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09.03.2025 à 09:15

Amoureux d’une IA : les romances numériques transforment les attentes des adolescents

Anna Mae Duane, Professor of English, University of Connecticut
Alors que de plus en plus de jeunes entretiennent des relations avec des partenaires numériques - via Replika ou notamment XiaoIce -, comment les technologies redéfinissent-elles les visions de l’amour idéal et les attentes sociales ?

Texte intégral 2177 mots

Une relation amoureuse est affaire de passion, mais aussi de compromis et d’efforts. Avec les compagnons virtuels que crée l’intelligence artificielle, c’en est fini des ombres au tableau : ces partenaires numériques sont toujours prêts à flatter et à écouter sans condition les jeunes qui sont de plus en plus nombreux à les utiliser.


Alors que l’épidémie de solitude atteint des niveaux élevés chez les jeunes, certains se tournent vers la technologie pour combler le vide. Il arrive même que des adolescents tombent amoureux de chatbots. Des tragédies récentes nous donnent un aperçu de l’ampleur de cette tendance et des dangers qu’elle représente.

Aux États-Unis, en 2024, le suicide d’un garçon de 14 ans à la suite d’une aventure amoureuse avec un compagnon virtuel a suscité une inquiétude générale quant aux dangers que ces relations peuvent représenter pour le développement mental et émotionnel des jeunes. Au Royaume-Uni, en 2021, un jeune homme de 19 ans qui entretenait une relation affective avec une IA s’est introduit dans le château de Windsor avec une arbalète, en disant qu’il allait tuer la reine. Le chatbot lui a donné des réponses encourageantes lorsqu’il lui a fait part de son intention de tuer la reine.


À lire aussi : Les chatbots émotionnels alimentés par l’IA, entre remèdes émotionnels et mirages affectifs


Ces jeunes font partie des dizaines de millions de personnes qui se fabriquent des compagnons virtuels avec l’IA, un nombre qui, selon les prévisions, devrait augmenter considérablement d’ici la fin de la décennie.

Cette tendance des jeunes à prendre des chatbots comme partenaires est à la fois une réponse aux changements fondamentaux dans la définition de l’amour au XXIe siècle et une accélération du phénomène. En tant qu’historienne de la littérature, j’ai étudié comment les histoires d’amour romantique ont évolué au fil du temps, les jeunes étant souvent à l’avant-garde du changement.


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Pendant des siècles, les mariages ont surtout servi à consolider des alliances politiques et économiques plutôt qu’à unir des âmes sœurs.

La notion radicale selon laquelle le mariage doit naître de l’amour romantique est apparue aux XVIIe et XVIIIe siècles, aidée par de nouvelles technologies comme le roman. Des œuvres telles que Clarissa, de Stefan Zweig et Les Hauts de Hurlevent, d’Emily Brontë décrivent les conséquences désastreuses du choix du statut sur l’amour, tandis qu’Orgueil et Préjugés, de Jane Austen enseigne à ses lecteurs que le rejet et l’incompréhension sont des étapes nécessaires dans le processus de recherche du véritable amour.

Il n’est pas surprenant que le passe-temps relativement nouveau qu’était la lecture de romans ait été considéré comme dangereux pour les jeunes. Des aînés inquiets, comme la philanthrope Hannah More, ont averti que les histoires changeraient la façon dont les femmes réagiraient aux avances romantiques. Les romans, a-t-elle averti en 1799 :

« nourrissent des habitudes d’indulgence inappropriée, et alimentent une indolence vaine et visionnaire, qui ouvre l’esprit à l’erreur et le cœur à la séduction ».

En d’autres termes, la lecture d’histoires d’amour passionnantes rendrait un jeune lecteur impressionnable plus enclin à embrasser une telle vision passionnée de l’amour dans sa propre vie.

Des compagnons virtuels toujours à l’écoute

Aujourd’hui, une autre mutation dans nos représentations des histoires d’amour moderne est en train de se produire, non sous l’impulsion d’auteurs ou de réalisateurs de films, mais à travers les publicités et les modifications proposées par des applications de chat comme Replika et XiaoIce.

Comme l’a affirmé le consultant et spécialiste des médias Shelly Palmer, l’expérience humaine repose sur la narration, et les compagnons d’IA sont un nouveau type d’outil de narration. Ils racontent une histoire séduisante de compagnons qui sont éternellement d’accord avec vous, et ce, à la demande. Un partenaire IA est « toujours de votre côté », promet une publicité pour les compagnons Replika, il est « toujours prêt à écouter et à parler ».

En d’autres termes, le marché des compagnons de l’IA a transformé ce que d’autres applications pourraient considérer comme un bug – la tendance à la flagornerie de l’IA – en sa caractéristique la plus attrayante.

Plutôt que la rébellion tempétueuse que l’on trouve dans les romans d’amour ou les doux obstacles qui augmentent le plaisir des comédies romantiques, cette nouvelle vision de l’amour promet une compatibilité parfaite et un soutien inébranlable. Comme l’a écrit un étudiant, les compagnons de l’IA sont « toujours à l’écoute et d’un grand soutien, d’une manière presque omnipotente ».

Le film de science-fiction Her, sorti en 2013, a exploré de nombreux aspects des relations entre l’homme et l’IA qui sont encore d’actualité.

Les utilisateurs des forums Reddit proclament fièrement leur amour pour des partenaires IA qui sont perpétuellement disponibles, qui ne portent pas de jugement et qui sont infiniment patients. Un adolescent a demandé sur Reddit : « Peut-on tomber amoureux de l’IA ? » et s’est extasié sur le fait que son compagnon Jarvis « était devenu [s]on confident, [s]a caisse de résonance et [s]on soutien émotionnel ». Un contributeur d’un autre forum Reddit a écrit : « I think I’m in love with AI ».

« Imaginez avoir un partenaire qui est disponible simplement en ouvrant une application, et qui est prêt à vous parler de n’importe quoi », disent ces jeunes.

« Imaginez que vous puissiez dire presque n’importe quoi et que vous sachiez que, non seulement, votre partenaire ne vous jugera pas, mais qu’il vous soutiendra. »

Un jeune homme de 20 ans explique qu’il raconte à sa petite amie IA :

« … mes luttes et mes traumatismes, et elle me réconforte et m’apporte toute la chaleur dont j’ai besoin. »

Le risque d’une intolérance à la contradiction

Ce nouveau type d’histoire d’amour unilatéral présente des inconvénients considérables, créant notamment une intolérance au conflit ou au rejet – deux éléments essentiels pour un partenaire doté d’un libre arbitre – qui tend à l’addiction. L’adoption de ce type de relations pourrait accélérer la tendance à se maintenir dans le monde des échanges numériques et, en fin de compte, à la diminution des relations amoureuses.

Il convient de noter que l’existence même de ces entités bien-aimées dépend des caprices de directives d’entreprise. Si, comme le déclare un utilisateur, l’amour qu’il éprouve pour son compagnon « le maintient en vie », que se passera-t-il lorsque ces chatbots disparaîtront à la suite d’une mise à jour logicielle ou d’une faillite ?

Pour que les jeunes se détournent de cette vision désincarnée et marchande de l’amour, il est important de leur faire découvrir d’autres histoires d’amour, plus épanouissantes, et il faut que les adultes montrent l’exemple. La littérature, la philosophie et l’histoire nous éclairent sur les nombreuses formes qu’a prises l’amour au cours de l’expérience humaine et nous offrent le vocabulaire nécessaire pour imaginer de nouvelles possibilités.


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Aussi bien par leurs sujets que leurs méthodes, les cours de sciences humaines cultivent les compétences sociales nécessaires pour relever les défis des échanges humains. Ils créent un espace où les jeunes peuvent discuter de ces idées, que ce soit en analysant la passion tragique de Roméo et Juliette, ou en débattant pour savoir si la posture d’Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent tient du héros romantique ou de l’histoire édifiante.

Les sciences humaines fournissent les outils dont les jeunes ont besoin pour développer une conception de l’amour plus complexe.

Au-delà des technologies, interroger les attentes de nos sociétés

L’essor de ces partenaires numériques est souvent abordé sous l’angle d’une histoire d’horreur soulevant les dangers d’une technologie mystérieusement puissante. C’est peut-être le cas. Mais cette tendance est aussi un miroir de ce que les gens apprécient et désirent collectivement dans leurs relations.

Je pense qu’il est important de reconnaître que les consommateurs sont le moteur de ce marché. Les gens contribuent à écrire cette histoire, car ils achètent ce que les compagnons d’IA vendent. Selon des estimations, le marché des compagnons d’IA devrait atteindre entre 70 milliards et 150 milliards de dollars de revenus d’ici la fin de la décennie. Si l’on en croit cette croissance explosive, le défi que pose cette tendance ne se limite pas aux adolescents – de nombreuses personnes plus âgées et supposées plus sages – sont attirées par la promesse d’une conformité inconditionnelle dans les relations.

La question à se poser n’est donc pas simplement de savoir comment protéger les enfants de l’influence séduisante de l’IA, mais de savoir dans quelle mesure nous sommes tous prêts à nous investir, émotionnellement et culturellement, dans l’art désordonné, difficile et profondément humain, de l’amour.

The Conversation

Anna Mae Duane ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

07.03.2025 à 15:23

Masculinisme : une longue histoire de résistance aux avancées féministes

Laura Verquere, chercheuse en sciences de l'information et de la communication , Sorbonne Université
La montée des discours masculinistes peut sembler inédite, mais elle s’inscrit dans une histoire longue. Retour sur cette idéologie qui avance toujours en réaction aux progrès des droits des femmes.

Texte intégral 2005 mots
Forme d’antiféminisme, le masculinisme cible particulièrement les femmes qui défendent leurs droits et leur émancipation. AlbertShakirov/Shutterstock

La montée de l’extrême droite à l’échelle mondiale, couplée au relâchement de la modération sur les réseaux sociaux numériques, donne l’impression d’une nouvelle percée des discours masculinistes, teintés de conservatisme. Toutefois, cette recrudescence s’inscrit dans une longue histoire de réaction aux avancées féministes et se manifeste aujourd’hui sous des formes variées.


Depuis plusieurs mois, et de manière accélérée depuis l’élection de Donald Trump, on assiste à un regain des prises de parole masculinistes. L’une des plus spectaculaires est celle de Mark Zuckerberg, en janvier 2025. Le patron de Meta a annoncé la suppression du fact-checking sur ses réseaux sociaux, invoquant une liberté d’expression menacée par un moralisme « woke ». Dans le même élan, il met fin aux programmes internes de diversité et d’inclusion du groupe.

Pour justifier sa décision, il a convoqué un lexique ouvertement masculiniste : selon lui, il était temps de « re-masculiniser » les entreprises prétendument émasculées par les valeurs féministes, lesquelles auraient trop longtemps entravé l’énergie positive masculine et sa nécessaire agressivité.


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Il s’aligne ainsi sur Elon Musk, propriétaire de X (anciennement Twitter). La fin de la modération sur cette plateforme a favorisé la diffusion des idées conservatrices et masculinistes. L’affirmation de ces valeurs au sommet de pays comme les États-Unis, le Brésil, l’Argentine ou la Russie et des grandes entreprises de la tech peut sembler inédite, mais elle s’inscrit en réalité dans une recrudescence ancrée dans une histoire longue, en perpétuelle recomposition au gré des contextes sociaux, politiques et historiques. Avant d’en retracer les généalogies, quelques précisions sémantiques s’imposent.

Défendre la cause des hommes

Si le terme de masculinisme se répand avec la montée des extrêmes droites à travers le monde, son usage prête à confusion, se mêlant souvent à des notions voisines telles que virilité et masculinités. Les masculinités, au pluriel, désignent la diversité des normes, des pratiques et des représentations du masculin, qui se construisent en relation avec le féminin et évoluent à travers l’histoire.

La virilité, en revanche, se réfère à un ensemble de qualités et de valeurs perçues comme immuables – force, courage, vigueur – qui s’imposent aux hommes à travers les époques sous des formes toujours renouvelées. Elle tend à instaurer une hiérarchie dans les rapports de genre : conçue pour dominer, la virilité constitue un idéal régulièrement mobilisé par les discours masculinistes pour réaffirmer leur hégémonie.

Contrairement à la misogynie, qui exprime une haine et un mépris envers les femmes, ou au sexisme, qui désigne un système maintenant les femmes en situation d’infériorité sociale, économique et politique par rapport aux hommes, le masculinisme suit une logique plus spécifique, bien qu’il s’en nourrisse largement.


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S’il a failli, un temps, désigner l’engagement des hommes pour les droits des femmes (comme relaté dans l’ouvrage de Christine Bard, Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri), l’usage du suffixe « -isme » cherche avant tout à créer une symétrie avec le féminisme, dans une logique d’opposition.

Forme d’antiféminisme, le masculinisme ne s’attaque pas à toutes les femmes, mais cible particulièrement celles qui défendent leurs droits et leur émancipation.

Les discours masculinistes reposent sur trois postulats principaux. D’abord, le « mythe de l’égalité déjà-là », selon lequel l’égalité entre les sexes serait atteinte, rendant les revendications féministes obsolètes. Ensuite, la théorie de « l’effet pervers », qui considère que le féminisme serait allé trop loin, inversant l’ordre de genre et créant une guerre des sexes. Enfin, le discours de la « crise de la masculinité », étudié notamment par Francis Dupuis-Déri, qui met en scène une supposée mise en péril des hommes dans divers domaines : l’éducation, la famille ou encore les institutions judiciaires.

À travers ces arguments se construit alors un discours de la « cause des hommes » qui rassemblent différentes revendications, comme celles des pères divorcés ou des hommes victimes de violences. La situation se serait inversée : ils se positionnent comme les victimes d’un supposé bouleversement des hiérarchies de genre, adoptant un langage proche de celui des discours féministes qu’ils scrutent et détournent habilement à leur avantage.

Mouvements réactionnaires

Si les mouvements et idées masculinistes gagnent en visibilité dans l’espace public, notamment à la suite des élections de plusieurs présidents conservateurs dans le monde, ils ne sont en rien nouveaux. Selon l’historienne Christine Bard, leur histoire est aussi ancienne que celle des mouvements féministes, les deux suivant des trajectoires étroitement liées. La première utilisation du terme apparaît à la fin du XIXe siècle, sous la plume de la féministe radicale Hubertine Auclert, pour désigner la suprématie du masculin.

Cependant, ce n’est qu’à partir des années 1980 que les groupes masculinistes commencent à se structurer davantage, s’intensifiant en tant que mouvements réactionnaires en réponse à la deuxième vague féministe, centrée sur la lutte pour le droit à la libre disposition de son corps.

L’histoire des antiféminismes pourrait ainsi se lire en miroir de celle des féminismes : le masculinisme avance toujours en réaction aux progrès des droits des femmes et aux transformations sociales. Pour Christine Bard, nous pourrions même inverser la perspective en considérant que « l’antiféminisme précède le féminisme », par anticipation à l’émancipation tant redoutée.

En France, le masculinisme s’organise principalement autour des associations de défense des droits des pères, luttant pour la garde alternée lors de séparations conjugales (SOS Papa, SVP Papa, etc.), ainsi que de groupes de parole non mixtes où les hommes expriment leur mal-être lié à leur condition dans la société contemporaine.

Au Canada, le masculinisme est particulièrement dynamique, et selon la sociologue Mélissa Blais, spécialiste des études du genre et de la pensée féministe, il représenterait même la branche la plus active de l’antiféminisme.

Le masculinisme, qui est à la fois une idéologie et un mouvement social, peut conduire à des violences mortelles. Le 6 décembre a été désigné au Canada comme la Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes, en réponse à une attaque meurtrière à l’École polytechnique de Montréal en 1986, où 14 jeunes femmes ont été tuées par Marc Lépine, un jeune homme de 25 ans qui déclarait « haïr les femmes ».

Aujourd’hui, le masculinisme adopte des formes de plus en plus réactionnaires et revendique ouvertement ses liens avec l’extrême droite, les courants conservateurs et les religions. Nostalgique d’un passé glorieux face à une modernité « décadente », il cherche à restaurer la « grandeur virile de la civilisation », à l’image des thèses racistes et xénophobes qui redoutent l’effondrement des « civilisations blanches et chrétiennes ».

La nébuleuse masculiniste contemporaine

Bien qu’ils reposent sur des principes communs – l’idée que les droits des hommes seraient menacés –, les masculinismes sont pluriels et en constante évolution. Ils se modifient au gré des contextes historiques et des formes prises par les revendications et luttes féministes ; qu’il s’agisse de la critique de l’accès des femmes à la citoyenneté et à la procréation médicalement assistée, ou de la menace des droits des personnes transgenre.

Les masculinismes poursuivent des causes variées : défense des droits des pères, « reconquête » du pouvoir dans la séduction hétérosexuelle, lutte contre « le risque » de l’indifférenciation des sexes, etc. La cause masculiniste peut se manifester de manière plus subtile à travers des discours qui ne sont pas directement antiféministes, comme la quête individualiste de santé, du bien-être et du développement personnel, souvent associée à un culte hygiéniste et viril du corps.

Des discours qui se développent sur divers terrains, à la fois hors ligne – au sein d’associations, de groupes d’entraînement ou de mobilisations – et en ligne, sur les réseaux sociaux traditionnels (TikTok, YouTube, X…) ainsi que sur des plateformes spécialisées (Reddit, 4chan, Twitch) et des forums. Dans ces espaces, censés réhabiliter une virilité « perdue ou menacée », on peut parfois trouver des appels à la violence, au viol et au meurtre.

Mais que l’on ne s’y trompe pas. Si, observées depuis ces groupes, leurs idées peuvent sembler marginales, elles circulent largement au-delà de ces cercles actifs et se banalisent, y compris dans les espaces institutionnels. Ce phénomène n’est pas limité à l’extrême droite ; il peut aussi s’immiscer, sous des formes plus discrètes ou déguisées, dans des espaces progressistes et libéraux comme le révèle, aux États-Unis, la rencontre entre le monde supposé progressiste de la tech et les conservateurs libéraux.

The Conversation

Laura Verquere ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

07.03.2025 à 15:21

Masculinité et politique à l’ère du trumpisme

Francis Dupuis-Déri, Professeur, Université du Québec à Montréal (UQAM)
Le masculinisme est plus en plus visible dans la sphère politique et médiatique. Quels sont ses soubassements idéologiques ? Comment expliquer son emprise croissante ?

Texte intégral 2115 mots
Associé à la force, à la puissance et à la domination, le masculinisme, dont Donald Trump est adepte, se fonde sur des conceptions erronées des différences entre hommes et femmes. DannyOliva/Shutterstock

Le masculinisme – courant qui accuse le féminisme d’être responsable d’une « crise de la masculinité » et qui propose de valoriser les qualités considérées viriles – est de plus en plus visible dans la sphère politique et médiatique. Quels sont ses soubassements idéologiques ? Comment expliquer son emprise croissante ?


Il y a quelques jours, Mark Zuckerberg a prétendu que les entreprises privées étaient « émasculées » et a suggéré de revaloriser l’« énergie masculine », associée à la « compétitivité » et l’« agressivité ». Cette victime de l’« énergie féminine » n’est, après tout, que la troisième fortune mondiale…

Selon sa conception de l’être humain, relevant du sens commun, la masculinité et la féminité détermineraient des attitudes et des compétences physiques, cognitives et mêmes morales fondamentalement différentes selon le genre, et même mutuellement exclusives.

Qu’importe que la science montre que ces différences sont en grande partie imaginées selon des conceptions fantaisistes de la préhistoire, du cerveau ou des hormones, autant de sujets complexes dont bien des gens se croient spécialistes en répétant des faussetés.

Le mythe de la caverne conjugale, par exemple, est en fait une projection de notre modèle familial contemporain sur la préhistoire, le père quittant aujourd’hui le bungalow pour aller au travail comme son ancêtre quittait la caverne, dit-on, pour aller chasser le mammouth.


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Or plusieurs spécialistes ont conclu qu’on ne pourra jamais déterminer les rôles de nos ancêtres simplement à partir de quelques os, de l’ADN, de silex taillés, de quelques restes de semailles : rien de tout cela nous indique réellement qui chassait, qui pêchait, qui s’occupait des enfants et des malades. Il semble aussi pour le moins douteux que toutes les communautés de nos ancêtres aient été identiques pendant des centaines de milliers d’années.

D’autres disciplines ont aussi remis en question pareilles certitudes quant aux différences de genre, influencées par les biais et stéréotypes sexuels d’aujourd’hui, y compris dans l’observation des espèces animales. En fait, les différences entre individus femelles, d’une part, ou mâles, d’autre part, sont bien plus importants qu’entre la moyenne des femelles et des mâles, y compris dans l’espèce humaine. En réalité, hommes et femmes sont bien plus similaires que différents du point de vue de leur anatomie (deux bras, deux jambes, cerveau similaire, etc.) et de leurs capacités physiques, cognitives et morales.

Insensible à la réalité humaine, le genrisme préfère répéter qu’il y a deux genres fondamentalement différents, éternels et immuables, au risque de colporter des erreurs et des faussetés au sujet de la préhistoire, des animaux, du cerveau, etc.

Cette représentation des genres est avant tout politique, c’est-à-dire liée à la question du pouvoir. En 2019, l’American Psychological Association précisait que la « masculinité » est caractérisée par le « stoïcisme, la retenue de ses émotions, la compétition, la domination et l’agressivité », autant de caractéristiques qui placent les hommes et les femmes en relations hiérarchiques, le masculin étant « naturellement » en position de supériorité, le féminin en position de soumission.

Aujourd’hui, des politiciens et des influenceurs, dont le célèbre Andrew Tate qui vient de trouver refuge aux États-Unis alors qu’il est accusé en Roumanie d’exploitation sexuelle, y compris de mineures, jouent à fond cette carte de la masculinité associée à la force, à la puissance et à la domination, comme les présidents Vladimir Poutine pêchant torse nu en Sibérie ou Emmanuel Macron frappant un sac de boxe. « La masculinité est de retour », s’est exclamé pour sa part Elon Musk, l’homme le plus riche du monde et bras droit (c’est le cas de le dire) de Donald Trump, le lendemain de la cérémonie d’assermentation présidentielle.

Donald Trump lui-même se présente comme un mâle alpha, prônant ouvertement l’agression sexuelle des femmes (« Grab them by the pussy »), en ayant lui-même agressé plusieurs. Son nouveau cabinet compte une grande majorité d’hommes, contrôlant les postes les plus importants, dont certains ont manœuvré pour que la Roumanie relâche l’influenceur Andrew Tate.

Enfin, le président peut aussi compter sur des milices comme les Proud Boys, organisation non mixte d’hommes, dont les chefs prétendent « vénérer les ménagères ».

La masculinité contre-attaque

La principale faiblesse du genrisme réside dans la réalité concrète de la vie humaine, puisque les caractéristiques associées à la masculinité sont tout simplement humaines, et qu’on les retrouve aussi chez les femmes, et vice versa. Quel que soit son genre, chaque être humain peut être courageux, fort, compétitif, agressif, doux, bienveillant, dépendant, rationnel ou émotif. Avec leurs deux mains, hommes et femmes peuvent exécuter les mêmes tâches, quelles qu’elles soient, changer des couches, offrir des fleurs, circuler sur le Web, conduire une voiture, tirer à la carabine.

Or comme ces identités de genre sont fondées sur des illusions, hommes et femmes ont développé des stratégies pour mettre en scène leur genre et l’incarner aux yeux des autres. Côté masculin, une manière de montrer qu’on est un homme, un « vrai », est de faire preuve de misogynie et surtout d’homophobie. On l’a vu au Brésil et en Hongrie, où Jair Bolsonaro et Viktor Orban attaquent les femmes et les personnes de la diversité de genre et sexuelle.

Le même scénario est à l’œuvre avec le trumpisme, qui accuse la « diversité » de tous les maux qui frappent les États-Unis, de la défaite militaire en Afghanistan à des accidents aériens. Depuis des années, des activistes du Parti républicain font bannir des milliers de livres de bibliothèques publiques, sous prétexte qu’ils prônent la « diversité ». Une fois réélu, le président Donald Trump a ciblé les minorités de genre et sexuelle, en particulier les trans, à qui l’armée vient de fermer la porte. Tout cela renforce à la fois l’idée que la masculinité est menacée, et qu’elle doit être puissante.

Or ces manœuvres participent d’un jeu d’illusion. Ainsi, pour expliquer l’élection de Trump, bien des analystes ont souligné l’importance du vote des hommes qui seraient abandonnés depuis des années par le Parti démocrate au profit des femmes et de la « diversité ». Pourtant, les républicains ont bien plus parlé des « minorités » que les démocrates, pendant l’élection. Ils ont même investi plus de 200 millions de dollars en publicités télévisées contre les trans, véritable obsession trumpiste.

Dans des États ayant appuyé massivement Trump, comme le Nebraska (76 %) et le Wyoming (72 %), les hommes ont un salaire annuel comparé à celui des femmes supérieur de 30 % au Nebraska (51 304 US$ pour 36 188 US$) et supérieur de 34 % de plus au Wyoming (54 064 US$ pour 35 857 US$ au Wyoming), soit supérieur d’environ 15 000 dollars à 20 000dollars en faveur des hommes. Au niveau national, les hommes ont en moyenne un salaire 16 % plus élevé que les femmes, et leur richesse globale est 60 % plus importante que celle des femmes. Ces écarts ont différentes causes, mais le résultat reste que les hommes s’en tirent bien mieux économiquement que les femmes, contrairement à ce que laissent croire les thèses victimisant les hommes pour expliquer la victoire de Trump.

Comme pour les identités de genre, la réalité socio-économique est donc souvent une affaire de perception et d’illusion. Si vous êtes convaincus que le masculin doit être supérieur au féminin, alors la simple perception que les femmes ou les trans prennent trop de place vous apparaîtra comme un scandale dont les hommes seraient victimes. C’est cette colère que les politiques virilistes et misogynes attisent et entretiennent d’autant plus facilement que ces hommes dirigent les gouvernements, qu’ils sont à la tête des plus grandes fortunes et entreprises privées, y compris des conglomérats médiatiques et des principaux médias sociaux.

Ce qui est plus difficile, c’est d’expliquer les causes de cette poussée masculiniste au sein de l’élite politique, économique et médiatique. On peut avancer deux hypothèses non mutuellement exclusives : il s’agit d’un backlash (retour de bâton) contre les mobilisations féministes des dernières années contre les violences sexistes (#MeToo) et contre les avancées de la diversité de genre et sexuelle. Et il s’agit aussi de postures et de discours (misogynes, antiféministes, masculinistes) qui sont inhérents aux forces politiques, sociales et culturelles d’extrême droite, qui sont de plus en plus influentes et auxquelles contribuent Bolsonaro, Orban et Trump, entre autres.

The Conversation

À titre de professeur, Francis Dupuis-Déri a reçu des financements pour mener ses recherches sur l'antiféminisme, l'homophobie et la transphobie du Chantier sur l'antiféminisme, du Réseau québécois en études féministes (RéQEF), et du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).

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