne YouTube d’Olga Loiek.

Bien qu’appliquée ici à la relation sino-russe, l’utilisation de visages de personnes réelles pour diffuser des messages vantant la liberté et les bienfaits de la vie en Chine — notamment en opposition à la vie aux États-Unis3 — n’est pas une pratique nouvelle.

Dans son rapport publié en avril, la branche d’experts en sécurité de Microsoft décrivait un perfectionnement des techniques utilisées par des acteurs chinois visant à « attiser les divisions au sein des États-Unis et exacerber les dissensions dans la région Asie-Pacifique, notamment à Taïwan, au Japon et en Corée du Sud » via des contenus générés ou modifiés par l’IA4.

L’article Sur les réseaux sociaux, des acteurs chinois arsenalisent la relation sino-russe est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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