22.07.2025 à 16:39
La Syrie post-Assad : se reconstruire à travers l’art
À l’issue d’un récent séjour sur le terrain, Albane Buriel, chercheuse spécialisée en science de l’éducation, dresse un portrait ethnographique de la scène artistique syrienne depuis la chute du régime de Bachar Al-Assad en décembre 2024. Des initiatives et des collectifs émergent, de Damas à Alep en passant par Homs. Les artistes se réapproprient les lieux, les visages et les souvenirs, pour rendre hommage aux victimes du régime. L’art s’impose comme un outil essentiel sur le chemin vers la reconstruction. Ce séjour était mon troisième en Syrie, mais le premier dans un contexte de bascule. Entre mai et juin 2025, j’ai mené un terrain ethnographique à Damas, Homs et Alep, dans un pays suspendu entre chute autoritaire et recomposition fragile. La chute du régime Assad, survenue le 8 décembre 2024, ouvre une période de recomposition politique marquée par la libération du pays. J’ai tenté de comprendre ce que signifie « reconstruire une société » après quatorze ans de guerre. J’ai vu un pays traversé par des dynamiques discrètes de recomposition, où l’art, la mémoire et la parole réinventent des formes de vie et de justice. À travers les gestes et les récits d’artistes et de collectifs, j’ai observé la réémergence d’une parole publique, fragile, mais puissante, souvent située dans les interstices du politique et du sensible. Pour comprendre l’effervescence actuelle, il faut revenir sur le long silence imposé dans le pays. Avant 2011, la scène artistique syrienne était vivante, mais étroitement surveillée. Quelques artistes formulaient des critiques feutrées, mais les lignes rouges du régime bridaient l’expression. En 2011, la révolution change tout : slogans, banderoles, vidéos clandestines, théâtre de rue surgissent. L’art sort dans l’espace public. Très vite, la répression est brutale. L’expression devient un acte de survie. Les lieux culturels ferment, l’exil s’intensifie. Une scène artistique se recompose, souvent hors du pays. Depuis la chute du régime, un souffle de liberté traverse l’espace public. Certains parlent enfin sans peur, circulent librement, exposent. Mais la libération reste fragile. Les blessures sont vives, les récits dissonants, les attentes multiples. Cette libération s’accompagne d’un appel à la reconnaissance : il s’agit de faire en sorte que la Syrie soit regardée autrement, non comme une terre d’exil ou de ruines, mais comme une société vivante, en quête de dignité. L’art redevient espace de deuil, de projection, de partage. Lors de mon séjour, l’ancienne gare de Hijaz à Damas a accueilli une exposition consacrée aux célèbres pancartes de Kafranbel, ville du Nord-Ouest syrien devenue, dès 2011, le cœur visuel de la révolution. Chaque vendredi, jour des manifestations, des habitants y créaient des affiches illustrées, drôles et acérées, appelant à la liberté et à la justice. Kafranbel était un véritable laboratoire de créativité populaire. L’exposition, conçue par de jeunes artistes syriens, proposait une relecture scénographiée de ces slogans iconiques. Présentés dans un espace patrimonial, les messages ne sont ni figés ni dépolitisés, mais restitués dans toute leur force. L’exposition affirmait ainsi un attachement à la mémoire populaire de la révolution, en permettant aux passants de la capitale de la redécouvrir dans un cadre poétique et accessible. Autre lieu, autre geste. Au Musée national de Damas, l’exposition « Les détenus et les disparus », portée par la plateforme Mémoire créative de la révolution syrienne, retrace quatorze années de créations nées du soulèvement et de l’oppression : affiches, pancartes, slogans calligraphiés, poèmes, vidéos, peintures murales et visuels militants. Une scénographie chronologique donne à voir les imaginaires politiques d’une révolution confisquée, depuis les slogans révolutionnaires jusqu’aux récits des détentions, des formes de résistance, des disparitions forcées, puis des procès de 2020 pour crimes contre l’humanité, engagés en Allemagne. La photographie The Fall (la Chute), de Mohamad Khayata, clôt l’exposition comme elle clôt une époque (image présentée en tête de l’article, ndlr). Elle montre la statue renversée de Hafez Al-Assad, qui a longtemps surplombé la ville de Deir Atiyeh, dans le Qalamoun (ouest du pays). Sur le visage de la statue renversée, une femme se tient debout enveloppée dans une couverture traditionnelle. Cela ne s’apparente pas simplement à une fin, mais à un basculement d’imaginaire. Comme si cette énorme figure de béton, écrasée dans les gravats, laissait enfin place à autre chose. En juin dernier, à la suite de cette exposition, l’artiste syrienne Rania Al-Najdi a présenté Origami Birds : For Those Who Will Not Be Forgotten (Oiseaux en origami : Pour ceux qui ne seront pas oubliés), une installation de 1 500 oiseaux de papier en hommage aux disparus syriens. Ancienne prisonnière politique en 2013, Rania a conçu cette œuvre comme un acte de mémoire et de justice, en collaboration directe avec des familles des détenus. Chaque oiseau représente une vie volée, un inconnu de la liste du rapport « César ». Publié en 2014, il rassemble 55 000 photos exfiltrées par un déserteur de la police militaire syrienne, documentant la torture et l’exécution de milliers de détenus dans les prisons du régime Assad. Une absence devenue présence. L’exposition mêle éclairages sensibles, témoignages, sons et vidéos.
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L’exposition a réuni familles, citoyens et représentants d’institutions en quête de vérité. Rania rappelle : « Ils ne sont pas que des prénoms. Nous devons rendre justice aux martyrs et aux détenus. » Si ces expositions réinvestissent des lieux centraux, d’autres gestes se déploient en marge, dans les villes ou les interstices de l’institutionnel. À Damas et Alep, la fondation MADAD, fondée par l’artiste Buthayna Ali, transforme des lieux abandonnés en scènes contemporaines. Depuis la chute du régime Assad, MADAD déploie des projets artistiques plus audacieux, visibles dans l’espace public et porteurs de récits longtemps refoulés. L’exposition « Path » (avril 2025) est présentée dans le bâtiment abandonné Massar Rose à Damas. Elle réunit 29 artistes autour des thèmes de la mémoire, du pardon et du retour. Certaines œuvres – comme une épée d’argile fichée dans le sol ou des lettres brûlées – évoquent l’abandon de la violence et la transmission interrompue. Une volonté explicite de traiter les blessures du conflit dans un espace urbain reconquis. Aujourd’hui, MADAD prolonge cette démarche avec Unseen, un concours destiné aux jeunes artistes du nord du pays, explique Kinana Alkoud, une artiste investie dans le processus de sélection. L’exposition finale, prévue dans un hammam restauré à Alep, explorera ces choses que l’on voit sans regarder : gestes quotidiens, souvenirs enfouis, peurs silencieuses. Homs, marquée par les destructions et les fractures communautaires, reste une ville à vif, où la mémoire divise encore. Depuis 2020, le Harmony Forum développe des projets artistiques de consolidation de la paix. Son programme Beyond Colors 3 (2023–2024) a réuni vingt jeunes issus de confessions diverses. Peinture, installation, performance : les œuvres produites explorent la perte, l’exil, la reconstruction intime. Présentées dans une tente sur une place centrale, ces créations ont touché de nombreux visiteurs. Une artiste se souvient : « Les gens racontaient leurs propres histoires. Leurs souvenirs faisaient écho à ce que nous avions voulu dire. » À Homs, un volontaire décrit un basculement depuis décembre 2024. Faute de sécurité suffisante, les expositions publiques ont laissé place à des films documentaires. Deux projets sont en cours : Revival, sur la mémoire de Homs et de sa campagne, et Fanjan, consacré au café arabe comme symbole de paix et de transmission. Une manière discrète, mais profonde de continuer à tisser du lien, malgré l’instabilité. Là où se réunir autour de la mémoire peut encore être perçu comme un risque. Dans un registre plus explicitement politique, le collectif syrien Madaniya, fondé en 2023, en exil à l’époque, réunit artistes, chercheurs, militants et écrivains autour d’un même refus : celui d’une normalisation qui ne s’accompagnerait pas de justice rendue aux victimes. Ils défendent une reconstruction centrée sur la vérité, la mémoire et la réparation, où la culture devient un levier citoyen. Leur programme, « Dialogue syrien sur la justice, la vérité et la réparation », multiplie les ateliers mêlant artistes, survivants et juristes pour penser les contours d’une justice post-conflit enracinée dans l’écoute et la vérité. Théâtre-témoignage, installations, archives visuelles : autant d’outils pour penser une justice sensible, partagée, en dehors des cadres classiques. En mai dernier, à Damas, une veillée rendait hommage à Bassel Shehadeh, un jeune documentariste et journaliste tué en mai 2012 à Homs, devenu aujourd’hui l’un des symboles de la révolution. L’événement, conçu sous forme de veillée-performance, mêlait lectures poétiques, projection de vidéos d’archives, exposition de portraits et moment de silence collectif. À travers cette diversité d’actions, Madaniya entend maintenir vivante une mémoire politique des soulèvements de 2011, et rappeler que la reconstruction ne peut se limiter à des infrastructures ou à des accords diplomatiques. Le collectif propose ainsi une vision critique et profondément incarnée de la transition, dans laquelle l’art devient un acte de résistance, de reconnaissance, et d’avenir. Ces exemples ne prétendent pas représenter toute la Syrie. Une large part de la population reste à distance : peur, précarité, silence. L’accès inégal à l’expression, la censure ou l’indifférence creusent les fractures. Ces dynamiques restent localisées, fragiles. Et pourtant, dans les marges, quelque chose se dit. Là où les institutions manquent, des gestes surgissent. L’art ne reconstruit pas un pays, mais il ouvre des brèches : pour dire, pour pleurer, pour résister. Il ne remplace ni les procès ni les réparations, mais offre un espace pour réhabiter le présent, comme en témoigne, par exemple, Romain Huët dans ses « Chroniques d’Ukraine : L’art face à la guerre » (The Conversation, 2022). Dans un article publié en juin 2025 sur Al-Jumhuriya, un site d’analyse politique, Yassin al-Haj Saleh, écrivain et opposant politique au régime de Bachar Al-Assad, appelait à une justice existentielle. Il mettait en garde : sans vigilance, la transition pourrait favoriser une culture aseptisée, coupée de la mémoire du conflit. Mais, selon lui, un apprentissage politique souterrain s’est tissé dans les ruines – une maturation lente qui pourrait fonder les bases d’une justice réparatrice, non seulement juridique, mais aussi culturelle et symbolique. Raison de plus pour prêter attention à ces signaux faibles. Sur les murs d’Alep, dans les ateliers de Homs ou les galeries de Damas, une autre Syrie se dessine – une Syrie qui tente, par fragments, de faire récit ensemble. Mais ces signes d’ouverture restent ambivalents. Le nouveau régime, issu d’une matrice sécuritaire et militaire, tolère certaines formes d’expression artistique – tant qu’elles ne remettent pas en cause les équilibres fragiles du moment : cohésion communautaire, contrôle des récits sur la guerre, image de stabilité à l’international. La surveillance persiste, les lignes rouges demeurent floues, et les artistes pratiquent souvent une autocensure prudente, sans connaître clairement les limites à ne pas franchir. Les dénonciations explicites des crimes passés restent rares, et les récits sur les exactions commises par les différents camps – y compris ceux aujourd’hui au pouvoir – peinent à trouver leur place dans l’espace public. La mémoire, en Syrie, reste un terrain miné. Albane Buriel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 3808 mots
De la révolution confisquée aux mots qui cherchent de l’espace
Réinvestir les lieux : mémoire populaire et héritage révolutionnaire
Des collectifs pour une mémoire vivante
Homs : créer malgré l’instabilité
Madaniya : pour une mémoire politique de la transition
Dans les marges, un futur à inventer
22.07.2025 à 16:37
La culture rave et ses multiples dimensions
À l’origine illégales, les raves se voulaient des espaces d’expérimentation musicale et communautaire, aux marges de la société. Si certaines ont aujourd’hui été récupérées par l’industrie des festivals, d’autres persistent dans l’ombre, portées par une culture alternative aux codes bien établis. Un phénomène où musique électronique, spiritualité, engagement politique et contestation sociale se rencontrent. « Notre état émotionnel est l’extase, notre nourriture est l’amour, notre addiction la technologie, notre religion la musique. Notre choix pour l’avenir, c’est la connaissance et, pour nous, la politique n’existe pas. » C’est ainsi que débute ce que l’on appelle le Manifeste rave, publié au milieu des années 1990 sur le forum Alt.Rave. Ce texte est né en réaction à une campagne médiatique de dénigrement qui s’abattait alors sur ces fêtes. Il s’inspire des propos d’un DJ new-yorkais Frankie Bones, figure majeure de l’introduction de la culture rave aux États-Unis. L’essence de la philosophie du mouvement se résume en quatre mots : paix, amour, unité et respect (plus connus sous l’acronyme PLUR, pour Peace, Love, Unity, Respect). Qu’est-ce qui pousse des millions de personnes à vouloir participer à ce type de fêtes ? Le terme « rave » signifie « délire » en anglais. Ces fêtes permettent, à travers une musique manipulée électroniquement, de transcender l’individualité au profit du collectif. C’est ce que le sociologue Émile Durkheim appelait « l’effervescence collective », un phénomène également observable dans d’autres événements de musique live. Les raves sont nées dans les années 1980. Les toutes premières étaient des fêtes illégales organisées dans des entrepôts désaffectés de Londres. Influencées par les free festivals et les new travellers (deux mouvements libertaires liés aux festivals artistiques et musicaux), ces free parties s’étiraient alors jusqu’à l’aube, au son du hip-hop, du groove puis, de plus en plus, de la house et de la techno venues de Chicago et Détroit. En 1989, le Royaume-Uni connaît ce que l’on appellera le « Second Summer of Love ». Cette période est marquée par des fêtes clandestines où la jeunesse célèbre le collectif à travers la musique électronique et l’expérimentation psychotrope. Peu après, en mai 1992, le collectif Spiral Tribe organise une rave illégale d’ampleur à Castlemorton, réunissant quelque 20 000 personnes. Malgré la répression policière et les tentatives d’interdiction par le gouvernement de Margaret Thatcher, le phénomène est déjà enraciné dans les pratiques festives de la jeunesse. Rapidement, de nombreux clubs et discothèques britanniques intègrent des soirées électroniques à leur programmation. Légalement encadrées, ces soirées marquent l’émergence d’un second modèle de raves : les raves institutionnalisées. Elles se diffusent ensuite à travers l’Europe et le reste du monde, connaissant un véritable essor et devenant peu à peu un produit du capitalisme culturel : des fêtes commercialisées, mondialisées et peu différenciées les unes des autres. Ce modèle inspire, par exemple, un mouvement emblématique de l’Espagne des années 1990 : la Ruta del Bakalao, un ensemble d’une dizaine de discothèques géantes à Valence. Ces clubs – Barraca, Espiral, NOD, ACTV, The Face, Spook, Puzzle, Heaven ou Chocolate – ouvrent quasiment en continu durant soixante-douze heures lors du week-end, accueillant des milliers de jeunes amateurs de musique mákina. Comme au Royaume-Uni, la Ruta sombre dans l’oubli au milieu des années 1990. Mais avec la prolifération des festivals musicaux, les raves commerciales reviennent en force. En Espagne, elles occupent désormais une place centrale dans les programmations, voire en deviennent l’élément principal, comme c’est le cas des festivals Dreambeach, Monegros, Medusa ou Sónar. Quant aux raves clandestines, elles attendent le début du XXIe siècle pour gagner en popularité en Espagne. On en trouve notamment à Madrid (dans le tunnel de Boadilla ou au monastère de Perales del Río), en Andalousie (Grenade, Almería) ou en Catalogne. Plus largement, depuis le début du XXIe siècle, particulièrement depuis la pandémie de Covid-19, le mouvement raver ne cesse de gagner des adeptes. Ses partisans sont attirés par sa forme de loisir contre-culturelle et hédoniste, aux accents parfois rituels, voire quasi religieux. Aujourd’hui, les deux grandes tendances coexistent : les raves commerciales (intégrées à la culture clubbing et festivalière) et les clandestines, ou free parties. Ce sont ces dernières qui suscitent le plus de controverses. Organisées par des collectifs appelés sound systems, elles sont secrètes, autogérées, non lucratives (les recettes servent à financer la fête), durent souvent plusieurs jours et se tiennent à l’écart des centres urbains pour éviter les conflits. Elles exigent une logistique importante : tours de haut-parleurs, générateurs, essence, câblages, décors et éclairages sophistiqués. Ces fêtes ont toujours intégré une dimension visuelle et scénique forte. Elles constituent aussi des espaces communautaires en rupture avec la vie quotidienne : des hétérotopies ou zones liminales où l’amour, la paix, l’unité et le respect sont les règles du vivre-ensemble. Elles se veulent des espaces sûrs, non violents, où les femmes sont respectées et non sexualisées. Cette philosophie s’étend aussi à la défense de l’environnement comme en témoigne la parade berlinoise Rave The Planet, à la justice sociale comme lors des manifestations de Beyrouth en 2019, ou à l’engagement contre les conflits armés comme les raves organisées dans le désert israélien en protestation contre l’occupation de la Palestine. Et ce, malgré la consommation de drogues associée à ces événements, où le cannabis et l’ecstasy – liés à la danse et à la fusion avec la musique – sont préférés au tabac, au LSD, à la cocaïne ou à l’alcool, dont la consommation peut parfois être mal vue. Sur le plan sociologique, les raves se distinguent par leur hétérogénéité et leur diversité. Selon leur style musical prédominant (techno, hardtechno, électronique, house, psychedelic trance, breakcore), elles attirent qui des clubbers, qui des punks, qui des hippies ou encore d’autres tenants de subcultures urbaines contemporaines. Et comme l’indique le Manifeste rave, tout le monde y est le bienvenu : « Nous sommes une entité massive, un village tribal, global, qui dépasse toutes les lois établies par l’homme, ainsi que la géographie et le temps lui-même. Nous sommes innombrables. Nous sommes un. » Cristina Pérez-Ordóñez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2416 mots
De l’esprit libertaire aux fêtes capitalistes
Le cas de l’Espagne
De plus en plus de « ravers » ?
22.07.2025 à 16:34
Le cyprès de l’Atlas, unique au Maroc, en danger critique d’extinction
Alors qu’on ne le trouve que dans une unique vallée au Maroc, le cyprès de l’Atlas est aujourd’hui menacé par l’exploitation humaine et a été durement touché par le séisme qui a frappé le Maroc en septembre 2023. Pourtant, cette espèce, protégée et plantée dans d’autres régions, résiste particulièrement bien au réchauffement climatique. Le bassin méditerranéen est l’un des 36 points chauds de biodiversité d’importance mondiale en raison de sa grande biodiversité, souvent propre à la région. Il est en effet riche de plus de 300 espèces d’arbres et d’arbustes contre seulement 135 pour l’Europe non méditerranéenne. Parmi ces espèces, un certain nombre sont endémiques, comme le genévrier thurifère, le chêne-liège, plusieurs espèces de sapins mais aussi le remarquable cyprès de l’Atlas. Décrit dès les années 1920, ce cyprès cantonné dans une seule vallée du Haut Atlas, au Maroc, a intéressé nombre de botanistes, forestiers et écologues, qui ont étudié cette espèce très menacée, mais aussi potentielle réponse au changement climatique. Le premier à faire mention en 1921 de la présence de ce cyprès dans la vallée de l’oued N’Fiss, dans le Haut Atlas, est le capitaine Charles Watier, inspecteur des eaux et forêts du Sud marocain. Mais c’est en 1950 que Henri Gaussen, botaniste français, qualifie ce conifère de cyprès des Goundafa, l’élève au rang d’espèce et lui donne le nom scientifique de Cupressus atlantica Gaussen. C’est à l’occasion de son voyage au Maroc en 1948 qu’il a constaté que cet arbre, dont la localisation est très éloignée de celles des autres cyprès méditerranéens, est bien une espèce distincte. En particulier, son feuillage arbore une teinte bleutée et ses cônes, que l’on appelle familièrement des pommes de pin, sont sphériques et petits (entre 18 et 22 mm) alors que ceux du cyprès commun (Cupressus sempervirens), introduit au Maroc, sont beaucoup plus gros (souvent 3,5 cm) et ovoïdes. Le cyprès de l’Atlas se développe presque uniquement au niveau de la haute vallée du N’Fiss, région caractérisée par un climat lumineux et très contrasté. On a aujourd’hui une bonne estimation de la superficie couverte par cette espèce dans la vallée du N’Fiss, qui abrite donc la population la plus importante de cyprès de l’Atlas. : environ 2 180 hectares, dont environ 70 % couverts de bosquets à faible densité. Dans les années 1940 et 1950, elle était estimée entre 5 000 et 10 000 hectares. En moins de cent ans, on aurait ainsi perdu de 50 à 80 % de sa surface ! Malgré les imprécisions, ces chiffres sont significatifs d’une régression importante de la population. Dans ces espaces boisés, la densité des arbres est faible et l’on peut circuler aisément entre eux. Les couronnes des arbres ne se rejoignent jamais et, hormis sous celles-ci, le soleil frappe partout le sol nu. L’originalité de cette formation est que cohabitent aujourd’hui dans cette vallée de magnifiques cyprès multiséculaires aux troncs tourmentés, des arbres plus jeunes, élancés et en flèche pouvant atteindre plus de 20 mètres de hauteur et des arbres morts dont ne subsistent que les troncs imputrescibles. Ce qui est frappant, et que signalait déjà le botaniste Louis Emberger en 1938 dans son fameux petit livre les Arbres du Maroc et comment les reconnaître, c’est que la majorité des arbres « acquièrent une forme de candélabre, suite à l’amputation de la flèche et à l’accroissement des branches latérales ». L’allure particulière de ces arbres et la proportion importante d’arbres morts sont avant tout à imputer à l’être humain qui, depuis des siècles, utilise le bois de cyprès pour la construction des habitations et pour le chauffage. Il coupe aussi le feuillage pour nourrir les troupeaux de chèvres qui parcourent la forêt. En plus de ces mutilations, les arbres rencontrent des difficultés pour se régénérer, en lien avec le surpâturage, toutes les jeunes régénérations des arbres étant systématiquement broutées. La pression anthropique est ainsi une composante fondamentale des paysages de forêt claire de cyprès de l’Atlas. Cette dégradation des arbres et la régression de la population de cyprès ne sont sans doute pas récentes. La vallée du N’Fiss est le berceau des Almohades, l’une des plus importantes dynasties du Maroc, qui s’est étendue du Maghreb à l’Andalousie, du XIIe au XIIIe siècle. La mosquée de Tinmel, joyau de l’art des Almohades, s’imposait au fond de cette vallée, témoin de la fondation de cette grande dynastie. Et il est fort à parier que c’est du bois local, donc de cyprès, qui a été utilisé à l’origine pour la toiture de cette monumentale construction. Pourquoi aller chercher bien loin du cèdre, comme certains historiens l’ont suggéré, alors qu’une ressource de qualité, solide et durable, existait localement ? L’étude anatomique de fragments de poutres retrouvées sur le site devrait permettre de confirmer cette hypothèse, les spécialistes différencient facilement le bois de cyprès de celui des autres essences de conifères. Dans tous les cas, il est certain que lors de cette période, le cyprès a subi une forte pression, du fait de l’importance de la cité qui entourait ce site religieux. On notera enfin, confortant les relations intimes entre le cyprès et les populations locales, les utilisations en médecine traditionnelle : massages du dos avec des feuilles imbibées d’eau ou encore décoction des cônes employée comme antidiarrhéique et antihémorragique. Le 8 septembre 2023, le Maroc connaît le séisme le plus intense jamais enregistré dans ce pays par les sismologues. Les peuplements de cyprès se situent autour de l’épicentre du séisme. Ce dernier affecte la vallée du N’Fiss et cause d’importants dégâts matériels, détruisant des habitations et des villages et causant surtout le décès de près de 3 000 personnes. Le séisme a également endommagé le patrimoine architectural, et notamment la mosquée de Tinmel, presque entièrement détruite, qui fait, depuis, l’objet de programme de restauration. Malgré son intensité (6,8), le séisme ne semble pas avoir eu d’effets directs sur les cyprès par déchaussements ou par glissements de terrain, bien que cela soit difficile à apprécier. Ceux-ci ont néanmoins subi des dégâts collatéraux. Lors du réaménagement de la route principale, des arbres ont été abattus, notamment un des vieux cyprès (plus de 600 ans) qui avait pu être daté par le Pr Mohamed Alifriqui, de l’Université Cadi Ayyad de Marrakech. De plus, des pistes et des dépôts de gravats ont été implantés au sein même des peuplements, à la suite d’une reconstruction rapide, et évidemment légitime, des villages. Cela a cependant maltraité, voire tué, de très vieux cyprès. Malgré la distribution restreinte de l’espèce et l’importante dégradation qu’elle subit, une forte diversité génétique existe encore dans cette population. Cependant, il existe un risque important de consanguinité et de perte future de biodiversité au sein de cette vallée. Ainsi, C. atlantica est classé par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) parmi les 17 espèces forestières mondiales dont le patrimoine génétique s’appauvrit. Une autre menace est celle du changement climatique qui affecte particulièrement le Maroc et ses essences forestières. Les six années de sécheresse intense que cette région du Maroc a subies n’ont sans doute pas amélioré la situation, même si l’impact sur les cyprès semble moins important que sur les chênes verts, sur les thuyas ou sur les genévriers qui montrent un dépérissement spectaculaire. Pour toutes ces raisons, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a classé le cyprès de l’Atlas comme étant en danger critique d’extinction. Il faut alors envisager des stratégies à grande échelle afin d’assurer la survie voire la régénération des forêts de cyprès. Cela passe à la fois par la fermeture de certains espaces, afin d’y supprimer le pâturage, et par l’interdiction des prélèvements de bois. Tout ceci ne sera cependant possible qu’en prévoyant des mesures compensatoires pour les populations locales. Il est aussi nécessaire de replanter des cyprès, ce qui nécessite la production de plants de qualité, même si les tentatives menées par le Service forestier marocain ont pour le moment obtenu un faible taux de réussite. Le cyprès de l’Atlas, adapté à des conditions de forte aridité, pourrait d’ailleurs constituer une essence d’avenir pour le Maroc et pour le Maghreb dans son ensemble face au changement climatique. Dans le bassin méditerranéen, le réchauffement provoque en effet une aridification croissante et notamment une augmentation de la période de sécheresse estivale. Henri Gaussen disait déjà en 1952 : « Je crois que ce cyprès est appelé à rendre de grands services dans les reboisements de pays secs. » Et pourquoi ne pas penser au cyprès de l’Atlas pour les forêts urbaines ? Un bon moyen de préserver, hors de son aire naturelle, cette espèce menacée. Conservation, reboisements et utilisation raisonnée nécessitent ainsi des investissements financiers importants. Richard Branson, le célèbre entrepreneur britannique, s’est particulièrement investi dans le développement de la vallée du N’Fiss et est notamment venu au secours de ses habitants à la suite du séisme meurtrier d’il y a deux ans. Si son but est d’améliorer la vie et le futur des habitants de la vallée, espérons qu’il saura aussi s’intéresser à cet écosystème particulier, et que d’autres fonds viendront soutenir les efforts de conservation. Thierry Gauquelin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 3254 mots
Un arbre singulier et endémique de sa vallée
Des cyprès aux formes très diverses
Une pression humaine ancienne et toujours forte
Le séisme du 8 septembre 2023
Protéger une espèce en danger critique d’extinction
Replanter dans la vallée, mais aussi dans le reste de la région