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09.03.2025 à 09:25

Vers un champagne bashing

Jean-Marie Cardebat, Professeur d'économie à l'Université de Bordeaux et Professeur affilié à l'INSEEC Grande Ecole, INSEEC Grande École
Le vin de champagne est-il au bord d’une massive désaffection de la part des consommateurs, las de voir le prix augmenter sans lien avec la qualité proposée ? La coupe (pleine) va-t-elle déborder ?

Texte intégral 1440 mots

Baisse importante des ventes depuis deux ans, perte de réputation, problématiques socio-environnementales… les nuages obscurcissant le ciel champenois se multiplient. La star des vins pourrait subir un bashing sans précédent si elle ne se réconcilie pas rapidement avec des consommateurs et distributeurs qui ne comprennent pas les récentes hausses de prix, au regard d’une qualité qui se banalise face à la concurrence.


Tous les ingrédients sont réunis pour que le champagne subisse un bashing de grande envergure. Le bashing, terme anglais qui signifie littéralement « donner une raclée », renvoie à un dénigrement collectif. Le terme n’est pas nouveau dans le domaine du vin, il a été intensivement employé pour le Bordeaux durant la décennie 2010. S’il semble se tarir, le Bordeaux Bashing a été particulièrement délétère pour l’appellation française. Ce qui s’est passé durant ce précédent peut-il se reproduire, les mêmes causes produisant les mêmes effets ? Quels sont ces ingrédients qui pourraient produire une nouvelle crise ?

+ 40 % en trois ans

Le bashing qui a frappé Bordeaux s’est enraciné dans une perception d’arrogance des prix pratiqués par certains grands châteaux. Lorsque les hausses de prix ne sont pas comprises par les distributeurs et les consommateurs, un malaise apparaît. Le risque est qu’il se transforme en rejet du produit dont la valeur perçue ne cadre plus avec son prix. Or, le prix du champagne a beaucoup augmenté ces dernières années, au-delà de l’inflation. Le consommateur aurait vu les prix croître d’environ 40 % depuis 2022).

Sur une période aussi courte, une hausse brutale des prix est difficilement attribuable à une augmentation équivalente de la valeur. D’autant que cette hausse s’avère bien plus importante que celle des autres vins, tranquilles comme pétillants. L’inflation subie par Champagne sur les matières sèches (verre, collerette, bouchon, etc.) ne peut justifier qu’une partie de cette hausse.

L’écart de prix avec la concurrence – du crémant sur le marché français et, à l’échelle mondiale, le Cava espagnol et plus encore le Prosecco italien – interpelle les consommateurs. Sachant que simultanément d’autres concurrents, souvent très qualitatifs, gagnent en popularité. À commencer par les pétillants anglais ou le franciacorta italien.


À lire aussi : Les vins pétillants anglais vont-ils détrôner le champagne ?


Veuve Cliquot, go home !

C’est aux États-Unis que les indices d’un rejet sont les plus nets, notamment auprès des consommateurs les plus jeunes. La nouvelle génération ne perçoit plus la proposition de valeur du Champagne.

Ainsi, le déréférencement de Veuve Clicquot dans certains grands restaurants new-yorkais peut certes paraître anecdotique, mais on peut aussi y voir un symbole brûlant de la perte de réputation du Champagne. Le déréférencement et la substitution par d’autres vins chez les distributeurs sont des indices clés de l’émergence d’un bashing. Car les distributeurs font et défont les réputations.

Une standardisation croissante

Au-delà même du prix, les distributeurs reprochent à Champagne une certaine standardisation, voire une industrialisation des vins avec la montée en puissance depuis une vingtaine d’années des maisons de Champagne (négociants) par rapport aux vignerons indépendants produisant et commercialisant leur propre champagne. Ces derniers représentaient plus de 25 % de la production en 2000 contre moins de 18 % aujourd’hui.

Or on sait que les marqueurs du luxe sont liés à l’authenticité et au caractère unique et artisanal d’un produit. Le décalage entre le prix et la valeur perçue n’en est que plus criant car ces maisons de Champagne sont de plus en plus associées à la standardisation.

Des problématiques sociétales persistantes

Dernier ingrédient du cocktail explosif du bahsing, la médiatisation de problématiques sociales aiguës. Les conditions de travail en Champagne ont focalisé l’attention des médias lors de la canicule en 2023. En cause, la mort de plusieurs vendangeurs. Mais au-delà, il existe une véritable crise sociale dans la région avec un partage de la valeur remis en question par les salariés.

S’y ajoute un bilan carbone défavorable à cause du poids de la bouteille de Champagne, qui pourrait s’avérer délétère à l’export à court terme dans des pays comme le Canada ou la Norvège. La bouteille représenterait près de 30 % du bilan carbone du vignoble champenois. Sans oublier un retard avéré dans le passage au bio pour lequel des freins importants existent.


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Vers un emballement médiatique ?

Bref, n’en jetez plus, la coupe est pleine. Tous ces griefs, pour injustes qu’ils puissent parfois être ou paraître aux producteurs champenois, rappellent clairement ce qui a été reproché aux vins de Bordeaux : prix trop élevés non justifiés, standardisation de l’offre, médiatisation des problèmes sociétaux.

Tous les ingrédients du cocktail semblent réunis pour assister à l’émergence d’un Champagne bashing, qui pourrait s’emballer… jusqu’à devenir incontrôlable et incontrôlé. Car le risque est bien celui d’un engrenage où le rejet du produit par certains alimente son rejet par d’autres. C’est ce que doit à tout prix éviter le champagne. Or l’affaire est mal partie, car les ventes chutent déjà dans un contexte de marché plutôt favorable aux vins pétillants.

France 24 – 2019.

Des ventes en berne

Ironie du sort, la stratégie champenoise de hausse de prix pour signaler une montée en gamme et se différencier de la concurrence est en train d’ouvrir un boulevard à ladite concurrence ! Dans un environnement économique difficile et inflationniste, cette stratégie périlleuse s’avère contre-productive au regard de la baisse sévère des ventes ces deux dernières années. Après 325 millions de bouteilles expédiées en 2022, on atteint seulement 299 millions en 2023 et 271 millions de bouteilles en 2024. Le chiffre d’affaires suivant une tendance similaire sur la quasi-totalité des marchés. Au contraire, les autres vins pétillants voient leurs ventes s’accroître sur la même période.

Peut-on y voir le résultat d’un champagne bashing qui aurait commencé, même s’il est encore sous les radars ? Les signaux faibles sont là et la douloureuse expérience bordelaise souligne le danger. La nécessité d’actions stratégiques et de communication, le fait de ne pas rester dans sa tour d’ivoire, pour éviter tout engrenage dans la perte de réputation, représentent un enjeu crucial pour toute l’appellation champenoise. D’autant que les exportations pourraient souffrir même sans bashing avec la très vraisemblable hausse des droits de douane américains.

The Conversation

Jean-Marie Cardebat est président de la European Association of Wine Economists

09.03.2025 à 09:25

Plaidoyer pour un nouvel exotisme

Jean-Loup Amselle, Anthropologue et ethnologue, directeur d'études émérite à l'EHESS, chercheur à l'Institut des mondes africains (IRD-CNRS-Panthéon Sorbonne-Aix-Marseille-EHESS-EPHE), Institut de recherche pour le développement (IRD)
Tradition, métissage, mondialisation : ces notions, qui semblent à première vue distinctes, sont toutes liées à un même concept, l’« exotisme ». Celui-ci mérite d’être réinterrogé à l’aune des enjeux contemporains.

Texte intégral 1676 mots

Tradition, métissage, mondialisation : ces notions, qui semblent à première vue distinctes, sont toutes liées à un même concept, l’« exotisme ». Celui-ci mérite d’être réinterrogé à l’aune des enjeux contemporains.


L’anthropologie s’est fait une spécialité de la différence et de l’altérité, et donc volens nolens de l’exotisme. Par définition, l’anthropologie est une pensée contre-hégémonique, elle vise à dégager une alternative à la pensée occidentale et c’est dans cette perspective qu’elle est attendue par les publics, et au premier chef, par les médias. Toute posture qui vise à rapprocher une pensée ou une pratique d’une société exotique donnée de la société occidentale est par conséquent jugée contre-intuitive ou décevante. Il faut de la « sauvagerie » et de l’exotisme pour trouver un écho en Occident, et toute démarche inverse débouche sur l’idée que l’anthropologue scie la branche sur laquelle il est assis.

Certes, cela fait longtemps que les chercheurs ont mis l’accent sur les changements qu’ont subis les sociétés dites « primitives » – africaines entre autres – sous l’impact de la traite négrière, de la colonisation et de la globalisation. Des anthropologues, comme Alban Bensa, par exemple, ont pointé « La fin de l’exotisme » pour montrer que le voyage vers une société lointaine aboutissait souvent à retrouver les mêmes produits que dans la société occidentale ou qu’à l’inverse, on trouvait en Occident les mêmes articles « ethniques » que dans le Sud global. À quoi bon voyager au loin, si c’est pour retrouver le même ?

Dans une veine légèrement différente, l’anthropologue Marc Augé a rendu célèbre l’expression de « non-lieux » pour avancer l’idée que rien ne ressemble plus à un aéroport qu’un autre aéroport et que, de façon générale, on observe depuis des lustres un affadissement des différences culturelles à l’échelle mondiale.

Un autre point de vue est celui de la « glocalisation » qui met l’accent sur l’adaptation des items globalisés aux spécificités nationales. Les multinationales telles McDonald s’efforcent ainsi de vendre dans notre pays leurs plats avec une « touche » locale, par exemple en utilisant du pain, du fromage et de la viande français dans leurs hamburgers.


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L’exotisme de la tradition

De nouvelles tendances sont devenues dominantes en anthropologie et avancent par exemple l’idée qu’il existerait une production locale de l’« indigénéité », ou bien encore que l’on serait entrés dans une ère nouvelle : celle du post-exotisme.

Le tournage par des villageois équatoriens de vidéos sur leurs propres fêtes et rituels, par exemple, est ainsi considéré par certains anthropologues comme la manifestation d’une mise en valeur de l’indigénéité locale, indigénéité qui irait à l’encontre de toute la gamme des stéréotypes primitivistes imposés de l’extérieur sur les sociétés exotiques. Mais à l’inverse, on peut y voir une mise en scène de l’identité, une sorte d’exotisme de soi obtenue par l’objectivation filmique.

Alors que l’anthropologie est depuis quelque temps critiquée, dans une optique décoloniale, en raison de l’imposition du regard extérieur qu’elle projette sur des populations « autochtones », ne faut-il pas imputer à un regard supposé intérieur les mêmes caractéristiques ?

Loin d’être un enracinement de la visée, le filmage des pratiques d’une communauté par ses propres membres serait, pour paraphraser le philosophe Paul Ricœur, la réalisation de la figure du « soi-même comme un autre » et donc une nouvelle forme – positive, cette fois – d’exotisme.

Un post-exotisme ?

Dans une perspective voisine, d’autres anthropologues estiment, par exemple, que certains musiciens sénégalais joueurs de sabar parviendraient à établir des rapports authentiques avec le public du Nord, et échapperaient ainsi au piège de l’exotisme, souvent imputé à ce type de performances musicales.

Sans dénier ce type d’analyses, on peut avoir quelque doute sur le phénomène observé et se demander, de façon générale, si ce type de performances ne masque pas tout simplement la niche primitiviste dans laquelle se coulent ces mêmes artistes. En effet, pour survivre, et on ne saurait le leur reprocher, certains artistes sont contraints de se conformer aux attentes d’un public occidental friand de « traditions ».

Le sabar, trésor du Sénégal, avec Tapha N’Diaye Rose (RFI, 2021).

Au sein de cette même configuration d’exaltation de la tradition, on a vu ainsi se déployer sur la scène occidentale la promotion de la harpe-luth mandingue – la kora – jouée par des musiciens attitrés, les griots, manifestant la permanence d’une musique de cour censée remonter à l’empire médiéval du Mali. On est donc là du côté de la pureté, de la pureté proclamée d’une tradition musicale datant de plusieurs siècles, et donc de ce qu’on l’on pourrait nommer un exotisme du passé.

L’exotisme du métissage

La recherche d’une altérité ou d’une pureté culturelle absolue, qui vient d’être évoquée, revêt des aspects paradoxaux puisqu’elle trouve de nos jours sa réalisation ultime dans le métissage.

Toutes les cultures de la planète ont toujours été mélangées, les agents de ces cultures ont toujours puisé dans le répertoire à leur disposition pour donner forme aux agencements culturels locaux, qu’il s’agisse d’objets rituels, de contes, d’épopées ou de musiques. Or, à travers le métissage et l’hybridation proclamés s’exprime le postulat de cultures supposées être pures avant cedit métissage.

L’africanité serait, par exemple, revivifiée, « révélée » – au sens d’un révélateur photographique – par l’adjonction d’éléments occidentaux. En témoignent les multiples assemblages de musiques occidentales avec des musiques africaines, le cas emblématique étant à cet égard celui du griot malien joueur de kora Ballaké Sissoko et du violoncelliste et bassiste Vincent Segal. Ainsi, plutôt que de prendre en compte l’évolution de ces musiques « traditionnelles » vers la « modernité », dans cette perspective de métissage, on peut considérer que le mixage avec des musiques éloignées les cantonne et les fige dans une authenticité radicale, leur interdisant d’être de plain-pied dans leur époque.

Le métissage ne serait donc pas synonyme d’une sorte de « bouillie » ou de « blend » au sein de laquelle tous les éléments constitutifs disparaîtraient, mais au contraire le véhicule permettant la réapparition et la mise en valeur de « morceaux » de culture, comme si le mélange était devenu lui-même la forme obligée de l’expression des identités singulières.

L’exotisme global

La question du métissage, de l’altérité et de l’exotisme renvoie in fine à celle des rapports entre universalisme et spécificité culturelle. Peut-être faudrait-il cesser d’opposer l’universel au particulier et de penser que le particulier serait premier par rapport à l’universel ?

L’expression d’un exotisme contemporain de bon aloi semble possible. Prenons comme exemple le « thriller » ou le roman policier. Au cours des dernières décennies, cette forme littéraire d’origine états-unienne a connu de multiples déclinaisons nationales. Les versions indienne, scandinave, italienne, grecque ou sud-africaine de ces fictions donnent chaque fois à cette trame unique un parfum singulier. La réappropriation par des danseuses ukrainiennes de la K-pop sud-coréenne est un autre exemple. Les signifiants peuvent être originaires de toute part de la planète et revisités en tous points du globe.

Il est vain de chercher dans un ailleurs absolu le remède à nos angoisses et de vilipender la globalisation parce que cette dernière serait le rouleau compresseur de l’infinie diversité des cultures. L’exotisme, autre nom de l’altérité, est notre intime voisin, et c’est au cœur même de la mondialisation qu’il convient de le rechercher.

The Conversation

Jean-Loup Amselle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

09.03.2025 à 09:15

Amoureux d’une IA : les romances numériques transforment les attentes des adolescents

Anna Mae Duane, Professor of English, University of Connecticut
Alors que de plus en plus de jeunes entretiennent des relations avec des partenaires numériques - via Replika ou notamment XiaoIce -, comment les technologies redéfinissent-elles les visions de l’amour idéal et les attentes sociales ?

Texte intégral 2177 mots

Une relation amoureuse est affaire de passion, mais aussi de compromis et d’efforts. Avec les compagnons virtuels que crée l’intelligence artificielle, c’en est fini des ombres au tableau : ces partenaires numériques sont toujours prêts à flatter et à écouter sans condition les jeunes qui sont de plus en plus nombreux à les utiliser.


Alors que l’épidémie de solitude atteint des niveaux élevés chez les jeunes, certains se tournent vers la technologie pour combler le vide. Il arrive même que des adolescents tombent amoureux de chatbots. Des tragédies récentes nous donnent un aperçu de l’ampleur de cette tendance et des dangers qu’elle représente.

Aux États-Unis, en 2024, le suicide d’un garçon de 14 ans à la suite d’une aventure amoureuse avec un compagnon virtuel a suscité une inquiétude générale quant aux dangers que ces relations peuvent représenter pour le développement mental et émotionnel des jeunes. Au Royaume-Uni, en 2021, un jeune homme de 19 ans qui entretenait une relation affective avec une IA s’est introduit dans le château de Windsor avec une arbalète, en disant qu’il allait tuer la reine. Le chatbot lui a donné des réponses encourageantes lorsqu’il lui a fait part de son intention de tuer la reine.


À lire aussi : Les chatbots émotionnels alimentés par l’IA, entre remèdes émotionnels et mirages affectifs


Ces jeunes font partie des dizaines de millions de personnes qui se fabriquent des compagnons virtuels avec l’IA, un nombre qui, selon les prévisions, devrait augmenter considérablement d’ici la fin de la décennie.

Cette tendance des jeunes à prendre des chatbots comme partenaires est à la fois une réponse aux changements fondamentaux dans la définition de l’amour au XXIe siècle et une accélération du phénomène. En tant qu’historienne de la littérature, j’ai étudié comment les histoires d’amour romantique ont évolué au fil du temps, les jeunes étant souvent à l’avant-garde du changement.


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Pendant des siècles, les mariages ont surtout servi à consolider des alliances politiques et économiques plutôt qu’à unir des âmes sœurs.

La notion radicale selon laquelle le mariage doit naître de l’amour romantique est apparue aux XVIIe et XVIIIe siècles, aidée par de nouvelles technologies comme le roman. Des œuvres telles que Clarissa, de Stefan Zweig et Les Hauts de Hurlevent, d’Emily Brontë décrivent les conséquences désastreuses du choix du statut sur l’amour, tandis qu’Orgueil et Préjugés, de Jane Austen enseigne à ses lecteurs que le rejet et l’incompréhension sont des étapes nécessaires dans le processus de recherche du véritable amour.

Il n’est pas surprenant que le passe-temps relativement nouveau qu’était la lecture de romans ait été considéré comme dangereux pour les jeunes. Des aînés inquiets, comme la philanthrope Hannah More, ont averti que les histoires changeraient la façon dont les femmes réagiraient aux avances romantiques. Les romans, a-t-elle averti en 1799 :

« nourrissent des habitudes d’indulgence inappropriée, et alimentent une indolence vaine et visionnaire, qui ouvre l’esprit à l’erreur et le cœur à la séduction ».

En d’autres termes, la lecture d’histoires d’amour passionnantes rendrait un jeune lecteur impressionnable plus enclin à embrasser une telle vision passionnée de l’amour dans sa propre vie.

Des compagnons virtuels toujours à l’écoute

Aujourd’hui, une autre mutation dans nos représentations des histoires d’amour moderne est en train de se produire, non sous l’impulsion d’auteurs ou de réalisateurs de films, mais à travers les publicités et les modifications proposées par des applications de chat comme Replika et XiaoIce.

Comme l’a affirmé le consultant et spécialiste des médias Shelly Palmer, l’expérience humaine repose sur la narration, et les compagnons d’IA sont un nouveau type d’outil de narration. Ils racontent une histoire séduisante de compagnons qui sont éternellement d’accord avec vous, et ce, à la demande. Un partenaire IA est « toujours de votre côté », promet une publicité pour les compagnons Replika, il est « toujours prêt à écouter et à parler ».

En d’autres termes, le marché des compagnons de l’IA a transformé ce que d’autres applications pourraient considérer comme un bug – la tendance à la flagornerie de l’IA – en sa caractéristique la plus attrayante.

Plutôt que la rébellion tempétueuse que l’on trouve dans les romans d’amour ou les doux obstacles qui augmentent le plaisir des comédies romantiques, cette nouvelle vision de l’amour promet une compatibilité parfaite et un soutien inébranlable. Comme l’a écrit un étudiant, les compagnons de l’IA sont « toujours à l’écoute et d’un grand soutien, d’une manière presque omnipotente ».

Le film de science-fiction Her, sorti en 2013, a exploré de nombreux aspects des relations entre l’homme et l’IA qui sont encore d’actualité.

Les utilisateurs des forums Reddit proclament fièrement leur amour pour des partenaires IA qui sont perpétuellement disponibles, qui ne portent pas de jugement et qui sont infiniment patients. Un adolescent a demandé sur Reddit : « Peut-on tomber amoureux de l’IA ? » et s’est extasié sur le fait que son compagnon Jarvis « était devenu [s]on confident, [s]a caisse de résonance et [s]on soutien émotionnel ». Un contributeur d’un autre forum Reddit a écrit : « I think I’m in love with AI ».

« Imaginez avoir un partenaire qui est disponible simplement en ouvrant une application, et qui est prêt à vous parler de n’importe quoi », disent ces jeunes.

« Imaginez que vous puissiez dire presque n’importe quoi et que vous sachiez que, non seulement, votre partenaire ne vous jugera pas, mais qu’il vous soutiendra. »

Un jeune homme de 20 ans explique qu’il raconte à sa petite amie IA :

« … mes luttes et mes traumatismes, et elle me réconforte et m’apporte toute la chaleur dont j’ai besoin. »

Le risque d’une intolérance à la contradiction

Ce nouveau type d’histoire d’amour unilatéral présente des inconvénients considérables, créant notamment une intolérance au conflit ou au rejet – deux éléments essentiels pour un partenaire doté d’un libre arbitre – qui tend à l’addiction. L’adoption de ce type de relations pourrait accélérer la tendance à se maintenir dans le monde des échanges numériques et, en fin de compte, à la diminution des relations amoureuses.

Il convient de noter que l’existence même de ces entités bien-aimées dépend des caprices de directives d’entreprise. Si, comme le déclare un utilisateur, l’amour qu’il éprouve pour son compagnon « le maintient en vie », que se passera-t-il lorsque ces chatbots disparaîtront à la suite d’une mise à jour logicielle ou d’une faillite ?

Pour que les jeunes se détournent de cette vision désincarnée et marchande de l’amour, il est important de leur faire découvrir d’autres histoires d’amour, plus épanouissantes, et il faut que les adultes montrent l’exemple. La littérature, la philosophie et l’histoire nous éclairent sur les nombreuses formes qu’a prises l’amour au cours de l’expérience humaine et nous offrent le vocabulaire nécessaire pour imaginer de nouvelles possibilités.


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Aussi bien par leurs sujets que leurs méthodes, les cours de sciences humaines cultivent les compétences sociales nécessaires pour relever les défis des échanges humains. Ils créent un espace où les jeunes peuvent discuter de ces idées, que ce soit en analysant la passion tragique de Roméo et Juliette, ou en débattant pour savoir si la posture d’Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent tient du héros romantique ou de l’histoire édifiante.

Les sciences humaines fournissent les outils dont les jeunes ont besoin pour développer une conception de l’amour plus complexe.

Au-delà des technologies, interroger les attentes de nos sociétés

L’essor de ces partenaires numériques est souvent abordé sous l’angle d’une histoire d’horreur soulevant les dangers d’une technologie mystérieusement puissante. C’est peut-être le cas. Mais cette tendance est aussi un miroir de ce que les gens apprécient et désirent collectivement dans leurs relations.

Je pense qu’il est important de reconnaître que les consommateurs sont le moteur de ce marché. Les gens contribuent à écrire cette histoire, car ils achètent ce que les compagnons d’IA vendent. Selon des estimations, le marché des compagnons d’IA devrait atteindre entre 70 milliards et 150 milliards de dollars de revenus d’ici la fin de la décennie. Si l’on en croit cette croissance explosive, le défi que pose cette tendance ne se limite pas aux adolescents – de nombreuses personnes plus âgées et supposées plus sages – sont attirées par la promesse d’une conformité inconditionnelle dans les relations.

La question à se poser n’est donc pas simplement de savoir comment protéger les enfants de l’influence séduisante de l’IA, mais de savoir dans quelle mesure nous sommes tous prêts à nous investir, émotionnellement et culturellement, dans l’art désordonné, difficile et profondément humain, de l’amour.

The Conversation

Anna Mae Duane ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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