09.03.2025 à 09:28
Neurotechnologies : nos pensées seront-elles à vendre ?
Les interfaces entre cerveaux humains et ordinateurs se développent, poussées par les progrès technologiques, les avancées de l’intelligence artificielle et les promesses d’utilisations médicales. Au point de faire craindre une future commercialisation de nos pensées les plus intimes. Mais peut-on réduire nos pensées à un ensemble de données collectées par des neurotechnologies ? Est-il souhaitable que l’on puisse un jour vendre nos données cérébrales ? Les neurotechnologies sont des dispositifs qui font l’interface entre le cerveau et des machines. Ils sont au départ élaborés à des fins médicales. L’utilisation des neurotechnologies dans le secteur médical est aujourd’hui en voie d’être encadrée, par exemple en France, en ce qui concerne l’imagerie cérébrale, en Europe et, plus largement, dans le monde, par une éthique médicale commune. Si cet encadrement reste à approfondir, en particulier en raison de ses liens avec l’intelligence artificielle (IA), il faut souligner que les utilisateurs et leurs « données cérébrales » ne sont plus juridiquement et éthiquement protégés dans le cadre d’utilisations non médicales. Pourtant, des neurotechnologies sont déjà commercialisées auprès du grand public en bonne santé, par exemple dans l’éducation et le bien-être, ou développées dans le cadre de projets de jeux vidéo (pour l’instant non commercialisé) et dans le domaine du travail. De plus, ces dispositifs sont d’ores et déjà conçus pour apprendre à décrypter nos pensées — qui reste aujourd’hui un objectif à long terme. Ceci laisse craindre que la commercialisation de données cérébrales permette d’influencer, de manipuler ou d’assujettir les humains.
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Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Certains dispositifs neurotechnologiques sont implantés directement dans le cerveau. On parle de technologies « invasives » ou d’implants cérébraux. C’est le cas par exemple des dispositifs à des fins médicales des entreprises Synchron et Precision Neurosciences. Il existe également des neurotechnologies dites non invasives, comme des écouteurs, des lunettes ou des bandeaux. Meta, par exemple, développe un dispositif qui ne requiert pas de chirurgie mais qui reste aujourd’hui trop massif pour être déployé. Ces neurotechnologies non invasives permettent d’enregistrer des électroencéphalogrammes (EEG) — ou, dans le cas de Meta, des magnétoencéphalogrammes — ce qui permet de capter certaines ondes cérébrales qui sont ensuite numérisées, afin d’être traitées par des systèmes d’IA. Un retour de la machine vers le cerveau de la personne, dit « neurofeedback », est possible après traitement des informations par ces systèmes d’IA. L’étude du cerveau, dans son sens le plus large, génère des volumes considérables de données, communément appelées « données cérébrales ». Elles peuvent être moléculaires, cellulaires, génétiques, anatomiques, fonctionnelles, comportementales, computationnelles ou encore venant de l’activité neuro-électrique du cerveau (appelé aussi « rythme cérébral »). Cette diversité de données regroupées sous le nom de « données cérébrales » n’est pas mesurable et visualisable avec les mêmes techniques, ce qui donne une diversité d’approches, de théories et de conceptions scientifiques de la pensée, qui s’entrechoquent également avec des conceptions plus philosophiques ou théologiques de la pensée, qui, elles, ne se mesurent pas. Le concept de « vie privée mentale » n’est donc pas facile à définir, tant neuroscientifiquement que philosophiquement. La pensée humaine est et restera toujours bien plus complexe et floue que de simples réseaux de neurones visualisables, mesurables, calculables et transférables via les neurotechnologies et des systèmes d’IA. Admettre que la pensée humaine serait assimilable au fonctionnement d’un ordinateur et donc potentiellement vendable, comme le proposent les « visionnaires transhumanistes », se poser la question de la possibilité qu’un jour nous puissions les télécharger sur un support numérique et vivre éternellement, c’est supposer — et imposer à tous — que ces données cérébrales, qui sont collectées grâce aux neurotechnologies, traitées par les systèmes d’intelligences artificielles et qui sont stockées dans des centres de données soient véritablement et intégralement nos pensées. Cela appelle à se poser la question de ce que signifient réellement ces données cérébrales. Sont-elles suffisantes pour caractériser un être humain ? Si toutes nos pensées, nos souvenirs, notre imagination, nos émotions, notre comportement et notre subconscient se passent dans le cerveau, si tout ce que nous pensons, sentons ou désirons ne résulte que de l’activité cérébrale de milliards de neurones, au sein de différentes aires cérébrales, qu’est-ce qui fait notre subjectivité, notre unicité, notre singularité ? Ne serions-nous pas, ici, devant une conception matérialiste de la pensée, l’assimilant à un calcul et la considérant comme mécanisable, et donc vendable, qui reposerait sur un « réductionnisme neurobiologique » ? C’est en tout cas à partir de ces approches neurobiologiques, devenues paradigme scientifique (à savoir « nos pensées peuvent être décrites et reproduites par l’observation de signaux neuronaux »), que les sciences cognitives, la cybernétique, l’IA et les neurosciences évoluent depuis 1943. C’est aussi selon ce paradigme qu’évolue la neuroéthique. Aujourd’hui, c’est à cette frontière de la conscience et des pensées que se cache une porte vers notre intimité et notre liberté, vers notre humanité la plus profonde, que ces technologies nous proposent d’ouvrir. Le cerveau en est le refuge, c’est la partie privée de nous-mêmes, le point ultime de notre vie privée. Il nous faut donc nous assurer que ces connaissances sur la conscience et sur le cerveau, que ces neurotechnologies et l’IA, soient utilisées pour le bien commun, sans compromettre notre intégrité psychique, notre intimité, notre sécurité et notre liberté de pensée. Malgré les interrogations et le flou sur ce qu’est la pensée, c’est l’ombre d’une menace « pour l’intimité psychique et la liberté de penser, mettant ainsi en danger la démocratie et la liberté politique » qui est pressentie, pour reprendre les termes de l’Unesco. Les enjeux éthiques, juridiques et sociétaux qui se dessinent à travers cette problématique sont vertigineux. À l’heure actuelle, parce que l’on ne connaît pas bien la signification précise des données cérébrales collectées, celles-ci ne sont pas encore légalement considérées comme des données biométriques et/ou des données sensibles. De nombreux défis, problèmes et préoccupations entourent le développement d’un cadre de gouvernance des données cérébrales. Outre leur diversité technique, elles sont générées dans différentes juridictions : elles sont donc soumises à des principes éthiques et juridiques distincts et suscitent des préoccupations éthiques et juridiques variées. Néanmoins, vu la vitesse de déploiement de ces neurotechnologies et le caractère international des marchés, il est nécessaire de s’accorder sur plusieurs niveaux géographiques (pays, Europe et international) et dans un laps de temps restreint. Si un consensus n’est pas encore réellement trouvé par les chercheurs engagés dans ces réflexions, ceux-ci préconisent d’ores et déjà un examen contextuel de la gouvernance des données cérébrales prenant en compte les spécificités des cultures, des pays… Un travail international sur les enjeux éthiques des neurotechnologies a été initié par l’Unesco en mai 2024. Il s’achèvera en novembre 2025 par la proposition d’un cadre éthique mondial pour les neurotechnologies. Cette future recommandation doit s’inscrire dans la continuité des travaux menés en 2021 et en 2023 sur les implications éthiques des neurotechnologies. Ces travaux ont souligné la nécessité d’une recommandation éthique et d’un cadre de gouvernance mondiale solide, flexible et évolutif, permettant d’assurer la protection des droits humains et des libertés fondamentales. Le rapport de 2021 identifiait les menaces que les neurotechnologies faisaient peser sur les droits et les libertés fondamentales, comme l’intégrité personnelle et psychique. Tandis que le rapport de 2023 a montré que le rythme de l’innovation dans ce domaine des neurotechnologies s’était accéléré avec l’utilisation et la convergence avec l’IA et l’IA générative. Ce travail de l’Unesco est complété par celui de l’OCDE. En parallèle des travaux de ces instances internationales, de récentes études de chercheurs mettent en lumière plusieurs considérations essentielles qui nécessitent un examen approfondi pour faire progresser les réflexions, dont une évaluation des risques, nécessaire et indispensable, car les données collectées au moyen des neurotechnologies peuvent être des données qui, d’une manière ou d’une autre, seraient liées à la conscience, aux pensées et aux souvenirs. Laure Tabouy est membre de la société des neurosciences et de la société internationale de neuroéthique Texte intégral 2222 mots
Neurotechnologies : de quoi parle-t-on ?
Vendre des pensées ? Une idée pas si simple à réaliser
Sommes-nous ce que nous pensons ?
Sommes-nous enfermés dans un paradigme neurobiologique ?
Il faut protéger les données cérébrales des utilisations abusives
Vers un cadre de gouvernance mondiale
09.03.2025 à 09:28
Fake news, mise en danger des jeunes : faut-il interdire TikTok ?
Très populaire chez les jeunes, la plateforme numérique TikTok est considérée comme l’une des plus problématiques en raison de la propagation massive de fausses informations. De nombreux pays ont déjà interdit TikTok, pour différents motifs : risque d’espionnage au profit de la Chine, manipulation de l’opinion, mise en danger des jeunes utilisateurs en raison de contenus violents. En 2024, la Commission européenne a ouvert une procédure contre TikTok. En France, l’Assemblée nationale doit examiner – dans la semaine du 11 mars – la création d’une commission d’enquête concernant les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs, notamment les risques de pensées et de comportements suicidaires. Banni en janvier 2025 aux États-Unis, TikTok reste l’une des plateformes les plus influentes au monde, avec 1,5 milliard d’utilisateurs actifs dans le monde et 15 millions d'utilisateurs mensuels en France. Un enfant sur deux âgé de 11-12 ans possède un compte TikTok dans l'hexagone selon l’Arcom, alors que l'âge pour s'inscrire est de 13 ans. Plébiscitée par les jeunes générations, elle façonne leur rapport à l’information et concurrence de plus en plus les médias traditionnels. Mais derrière ses défis viraux et ses vidéos populaires, une inquiétude grandit : TikTok est-elle devenue un accélérateur de désinformation et un outil d’influence opaque ? Quel est l’impact de son modèle algorithmique sur l’esprit critique et la démocratie ? Des recherches montrent que TikTok est un terrain propice à la désinformation. Une étude menée entre janvier et mars 2020 a révélé que 20 % à 32 % des vidéos sur le Covid-19 diffusées sur la plateforme contenaient des informations fausses ou trompeuses. En 2022, une analyse menée par Newsguard a confirmé ces éléments, révélant que 20 % des vidéos d’actualité sur TikTok contenaient des informations trompeuses. Chaque samedi, un éclairage original et décalé (articles, quiz, vidéos…) pour mieux comprendre le monde qui nous entoure. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui ! Contrairement aux médias traditionnels qui vérifient leurs sources et intègrent des outils de fact-checking, TikTok repose sur un algorithme opaque et ultrapersonnalisé, conçu pour maximiser l’engagement des utilisateurs, sans considération pour la fiabilité des contenus, sans hiérarchisation de l’information ni labellisation des contenus. Plus une vidéo est virale, plus elle est mise en avant, qu’elle soit vraie ou non. Contrairement à Facebook et Twitter, où la viralité repose principalement sur le partage manuel et les interactions des utilisateurs, TikTok promeut immédiatement les contenus à un large public, sans nécessiter d’intervention active. Une étude de l’Integrity Institute montre que TikTok amplifie davantage la désinformation que ses concurrents, alors même que X (Twitter) est connu pour diffuser les fausses informations six fois plus rapidement que les vraies. Cette dynamique alimente un phénomène de mésinformation accrue, où les fausses informations circulent plus vite et plus largement que les vérifiées. Le format court et engageant de TikTok est un atout pour la viralité, mais un frein pour l’analyse critique. Contrairement à YouTube, Facebook ou X (Twitter), qui permettent des vidéos longues, des articles détaillés ou des fils de discussion, TikTok impose une logique de rapidité, avec des vidéos généralement comprises entre 15 et 60 secondes. Conséquences : pas le temps d’approfondir ou de contextualiser l’information, l’utilisateur consomme passivement sans effort de vérification, une fake news percutante devient plus crédible qu’un démenti détaillé, Le défilement infini de TikTok, où les vidéos s’enchaînent sans interruption, encourage une consommation passive des contenus. Ce format limite le temps de réflexion et de vérification des informations, amplifiant ainsi la viralité des vidéos non vérifiées. Cette dynamique favorise la propagande computationnelle c’est-à-dire l’utilisation des algorithmes, de l’automatisation et de l’anonymat pour manipuler l’opinion publique et diffuser massivement des contenus trompeurs. Concrètement, des bots automatisés peuvent être utilisés pour partager des vidéos de manière coordonnée, donnant une fausse impression de soutien populaire. c’est ainsi que le défilement infini devient un levier stratégique pour la diffusion de la désinformation à grande échelle. En mai 2024, l’ONG Global Witness a révélé l’incapacité de la plateforme à détecter des publicités contenant des fausses informations, notamment en période électorale, malgré une refonte de sa modération, en octobre 2024, au profit de l’IA. TikTok utilise aussi des stratégies sonores sophistiquées pour manipuler l’opinion, renforçant ainsi la diffusion de fausses informations. En amplifiant l’émotion et la viralité, les contenus sonores facilitent la diffusion massive de fausses informations. Selon une enquête de Statista, réalisée entre avril 2023 et mars 2024, 69 % des adultes français de moins de 30 ans utilisent régulièrement TikTok, témoignant de l’influence croissante de l’application sur cette tranche d’âge. Parallèlement, une étude de l’Ifop a révélé que 69 % des 18-24 ans adhèrent à au moins une contre-vérité scientifique, illustrant l’ampleur du défi en matière d’éducation à l’information. Or, TikTok exerce une influence majeure sur les perceptions des jeunes générations, notamment en raison de l’absence de confrontation d’idées. Comme d’autres plateformes, son algorithme tend à renforcer les « bulles de filtre », enfermant les utilisateurs dans des environnements d’information qui consolident leurs croyances en leur proposant des contenus alignés avec celles-ci. Ce phénomène a déjà été mis en lumière dans des études s’intéressant au rôle des réseaux sociaux dans la radicalisation des jeunes. Ces recherches montrent que les groupes djihadistes exploitent les failles des algorithmes pour diffuser leurs idéologies à travers des contenus émotionnels et percutants. Enfin, TikTok a diffusé massivement des défis viraux mettant directement en danger la vie des jeunes utilisateurs. On peut citer le tristement célèbre « Blackout Challenge » qui consiste à se priver d’air jusqu’à l’évanouissement, ou le « Skullbreaker Challenge », qui consiste à faire tomber son ami en lui faisant un double croche-pied provoquant des chutes brutales et des accidents. Accusée de servir les intérêts de la Chine, TikTok est désormais dans le viseur des autorités. En juillet 2023, un rapport du Sénat français a dénoncé les risques d’espionnage et de manipulation via la collecte de données par ByteDance, sa maison mère chinoise. Plus récemment, le rapport Viginum (février 2025) a révélé que des acteurs étrangers avaient exploité les failles de modération de la plateforme pour influencer l’élection présidentielle roumaine. À travers le monde, plusieurs pays ont décidé de restreindre ou d’interdire TikTok. Trois principales raisons expliquent ce choix : La sécurité nationale et souveraineté numérique Les États-Unis ont interdit TikTok en janvier 2025 par crainte que les données des utilisateurs soient accessibles aux autorités chinoises. L’Inde avait déjà pris cette mesure en 2020 dans un contexte de tensions frontalières avec la Chine. La préservation des valeurs culturelles Des pays comme l’Afghanistan, le Pakistan, le Népal et la Jordanie ont suspendu TikTok, jugeant certains contenus inappropriés ou susceptibles de provoquer des tensions sociales et religieuses. La protection des jeunes et lutte contre les contenus violents L’Albanie a suspendu l’application en 2024, l’accusant de favoriser le harcèlement chez les jeunes, devenant ainsi le premier pays du continent à suspendre totalement TikTok (pour un an). En Somalie, c’est la diffusion de contenus liés au terrorisme qui a motivé son interdiction. Face aux préoccupations croissantes liées à TikTok, la France et l’Union européenne ont adopté des mesures pour encadrer l’utilisation de la plateforme. En mars 2023, la France a interdit l’installation d’applications « récréatives », dont TikTok, sur les appareils professionnels des fonctionnaires, invoquant des risques pour la sécurité nationale. Parallèlement, l’Union européenne a mis en place le Digital Services Act (DSA), imposant aux plateformes en ligne des obligations accrues en matière de transparence des algorithmes et de stockage des données. En cas de non-conformité, des sanctions pouvant atteindre 6 % du chiffre d’affaires annuel mondial de l’entreprise sont prévues. En février 2024, la Commission européenne a ouvert une procédure formelle pour évaluer si TikTok a enfreint le Digital Services Act, notamment en ce qui concerne la protection des mineurs et la transparence publicitaire. Il s’agit de la deuxième procédure de ce type dans le cadre de nouvelles règles européennes après celle [concernant X (Twitter)] Les résultats n’ont pas encore été publiés et aucune durée fixe n’est prévue pour ces procédures. Le DSA confère à la Commission le pouvoir d’imposer des sanctions financières. Cependant, une interdiction totale de TikTok en Europe serait une mesure extrême – non prévue par le DSA – et nécessiterait une décision politique complexe. Aujourd’hui l’Union européenne s’en tient à la recherche d’un équilibre – délicat – entre la protection des utilisateurs – notamment les plus jeunes – et la préservation des libertés numériques. Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2212 mots
TikTok face à Twitter et Facebook : quelles spécificités dans la propagation de la désinformation ?
Un défilement continu et un algorithme favorisant la désinformation
Les jeunes, une cible privilégiée
TikTok, un danger pour les démocraties ?
Quelles options pour réguler TikTok en France et dans l’UE ?
09.03.2025 à 09:27
Dès son retour à la Maison Blanche, Donald Trump a suspendu pour une durée de 90 jours « l’aide au développement étrangère des États-Unis », y compris toutes les opération de l’Agence américaine pour le développement international (USAID), afin d’en « évaluer la pertinence ». Les conséquences de cette décision sont d’ores et déjà très lourdes. L’effondrement des financements états-uniens destinés à l’aide internationale – celle de l’action humanitaire d’urgence, comme celle de l’aide publique au développement (APD) – constitue une déflagration aux conséquences désastreuses pour les populations délaissées. L’obsolescence du modèle économique de la solidarité internationale éclate au grand jour, révélant à tous des fragilités structurelles qui avaient pourtant été clairement identifiées depuis des années. La brutalité et l’absence de négociation sur les modalités et les cibles des désengagements opérés rendent ces mesures particulièrement dramatiques. Pour autant, on aurait tort de penser que tout allait pour le mieux dans le domaine de l’aide internationale avant le retour au pouvoir du milliardaire newyorkais. Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Les « quatre tentations » portées par le système financier jusqu’ici en vigueur désormais assumées sans complexe par le nouveau gouvernement des États-Unis sont patentes : occidentalo-centrisme des pays donateurs ; approche néo-libérale de l’aide internationale où chaque État contributeur choisit les pays aidés ; préoccupation sécuritaire, les versements financiers étant encadrés par de strictes procédures de contrôle pour éviter, sur les terrains de conflits, l’arrivée de ces sommes entre des mains ennemies des pays donateurs ; et tentation de la rétraction des transferts financiers à chaque convulsion que peuvent connaître les pays donateurs (Covid-19, crise économique, montée des sensibilités nationalistes et isolationnistes…). La convergence de ces tendances aboutit à une insuffisance volumétrique et à une suspicion de plus en plus forte que, pour les pays contributeurs, l’aide vise avant tout à développer leur soft power. Les récentes décisions prises par Washington constituent bien sûr une catastrophe pour les acteurs de la solidarité internationale. Des activités développées sur le terrain ont déjà dû être abandonnées et des plans sociaux ont déjà été mis en œuvre par les organisations les plus impactées. Un certain nombre d’entre elles ne survivront pas aux événements en cours. Et même celles qui ne dépendent peu ou pas des financements de l’USAid seront potentiellement concernées par les conséquences en cascade du désengagement du leader des pays donateurs. Avant même les décisions couperets prononcées par les États-Unis, d’autres pays avaient annoncé leur intention de réduire leur contribution à la solidarité internationale : France, Royaume-Uni, Allemagne, Belgique pour n’en citer que quelques-uns déjà connus. Les organisations pour lesquelles la « générosité du public », qui pèse environ 20 % des financements humanitaires annuels, est largement majoritaire dans la structure de leurs ressources n’échapperont pas non plus aux conséquences de la suspension de toute APD par les États-Unis, car les rééquilibrages économiques et les tensions politiques qui découlent de certaines décisions du gouvernement Trump annoncent des effets industriels et sociaux dans l’ensemble des pays autrefois partenaires privilégiés des États-Unis, en particulier parmi les pays membres de l’Union européenne. Si ces craintes venaient à se confirmer, l’expérience montre que la dégradation des contextes nationaux a des effets directs sur les dons du grand public qui soutient l’action des ONG. Les donateurs individuels vont avoir à décider de leurs priorités dans un large panorama de crises devenues négligées par les fonds gouvernementaux, et la compassion sera alors empreinte de choix qui appartiendront à chacun. En outre, les tensions qui s’annoncent partout en lien avec l’augmentation des barrières douanières pourraient entraîner des effets économiques et sociaux qui, à leur tour, peuvent créer une réorientation des dons vers des formes de solidarité de proximité immédiate, nationales et/ou familiales. D’autant qu’émerge au sein de certains groupes politiques une petite musique qui remet en cause la légitimité et le bien-fondé en tant que tel de l’Aide publique au Développement, ce qui a récemment mené le directeur de l’Agence française de Développement (AFD) à des prises de parole explicites pour défendre les actions de l’organisation qu’il pilote. Par touches successives, il s’initie ainsi, parmi les États les plus riches, une dynamique qui signe une folle indifférence face à la pauvreté, mais aussi aux dégradations environnementales et aux anthropozoonoses qui peuvent en découler du fait des dommages infligés aux forêts primaires. Aucune frontière ne saurait pourtant servir d’illusoire « Ligne Maginot » étanche et infranchissable pour contenir les dangers mondialisés qui caractérisent aujourd’hui les interdépendances d’un monde globalisé. On ne peut être indifférents, en Europe comme en Amérique du Nord, aux multiples outrages portés à la planète, bientôt aggravés par la relance d’une industrie extractive mutilante et prédatrice, pas plus qu’on ne peut être indifférents aux stratégies de survie que traduisent les déplacements massifs de populations actuels et à venir, et aux conflits que peuvent générer ces différents phénomènes. Deux chiffres disent d’emblée le fossé abyssal déjà en place face aux inégalités mondiales. L’enveloppe de l’APD mondiale alimentée par les pays de l’OCDE représentait 230 milliards de dollars de 2023, tandis que les « remises migratoires » – sommes transférées par les migrants vers leurs pays d’origine – se sont élevées cette année-là à 830 milliards, dont 650 à destination de pays à revenus faibles ou moyens. Ces sommes constituent la bouée de sauvetage des populations les plus déshéritées. Elles traduisent, de fait, l’indissociable équilibre de survie entre ici et là-bas. On voudrait pourtant nous faire accepter l’idée que, face à ces interdépendances sans frontières, nous pourrions, dans les pays les plus riches, nous désintéresser des différents mécanismes qui détruisent l’égalité des chances partout dans le monde. Qu’une réaffirmation décomplexée du chacun pour soi, dans la consommation comme dans la solidarité mondiale, pourrait désormais servir de nouveau mantra politique décomplexé. Et que cela serait sans conséquences, à long terme, sur une paix durable… Ainsi, dans un monde où, à horizon 2100, la population du continent africain pourrait représenter 40 % de l’humanité, il ne peut être question, sans séismes à venir, de détourner le regard des réalités en construction. Sur ce continent, comme ailleurs où existent des fragilités majeures, nous ne pouvons pas nous affranchir de cette attention à l’Autre, par réalisme si ce n’est par générosité. Nous devons collectivement résister à la stratégie du chacun-pour-soi et à la loi du plus fort que promeuvent les nouveaux dirigeants des États-Unis et leurs affidés, et œuvrer à inventer un nouveau modèle de solidarité débarrassé des quatre tentations fondatrices du système existant, système occidentalo-centré issu de la Seconde Guerre mondiale puis des processus de décolonisation. Ce qui implique de créer les conditions d’un élargissement notable du nombre de pays contributeurs pour les fonds gouvernementaux, comme la diversification des sources pour les fonds privés. S’impose dès lors une nouvelle répartition du pouvoir de création et de décision au sein de la gouvernance d’un système à rebâtir. Il émerge, dans les prolongements du séisme en cours, de nouveaux combats pour refondre en profondeur les stratégies et modalités de la solidarité internationale. Pour une version plus longue de cet article, lire ici. Pierre Micheletti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 1963 mots
La catastrophe Trump
Une réduction de l’aide qui n’est pas le fait des seuls États-Unis
L’illusion d’un monde cloisonné