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23.07.2025 à 12:34

Que fait l’Europe face aux géants du numérique ?

Valère Ndior, Professeur de droit public, Université de Bretagne occidentale
Face aux géants du numérique, l’UE s’est dotée d’une législation ambitieuse, mais complexe dans son application. Plus largement, elle peine à s’imposer face aux plateformes.

Texte intégral 2167 mots

Pour faire face aux géants du numérique, l’Union européenne s’est dotée d’une législation ambitieuse : le règlement européen sur les services numériques. Plus d’un an après son entrée en vigueur, elle reste complexe dans son application, et peine à s’imposer face à l’arbitraire des plateformes.


Des services tels que Meta ou X se sont arrogé de longue date le pouvoir de remanier les règles affectant la vie privée ou la liberté d’expression, en fonction d’intérêts commerciaux ou d’opportunités politiques. Meta a ainsi annoncé la fin de son programme de fact-checking en matière de désinformation en janvier 2025, peu de temps avant le retour au pouvoir de Donald Trump, qui manifestait une hostilité marquée à cette politique.

Du côté des gouvernements, les décisions d’encadrement semblent osciller entre l’intervention sélective et l’inaction stratégique. Sous couvert d’ordre public ou de sécurité nationale, des réseaux sociaux ont été sanctionnés dans plusieurs pays tandis que d’autres ont échappé à la régulation. La récente interdiction aux États-Unis du réseau social chinois TikTok – pour le moment suspendue – en fournit une illustration frappante. En parallèle, Meta, qui procède à une collecte massive de données d’utilisateurs mais qui présente la qualité décisive d’être américaine, n’a pas été inquiétée. Cet encadrement à géométrie variable alimente un sentiment de déséquilibre.

Le Digital Services Act, un modèle de cogestion de l’espace numérique à inventer

L’Union européenne tente de s’imposer comme un rempart avec une nouvelle législation, le règlement européen sur les services numériques (Digital Services Act en anglais, ou DSA), entré en application en février 2024, qui vise notamment à introduire davantage de transparence dans les actions de modération des contenus et à construire un écosystème de responsabilité partagée.

Désormais, les plateformes doivent, non seulement, justifier leurs décisions de modération, mais aussi remettre aux autorités compétentes des rapports de transparence ayant vocation à être publiés. Ces rapports contiennent – en principe – des données précises sur les actions de modération menées, les techniques employées à cette fin ou les effectifs mobilisés.

Le DSA a également formalisé le rôle des « signaleurs de confiance », souvent des organisations de la société civile désignées pour leur expertise et dont les signalements doivent être traités en priorité. La liste de ces entités s’allonge, signe que ce dispositif est désormais opérationnel : en France, deux associations de protection des jeunes et de l’enfance en font partie (e-Enfance et Point de Contact), avec l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie et l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle.

Par ailleurs, les utilisateurs disposent de nouvelles voies de recours, incarnées par des organismes de règlement extrajudiciaire des litiges. Des structures comme l’Appeals Centre Europe ou l’User Rights proposent déjà de telles procédures, destinées à contester des décisions de modération des plateformes.

De premières enquêtes en cours contre des géants du numérique

Ces mécanismes sont déjà mobilisés par les utilisateurs de réseaux sociaux et ont déjà produit leurs premières décisions. L’Appeals Centre Europe annonçait en mars 2025 avoir reçu plus d’un millier de recours et adopté une centaine de décisions. Toutefois, compte tenu de leur création toute récente, il conviendra d’attendre la publication de leurs premiers rapports de transparence, dans les prochains mois, pour tirer de premiers bilans.

Sur la base de cette nouvelle réglementation, la Commission européenne a déclenché, depuis la fin de l’année 2023, plusieurs enquêtes visant à déterminer la conformité au DSA des activités d’une variété de services numériques. Compte tenu de la complexité et de la technicité des procédures et investigations (parfois entravées par le défaut de coopération ou les provocations des entités ciblées), plusieurs mois semblent encore nécessaires pour en évaluer l’impact.

De même, l’autorité indépendante chargée d’appliquer le DSA sur le territoire français en tant que coordinateur national, l’Arcom, a mis en œuvre les missions qui lui sont attribuées, notamment sur le fondement de la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique. Celle-ci l’habilite à mener des inspections et des contrôles sur le fondement du droit européen : elle a notamment conduit, en 2025, des enquêtes visant des sites pornographiques n’ayant pas mis en place des procédés adéquats de vérification de l’âge des visiteurs, enquêtes pouvant mener à terme au blocage.

Le DSA, un rempart fragile entravé dans sa mise en œuvre

Toutefois, le dispositif sophistiqué du DSA peine à emporter la conviction de la société civile et de nombre d’acteurs politiques, prompts à exiger l’adoption rapide de mesures de contrôle et de sanction. Ce texte se trouve par ailleurs confronté à plusieurs catégories de défis qui échappent à la seule rationalité du droit.

Premièrement, ce texte doit trouver à s’appliquer dans un contexte de vives tensions politiques et sociétales. De ce point de vue, les élections européennes et nationales de 2024 ont constitué un test notable – parfois peu concluant comme le montre l’annulation du premier tour du scrutin présidentiel en Roumanie en raison d’allégations de manipulation des algorithmes de TikTok.

Les lignes directrices produites par la Commission en mars 2024 avaient pourtant appelé les très grandes plateformes à assumer leurs responsabilités, en se soumettant notamment à des standards accrus en matière de pluralisme et de conformité aux droits fondamentaux. TikTok et Meta, notamment, s’étaient engagés à prendre des mesures pour identifier les contenus politiques générés par intelligence artificielle. Le rapport post-électoral de juin 2025 rédigé par la commission confirme que ces mesures n’ont pas été suffisantes, et que la protection de l’intégrité de l’environnement numérique en période de campagne restera un défi pour les années à venir.

Deuxièmement, le DSA peut être marginalisé par les États membres eux-mêmes, susceptibles d’exercer une forme de soft power contournant les mécanismes formels introduits par cette législation. La neutralisation par TikTok, en juin 2025, du hashtag #SkinnyTok, associé à l’apologie de la maigreur extrême, a été présentée comme résultant d’une action directe du gouvernement français plutôt que d’une mise en œuvre formelle des procédures du DSA. En creux, les déclarations politiques de l’exécutif français laissent à penser que les actions de ce dernier peuvent se substituer à la mise en œuvre du droit européen, voire la court-circuiter.

Troisièmement, enfin, la géopolitique affecte indéniablement la mise en œuvre du droit européen. En effet, le DSA vise à réguler des multinationales principalement basées aux États-Unis, ce qui engendre une friction entre des référentiels juridiques, culturels et politiques différents. En atteste l’invocation du premier amendement de la Constitution des États-Unis relatif à la liberté d’expression pour contester l’application du droit européen, ou les menaces de la Maison-Blanche à l’égard de l’UE visant à la dissuader de sanctionner des entreprises états-uniennes.

Rappelons d’ailleurs l’adoption par Donald Trump d’un décret évoquant la possibilité d’émettre des sanctions à l’encontre des États qui réguleraient les activités d’entreprises américaines dans le secteur numérique, sur le fondement de considérations de « souveraineté » et de « compétitivité ». Ces pressions sont d’autant plus préjudiciables qu’il n’existe pas d’alternatives européennes susceptibles d’attirer des volumes d’utilisateurs comparables à ceux des réseaux sociaux détenus par des entreprises états-uniennes ou chinoises.

Un texte remis en cause avant même sa pleine mise en œuvre

Le DSA fait ainsi l’objet de remises en cause par des acteurs tant extérieurs à l’UE qu’internes. D’aucuns critiquent sa complexité ou sa simple existence, tandis que d’autres réclament une application plus agressive. L’entrée en application de ce texte n’avait pourtant pas vocation à être une solution miracle à tous les problèmes de modération. En outre, dans la mesure où l’UE a entendu substituer à un phénomène opaque d’autorégulation des plateformes un modèle exigeant de corégulation impliquant acteurs publics, entreprises et société civile, le succès du DSA dépend du développement d’un écosystème complexe où les règles contraignantes font l’objet d’une pression politique et citoyenne constante, et sont complétées par des codes de conduite volontaires.

Les actions et déclarations des parties prenantes dans le débat public – par exemple, les régulières allégations de censure émises par certains propriétaires de plateformes – suscitent une confusion certaine dans la compréhension de ce que permet, ou non, la réglementation existante. Des outils d’encadrement des réseaux sociaux existent déjà : il convient d’en évaluer la teneur et la portée avec recul, et de les exploiter efficacement et rigoureusement, avant d’appeler à la création de nouvelles réglementations de circonstance, qui pourraient nuire davantage aux droits des individus en ligne.

Cet article est proposé en partenariat avec le colloque « Les propagations, un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? », qui se tiendra à Cerisy (Manche), du 25 juillet au 31 juillet 2025.

The Conversation

Valère Ndior est membre de l'Institut universitaire de France, dont la mission est de favoriser le développement de la recherche de haut niveau dans les établissements publics d’enseignement supérieur relevant du ministère chargé de l’enseignement supérieur et de renforcer l’interdisciplinarité. Il bénéficie à ce titre d'un financement public destiné à mener, en toute indépendance, des recherches académiques, dans le cadre d'un projet de cinq ans, hébergé à l'université de Brest et consacré à la gouvernance et la régulation des réseaux sociaux. Il ne reçoit aucune instruction ou directive dans le cadre de cette activité.

22.07.2025 à 16:41

Communautés en ligne : (re)connecter les personnes en quête de perte de poids et les professionnels de santé

Steffie Gallin, Professeur Assistant, Montpellier Business School
Laurie Balbo, Professeure Associée en Marketing _Directrice du Programme MSc Digital Marketing & Data Analytics, Grenoble École de Management (GEM)
Marie-Christine Lichtlé, Professeur des Universités, Co-Responsable de la Chaire MARÉSON, Université de Montpellier
Face aux influenceurs qui vantent l’usage détourné de médicaments type Ozempic, les communautés en ligne pour perdre du poids, encadrées par des professionnels de santé, pourraient être une alternative.

Texte intégral 1839 mots

Les personnes désireuses de perdre du poids se rassemblent de plus en plus dans des communautés en ligne. À l’heure où certains influenceurs font la promotion de méthodes amaigrissantes risquées allant jusqu’à l’usage détourné de médicaments, ces espaces numériques pourraient – s’ils étaient encadrés par des professionnels de santé – devenir un complément utile à l’accompagnement médical traditionnel.


Un Français sur deux est en situation de surpoids ou d’obésité. Pour tenter de perdre du poids, les personnes concernées ne font plus seulement appel aux professionnels de santé.

Il existe notamment des communautés en ligne consacrées au soutien à la perte de poids, qui proposent d’échanger avec des « pairs », des personnes « comme nous », qui rencontrent la même problématique.

Des communautés en ligne, sur les réseaux, entre patients…

Tantôt rattachées à une marque (à l’image de la très connue communauté Weight Watchers), tantôt lancées à l’initiative d’internautes sur des sites de santé généralistes (par exemple, Doctissimo) ou sur des réseaux sociaux, disposant parfois d’un comité scientifique composé de médecins (à l’image de certaines communautés entre patients, par exemple Carenity), ces communautés perdurent et continuent d’attirer de nouveaux membres.

Comment expliquer leur succès ? Peuvent-elles constituer un levier vers des comportements alimentaires plus équilibrés ? Comment concilier leur approche avec la prise en charge proposée par des professionnels de santé ?

La place prise par les influenceurs autour des régimes amaigrissants

La perte de poids est un parcours du combattant. C’est ce qui ressort des témoignages recueillis dans notre étude. De nature qualitative, elle a été menée auprès de 25 utilisateurs de communautés en ligne.

Annie, 43 ans, indique par exemple :

« J’aime bien la bonne cuisine, mais je me reprends en main du coup. Je pense que ce régime, ce sera jusqu’à la fin de ma vie, ça m’a aidée à prendre conscience que le surpoids se gère, mais c’est une attention de tous les jours. »

Différentes stratégies sont mises en œuvre pour perdre du poids : par exemple, se rendre dans le cabinet d’un professionnel de santé ou entreprendre un régime hypocalorique à l’instar du célèbre programme Weight Watchers (la marque a cessé ses activités en France fin 2024).

Mais désormais, certaines personnes qui souhaitent maigrir suivent des influenceurs santé/bien-être sur les réseaux sociaux. Cela témoigne d’une nouvelle ère pour les régimes dans laquelle les influenceurs sont particulièrement écoutés.

Les risques liés à la promotion d’usages détournés de médicaments

Actuellement, les influenceurs font une large promotion des sémaglutides tels que l’Ozempic, hors de tout contrôle médical, ce qui présente des risques contre lesquels les autorités de santé ont alerté. Ozempic est en effet un médicament contre le diabète qui est détourné de manière illégale de son usage initial parce qu’il induit une perte de poids.

À noter qu’il existe désormais une version de la même molécule, commercialisée sous le nom de Wegovy, indiquée cette fois pour traiter l’obésité dans des situations très précises. Ce nouveau médicament n’est disponible que sur ordonnance et les prescriptions sont très encadrées.


À lire aussi : Ozempic et perte de poids : les risques derrière le mauvais usage de cet antidiabétique


Des « communautés de soutien » avec des personnes qui « nous ressemblent »

De nombreuses personnes se tournent également vers des communautés pour partager leur parcours de perte de poids et s’entraider.

Sabah, 35 ans, témoigne :

« Juste le fait de partager nos difficultés, je pense que ça fait quelque chose. Ça peut remonter le moral. »

Ces communautés aident à maintenir sa motivation, au travers des échanges avec des personnes qui ont le même vécu.

Lise, 53 ans, explique :

« Il y a une chose qui m’a toujours paru assez difficile, c’est d’être conseillée pour maigrir par des personnes qui sont filiformes. Quelque part, est-ce qu’elles savent vraiment ce que c’est qu’un régime et le vécu d’un régime ? […] Il y a une compréhension dans ces communautés qu’on n’a pas forcément avec un professionnel. »

Le corps médical ne peut donc plus omettre l’existence de ces lieux de rassemblement, de même que l’écoute et l’empathie dont les patients ont besoin et que ces professionnels n’ont pas toujours le temps de donner.

Ces communautés en ligne créées pour perdre du poids sont désignées par les participants comme des « communautés de soutien ». Le partage est au cœur de ces communautés.

Estelle, 32 ans, analyse :

« Je pense que quand on fait cette démarche-là d’aller sur les forums, on cherche à partager, à se soutenir. »

Ce soutien peut être de nature informationnelle, lorsque les utilisateurs échangent des conseils et des astuces, mais aussi de nature émotionnelle.

Jennifer, 22 ans, rapporte :

« Ça fait plaisir quand on dit qu’on a perdu du poids ou qu’on a fait un excès. C’est bien de se voir écrire “Continue, courage”. »

Les participants cherchent à échanger avec des personnes et « des profils qui [leur] ressemblent ». « Dans la même galère », « des personnes qui sont comme moi », « se trouver des points communs » constituent autant de façons de faire référence à des personnes que l’on pense être comme nous, auxquelles on s’identifie.

Un espace de partage pour manger mieux ?

Notre seconde étude, quantitative, menée auprès de 335 utilisateurs de communautés, montre que plus l’utilisateur se sent soutenu, plus il s’identifie aux membres de la communauté. Cependant, dans tout rassemblement social, des règles doivent être respectées pour que les échanges soient les plus sereins et profitables possibles.

Les règles ou normes qui régissent les communautés sont nombreuses : ne pas juger les autres, afficher sa perte de poids chaque semaine, être sincère, afficher ses menus, ne pas suivre de régime restrictif, participer tous les jours à la communauté ou encore se fixer un objectif précis.

Notre étude montre que plus les participants se conforment à ces règles, plus leur auto-efficacité augmente, ce qui se traduit notamment par une plus grande consommation de fruits et légumes, conformément aux recommandations officielles et à la littérature scientifique. Cette stratégie est reconnue comme efficace pour perdre du poids.

Claude, 70 ans, lorsqu’elle parle d’un partage de recettes sur la communauté, indique également :

« C’était un gratin de pâtes au saumon. Avec un poisson. Ça m’a donné une idée, car je n’ai pas l’habitude de faire ça. »

Myriam, 32 ans, ajoute :

« J’ai intégré le chocolat par exemple dans mon régime alimentaire alors que je ne mange pas du tout de chocolat de base. Je suis plutôt grignotage salé. Le fait d’avoir intégré le chocolat, je me rends compte que ça m’aide à tenir le coup sur une journée. C’est un petit moment de plaisir et ça, c’est un conseil que j’ai eu sur les forums. »

Un accompagnement supplémentaire pour les patients

Alors qu’une de nos précédentes recherches menée auprès de 23 experts en nutrition avait montré la défiance des professionnels de santé vis-à-vis de ces communautés en ligne (informations erronées possibles, trop de croyances, incitation à entreprendre des régimes restrictifs par exemple), ces experts pourraient en tirer parti pour une prise en charge multidimensionnelle du surpoids et de l’obésité.

Le recours à ces communautés pourrait constituer un accompagnement complémentaire dans le contexte actuel, dans lequel l’accent est mis sur le traitement des causes, et non seulement des conséquences de l’obésité, en faisant appel à des experts en nutrition mais aussi à des psychologues, des cardiologues et d’autres professionnels.

Alternatives aux communautés qui prônent des régimes décriés pour leur côté restrictif, des communautés développées, alimentées et encadrées par des professionnels de santé pourraient être source de bien-être psychologique pour leurs patients.


À lire aussi : L’illusion perdue des régimes amaigrissants


Il reste encore du chemin à parcourir pour mieux (re)connecter patients et professionnels de santé. Le soutien doit être au cœur de la prise en charge du surpoids et de l’obésité, car il permet d’atteindre plus facilement ses objectifs.

The Conversation

Laurie Balbo a reçu des financements de l'ANR.

Marie-Christine Lichtlé et Steffie Gallin ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

22.07.2025 à 16:39

La Syrie post-Assad : se reconstruire à travers l’art

Albane Buriel, Associate lecturer, Université Rennes 2
Depuis la chute du régime Assad, des initiatives et des collectifs d’art se réapproprient l’espace public syrien.

Texte intégral 3808 mots
Debout sur la statue renversée de Hafez Al-Assad, qui surplombait la ville de Deir Atiyeh, dans le Qalamoun (ouest du pays)… _La Chute_, de Mohamad Khayata, installation-photo. Mohamad Khayata, Fourni par l'auteur

À l’issue d’un récent séjour sur le terrain, Albane Buriel, chercheuse spécialisée en science de l’éducation, dresse un portrait ethnographique de la scène artistique syrienne depuis la chute du régime de Bachar Al-Assad en décembre 2024. Des initiatives et des collectifs émergent, de Damas à Alep en passant par Homs. Les artistes se réapproprient les lieux, les visages et les souvenirs, pour rendre hommage aux victimes du régime. L’art s’impose comme un outil essentiel sur le chemin vers la reconstruction.


Ce séjour était mon troisième en Syrie, mais le premier dans un contexte de bascule. Entre mai et juin 2025, j’ai mené un terrain ethnographique à Damas, Homs et Alep, dans un pays suspendu entre chute autoritaire et recomposition fragile. La chute du régime Assad, survenue le 8 décembre 2024, ouvre une période de recomposition politique marquée par la libération du pays. J’ai tenté de comprendre ce que signifie « reconstruire une société » après quatorze ans de guerre.

J’ai vu un pays traversé par des dynamiques discrètes de recomposition, où l’art, la mémoire et la parole réinventent des formes de vie et de justice. À travers les gestes et les récits d’artistes et de collectifs, j’ai observé la réémergence d’une parole publique, fragile, mais puissante, souvent située dans les interstices du politique et du sensible.

De la révolution confisquée aux mots qui cherchent de l’espace

Pour comprendre l’effervescence actuelle, il faut revenir sur le long silence imposé dans le pays. Avant 2011, la scène artistique syrienne était vivante, mais étroitement surveillée. Quelques artistes formulaient des critiques feutrées, mais les lignes rouges du régime bridaient l’expression.

En 2011, la révolution change tout : slogans, banderoles, vidéos clandestines, théâtre de rue surgissent. L’art sort dans l’espace public. Très vite, la répression est brutale. L’expression devient un acte de survie. Les lieux culturels ferment, l’exil s’intensifie. Une scène artistique se recompose, souvent hors du pays.

Depuis la chute du régime, un souffle de liberté traverse l’espace public. Certains parlent enfin sans peur, circulent librement, exposent. Mais la libération reste fragile. Les blessures sont vives, les récits dissonants, les attentes multiples. Cette libération s’accompagne d’un appel à la reconnaissance : il s’agit de faire en sorte que la Syrie soit regardée autrement, non comme une terre d’exil ou de ruines, mais comme une société vivante, en quête de dignité. L’art redevient espace de deuil, de projection, de partage.

Réinvestir les lieux : mémoire populaire et héritage révolutionnaire

Lors de mon séjour, l’ancienne gare de Hijaz à Damas a accueilli une exposition consacrée aux célèbres pancartes de Kafranbel, ville du Nord-Ouest syrien devenue, dès 2011, le cœur visuel de la révolution.

Chaque vendredi, jour des manifestations, des habitants y créaient des affiches illustrées, drôles et acérées, appelant à la liberté et à la justice. Kafranbel était un véritable laboratoire de créativité populaire. L’exposition, conçue par de jeunes artistes syriens, proposait une relecture scénographiée de ces slogans iconiques. Présentés dans un espace patrimonial, les messages ne sont ni figés ni dépolitisés, mais restitués dans toute leur force. L’exposition affirmait ainsi un attachement à la mémoire populaire de la révolution, en permettant aux passants de la capitale de la redécouvrir dans un cadre poétique et accessible.

Exposition des banderoles de Kafranbel, gare de Hijaz, Damas. Albane Buriel, CC BY

Autre lieu, autre geste. Au Musée national de Damas, l’exposition « Les détenus et les disparus », portée par la plateforme Mémoire créative de la révolution syrienne, retrace quatorze années de créations nées du soulèvement et de l’oppression : affiches, pancartes, slogans calligraphiés, poèmes, vidéos, peintures murales et visuels militants.

Une scénographie chronologique donne à voir les imaginaires politiques d’une révolution confisquée, depuis les slogans révolutionnaires jusqu’aux récits des détentions, des formes de résistance, des disparitions forcées, puis des procès de 2020 pour crimes contre l’humanité, engagés en Allemagne.

La photographie The Fall (la Chute), de Mohamad Khayata, clôt l’exposition comme elle clôt une époque (image présentée en tête de l’article, ndlr). Elle montre la statue renversée de Hafez Al-Assad, qui a longtemps surplombé la ville de Deir Atiyeh, dans le Qalamoun (ouest du pays). Sur le visage de la statue renversée, une femme se tient debout enveloppée dans une couverture traditionnelle. Cela ne s’apparente pas simplement à une fin, mais à un basculement d’imaginaire. Comme si cette énorme figure de béton, écrasée dans les gravats, laissait enfin place à autre chose.

En juin dernier, à la suite de cette exposition, l’artiste syrienne Rania Al-Najdi a présenté Origami Birds : For Those Who Will Not Be Forgotten (Oiseaux en origami : Pour ceux qui ne seront pas oubliés), une installation de 1 500 oiseaux de papier en hommage aux disparus syriens.

Ancienne prisonnière politique en 2013, Rania a conçu cette œuvre comme un acte de mémoire et de justice, en collaboration directe avec des familles des détenus. Chaque oiseau représente une vie volée, un inconnu de la liste du rapport « César ». Publié en 2014, il rassemble 55 000 photos exfiltrées par un déserteur de la police militaire syrienne, documentant la torture et l’exécution de milliers de détenus dans les prisons du régime Assad. Une absence devenue présence. L’exposition mêle éclairages sensibles, témoignages, sons et vidéos.


À lire aussi : Le massacre de Tadamon : une enquête secrète de chercheurs sur la politique d’extermination en Syrie


L’exposition a réuni familles, citoyens et représentants d’institutions en quête de vérité. Rania rappelle :

« Ils ne sont pas que des prénoms. Nous devons rendre justice aux martyrs et aux détenus. »

Des familles syriennes brandissent les portraits de leurs proches disparus, pour que leurs visages ne tombent pas dans l’oubli. Ali Hajsuleiman, CC BY

Des collectifs pour une mémoire vivante

Si ces expositions réinvestissent des lieux centraux, d’autres gestes se déploient en marge, dans les villes ou les interstices de l’institutionnel.

À Damas et Alep, la fondation MADAD, fondée par l’artiste Buthayna Ali, transforme des lieux abandonnés en scènes contemporaines. Depuis la chute du régime Assad, MADAD déploie des projets artistiques plus audacieux, visibles dans l’espace public et porteurs de récits longtemps refoulés.

L’exposition « Path » (avril 2025) est présentée dans le bâtiment abandonné Massar Rose à Damas. Elle réunit 29 artistes autour des thèmes de la mémoire, du pardon et du retour. Certaines œuvres – comme une épée d’argile fichée dans le sol ou des lettres brûlées – évoquent l’abandon de la violence et la transmission interrompue. Une volonté explicite de traiter les blessures du conflit dans un espace urbain reconquis.

« Embed », de Rala Tarabishi, rassemble 300 épées suspendues en argile. Elles symbolisent les émotions violentes et les blessures. Ahmad Shhibar, CC BY

Aujourd’hui, MADAD prolonge cette démarche avec Unseen, un concours destiné aux jeunes artistes du nord du pays, explique Kinana Alkoud, une artiste investie dans le processus de sélection. L’exposition finale, prévue dans un hammam restauré à Alep, explorera ces choses que l’on voit sans regarder : gestes quotidiens, souvenirs enfouis, peurs silencieuses.

Homs : créer malgré l’instabilité

Homs, marquée par les destructions et les fractures communautaires, reste une ville à vif, où la mémoire divise encore.

Depuis 2020, le Harmony Forum développe des projets artistiques de consolidation de la paix. Son programme Beyond Colors 3 (2023–2024) a réuni vingt jeunes issus de confessions diverses. Peinture, installation, performance : les œuvres produites explorent la perte, l’exil, la reconstruction intime. Présentées dans une tente sur une place centrale, ces créations ont touché de nombreux visiteurs. Une artiste se souvient :

« Les gens racontaient leurs propres histoires. Leurs souvenirs faisaient écho à ce que nous avions voulu dire. »

Harmony Forum
Vue de l’installation « Un rêve temporaire », de Layla Al-Hashemy et Mario Butrus, dans la première tente. Harmony Forum, CC BY

À Homs, un volontaire décrit un basculement depuis décembre 2024. Faute de sécurité suffisante, les expositions publiques ont laissé place à des films documentaires. Deux projets sont en cours : Revival, sur la mémoire de Homs et de sa campagne, et Fanjan, consacré au café arabe comme symbole de paix et de transmission. Une manière discrète, mais profonde de continuer à tisser du lien, malgré l’instabilité. Là où se réunir autour de la mémoire peut encore être perçu comme un risque.

Madaniya : pour une mémoire politique de la transition

Dans un registre plus explicitement politique, le collectif syrien Madaniya, fondé en 2023, en exil à l’époque, réunit artistes, chercheurs, militants et écrivains autour d’un même refus : celui d’une normalisation qui ne s’accompagnerait pas de justice rendue aux victimes. Ils défendent une reconstruction centrée sur la vérité, la mémoire et la réparation, où la culture devient un levier citoyen.

Leur programme, « Dialogue syrien sur la justice, la vérité et la réparation », multiplie les ateliers mêlant artistes, survivants et juristes pour penser les contours d’une justice post-conflit enracinée dans l’écoute et la vérité. Théâtre-témoignage, installations, archives visuelles : autant d’outils pour penser une justice sensible, partagée, en dehors des cadres classiques.

En mai dernier, à Damas, une veillée rendait hommage à Bassel Shehadeh, un jeune documentariste et journaliste tué en mai 2012 à Homs, devenu aujourd’hui l’un des symboles de la révolution. L’événement, conçu sous forme de veillée-performance, mêlait lectures poétiques, projection de vidéos d’archives, exposition de portraits et moment de silence collectif.

Témoignages des proches de Bassel Shehadeh durant la soirée-hommage. Albane Buriel, CC BY

À travers cette diversité d’actions, Madaniya entend maintenir vivante une mémoire politique des soulèvements de 2011, et rappeler que la reconstruction ne peut se limiter à des infrastructures ou à des accords diplomatiques. Le collectif propose ainsi une vision critique et profondément incarnée de la transition, dans laquelle l’art devient un acte de résistance, de reconnaissance, et d’avenir.

Dans les marges, un futur à inventer

Ces exemples ne prétendent pas représenter toute la Syrie. Une large part de la population reste à distance : peur, précarité, silence. L’accès inégal à l’expression, la censure ou l’indifférence creusent les fractures. Ces dynamiques restent localisées, fragiles. Et pourtant, dans les marges, quelque chose se dit. Là où les institutions manquent, des gestes surgissent. L’art ne reconstruit pas un pays, mais il ouvre des brèches : pour dire, pour pleurer, pour résister. Il ne remplace ni les procès ni les réparations, mais offre un espace pour réhabiter le présent, comme en témoigne, par exemple, Romain Huët dans ses « Chroniques d’Ukraine : L’art face à la guerre » (The Conversation, 2022).

Dans un article publié en juin 2025 sur Al-Jumhuriya, un site d’analyse politique, Yassin al-Haj Saleh, écrivain et opposant politique au régime de Bachar Al-Assad, appelait à une justice existentielle. Il mettait en garde : sans vigilance, la transition pourrait favoriser une culture aseptisée, coupée de la mémoire du conflit.

Mais, selon lui, un apprentissage politique souterrain s’est tissé dans les ruines – une maturation lente qui pourrait fonder les bases d’une justice réparatrice, non seulement juridique, mais aussi culturelle et symbolique. Raison de plus pour prêter attention à ces signaux faibles. Sur les murs d’Alep, dans les ateliers de Homs ou les galeries de Damas, une autre Syrie se dessine – une Syrie qui tente, par fragments, de faire récit ensemble.

Mais ces signes d’ouverture restent ambivalents. Le nouveau régime, issu d’une matrice sécuritaire et militaire, tolère certaines formes d’expression artistique – tant qu’elles ne remettent pas en cause les équilibres fragiles du moment : cohésion communautaire, contrôle des récits sur la guerre, image de stabilité à l’international. La surveillance persiste, les lignes rouges demeurent floues, et les artistes pratiquent souvent une autocensure prudente, sans connaître clairement les limites à ne pas franchir. Les dénonciations explicites des crimes passés restent rares, et les récits sur les exactions commises par les différents camps – y compris ceux aujourd’hui au pouvoir – peinent à trouver leur place dans l’espace public. La mémoire, en Syrie, reste un terrain miné.

The Conversation

Albane Buriel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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