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01.07.2025 à 16:55

Des voiliers-cargos pour réimaginer le transport de marchandises

Sylvain Roche, Docteur en sciences économiques, Ingénieur de recherche et enseignant associé, Sciences Po Bordeaux
Pourrait-on revenir à la voile dans le transport maritime ? Des voiliers-cargos modernisés se donnent l’objectif de changer les représentations du fret.

Texte intégral 3314 mots
Long de 81 mètres et équipé de 3  000 m² de voilure, l’_Anemos_ de l’entreprise française TransOceanic Wind Transport (TOWT) est capable de transporter 1  200 palettes de marchandises. Ronan Gladu/TOWT

Depuis la fin du XIXe siècle, les marchandises voyagent à travers le monde grâce à des navires à moteur, alimentés par des combustibles fossiles. Pour décarboner le secteur, pourrait-on revenir à la voile ? C’est ce que proposent certaines entreprises, avec des voiliers-cargos modernisés, et l’objectif de changer les représentations du transport maritime.


Si elle a persisté à travers les sports nautiques et la navigation de plaisance, la voile se réinvente aujourd’hui dans le secteur du transport marchand pour répondre au triple enjeu de décarbonation, de réindustrialisation et de résilience.

Portée par des figures emblématiques de la course à la voile, de petites start-ups innovantes ou encore de grandes multinationales, elle apparaît comme un des choix technologiques les plus matures pour se projeter à long terme dans un contexte économique et géopolitique incertain. Le vent est une énergie verte, abondante et gratuite. En proposant un modèle alternatif, la voile inscrit le transport maritime dans un autre imaginaire, une autre modernité : celle de la sobriété.

Pour autant, l’alternative qu’elle propose n’est pas exempte de critiques. Pour ses défenseurs, le principal défi consiste à démontrer qu’elle a toute sa place dans un avenir décarboné. Dans un article publié en décembre 2024 dans la revue Développement durable et territoires, j’analyse comment le secteur doit proposer de nouveaux récits, adaptés à un monde écologiquement contraint.


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Un secteur dominé par l’imaginaire thermo-industriel

Utilisée dès l’Antiquité, la voile a connu un déclin croissant dès la fin du XIXe siècle dans le transport marchand, puis une disparition, au profit du moteur thermique, plus efficace dans le cadre du commerce international et des ambitions coloniales des nations occidentales.

Photo noir et blanc d’un voilier à quatre mâts
Le voilier France II inauguré en 1911. Long de 142 mètres, il fut le plus grand voilier du monde jusqu’en 1988. State Library of Victoria, Malcolm Brodie shipping collection/Wikimedia

En poursuivant les imaginaires de puissance et de liberté, héritages des révolutions industrielles successives, le triptyque énergies thermique, chimique et électrique, structuré autour des énergies fossiles et fissiles, se définit toujours comme le modèle de référence, mais désormais sous un prisme écologique.

Aujourd’hui, le gaz naturel et les électro-carburants sont défendus par leurs promoteurs comme les solutions les plus rationnelles pour répondre aux objectifs de décarbonation des transports. Le cas emblématique est celui de l’hydrogène, totem de la croissance verte, entouré d’un imaginaire magique. L’énergie nucléaire, et son « mythe d’un monde affranchi de toutes contraintes naturelles » (à la différence des énergies renouvelables comme le vent), est aussi présentée comme solution technique pour le transport maritime de marchandises.

La filière au gaz naturel liquéfié (GNL) a connu un boom de 33 % entre 2023 et 2024, avec désormais plus de 700 navires en service dans le monde, dont un tiers de porte-conteneurs. Le GNL est devenu le carburant alternatif le plus employé dans le secteur maritime, et ceci, malgré les nombreuses études critiques soulignant ses limites écologiques.

Redéfinir le modèle du gigantisme…

Là où la complexité figure historiquement comme un gage de modernité technologique, la relative simplicité de la voile paraît hors sujet. Pour autant, comme mentionné par l’Ademe, « l’imaginaire dominant à l’origine de nos modes de vie modernes est aujourd’hui insoutenable puisqu’il met en péril l’habitabilité de la planète ».

Pour sortir de cette « fossilisation » des imaginaires, questionner la taille des navires du transport maritime devient légitime.

Les super-conteneurs sont devenus les emblèmes de l’industrie maritime moderne fondée sur les énergies fossiles. Artefacts répondant aux normes de « l’économie du gigantisme », ils incarnent un idéal de paix, porté par le « doux commerce » et son école de pensée libérale, et un idéal d’abondance : leur capacité de transport a été multipliée par plus de 20 en quarante ans.

Pour autant, ce modèle du gigantisme est aujourd’hui remis en question. Souvent, les ports secondaires ne sont pas équipés sur le plan logistique pour accueillir les mégacargos, qui font parfois plus de 400 mètres, ce qui représente un risque pour les infrastructures.

À l’inverse, les bateaux à voile font en moyenne entre 90 et 150 mètres. Citons, par exemple, le projet Windcoop et ses 91 mètres, ou encore le projet Neoline, considéré comme l’un des plus longs cargos à voile du monde, et ses 136 mètres.

La coopérative Windcoop lancera fin 2025 la construction d’un cargo à voile de 90 mètres de long, capable de transporter 210 conteneurs (environ 2 500 tonnes de marchandises). Le navire sera équipé de trois ailes rigides de 350 m² et pourra économiser jusqu’à 90 % de carburant selon ses promoteurs. Une mise à l’eau est envisagée pour mai 2027. Windcoop

Le transport à voile visait jusqu’ici des produits à forte valeur ajoutée comme le vin, le café ou encore le chocolat. Mais l’arrivée de cargos à voile de plus en plus grands, à l’image du Williwaw de 160 mètres, annoncé par l’entreprise Zéphyr & Borée, permet d’augmenter les volumes de cargaison, de les diversifier et de réduire les coûts actuels par des économies d’échelle. La filière s’ouvre ainsi au transport de véhicules par exemple.

… et celui de l’hypervitesse

Le vent ne soufflant pas tout le temps, le transport maritime à voile reformule le paradigme de la grande vitesse contrôlée, qui figure comme une impasse énergétique : plus on va vite, plus on consomme. À titre indicatif, la majorité des porte-conteneurs actuels ont une vitesse de 15 à 23 nœuds (28 à 43 km/h), alors que le cargo à voile de Neoline de 136 mètres affichera une vitesse réduite de 11 nœuds (environ 20 km/h).

La résurgence du transport maritime à voile pose aussi la question du temps social, en repensant notre rapport au territoire et à nos rythmes de vie. D’ailleurs, à la différence des fantasmes qui ont émergé dans le monde du transport terrestre ou aérien avec, par exemple, l’Hyperloop ou l’avion supersonique, la vitesse n’est pas une question primordiale pour le transport maritime, l’enjeu de la ponctualité étant bien plus important.

À ce titre, l’ambition d’autonomie des cargos à voile (installation de grues de chargement/déchargement à bord pour gagner en fluidité, ouverture de lignes commerciales secondaires en dehors des grandes routes internationales congestionnées, etc.) remettrait en question l’hégémonie des méga porte-conteneurs thermiques dans cette course à la vitesse. Réduire la vitesse des navires est aussi une mesure en faveur de la biodiversité marine, puisque cela diminue le bruit sous-marin et les risques de collision avec des cétacés.

Une symbiose entre low-tech et high-tech

Avec la révolution des outils numériques disponibles à bord, des simulations en temps réel permettent de suivre les meilleures trajectoires. Déployer ou replier une voile se fait désormais de manière automatisée. Ces nouveaux cargos à voile sont des concentrés de technologies, et bien qu’ils exploitent une technique millénaire, ils s’appuient également sur des outils contemporains, à l’image de l’IA et des prévisions satellitaires qui permettent d’optimiser les trajectoires. Des technologies matures et éprouvées issues du secteur aéronautique et des sports nautiques (matériaux carbone) sont intégrées dans l’élaboration des nouveaux voiliers.

Le transport maritime à voile s’inscrit dans un choc de la vitesse. Le modèle de la décélération (à l’image aussi du retour des dirigeables dans le transport aérien de marchandises) côtoie de plus en plus celui de la grande vitesse. Pareillement, la filière connaît un choc de la conception innovante, où la low-tech (la voile) va s’associer avec la high-tech.

Le défi du changement d’échelle

Pour autant, l’incertitude et le risque associés au caractère pionnier de ces premiers cargos modernes rendent par nature la levée de fonds plus délicate.

Afin de s’assurer de la rentabilité économique du projet, les promoteurs des cargos à voile doivent trouver des clients (chargeurs ou logisticiens) qui s’engagent sur un nombre de conteneurs annuels pendant une durée généralement assez longue. Le processus de légitimation du transport à voile repose sur ces premiers clients qui parient sur la filière, parmi lesquels on peut trouver des start-ups/PME mais aussi des grands groupes.

Grand bateau blanc avec quatre mâts
Le cargo hybride Canopée amarré au port de Bordeaux en octobre 2024. Long de 121 mètres et conçu pour transporter la fusée Ariane-6, le navire est capable d’économiser de 30 à 40 % de carburant classique grâce à ses quatre mâts de 37 mètres de haut. Sylvain Roche, Fourni par l'auteur

Le concours actif de ces premiers clients est dès lors crucial, tout comme le soutien des acteurs publics. Le moindre coût de carburant doit permettre d’amortir l’investissement supplémentaire propre à la construction de cargos à voile de nouvelle génération. Le processus de légitimation et d’innovation marketing oblige à jongler continuellement entre un imaginaire romantique véhiculé par les bateaux à voile au sein du grand public et un discours technique pragmatique de rentabilité financière.

Une réappropriation territoriale et citoyenne des échanges

Enfin, le changement de paradigme reste à effectuer en premier lieu du côté des citoyens et des consommateurs. Le surcoût lié à l’usage de la voile – la taille des méga porte-conteneurs thermiques permet des économies d’échelle – doit encore pouvoir être répercuté sur le prix des marchandises. Une évolution décarbonée du transport maritime se fera pour des raisons marchandes et citoyennes plus que technologiques.

L’évolution des usages et des mentalités est donc un élément structurant pour constituer un véritable marché. Le transport de marchandises restant un secteur opaque d’un point de vue social et environnemental, la voile pourrait lui donner une nouvelle éthique. À ce titre, de nombreux armateurs véliques ont fait le choix d’une rémunération juste de leurs marins.

En 2014, la navigatrice Isabelle Autissier rappelait que la mer est un vecteur de l’imaginaire où « le marin devient le porte-drapeau d’une humanité plus vraie et plus désirable ». Tout comme les éoliennes (avec toutes les controverses qu’elles provoquent), la résurgence des mâts des navires se présente dès lors comme un symbole paysager fort qui redonne à voir le monde maritime (les cargos étant les grands invisibles de la mondialisation) et le transport.

Sachant que la durée de vie d’un navire de commerce actuel est de vingt-cinq ans en moyenne, les bateaux en chantier aujourd’hui sont ceux qui devront réduire les émissions du secteur maritime dans le futur. Ainsi, bien que l’avenir énergétique du transport maritime se veuille pluritechnologique, une compétition est en cours autour de l’imaginaire du progrès.

The Conversation

Sylvain Roche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

01.07.2025 à 16:52

Faut-il réviser les missions des banques centrales ?

Jean-Paul Pollin, Professeur émerite d'économie et de finance, Université d’Orléans
Les banques centrales sont désormais contraintes à des actions dont les motifs dépassent leurs objectifs traditionnels. Ne faut-il pas alors formaliser une révision de leurs missions ?

Texte intégral 1941 mots

Les banques centrales sont incitées à prendre des décisions dont les motifs dépassent leurs objectifs traditionnels de stabilité des prix et des systèmes financiers. Mais en ont-elles la légitimité ? Cela ne risque-t-il pas d’affecter leur indépendance ? Ne faudrait-il pas alors engager une révision de leurs missions ?

Cet article est publié dans le cadre du partenariat les Rencontres économiques d’Aix–The Conversation. L’édition 2025 de cet événement a pour thème « Affronter le choc des réalités ».


On résume trop souvent les missions des banques centrales au maintien de la stabilité des prix, d’une part, et à la stabilité du système bancaire, d’autre part. Mais, en réalité, selon les mandats qui leur sont assignés et/ou selon la façon dont elles les interprètent, le champ de ces missions est généralement bien plus vaste.

Ainsi, la Fed est investie d’un « double mandat » : la stabilité des prix et niveau d’emploi maximum. D’autres banques centrales (dans des pays en développement) ont pour mission de stabiliser la parité de leur monnaie avec celle d’une devise étrangère… La Banque centrale européenne (BCE), de son côté, est censée, sans préjudice de l’objectif de prix, apporter un soutien aux politiques générales « en vue de contribuer aux objectifs de la Communauté ». Ce qui constitue un ensemble de missions potentiellement très (trop ?) large.

Par ailleurs, pour répondre aux crises qui se sont succédé, au cours des vingt dernières années, les autorités monétaires ont su modifier l’ordre de priorité de leurs missions et, parfois, en étendre le champ. Durant les crises financière puis sanitaire, elles ont accompagné les politiques budgétaires pour soutenir l’activité, mais aussi pour limiter le coût de l’endettement public en achetant massivement des titres de dettes publiques (des politiques dites non conventionnelles). Elles ont alors pris le risque d’accepter une « dominance budgétaire ». Ce qui a pu leur être reproché.


À lire aussi : Quand les banques centrales s’emparent de la question du climat


Une liberté limitée

Mais ces observations ne signifient pas que les banques centrales ont toute liberté pour interpréter ou même compléter les termes de leurs mandats. Car l’aménagement de leurs missions se heurte au moins à deux contraintes majeures :

  • D’une part, on sait qu’il est sous-optimal de poursuivre plus d’objectifs que l’on a d’instruments (règle de Tinbergen). Or, même si les banques centrales peuvent (à la marge et si cela est pertinent) augmenter la gamme de leurs instruments, leur nombre est fatalement limité.

  • D’autre part, lorsque la politique monétaire pénètre dans un domaine qui relève aussi de la compétence d’autres volets des politiques économiques (par exemple, la politique budgétaire, industrielle ou sociale…), la coordination que cela suppose peut mettre en danger son indépendance et, donc, la crédibilité de ses objectifs censés orienter les anticipations des agents. Car toute collaboration avec d’autres décideurs (des agences ou le politique) ouvre l’éventualité de concessions susceptibles de dévier par rapport aux annonces. À cela s’ajoute le fait que l’indépendance en question met en cause la légitimité des autorités monétaires à prendre des décisions qui supposent des choix de nature politique, qui affectent par exemple la distribution des revenus ou des richesses. Peut-on, dès lors, laisser les banques centrales mener des politiques dérogeant à ce principe ? Notamment des politiques sélectives.

Aller au-delà de la régulation conjoncturelle ?

Comme bien d’autres institutions, les banques centrales ont été interpellées par la montée des désordres environnementaux et en particulier par leur probable influence sur la stabilité des systèmes financiers. Mais les réactions des autorités monétaires à cette sollicitation ont été divergentes voire discordantes : Jerome Powell (Fed), par exemple, a répondu que la Fed n’était pas un « climate policymaker »


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Il n’empêche qu’en 2017, s’est constitué un réseau comprenant des banques centrales et des régulateurs, Network for Greening the Financial System, qui compte aujourd’hui 145 membres, afin d’étudier et de suggérer des solutions à cette question qui devrait devenir cruciale dans les années à venir. Il en ressort notamment des propositions visant à renforcer les réglementations prudentielles pour prendre explicitement en compte les risques portés par les actifs détenus par les institutions financières qui sont la contrepartie de financements d’investissements contribuant aux déséquilibres écologiques dits « investissements bruns ». Ce qui est théoriquement tout à fait justifié, même si la mise en pratique de cette idée est compliquée et prendra sans doute du temps.

Par ailleurs, certaines banques centrales se sont engagées dans des refinancements privilégiés pour les « actifs verts » (c’est-à-dire compatibles avec la transition écologique) et, plus généralement, dans le « verdissement » de leur bilan. Il s’agit alors d’une sorte de retour à une politique de crédit sélective du type de celles qui avaient été pratiquées dans l’après-guerre, avant d’être balayée par la vague de libéralisation financière des années 1970-1980. On a alors considéré que les banques centrales ne devaient pas contrarier le rôle des marchés dans l’allocation des capitaux et donc ne pas intervenir dans la formation des structures par terme et par niveaux de risque des taux d’intérêt. On se situe par conséquent ici aux limites, évoquées précédemment, des révisions envisageables.

France 24, 2025.

L’écueil des chocs d’offre

De façon plus générale, il est vraisemblable que, dans les années qui viennent, les politiques économiques vont se trouver davantage confrontées à des problèmes de régulation de l’offre plutôt que de la demande. Parce qu’il leur faudra principalement répondre aux chocs sur les conditions de production que vont entraîner les évolutions technologiques, les ruptures et la recomposition des échanges commerciaux et des chaînes de valeur, les éventuelles pénuries de matières premières… Au cours des années récentes, c’est bien à ce type de problèmes que les politiques conjoncturelles ont été confrontées : la crise sanitaire a provoqué une contraction de la production, puis des ruptures d’approvisionnement. Elle a été suivie du déclenchement de conflits armés occasionnant, entre autres, une hausse des prix de l’énergie et donnant lieu à un brusque retour de l’inflation.

Or, on sait que les politiques monétaires conventionnelles sont démunies pour répondre à des chocs d’offre, car dans ce cas l’ajustement des taux d’intérêt ne peut assurer à la fois la stabilité des prix et celle de l’activité. C’est d’ailleurs pourquoi plusieurs banques centrales ont souhaité flexibiliser leur objectif d’inflation en allongeant l’horizon de son calcul, en l’inscrivant dans une marge de fluctuation…

Au demeurant ces chocs d’offre génèrent des déséquilibres de caractère micro ou méso-économiques qui relèvent plutôt d’une politique du crédit apte à rétablir la compétitivité de la structure productive. Mais ceci nécessite alors une stratégie industrielle et des choix que des banques centrales indépendantes n’ont pas la légitimité (ni toutes les compétences) pour en décider. C’est, alors, qu’une coordination qu’une coordination entre les politiques économiques devient inévitable.

De nouvelles missions dans un système monétaire international en restructuration ?

D’un tout autre point de vue, ajoutons que nombre d’observateurs considèrent aujourd’hui que le dollar devrait perdre progressivement sa prédominance en tant que monnaie d’échange, de facturation et de réserve. La monnaie américaine tenait une place essentielle dans le système monétaire international qui avait été recomposé dans l’immédiat après-guerre. Mais cette place a été remise en cause par la fracturation, qui s’accélère, de cet ordre économique mondial, par la baisse du poids relatif de l’économie américaine et sans doute aussi par le fait que les États-Unis se sont affranchis des responsabilités qu’impliquait le « privilège exorbitant » dont bénéficie leur devise.

Dans le monde multipolaire qui semble se mettre en place, il serait juste et cohérent que d’autres monnaies, notamment l’euro et le yuan chinois, se substituent en partie à la monnaie américaine. C’est du reste une revendication ancienne de nombre de pays émergents, les BRICS+.

Ceci représenterait pour les monnaies considérées une « captation de privilège », mais imposerait aussi de nouvelles obligations. Il faudra faire en sorte que la parité de ces monnaies soit assez stable, libéraliser (en Chine) les mouvements de capitaux, introduire des monnaies numériques de banques centrales pour faciliter et réduire les coûts des règlements transfrontières…

Mais, aussi et surtout, assurer le développement de marchés financiers profonds et liquides, afin de rendre attractive la détention à l’étranger d’actifs émis dans les pays considérés. Ces exigences impacteront sans doute les missions des banques centrales, mais elles vont bien au-delà. Par exemple, la nécessité de conforter l’offre de placements suppose, en Europe, une unification des marchés de capitaux ainsi qu’une uniformisation des dettes publiques émises par les différents États de la zone. Ce qui renvoie à des initiatives que la banque centrale peut suggérer et accompagner, mais dont elle ne peut pas décider du fait de leur dimension politique.


Cet article est publié dans le cadre d’un partenariat de The Conversation avec les Rencontres économiques, qui se tiennent du 3 au 5 juillet, à Aix-en-Provence. Plusieurs débats y seront consacrés au rôle des banques centrales.

The Conversation

Jean-Paul Pollin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

01.07.2025 à 16:52

Éducation à la sexualité : Sur les réseaux sociaux, apprendre à protéger son intimité

Prescillia Micollet, Doctorante en Sciences de l'Éducation et de la Formation , Université Lumière Lyon 2
Alors que les adolescents investissent de plus en plus tôt les réseaux sociaux, l’éducation à la vie affective et sexuelle va de pair avec l’éducation aux médias.

Texte intégral 1562 mots

Dans un contexte où les adolescents investissent de plus en plus tôt les réseaux sociaux et où les frontières entre vie privée et espace public se brouillent, l’éducation à la vie affective et sexuelle va de pair avec l’éducation aux médias. Il s’agit d’apprendre à prendre du recul sur les contenus qui circulent et à résister à la pression de groupe.


Le programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Evars) prévoit, dès le CM2, un lien avec l’éducation aux médias et à l’information (EMI). On y aborde des notions comme la liberté d’expression en ligne, la vie privée, le droit à l’intimité, ou encore la prévention du cyberharcèlement. L’objectif est clair : « Faire en sorte que les élèves apprennent à devenir des citoyens responsables. »

En effet, les adolescents investissent les réseaux sociaux de plus en plus tôt, souvent sans accompagnement suffisant. Cela soulève des enjeux cruciaux, notamment celui de l’« extimité », concept défini par le psychiatre Serge Tisseron comme

« le désir de rendre visibles certaines facettes de son intimité, parfois même à son insu, au risque de susciter indifférence ou rejet ».


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À l’ère numérique, la frontière entre vie privée et espace public devient floue, rendant l’intimité exposable à tout moment, comme le rappelle Yaëlle Amsellem-Mainguy :

« L’accès facilité à la pornographie, l’exposition de la sexualité sur les réseaux sociaux ou le cyberharcèlement angoissent, car ils s’exerceraient dans des espaces incontrôlables. »

Dans ce contexte, quel rôle l’éducation entre pairs joue-t-elle dans la construction des comportements numériques adolescents ?

Pour explorer ces questions, appuyons-nous sur des observations en collège et sur une série d’entretiens qualitatifs dans 12 académies françaises auprès de formateurs intervenant dans l’éducation aux médias et l’éducation à la vie affective (infirmiers, conseillers principaux d’éducation, enseignants).

Insultes et moqueries sur les réseaux sociaux

« 75 % des jeunes de 11-12 ans utilisent régulièrement les réseaux sociaux. » Snapchat, Instagram, BeReal, WhatsApp ou TikTok ne sont plus de simples applications, mais des espaces de socialisation à part entière. Les adolescents y construisent leurs relations, leurs normes… et parfois leurs violences. Sur ces plateformes, les interactions sont rapides, souvent irréfléchies, avec un humour qui peut basculer dans l’humiliation.

Infirmière : « Mes camarades disent des choses méchantes sur moi sur les réseaux sociaux. Qu’en pensez-vous ? »

Un élève : « Il y a des insultes dans le groupe (WhatsApp), et quand on insulte, on t’affiche. »

Une élève : « Mes amis m’insultent et rigolent. »

Une autre : « Moi, je pense que ça fait partie de l’amitié, c’est pour taquiner. »

Un élève : « Avec mes potes, c’est drôle de faire ça. »

Insultes et moqueries deviennent des jeux anodins entre amis. L’écran agit comme un filtre émotionnel : il désinhibe, déresponsabilise. De plus « la plupart des mots sont violents et instaurent un climat malsain entre les sexes ». Les adolescents n’ont pas toujours conscience de la portée blessante de leurs paroles. Cette dynamique favorise aussi des propos sexistes.

Alors que certaines adolescentes pensaient l’égalité filles/garçons acquise, elles découvrent en ligne une forme de domination bien réelle. Comme le rappelle la sociologue Marie Duru-Bellat :

« Il y a encore la banalisation des moqueries sexistes sur le Net (avec par exemple la diffusion de vidéos à prétention humoristique donnant une représentation dégradante des femmes sur des plateformes comme TikTok), autant d’évolutions pointées par le Haut Conseil à l’égalité… Au total, 72 % des femmes de 15 à 24 ans considèrent que femmes et hommes ne sont pas traités de la même manière sur les réseaux sociaux. »

Une logique d’exposition

Un autre danger de cette socialisation numérique est le partage de photos intimes (« nudes ») qui sont vues comme une « normalisation » de pratiques par les adolescents. Beaucoup de jeunes sous-estiment les conséquences :

Un élève : « Il y a une personne, sa photo a circulé et c’est une photo intime. Un autre a demandé à plein de personnes de lui envoyer cette photo. »

Ce qui était perçu comme un échange privé devient une exposition massive, avec son lot de moqueries, de harcèlement et d’humiliation. Cette logique d’exposition est alimentée par l’imitation de modèles médiatiques, notamment issus de la téléréalité. Serge Tisseron l’exprime ainsi :

« Plus tu me regardes, plus tu crois me connaître, et moins tu en sauras. C’est à peu de chose près ce que chacun des candidats à la fameuse émission Loft Story, au printemps 2001, a dit et répété. »

Sur les réseaux, la socialisation entre pairs fonctionne par normes implicites : montrer, s’exposer, tout en risquant l’humiliation si l’on dépasse la « bonne » limite. Cette contradiction renforce une violence normalisée puisque les enfants et adolescents sont « submergés de données de toutes sortes sur la sexualité », souvent intégrées comme une manière ordinaire de faire groupe.

Réfléchir aux normes et à l’intimité

Pour amener les adolescents à réfléchir à leurs pratiques relationnelles, affectives et sexuelles, les professionnels de santé scolaire, les conseillers d’éducation ou encore les infirmières privilégient la discussion entre pairs afin « d’instaurer et assurer dans le groupe un climat de confiance » et d’inviter les élèves à respecter la parole de chacun, tant durant la séance qu’à son issue.

Interview de la sociologue Yaëlle Amsellem-Mainguy (Conseil économique social et environnemental, 2023).

L’objectif est de permettre aux adolescents de réfléchir ensemble, à partir de leurs représentations, expériences et en fonction « de leur âge », tout en les aidant à développer leur résistance à la pression du groupe, y compris face à des sujets sensibles comme la sexualité, l’alcool ou l’usage de substances.

Les séances révèlent souvent la force de l’émulation entre adolescents, qui peut favoriser des prises de conscience… mais aussi amplifier les comportements problématiques comme des « comportements sexuels violents ».

L’éducation à la vie affective s’appuie donc sur des méthodes actives pour travailler des « compétences psychosociales clés » comme l’écoute, la prise de recul, l’expression des émotions, l’analyse critique et l’empathie, mais aussi « des valeurs humanistes ». Ces compétences sont indispensables pour lutter contre les violences « relationnelles et le sexisme » ordinaire, mais aussi pour mieux comprendre l’impact de la socialisation de et par les réseaux sociaux.

Car, à travers la discussion en groupe, les élèves peuvent déconstruire certaines normes ou pratiques vues comme « banales » en ligne, et prendre conscience des effets réels de leurs paroles et de leurs actes sur les autres.

The Conversation

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