13.10.2025 à 16:29
Le bond en avant de l’industrie automobile chinoise de 1953 à nos jours
Depuis 1953, la République populaire de Chine monte en puissance dans l’industrie automobile. Comment a-t-elle pu réaliser ce bond en avant en un peu plus de soixante-dix ans seulement ? En avril 2025, les ventes en Europe de véhicules entièrement électriques du fabricant chinois BYD dépassent pour la première fois celles de Tesla, propulsant l’entreprise dans le top 10 du classement européen des ventes de véhicules à énergie nouvelle. Ce tournant marque non seulement un moment important dans la croissance du plus grand constructeur automobile de la République populaire de Chine, mais symbolise aussi la montée en puissance de l’industrie chinoise des véhicules à énergie nouvelle. Yuwu Fu, président honoraire de la Société des ingénieurs automobiles de Chine, estime que le développement de l’industrie automobile chinoise a connu trois phases distinctes. De 1953 à 2000, elle établit ses fondements industriels. Après 2000, elle accélère son développement. Depuis 2020, elle progresse vers le statut de grande puissance automobile. En 2016, le plan directeur du Conseil d’État chinois pour une stratégie nationale de développement axé sur l’innovation stipule que les capacités nationales devraient passer d’une coexistence d’approches « suivre », « rattraper », « mener », avec une prédominance de l’approche « suivre », à un modèle où les approches « rattraper » et « mener » prennent le dessus. En combinant perspective historique et perspective stratégique, le présent article décrit les principaux moteurs des trois phases afin de dégager la logique qui sous-tend le bond en avant de l’industrie automobile chinoise. Si l’industrie automobile occidentale est née au milieu du XIXᵉ siècle, le secteur automobile chinois voit le jour environ un siècle plus tard. En 1953, la première usine automobile de l’entreprise FAW est fondée à Changchun (au nord-est de la Chine) avec l’aide de l’Union soviétique. Elle marque les débuts de la République populaire de Chine dans la fabrication automobile. À partir de 1985, la Chine met en place des mesures protectionnistes telles que des droits de douane élevés et des quotas d’importation. Parallèlement, elle attire les investissements étrangers pour implanter des usines sur son sol, en s’appuyant sur une main-d’œuvre bon marché et un énorme potentiel commercial. En 1994, pour sortir de sa dépendance aux technologies étrangères, la politique industrielle automobile exige que la participation étrangère dans les coentreprises ne dépasse pas les 50 %. Durant cette phase, la Chine commence à explorer le secteur des véhicules à énergie nouvelle. En 1992, le scientifique Xuesen Qian suggère : « L’industrie automobile chinoise devrait passer directement à l’étape des énergies nouvelles pour réduire la pollution environnementale, sans passer par celle de l’essence et du diesel. » Après l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, son industrie automobile connaît un développement rapide. Les droits de douane sur les importations automobiles sont réduits, les politiques de protection commerciale sont supprimées, et l’ouverture du marché contraint l’industrie à améliorer sa qualité et à accélérer sa croissance. L’utilisation du modèle des coentreprises stimule le développement d’entreprises automobiles nationales, établissant rapidement un système industriel complet. En 2009, la Chine devient, pour la première fois, le premier producteur automobile mondial. Sous l’effet de plusieurs pressions, notamment le monopole des brevets des constructeurs automobiles européens et états-uniens, la sécurité énergétique et les contraintes écologiques, le secteur automobile chinois s’oriente vers le développement accéléré de véhicules à énergie nouvelle. L’exploration des véhicules électriques commence dans les années 1830 en Europe et aux États-Unis. Elle stagne ultérieurement en raison de l’exploitation à grande échelle du pétrole et de l’essor de la technologie des moteurs à combustion interne. En République populaire de Chine, lors du 10e plan quinquennal, le programme national 863 pour les véhicules électriques pose, en 2001, le cadre de la recherche et du développement autour de « trois verticaux et trois horizontaux ». Les « trois verticaux » désignent les véhicules électriques purs, les véhicules électriques hybrides et les véhicules à pile à combustible. Les « trois horizontaux » englobent les trois systèmes électriques : batteries, moteurs électriques et systèmes de contrôle électronique. Le scientifique en chef du projet Gang Wan déclare que si la Chine a environ vingt ans de retard sur les leaders internationaux dans le domaine des véhicules à moteur à combustion interne, l’écart dans le domaine des véhicules électriques n’est que de quatre à cinq ans.
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L’État introduit une série de subventions spécifiques pour développer l’industrie des véhicules électriques. Un certain nombre de marques nationales apparaissent, comme BYD, qui passe de la fabrication de batteries à celle de véhicules complets. Les ventes de véhicules à énergie nouvelle en Chine atteignent, pour la première fois, le premier rang mondial en 2015. La même année, la publication du guide pour le développement des infrastructures de recharge des véhicules électriques (2015-2020) pose les fondations du plus grand réseau de recharge au monde. L’industrie automobile chinoise effectue un bond en avant technologique en passant des véhicules traditionnels à carburant aux véhicules intelligents à énergie nouvelle. Pour ce faire, quatre conditions sont nécessaires selon les économistes Elise Brezis, Paul Krugman et Daniel Tsiddon. Premièrement, il doit exister un écart salarial important entre les pays leaders et les pays retardataires. Par rapport aux puissances automobiles établies, la République populaire de Chine affiche toujours une différence significative en matière de coût de main-d’œuvre par véhicule. Selon les derniers chiffres de la société de conseil Oliver Wyman, les constructeurs automobiles chinois engagent des dépenses de main-d’œuvre de 597 dollars par véhicule contre 769 dollars au Japon, 1 341 dollars aux États-Unis, 1 569 dollars en France et 3 307 dollars en Allemagne. Deuxièmement, les technologies émergentes présentent initialement une efficacité relativement faible. Le secteur des véhicules électriques est confronté à des difficultés importantes à ses débuts. On peut citer, par comme exemple, la Roadster, première voiture électrique pure de Tesla, et la F3DM, première voiture hybride rechargeable au monde de BYD. Troisièmement, l’expertise acquise dans la recherche et le développement des réservoirs, des moteurs et des boîtes de vitesse des véhicules à combustion interne ne peut pas être appliquée aux trois systèmes électriques des véhicules à énergie nouvelle. Créée en 2011, l’entreprise Contemporary Amperex Technology Co. Limited (CATL) n’a aucune expérience dans le domaine des véhicules à combustion interne, mais elle devient en seulement six ans le leader mondial des batteries électriques avec, actuellement, 37,5 % de parts de marché. Quatrièmement, les technologies des véhicules à énergie nouvelle arrivées à maturité améliorent la productivité dans trois domaines : l’optimisation des coûts, l’accélération de la recharge et la création de futures applications. De ses débuts où elle suivait le rythme des normes internationales jusqu’à sa position de leader mondial, l’industrie automobile chinoise suit une trajectoire complète consistant à éviter les écueils, à tirer parti de ses atouts et à réaliser des bonds en avant. Cette logique, nommée en Chine « dépasser en changeant de voie », fait écho aux principes de l’innovation disruptive proposés par l’universitaire Clayton Christensen. Néanmoins, le développement futur du secteur automobile chinois reste semé d’embûches. La concurrence « involutive » est devenue un obstacle majeur pour la pérennité de l’industrie. Les entreprises chinoises de véhicules à énergie nouvelle, impactées par la concurrence nationale et les droits de douane, accélèrent leur expansion à l’étranger tout en étant confrontées à un double défi matériel et culturel. Cet article a été corédigé par Yuzhen Xie (écrivaine et conférencière), diplômée de Renmin University of China. Fabien M. Gargam ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2806 mots
La phase « suivre », de 1953 à 2000
La phase « rattraper », de 2001 à 2019
La phase « mener », de 2020 à aujourd’hui
« Dépasser en changeant de voie »
13.10.2025 à 15:33
Catastrophes industrielles, ferroviaires, maritimes… L’erreur individuelle existe-t-elle vraiment ?
L’erreur humaine est considérée comme un facteur déterminant dans la survenue d’accidents majeurs. Elle a été ainsi désignée comme une cause principale dans le naufrage du « Titanic », l’explosion de l’usine de pesticide de Bhopal, l’explosion du réacteur de Tchernobyl ou encore la collision aérienne de Tenerife. Lorsque de tels accidents surviennent, les médias mettent souvent en exergue l’erreur commise par l’équipe ou l’opérateur qui pilotait le système et l’associent parfois à la responsabilité individuelle d’une personne. Est-ce vraiment pertinent ? Prenons l’exemple de la collision frontale entre un train de voyageurs et un convoi de marchandises survenue en Grèce, dans la nuit du 28 février au mercredi 1er mars 2023. Faisant 57 morts et 81 blessés graves, c’est l’accident ferroviaire le plus meurtrier qu’a connu la Grèce. Dans un article paru le 1er mars, le lendemain de la catastrophe, le journal le Monde titrait Accident de train en Grèce : le premier ministre pointe « une tragique erreur humaine », puis précisait plus loin que le chef de la gare de Larissa avait été arrêté et était poursuivi pour « homicides par négligence ». Deux trains avaient circulé pendant plus de dix minutes sur la même voie, en sens opposé, sans qu’aucun système d’alarme ne soit déclenché avant la collision. Le rapport d’enquête rédigé par la HARSIA (Hellenic Air & Rail Safety Investigation Authority, l’équivalent du Bureau d’enquêtes sur les accidents de transport terrestre en France ou BEA-TT), publié le 27 février 2025, montre que la cause immédiate de l’accident est une erreur d’aiguillage. Le train de passagers IC 62 en provenance d’Athènes aurait dû rester sur la voie principale (ascendante), mais le chef de gare orienta l’aiguillage vers la voie descendante qui était occupée par un train de fret venant en sens inverse. Malheureusement, le chef de gare ne détecta pas cette erreur et il n’y eut pas de communication claire avec le conducteur du train qui aurait permis de l’identifier. En effet, le chef de gare donna un ordre ambigu qui ne mentionnait pas la voie qu’allait emprunter le train. Le conducteur aurait dû répéter l’ordre en demandant au chef de gare de préciser la voie (ascendante ou descendante). Il s’agit de la procédure dite de « readback/hearback » qui consiste à répéter et à confirmer chaque instruction critique pour éviter tout malentendu. De plus, le conducteur aurait dû contacter le chef de gare lorsqu’il a constaté qu’il ne se trouvait pas sur la voie montante. Le rapport met en évidence les circonstances dans lesquelles cette erreur a été commise (notamment la charge de travail élevée du chef de gare, un pupitre de contrôle comportant de nombreuses commandes et informations). De plus, il fait ressortir les défaillances du système ferroviaire grec comme constituant des facteurs sous-jacents (infrastructure dégradée et insuffisamment entretenue, sous-effectif chronique, absence de maintenance préventive des dispositifs de contrôle-commande et de la signalisation, problème de formation et de gestion des compétences des personnels, défaillance du système de communication, absence de retour d’expériences qui aurait permis d’apprendre des incidents et accidents passés). Les auteurs de ce rapport n’examinent donc pas seulement les activités du chef de gare et du conducteur de train ; ils s’intéressent aussi aux décisions d’acteurs institutionnels : la compagnie ferroviaire chargée de l’exploitation des trains, l’entreprise publique gestionnaire du réseau ferré et, donc, l’État. Cet accident a entraîné de nombreuses manifestations en Grèce ; les manifestants pointant les dysfonctionnements du réseau ferroviaire. Le chef de gare de Larissa a été le premier à être placé en détention provisoire, puis trois autres employés des chemins de fer ont été poursuivis pour « homicide involontaire par négligence ». Le 15 septembre 2025, le procureur d’appel de Larissa a demandé, à l’issue d’un rapport de 996 pages, que 33 autres personnes soient renvoyées devant la cour d’assises. Il s’agit d’acteurs opérationnels ou administratifs responsables de la sécurité ferroviaire. Cet exemple montre qu’il est important, lors d’un accident majeur, d’opérer un déplacement de point de vue : ne plus se focaliser sur l’opérateur, mais examiner l’ensemble des éléments qui compose le système au sein duquel il opère ; ne plus se focaliser sur l’action ou sur la décision d’un opérateur « de première ligne », mais considérer l’impact des décisions prises à tous les niveaux d’une organisation. Nombre de travaux menés depuis la Seconde Guerre mondiale invitent à considérer une action erronée non pas comme une action fautive, mais comme le symptôme d’une mauvaise adéquation entre les capacités de l’opérateur et les caractéristiques de sa situation de travail. En 1990, le psychologue anglais James Reason publie un ouvrage de référence intitulé Human Error dans lequel il distingue les « erreurs actives » et les « erreurs latentes » ou « conditions latentes ». Les premières ont un effet immédiat. Il s’agit d’actions « erronées » commises par les opérateurs « de première ligne ». Les secondes sont présentes au sein du système depuis parfois de nombreuses années, mais sont « dormantes ». Elles se développent à partir d’activités humaines éloignées de l’activité qui déclenche le dommage (activités de conception, de maintenance, management). C’est en se combinant à d’autres facteurs qu’elles se révèlent et contribuent à l’accident. Nous avons utilisé ce cadre pour analyser des collisions entre navires. L’analyse menée fait apparaître trois grandes classes d’accidents. La première classe est typique d’accidents qui surviennent dans des eaux dites « resserrées » (des chenaux principalement) alors qu’un pilote se trouve à bord du navire. Les principaux facteurs d’accidents sont des problèmes de communication (entre navires et au sein de l’équipage). Ce résultat met en exergue l’importance des formations au travail d’équipe, tout particulièrement pour les situations dans lesquelles un pilote doit interagir avec le commandant et l’équipage du navire. Ce facteur fait écho à l’ambiguïté de la communication entre le chef de gare et le conducteur de train qui participa à la collision ferroviaire de Larissa. La deuxième classe d’accidents résulte de l’interaction de facteurs appartenant à différents niveaux du système : mauvaise visibilité et non-utilisation ou mauvaise utilisation des instruments, planification d’opérations inappropriées à la situation – comme une vitesse excessive au regard des conditions extérieures ou un nombre insuffisant de personnes affectées à la tâche (facteurs relevant du leadership), système de management de la sécurité incomplet (facteur organisationnel). La troisième classe d’accidents se caractérise, quant à elle, par le non-respect du système de management de la sécurité ; il s’agit, dans ce cas, de violations (erreurs intentionnelles) relevant du leadership. Jens Rasmussen, qui fut l’un des chercheurs les plus influents dans le domaine de la sécurité et de l’étude de l’erreur humaine, explique que la notion d’erreur (supposant un écart à une performance définie) n’est pas vraiment pertinente, parce qu’elle entre en contradiction avec la capacité d’adaptation humaine, avec le fait que les acteurs – au sein d’un système – ont une certaine liberté dans la façon de réaliser leur activité et peuvent ainsi opter pour différentes stratégies. Adaptation et variabilité sont même nécessaires pour garantir la performance des systèmes. S’intéressant aux interactions « verticales » au sein d’une organisation, Rasmussen propose d’identifier tous les acteurs (acteurs étatiques, législateurs, syndicats, concepteurs de système, dirigeants d’entreprises, managers, opérateurs) dont les décisions ont contribué à l’accident ; il souligne que les contraintes et possibilités qui s’imposent à un acteur donné et à un niveau donné dépendent de décisions prises par d’autres acteurs. Dans le secteur de la pêche maritime, il est intéressant d’analyser l’impact des décisions prises par les législateurs (au niveau national et international) sur les choix réalisés par les concepteurs des navires et des équipements et, finalement, sur les pêcheurs eux-mêmes. Ainsi plusieurs études ont examiné l’impact, sur la sécurité des marins-pêcheurs, du type de quotas de pêche (quotas individuels qui donnent à un opérateur le droit de prélever une quantité déterminée de poissons sur un stock ou quotas collectifs). D’une façon générale, l’allocation individuelle de quotas réduit la « course au poisson » et diminue les prises de risque. Dans la lignée de ces travaux, nous avons montré que la législation impose aux marins-pêcheurs des contraintes qui ont une forte incidence sur leurs décisions, sur les arbitrages qu’ils font au quotidien et sur la prise de risque. Il est nécessaire d’adopter une perspective systémique pour comprendre la survenue des accidents. Dans ce cadre, il apparaît plus pertinent de s’intéresser aux décisions des différents acteurs d’un système, et aux interactions entre ces décisions, qu’aux erreurs qu’ils peuvent commettre. Chauvin Christine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 1846 mots
Erreur humaine ou défaillances systémiques ?
De l’analyse des erreurs à l’analyse des décisions
13.10.2025 à 15:01
Pop culture sud-coréenne : les raisons d’un succès mondial
La « hallyu » (ou, vague coréenne) désigne la diffusion mondiale de la culture sud-coréenne depuis la fin des années 1990. Elle englobe la popularité croissante de la musique K-pop, des dramas coréens, du cinéma, de la mode, de la cuisine et même des jeux vidéo et des cosmétiques provenant du sud de la péninsule. Ce phénomène, soutenu par Internet et les réseaux sociaux, a permis à Séoul de renforcer son influence culturelle et économique internationale. Mais comment expliquer un succès aussi durable et aussi général ? En 2021, la série Squid Game, distribuée par Netflix dans 190 pays, bat des records d’audience avec 266 millions de vues et remporte 52 prix de la critique pour la saison 1. En 2025, le film d’animation musicale K-pop Demon Hunters explose les compteurs de la plate-forme (avec 236 millions de vues depuis sa sortie en août, ce qui en fait le film le plus regardé de tous les temps sur Netflix), tandis que le single principal du film Golden occupe les premières des charts partout dans le monde et atteint 503 millions de streams sur Spotify. Ces deux succès d’audience et de critique ne sont pas des phénomènes isolés : ils font partie de la Hallyu (ou K-Wave), vague de produits culturels sud-coréens qui déferlent depuis plus de deux décennies sur le monde et modifient les équilibres en matière de production et consommation culturelle, en défiant la domination d’anciens centres dans les domaines aussi bien esthétique qu’économique. L’une des caractéristiques les plus remarquables de cette vague est sa diversité : Squid game fait de la critique du capitalisme débridé et des inégalités qui en découlent son message principal, tandis que K-pop Demon Hunters raconte l’histoire fantastique d’un groupe de trois jeunes filles, membres d’un groupe de K-pop féminin le jour et chasseuses de démons la nuit… Comment comprendre cet attrait international pour les produits culturels d’un « petit » pays ? Les explications culturalistes qui renvoient alternativement au registre de la proximité ou de la distance préexistante entre les contenus des produits et la culture audiences sont inopérantes pour l’expliquer. L’argument de la proximité ne peut rendre compte d’un succès mondial, car celle-ci est par nature variable d’une aire géographique à une autre, et les produits sud-coréens peuvent bien paraître « familiers » ou « proches » aux pays voisins – Japon et Chine (exception faite des conflits de mémoire qui continuent de les opposer) – et « lointains » de la France, qui n’a pas de lien historique avec la Corée du Sud, accueille une diaspora sud-coréenne très minoritaire (quelques dizaines de milliers de personnes seulement) et est dotée d’un terreau culturel assez étranger au néoconfucianisme de la Corée du Sud. L’explication par la distance « exotique » ne rend pas non plus compte de l’attrait international envers les produits sud-coréens, tant la Corée du Sud projette l’image d’un pays moderne, que l’on considère ses indicateurs économiques, ses performances dans le domaine éducatif ou ses avancées technologiques. Il importe par conséquent de chercher d’autres explications à cette appétence qui relève plutôt d’un penchant pour la consommation de la différence, ce goût des autres étant devenu le moteur du consumérisme moderne, notamment dans les jeunes générations. Se manifestant dans les paysages, la langue et les traits anthropologiques, cette différence réside également dans le cas des produits sud-coréens dans la présentation d’une modernité critique mais non désenchantée (car la résolution des tensions entre l’individu et le collectif est possible), qui semble savoir concilier les legs du passé et les enjeux du présent (comme en témoigne le genre sagueuk, qui, tout en traitant des contenus historiques, aborde souvent des sujets modernes, comme la place des femmes, l’inclusion des classes laborieuses, etc.). Cette modernité est présentée comme une alternative à ses concurrentes occidentales (notamment états-uniennes) et orientales (notamment chinoises et japonaises) qui, chacune à leur manière, cherchent à faire prévaloir un récit hégémonique. La hallyu a souvent été prise en exemple du déploiement de ce qu’il est convenu d’appeler le soft power. En effet, les produits audiovisuels sud-coréens, le plus souvent assortis d’une image fun, cool et innovante, ont permis de faire connaître un pays, jusqu’alors resté marginal dans la globalisation de la culture et des imaginaires. Néanmoins, à la différence des vagues culturelles dominantes, et notamment de la vague états-unienne, la hallyu n’ambitionne pas de coréaniser le monde ni de diffuser une « Korean way of life ». Au contraire, les standards des productions audiovisuelles sud-coréennes sont de plus en plus réappropriés par les industries internationales. Alors que Squid Game a été écrit, réalisé (par Hwang Dong-Hyuk) et produit en Corée du Sud (par Siren Pictures Inc, basée à Séoul), K-pop Demon Hunters est écrit, réalisé (par Maggie Kang et Chris Appelhans, basés à Hollywood et Los Angeles) et produit aux États-Unis (par Sony Pictures Animation). Le « K » n’est donc plus seulement l’indicateur d’une nation mais d’une esthétique qui lui échappe à mesure que son succès s’accroît. Le soft power culturel de la Corée du Sud prend donc un visage particulier. D’abord, il ne s’accompagne pas du déploiement d’un hard power de type militaire (comme cela a été le cas pour les États-Unis, dont les marques globales ont fait irruption sur le marché européen et japonais après la Seconde Guerre mondiale, parallèlement à une forte présence militaire), alors même que la Corée du Sud est, dans les faits, une puissance militaire. Il ne réactive pas non plus des souvenirs douloureux d’un passé impérialiste ou colonial (comme cela a pu être le cas des produits culturels japonais en Asie de l’Est), puisque la Corée a plutôt été une terre de conquête et qu’elle subit encore les attaques régulières de la Corée du Nord, pays avec lequel la paix n’a jamais été signée. Ensuite, le succès de la hallyu n’est pas instrumentalisé par le gouvernement sud-coréen dans des rapports de forces géopolitiques et géoéconomiques, comme pouvait l’être l’arrivée massive de produits états-uniens en France après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre du règlement de la dette de guerre française (accords Blum-Byrnes de 1946). C’est pourquoi nous avons proposé de désigner cette forme originale de soft power par le terme de sweet power. Bien entendu, le sweet power reste inscrit dans un rapport de force, comme les réactions de rejet qu’il suscite, notamment chez les anciens dominants, l’indiquent : la Chine bloque régulièrement l’importation des produits sud-coréens pour défendre son nationalisme culturel, de même que des mouvements anti-coréens ont vu le jour au Japon et aux États-Unis depuis le succès de la hallyu. Ce sweet power naît dans le cadre d’une transformation de la globalisation de la culture, devenue une mosaïque culturelle. La domination des acteurs historiques de la globalisation de la culture est en effet battue en brèche par l’émergence de nouveaux centres de production, qui ont connu une forte élévation des niveaux de vie et de consommation de leurs populations désormais démographiquement dominantes dans les équilibres mondiaux. Elle l’est aussi via la prolifération des plates-formes numériques (YouTube, Netflix, Naver, Viki, iQIYI, Disney +, Prime Vidéo, Rakuten, etc.) et par l’essor concomitant des réseaux sociaux (Tik Tok, We Chat, KakaoTalk, LINE, etc.) qui permettent à des productions locales de toucher rapidement une audience globale. La globalisation culturelle ne correspond donc plus à la diffusion unidirectionnelle des modèles occidentaux vers le reste du monde et la hallyu s’inscrit dans une histoire qui a vu se succéder la vague des films de Hongkong, de Bollywood et de Nollywood, mais également les anime japonais, les télénovelas brésiliennes, les diziler turcs, etc. La globalisation de la culture devient donc multipolaire, même si tous les pays producteurs ne disposent pas des mêmes ressources pour promouvoir leurs contenus culturels, leurs styles, leurs imaginaires et leurs récits. Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche. Texte intégral 1746 mots
La consommation de la différence
Du soft au « sweet power »
Un exemple de globalisation alternative