14.10.2025 à 15:46
Les adolescents confient-ils désormais leurs secrets aux intelligences artificielles ?
Si les adolescents se sont longtemps épanchés dans des journaux intimes, sur des blogs, ou dans des conversations entre amis, ils n’hésitent pas aujourd’hui à se confier à des intelligences artificielles. Une pratique à prendre en compte pour mieux en prévenir les risques. Les grands modèles de langage comme ChatGPT et des plateformes spécialisées telles que Replika – où l’on peut personnaliser une IA en lui attribuant même un prénom, une voix – s’imposent peu à peu comme des confidents dans l’univers des adolescents. Toujours disponibles, capables de répondre sans jugement et de donner l’illusion d’une écoute attentive, ils séduisent des jeunes en quête de réconfort ou de conseils. Cette apparente bienveillance n’est pas sans risques : dépendance affective, exposition à des réponses inadaptées, voire dangereuses, et fragilisation de la confidentialité des données personnelles. Ce phénomène, encore largement sous-estimé, révèle l’émergence d’une nouvelle vulnérabilité qui appelle à une vigilance accrue. Comment comprendre que l’expression de l’intimité adolescente glisse vers ces dispositifs algorithmiques ? Et quelles en sont les implications communicationnelles, psychosociales et éthiques ? La confidence adolescente, longtemps inscrite dans le registre du journal intime, de l’échange entre amis, ou avec des adultes de confiance, migre aujourd’hui vers des artefacts techniques. On observe ici une forme de relation parasociale inversée où le chatbot donne l’illusion d’une réciprocité et d’une écoute bienveillante alors que ces réponses reposent uniquement sur des logiques algorithmiques. Selon une enquête de Common Sens Media, près de 72 % des adolescents aux États-Unis ont déjà utilisé un « compagnon IA ». Plus de la moitié (52 %) en sont des usagers réguliers et 13 % en font un usage quotidien. Le divertissement (30 %) et la curiosité (28 %) dominent, mais une part significative touche à l’intime, la recherche de conseil (14 %) et surtout la capacité de confier l’indicible (12 %), c’est-à-dire ce qu’ils n’oseraient pas partager à leur entourage humain. Ces données témoignent d’une omniprésence devenue presque invisible dans la vie quotidienne. Une étude récente confirme cette tendance en France. Elle révèle que 80 % des jeunes utilisent déjà l’intelligence artificielle dans leur quotidien, même si 93 % affirment qu’elle ne pourra jamais remplacer les interactions humaines. Près d’un jeune sur cinq a testé des IA conversationnelles comme Character.Ai ou le chatbot MyAI de Snapchat. Ces dispositifs sont principalement utilisés comme « compagnons virtuels » (28 %) ou comme « coachs psychologiques » (16 %). Pour beaucoup d’adolescents, ils apparaissent comme un remède ponctuel à la solitude (35 %) ou à l’ennui (41 %). Si les chiffres de l’étude indiquent que près de 75 % des adolescents ont déjà interagi avec un « compagnon virtuel IA », que ce soit pour discuter, pour flirter ou pour chercher un soutien émotionnel, ces usages relèvent de trois grandes fonctions : la régulation émotionnelle (extérioriser l’anxiété, verbaliser ses doutes) ; l’orientation pratique et intime (relations amoureuses, sexualité, conflits familiaux) ; l’externalisation de soi (journalisation numérique, conversation sans jugement). Ces pratiques concernent surtout les digital natives fortement connectés, mais aussi les adolescents qui hésitent à se confier à leurs proches. Par ailleurs, un sondage Odoxa signale que les plus jeunes font davantage confiance aux IA tandis que les plus âgés expriment une certaine vigilance. On retrouve ici une logique classique décrite en sciences de l’information et de la communication où la technologie occupe l’espace laissé vacant par une communication interpersonnelle jugée insatisfaisante. Tout d’abord, il est démontré que certains adolescents développent de véritables attachements amoureux à l’IA, ce qui peut remodeler leurs attentes relationnelles et, donc, met en avant le risque affectif. Le risque social est également à considérer dans la mesure où le recours massif aux chatbots peut isoler, habituant à ne plus accepter la contradiction due à l’entrée dans des bulles de filtres confirmant les affirmations. Ensuite, les recherches ont montré que les LLM produisent parfois des réponses biaisées ou erronées appelées « hallucinations », ce qui renforce les risques de mauvaises orientations. La médiatisation de cas impliquant des incitations à la violence ou au suicide par des chatbots souligne les risques critiques liés à ces technologies. Ces épisodes montrent que l’interaction avec une IA conversationnelle peut devenir un facteur aggravant pour des publics vulnérables et, notamment, pour les mineurs et pour les personnes atteintes de troubles psychiques sévères. De plus, les confidences partagées exposent à des enjeux de vie privée et de traçabilité numérique, problématiques accentuées par l’âge et par la méconnaissance des conditions d’usage alimentant ainsi le risque informationnel. Les adolescents exposent désormais leur intimité à des dispositifs algorithmiques conçus par des acteurs privés dont la finalité n’est pas l’accompagnement psychologique, mais la captation et la valorisation de données. La recherche montre que la mémoire numérique est toujours orientée dans la mesure où elle conserve, filtre et reconfigure les traces. En l’espèce, elle archive et met en forme la subjectivité adolescente, ce qui interroge profondément la construction identitaire et relationnelle des jeunes. Face à ce constat, l’interdiction pure et simple apparaît illusoire. Trois pistes d’action semblent plus pertinentes : un encadrement technique visant à intégrer des garde-fous spécifiques pour mineurs (redirection vers des ressources humaines, modérations renforcées) ; une éducation à la communication permettant d’apprendre à décoder et à contextualiser ces usages à destination des jeunes, des enseignants et des parents ; une gouvernance partagée associant familles, enseignants, institutions de santé et plateformes pour co-construire des normes adaptées. Le recours massif aux intelligences artificielles met en jeu non seulement le développement psychologique des jeunes, mais aussi la reconfiguration des régimes de confiance de nos sociétés. L’authenticité de la relation humaine cède le pas à une forme de relation parasociale artificielle façonnée par des logiques techniques et économiques. Face à ce basculement, trois chantiers apparaissent incontournables : le chantier scientifique afin de documenter rigoureusement l’ampleur et l’effet de ces usages ; le chantier pédagogique afin de doter les jeunes d’une littératie émotionnelle et numérique adaptée ; le chantier politique pour encadrer les pratiques des plateformes et préserver les droits des mineurs. La question n’est donc pas de savoir si les adolescents vont continuer à se confier aux IA (c’est déjà le cas), mais plutôt de déterminer dans quelles conditions cette confidence peut être entendue sans devenir un risque majeur pour leur autonomie et leur santé psychique. Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 1413 mots
Du journal intime au chatbot : mutation du support de la confidence
Des risques pluriels
Vers une intimité sous influence
14.10.2025 à 12:18
Et si l’alcool disparaissait de la planète ?
Que se passerait-il si la consommation d’alcool s’arrêtait totalement, partout ? ou si, scénario dystopique pour les uns, utopique pour les autres, les boissons alcoolisées disparaissaient totalement de la planète ? Dans le Meilleur des mondes, publié en 1932, l’écrivain britannique Aldous Huxley imagine une société sans alcool, mais sous l’empire d’une autre drogue : le « soma ». Ce terme, emprunté aux textes védiques indiens où il désignait une boisson sacrée, devient sous sa plume une substance de synthèse parfaite, sans effets secondaires, qui maintient la population dans une soumission heureuse. L’absence d’alcool compensée par un contrôle chimique des émotions… Sans aller jusqu’à un tel scénario, que se passerait-il dans nos sociétés si l’alcool, subitement, cessait d’être consommé ? Quelles seraient les conséquences pour la santé et, plus largement, pour la société ? Prêtons-nous à ce petit exercice intellectuel, pour tenter de prendre la mesure de la place qu’occupe l’alcool dans nos vies… Si l’alcool disparaissait demain, on constaterait tout d’abord une diminution de la mortalité et une augmentation de l’espérance de vie en bonne santé. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en 2019, l’alcool était responsable de 2,6 millions de décès par an dans le monde, soit 5 % de la mortalité globale. La classe d’âge 20-39 ans est par ailleurs celle qui enregistre la proportion la plus élevée de décès attribuables à l’alcool, soit 13 %. En France, l’alcool provoque 41 000 décès par an dont 16 000 par cancers, 9 000 par maladies cardiovasculaires et 6 800 par maladies digestives). Une étude publiée dans la revue scientifique médicale The Lancet en 2018 suggère qu’il n’existe pas de seuil de consommation sans risque pour la santé : dès un seul verre consommé par jour, les années de vie en bonne santé diminuent. L’alcool est la première cause évitable de mortalité chez les moins de trente ans. Près d’un décès sur cinq chez les hommes de 25 à 29 ans est attribuable à l’alcool. Avant 40 ans, les causes principales sont les accidents et les suicides, tandis qu’à partir de la quarantaine dominent les maladies chroniques comme la cirrhose. La suppression totale de l’alcool réduirait donc directement la mortalité prématurée. Un monde sans alcool s’accompagnerait aussi d’une réduction rapide des accidents de la route. En 2024, sur les routes de France, l’alcool était en effet responsable de près d’un accident mortel sur quatre. En France, les infractions liées à l’alcool, surtout la conduite sous l’empire de l’alcool, représentent près d’un tiers des condamnations pour infractions routières avec, en 2019, 87 900 condamnations. Leur poids considérable a conduit les tribunaux à recourir massivement à des procédures simplifiées pour désengorger le système judiciaire, preuve que ces affaires constituent une part majeure et récurrente du contentieux pénal. L’alcool est directement lié à la violence, et les affaires judiciaires impliquent souvent l’alcool. En France, l’analyse des données recueillies par questionnaire auprès de plus de 66 000 étudiants et étudiantes des universités indique que l’alcool est un facteur déterminant des violences sexistes et sexuelles dans ce milieu. Plus de la moitié des violences sexistes et/ou sexuelles ainsi recensées implique une consommation d’alcool dans le cadre de la vie universitaire. Une étude réalisée en Afrique du Sud a par ailleurs montré que les périodes d’interdiction totale de vente d’alcool pendant la pandémie de Covid-19 ont coïncidé avec une baisse de 63 % des féminicides, comparées aux périodes sans restriction. De façon peut-être plus surprenante, si l’alcool venait à disparaître, on pourrait aussi s’attendre à une diminution substantielle des suicides. Comme l’ont montré des études récentes, l’alcool augmente significativement le risque de mort par suicide, et ce, quel que soit le genre considéré. La consommation d’alcool est désormais un facteur de risque reconnu pour le suicide, à la fois à court terme (par intoxication, impulsivité, perte de contrôle) et à long terme (par le développement d’un isolement social dû à la consommation excessive ou à la dépendance, par le développement d’une dépression ou encore de troubles mentaux associés). Une méta-analyse (revue systématique de littérature suivie d’une analyse statistique portant sur les données des études sélectionnées, ndlr) a ainsi établi que chaque hausse d’un litre par habitant par année de la consommation d’alcool pur est associée à une augmentation de 3,59 % du taux de mortalité par suicide. Rappelons qu’en 2023, les volumes d’alcool pur mis en vente en France – en diminution par rapport aux années précédentes – s’établissaient encore à 10,35 litres par habitant âgés de 15 ans et plus. Si la consommation d’alcool venait à s’arrêter, les services des urgences seraient beaucoup moins encombrés. Des études réalisées en France estiment, en effet, qu’environ 30 % des passages aux urgences seraient liés à l’alcool. On imagine bien ce que cela pourrait changer quand on connaît les difficultés de fonctionnement auxquelles font actuellement face les services d’urgence. Par ailleurs, la consommation d’alcool étant responsable de plus de 200 maladies, l’arrêt de sa consommation diminuerait leur prévalence, et donc les hospitalisations associées. Les chiffres de 2022 indiquent que 3,0 % des séjours hospitaliers en médecine, en chirurgie, en obstétrique et en odontologie, que 6,6 % des journées en soins de suite et de réadaptation et que 10,0 % des journées en psychiatrie étaient considérés comme étant en lien avec des troubles de l’usage d’alcool. Par rapport aux chiffres de 2012, on constate une diminution du nombre de séjours pour alcoolisation aiguë ainsi qu’une hausse du recours pour alcoolodépendance. En psychiatrie, le nombre de journées d’hospitalisations a baissé en 2022 par rapport à 2012, tandis qu’en soins de suite et de réadaptation, la durée de prise en charge s’est allongée. Le coût de ces hospitalisations était estimé en 2022 à 3,17 milliards d’euros, soit 4,2 % des dépenses totales d’hospitalisations (contre 3,6 % de l’ensemble des dépenses hospitalières en 2012). Enfin, la disparition de l’alcool mettrait aussi fin aux troubles du spectre de l’alcoolisation fœtale (TSAF). Chaque année en France, environ 8 000 enfants naissent avec des séquelles dues à l’exposition prénatale à l’alcool. Ces troubles entraînent des handicaps cognitifs et comportementaux durables, des difficultés scolaires et une surmortalité précoce. La disparition de ce syndrome représenterait un gain immense en vies sauvées, en qualité de vie et en coûts évités pour le système de santé, l’éducation et le médico-social. Et que se rassurent ceux qui s’inquièteraient du fait que la disparition de l’alcool pourrait nous priver d’hypothétiques bénéfices, tels qu’un quelconque effet protecteur d’une consommation modérée, notamment sur le cœur. Les conclusions des travaux à l’origine de cette rumeur sont désormais largement remises en cause… En revanche, arrêter l’alcool présente de nombreux avantages. Révélés par les campagnes Un mois sans alcool comme le Défi de janvier (le « Dry January » à la française), les bénéfices observés à l’arrêt de la consommation sont très nombreux. Sans alcool, on se sent beaucoup mieux et notre corps nous dit merci ! Parmi les effets les plus notables et rapportés dans des enquêtes déclaratives figurent des améliorations du bien-être et de la qualité de vie. Les personnes interrogées indiquent notamment mieux dormir, se sentir plus en forme, avoir plus d’énergie. Elles constatent qu’elles ont perdu du poids, et ont vu leur teint et leur chevelure s’améliorer. Elles déclarent également avoir fait des économies. Pour s’en faire une idée : il a été estimé qu’en moyenne, lors de la campagne de 2024 du Défi de Janvier, les participants économisent 85,2 €. Les paramètres physiologiques s’améliorent aussi. Parmi les bénéfices à l’arrêt de l’alcool, on peut citer un moindre risque de résistance à l’insuline, une meilleure élasticité du foie, une meilleure homéostasie du glucose (glycémie), une amélioration du cholestérol sanguin, une diminution de la pression artérielle et même une diminution des marqueurs sanguins du cancer. Du point de vue cognitif sont rapportées des améliorations en termes de concentration et de performance au travail. Mais l’alcool, objecteront certains, n’est pas qu’une molécule psychoactive : il est aussi un rituel social universel. Partager un verre est un marqueur d’appartenance, de convivialité, voire de célébration. Sa disparition obligerait à réinventer nos codes sociaux. On l’a vu, aucune consommation d’alcool, quelle qu’en soit la quantité, n’améliore la santé. Sa disparition n’aurait, du point de vue médical, que des bénéfices. En revanche, c’est tout un ensemble d’usages culturels et économiques qu’il nous faudrait réinventer. En société, il nous faudrait consommer autrement et autre chose. Pourquoi pas des mocktails (cocktails sans alcool imitant les cocktails alcoolisés traditionnels) ou d’autres boissons sans alcool, telles par exemple que des boissons fermentées sans éthanol comme le kombucha ou le kéfir ? Parmi les alternatives à l’alcool, certains explorent même la mise au point de molécules de synthèse qui mimeraient les effets désinhibiteurs de l’alcool, sans ses méfaits métaboliques… L’exercice de pensée auquel s’essaye cet article ne doit pas être confondu avec la prohibition, dont l’échec historique aux États-Unis a montré les limites. Il s’agit plutôt de recourir à la fiction pour interroger notre rapport collectif à l’alcool. Derrière son image conviviale, cette substance reste l’un des premiers facteurs de mortalité évitable, de maladies et de souffrances sociales. Imaginer sa disparition permet d’ouvrir un débat sur la réduction des risques, le développement d’alternatives, et une transformation culturelle de nos rituels sociaux. Et pour ceux qui ont peur de devenir « chiants » en soirée s’ils arrêtent l’alcool ? J’ai exploré cette question dans mon dernier livre (voir ci-dessous), et la réponse est… non ! D’ailleurs, la non-consommation semble devenir de plus en plus acceptable socialement. Un nombre croissant de personnes ne consomment plus d’alcool en France. On note ces dernières années une baisse de la plupart des indicateurs liés à la vente et à l’usage de l’alcool en France. Chez les lycéens par exemple, les non-consommateurs (qui n’ont jamais expérimenté l’alcool), sont passés de 15 % en 2018 à 31,7 % en 2022. Enfin, le Défi de janvier rencontre aussi un réel succès. Selon un sondage Panel Selvitys publié en février 2024, 5,1 millions de personnes y ont participé en 2024, et un nombre croissant de participants se sont inscrits en ligne : on a enregistré 75 % d’augmentation par rapport à 2023. Tout porte à croire que l’idée de faire la fête sans alcool (et de rester drôle quand même !) est en train de faire son chemin… Mickael Naassila, J’arrête de boire sans devenir chiant. Le guide pour changer sa relation à l’alcool et préserver sa santé, éditions Solar, 2025. Mickael Naassila est Président de la Société Française d'Alcoologie (SFA) et de la Société Européenne de Recherche Biomédicale sur l'Alcoolisme (ESBRA); Vice-président de la Fédération Française d'Addictologie (FFA) et vice-président junior de la Société Internationale de recherche Biomédicale sur l''Alcoolisme (ISBRA). Il est membre de l'institut de Psychiatrie, co-responsable du GDR de Psychiatrie-Addictions et responsable du Réseau National de Recherche en Alcoologie REUNIRA et du projet AlcoolConsoScience. Il a reçu des financements de l'ANR, de l'IReSP/INCa Fonds de lutte contre les addictions. Texte intégral 3050 mots
Augmentation de l’espérance de vie en bonne santé
Moins de jeunes mourraient à cause de l’alcool
Diminution des accidents de la route et des suicides
Moins de violences, moins de féminicides et désengorgement du système judiciaire
Diminution du nombre de suicides
Moins de maladies et des services d’urgences et des hôpitaux moins engorgés
Ce que l’on gagnerait chaque année sans alcool :
Arrêter de boire : de nombreux bénéfices
Réinventer nos liens sociaux
Une fiction qui éclaire une réalité quelquefois désastreuse
Pour en savoir plus
13.10.2025 à 16:33
Mode éthique : les consommateurs sont-ils autant « responsables » partout dans le monde ?
La prise de conscience de l’impact de l’industrie de la mode sur l’environnement ou sur les droits humains est-elle la même partout dans le monde ? La question mérite d’autant plus d’être posée que cette industrie s’est largement mondialisée. Le consommateur réagit-il de la même façon dans tous les pays, ou bien des différences de culture subsistent-elles ? Ces dernières années, une prise de conscience à l’échelle mondiale a poussé les consommateurs à faire des choix plus éthiques en matière de mode, en privilégiant les droits humains et des pratiques de fabrication durables. De grandes marques internationales, comme Zara, Levi’s ou H&M, font de plus en plus l’objet de critiques vis-à-vis de leurs pratiques : exploitation des travailleurs, discrimination des clients, ou dégâts environnementaux. Un récent voyage d’influenceurs organisé par Shein dans l’une de ses usines a, notamment, suscité une vive polémique. L’entreprise a été accusée de manipuler des influenceurs issus de groupes marginalisés pour faire de la propagande, sans remettre en cause ses pratiques, telles que la sous-rémunération de ses ouvriers, le plagiat de créateurs indépendants, ou l’émission annuelle de 6,3 millions de tonnes de dioxyde de carbone.
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Réinventer sa garde-robe : une bonne résolution pour 2025
Notre recherche porte sur les différences de réactions des consommateurs face aux fautes morales des marques. Elle s’appuie sur la théorie institutionnelle, selon laquelle les individus et les organisations adaptent leur comportement en fonction des règles, des normes et des attentes définies par les institutions de leur société. En d’autres termes, les systèmes juridiques, les croyances partagées et les normes sociales propres à chaque pays influencent la manière dont les consommateurs perçoivent ce qui est acceptable et la force de leur réaction quand une marque dépasse les limites de l’éthique. Pour comprendre ces réactions – et comment elles varient d’un pays à l’autre – nous avons mené plusieurs études. Nous avons analysé des données secondaires sur les valeurs morales et les pétitions en ligne dans 12 pays : six marchés développés occidentaux (Australie, Canada, Pays-Bas, Allemagne, Royaume-Uni et États-Unis) et six marchés émergents d’Asie du Sud-Est (Indonésie, Malaisie, Myanmar, Philippines, Thaïlande et Vietnam). Nous avons aussi réalisé des expériences en ligne avec 940 consommateurs en Allemagne et au Vietnam, afin d’examiner comment les consommateurs de différentes régions justifient ou condamnent les fautes morales des marques. Les résultats montrent qu’à travers les cultures, lorsque les consommateurs sont confrontés à des preuves concrètes de manquements éthiques – maltraitance des travailleurs, travail des enfants, publicités racistes, discriminations liées au poids, ou atteintes à l’environnement –, ils réagissent négativement, remettent en cause l’éthique de la marque et accordent moins d’importance au prix. Cette tendance reflète une convergence mondiale des préoccupations éthiques, souvent désignée sous le terme de « hypenorms ». Nous avons cependant mis en lumière une claire fracture éthique entre les sociétés occidentales étudiées et celles de l’Asie de l’Est, notamment dans la manière dont les consommateurs rationalisent les comportements immoraux des marques. La sensibilité morale et les jugements éthiques varient selon les pays et les cultures, en fonction des cadres institutionnels) et des conceptions locales de la justice sociale. Dans les marchés occidentaux développés, comme l’Europe et les États-Unis, des régulations strictes – comme le règlement européen sur la taxonomie verte ou les directives de l’Agence américaine de protection de l’environnement – et un activisme consommateur très actif créent un environnement où les fautes morales des marques entraînent des réactions immédiates et sévères. Les consommateurs y ont des attentes éthiques élevées, et n’hésitent pas à boycotter les marques, signer des pétitions ou dénoncer publiquement leurs dérives via les réseaux sociaux. La responsabilité des entreprises est une exigence forte, et il est difficile pour une marque de se remettre d’un scandale moral. À l’inverse, dans des marchés émergents d’Asie du Sud-Est, comme le Vietnam ou l’Indonésie, des réglementations plus faibles, une sensibilisation limitée des consommateurs et des normes éthiques plus floues mènent à des réactions différentes. L’accessibilité et les prix bas priment souvent sur les considérations morales. Pour de nombreux consommateurs, des pratiques discutables sont tolérées tant que les produits restent abordables. Si la prise de conscience progresse dans ces régions, les consommateurs ont davantage tendance à justifier les comportements douteux des marques. Cette rationalisation morale permet aux marques de continuer à opérer malgré des pratiques qui seraient rejetées dans des marchés plus stricts éthiquement. En Occident, où le consumérisme éthique est très ancré, un seul scandale peut entraîner des pertes financières et de réputation majeures. Les réseaux sociaux amplifient ces réactions, menant à des appels au boycott ou à des réformes internes. Levi’s a par exemple subi de fortes critiques pour la pollution liée à sa production, et Dolce & Gabbana a été très vivement attaqué pour des campagnes publicitaires jugées culturellement offensantes. En Asie du Sud-Est, l’indignation publique face aux dérives des entreprises reste plus discrète. Certains abus – destruction de l’environnement, publicités discriminatoires – provoquent des réactions, mais globalement, les critiques sont moins virulentes. Les contraintes économiques, la sensibilité aux prix, et le manque de solutions alternatives poussent de nombreux consommateurs à privilégier l’accessibilité, même au détriment de l’éthique. Cela ne signifie pas que toutes les marques sont à l’abri dans les marchés émergents. Les gouvernements y renforcent les réglementations et mènent des campagnes de sensibilisation. La pression monte pour que les marques adoptent des pratiques plus responsables. Par ailleurs, les attentes des consommateurs évoluent, notamment chez les jeunes, plus informés sur les enjeux de la mode éthique et plus prompts à s’exprimer en ligne. Des mouvements comme #WhoMadeMyClothes gagnent en popularité en Asie du Sud-Est, mobilisant la jeunesse autour des questions de transparence et de durabilité. Notre étude suggère plusieurs stratégies pour les marques qui souhaitent conserver la confiance des consommateurs à travers différentes cultures : Les campagnes marketing doivent éviter les sujets polémiques liés à l’origine ethnique, à la culture ou à la discrimination – notamment, dans les marchés émergents. Les entreprises doivent évaluer régulièrement l’impact de leurs pratiques sur la perception des consommateurs, car cette perception influence directement la valeur perçue du produit ou du service et celle du prix demandé. En Asie du Sud-Est, les marques doivent miser sur une éducation progressive des consommateurs en intégrant des messages de responsabilité sociale à long terme. Des lignes de produits durables et une communication éthique peuvent séduire les consommateurs soucieux de cette dimension éthique, tout en restant abordables pour ceux qui sont plus inquiets du prix de ce qu’ils achètent. Nos recherches mettent en évidence les liens complexes entre culture, éthique et comportement des consommateurs. Si les acheteurs occidentaux se montrent plus prompts à sanctionner les marques fautives, leurs homologues d’Asie du Sud-Est ont davantage tendance à rationaliser ces fautes. Mais l’éthique progresse partout dans le monde. Certaines violations à celle-ci, comme l’exploitation flagrante des travailleurs ou les discriminations raciales, sont désormais universellement rejetées. Pour les marques mondiales, le défi est donc de conjuguer responsabilité éthique et adaptation aux attentes locales. Miser sur la durabilité, sur la transparence et sur des messages éthiques adaptés à chaque marché est désormais crucial pour prospérer dans un monde de plus en plus conscient et exigeant. Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche. Texte intégral 1742 mots
Des réactions variables
Fracture éthique
L’importance du prix
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Un avenir universel ?