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24.07.2025 à 16:48

Japon : Takashi Tachibana, le populiste qui veut « faire exploser l’audiovisuel public »

César Castellvi, Sociologue, maîtres de conférences en études japonaises, Université Paris Cité
Takashi Tachibana, président du parti populiste japonais NHK et critique virulent du média du même nom, représente une nouvelle espèce : celle des « politiciens youtubeurs ».

Texte intégral 2846 mots
Takashi Tachibana en campagne, en 2021. Noukei314/Wikipédia, CC BY-NC

Au Japon, les élections à la Chambre des conseillers se sont achevées le 20 juillet, se soldant pour le premier ministre Shigeru Ishiba par une perte de sa majorité à la Chambre haute, une première depuis quinze ans. Dans un contexte d’inflation du prix du riz, de taxes douanières américaines et de nombreux scandales politiques, les partis d’extrême droite, populistes et anti-immigration, ont réalisé une percée. S’il n’a pas réussi à obtenir de siège lors de cette élection, le candidat Takashi Tachibana et son mouvement, le « Parti qui protège la population de la NHK », incarnent certaines des nouvelles tendances qui marquent le monde politique japonais.


Fondé en 2013, le Parti NHK (NHK-Tō) a fait son cheval de bataille de la dénonciation de la principale chaîne de télévision du pays, la Nippon Hōsō Kyōkai ou NHK, l’unique groupe audiovisuel public du pays. Devenu une figure incontournable de la scène médiatique nippone, le mouvement de Takashi Tachibana incarne deux dynamiques révélatrices des mutations politiques depuis les années 2010 : (1) l’émergence de nouveaux acteurs misant très largement sur les réseaux sociaux pour obtenir des voix ; (2) l’apparition de représentants outsiders, porteurs d’un discours anti-establishment mêlant opportunisme politique et conservatisme.

Né en 1967 à Osaka, Takashi Tachibana rejoint le groupe NHK en 1986 et intègre son service comptabilité au milieu des années 2000. C’est à cette époque qu’il apparaît pour la première fois dans les médias, d’abord comme source anonyme dans la presse à scandale, puis en tant que lanceur d’alerte dénonçant publiquement les méthodes de recouvrement qu’il juge abusives au sein de la chaîne publique.

La première tentative de Takashi Tachibana pour entrer en politique remonte au début des années 2010, lorsqu’il se porte candidat à des élections locales dans le département d’Osaka. Se présentant d’abord comme journaliste indépendant, puis plus sobrement comme « ancien salarié de la NHK », il occupe ensuite divers mandats locaux dans la région de Tokyo, avant de se faire remarquer lors de sa candidature à la mairie métropolitaine de Tokyo en 2016. C’est à partir de cette campagne qu’il commence à structurer son programme autour d’un slogan percutant, devenu sa signature : « Exploser la NHK ! » Cette formule rappelle le slogan de l’ancien premier ministre Junichirō Koizumi, qui dans les années 2000, voulait faire « exploser le Parti libéral ».

Couverture d’un manuel de technique pour éviter de payer la redevance, publié après la campagne électorale de 2016 pour la mairie de Tokyo.

En juillet 2019, Tachibana réalise son principal succès en entrant à la Chambre haute via le scrutin proportionnel, avec 3,02 % des voix au niveau national. Il perd toutefois son siège peu après, en se présentant sans succès à une élection dans la circonscription de Saitama. Pourtant, malgré une série d’échecs aux élections locales, il parvient à rester très présent dans l’espace public.

Comment un outsider a-t-il pu s’imposer dans un univers politique aussi fermé, avec pour seul mot d’ordre la destruction de l’audiovisuel public japonais ?

D’une chaîne YouTube aux bancs de la Chambre haute

Au début des années 2010, Takashi Tachibana ne dispose d’aucun capital politique. Il mise alors sur la construction d’un capital médiatique pour gagner en visibilité. Après son départ de la NHK, son statut de « journaliste indépendant » lui permet d’être ponctuellement invité par certains médias nationaux comme « spécialiste » de la chaîne, notamment lorsque celle-ci est accusée de collusion avec le pouvoir après la nomination d’un nouveau directeur.

C’est avant tout par une présence continue en ligne que Tachibana construit son capital médiatique. Bien qu’actif sur YouTube dès 2012, soit un an avant la légalisation de l’usage d’Internet en campagne électorale, il ne fonde sa chaîne actuelle qu’en 2018. Forte de plus de 760 000 abonnés et comptant près de 5 000 vidéos, elle est le pilier de son mouvement. Les vidéos, parfois publiées plusieurs fois par jour, se distinguent par leur amateurisme revendiqué : image floue, captation sommaire, décor minimaliste, montrant Tachibana seul ou accompagné, face à un simple tableau blanc couvert de schémas manuscrits.

Poster de campagne affiché dans le département de Hyôgo, « Takashi Tachibana, le Trump japonais. Contre l’immigration ».

Lors de son élection à la Chambre haute en juillet 2019, certaines vidéos de Tachibana dépassent les six millions de vues, devançant parfois celles du premier ministre Shinzo Abe.

Une enquête du quotidien Asahi publiée le 25 juillet 2019 révélait que le recrutement des candidats se faisait sur la base de la capacité à produire des vidéos YouTube, au prix de dérapages tels que ceux déclenchés par la candidate Chizuko Nakaso, également membre du groupe xénophobe « Association des citoyens contre les privilèges des résidents étrangers (Zaitokukai) ». Une stratégie assumée par le candidat : peu importent les propos, pourvu qu’ils fassent parler. Ses vidéos, qui abordent aussi bien la politique locale que les affaires internationales, reviennent toujours à la critique de la NHK. Son ascension repose sur une logique d’allers-retours entre réseaux sociaux et médias traditionnels.

De la critique de la NHK à la critique de l’ensemble des médias

À l’origine, les critiques de Tachibana à l’encontre de la NHK portaient principalement sur la question du paiement de la redevance. Mais dès 2016, il élargit son discours en dénonçant l’ensemble des scandales dans lesquels la chaîne publique a pu être impliquée. Si ce sujet peut sembler secondaire au premier abord, il se révèle plus subtil qu’il n’y paraît.

Depuis les années 2000, la grande chaîne publique japonaise suscite en effet de nombreux mécontentements. Du côté progressiste, elle est jugée trop proche du pouvoir politique, en raison de son mode de fonctionnement, et incapable de remplir un rôle de contre-pouvoir comparable à celui de la BBC britannique. Du côté conservateur, elle incarne l’héritage de la culture d’après-guerre, perçue comme une imposition d’une posture de perpétuelle repentance vis-à-vis des autres pays asiatiques.

À cela s’ajoute la dénonciation, de plus en plus audible, du caractère jugé injuste de la redevance que tout Japonais est tenu de payer dès lors qu’il possède un téléviseur, qu’il regarde ou non la NHK. Cet argument trouve un écho croissant auprès d’une partie de la population confrontée à des difficultés économiques, et notamment chez les jeunes, où la défiance à l’encontre des institutions s’installe. En concentrant son discours sur la chaîne publique, Tachibana parvient ainsi à capitaliser sur un mécontentement certes minoritaire, mais suffisamment répandu pour produire des résultats électoraux, comme ce fut le cas lors des élections à la Chambre des conseillers de 2019.

Si cette stratégie a rencontré un certain succès à la fin des années 2010, la focalisation exclusive sur la NHK montre aujourd’hui ses limites. Cet axe d’attaque ne fait pas consensus, d’autant que la NHK continue d’inspirer une forte confiance chez une large partie de la population. Cette critique récurrente constitue ainsi à la fois la force et la faiblesse du discours de Tachibana et de son mouvement.

Parmi ses stratégies récentes, Tachibana élargit sa critique, qui ne vise plus seulement la NHK mais l’ensemble des médias traditionnels, presse quotidienne et chaînes privées incluses. Cette évolution se reflète dans le slogan de sa campagne de juillet 2025 : « Poursuivre le combat contre les vieux médias, à commencer par la NHK ».

Vidéo de campagne avec le message « le Parti NHK, en lutte contre les médias », chaîne YouTube de Takashi Tachibana, 27 juin 2025 (sous-titres automatiques en français disponibles).

Une partie des vidéos publiées sur sa chaîne YouTube est consacrée à des propos critiques visant des médias plus ou moins précisément ciblés. Sans surprise, ses attaques s’adressent le plus souvent aux journaux ou aux chaînes de télévision qui ne lui ont pas accordé une couverture favorable, que ceux-ci soient d’obédience progressiste comme la chaîne TBS ou conservatrice comme le quotidien Yomiuri.

Tachibana n’est pas seul à cibler les « vieux médias ». Il a ouvert la voie à d’autres figures, comme Shinji Ishimaru, arrivé en deuxième position aux municipales de Tokyo en 2024. Plus récemment, le gouverneur de Hyōgo, Motohiko Saitô, a repris cette stratégie pour sa réélection, avec le soutien de Tachibana dans sa critique de l’establishment.

Mobiliser l’électorat en contestant grâce à Internet l’ordre politique et médiatique établi depuis les années 1950, incarné par la proximité entre le Parti libéral-démocrate et les principaux organes de presse, devient progressivement une stratégie à la mode auprès des candidats appartenant à des mouvements contestataires. Si cette stratégie ne permet pas d’accéder à des postes d’envergure nationale, elle offre néanmoins la possibilité de remporter des sièges lors d’élections locales. On y retrouve les mêmes ressorts que dans la critique de la NHK : capter le soutien de personnes mécontentes, quelles que soient leurs orientations politiques initiales.

Un opportunisme politique sans limite

Lors des élections à la Chambre haute de 2019, Tachibana et son parti avaient délaissé les grands enjeux nationaux, comme la TVA ou la sécurité sociale, pour se focaliser sur leur combat contre la NHK.

Face aux difficultés à réitérer ce succès, son discours s’est progressivement élargi. Lors des élections de juillet 2025, candidat à Hyōgo, Tachibana s’est présenté comme « le Trump japonais », arborant dans ses vidéos la casquette rouge du mouvement MAGA, dans une tentative assumée de capitaliser sur la popularité de l’ex-président américain.

Cette identification à Donald Trump s’accompagnait également d’évolutions notables dans le contenu du message politique, avec l’adoption de propos ouvertement xénophobes à l’encontre de la présence étrangère au Japon. Cette thématique s’est progressivement imposée dans le débat public, notamment sous l’influence du Sanseitō, un parti d’extrême droite aux propos complotistes et xénophobes, actuellement très médiatisé en raison de son bon score lors du scrutin du 20 juillet. À ce propos, il est intéressant de noter que les attaques contre les médias font également partie de la panoplie de ce nouveau parti en vue.

Malgré la perte de vitesse de son mouvement, illustrée par sa récente défaite aux dernières élections, le cas de Tachibana est intéressant en ce qu’il représente l’un des premiers exemples de politicien « youtubeur » ayant réussi un véritable coup politique. Comble de l’ironie, la Loi sur les élections publiques (Kōshoku senkyo hō) oblige la NHK (mais aussi les autres chaînes) à accorder un temps de parole aux candidats du mouvement, alors même que ceux-ci en font leur cible principale. Aussi fantasque qu’il puisse paraître, ce mouvement s’efforce de capter le vote des abstentionnistes en s’attaquant au monde politico-médiatique traditionnel.

La stratégie qui consiste à viser les principales institutions du pays, parmi lesquelles les médias, mais aussi les universités ou la justice, est une tendance globale. Si les mouvements populistes sont longtemps restés marginaux au Japon, les élections à la Chambre des conseillers de 2025 semblent bien être une nouvelle étape de leur montée en puissance.

The Conversation

César Castellvi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

24.07.2025 à 16:47

Guerre d’Algérie : ce que les difficultés d’accès aux archives disent de notre démocratie

Christophe Lafaye, Chercheur associé au laboratoire LIR3S de l'université de Bourgogne-Europe, Université de Rouen Normandie
Le gouvernement français continue d’empêcher l’accès à des archives concernant la guerre d’Algérie, notamment à propos de l’usage d’armes chimiques.

Texte intégral 3620 mots
Préparation du gazage d’une grotte, en décembre&nbsp;1959, dans le secteur de Tolga, par la section armes spéciales de la 71<sup>e</sup>&nbsp;compagnie de génie de zone, chargée de mettre en œuvre des gaz toxiques. Fourni par l'auteur

Les chercheurs et les citoyens rencontrent de sérieux problèmes pour accéder aux archives contemporaines du Service historique de la défense (SHD). En effet, l’ouverture des archives les plus délicates sur la guerre d’Algérie (1954-1962) pose des problèmes. Les réticences se cristallisent autour de questions sensibles, comme celles du renseignement, des crimes de guerre, de l’emploi des armes spéciales (nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques) ou des sites d’essais nucléaires et chimiques.


L’obstruction de l’accès aux archives s’inscrit dans un mouvement général de réduction des libertés publiques au sein des démocraties occidentales et d’un affaiblissement de la représentation nationale dans le contrôle de la communicabilité des archives publiques au profit des ministères autonomes dans la gestion de leurs fonds.

Cette crise intervient dans un temps d’affaiblissement des libertés académiques et plus globalement des universités publiques, par le biais de leur sous-financement chronique ou de leur vassalisation progressive aux ministères pourvoyeurs de subsides. Les difficultés rencontrées dans nos travaux sur la guerre chimique en Algérie illustrent ces dangers qui guettent notre démocratie.

Apparition des archives incommunicables

Le régime de l’accès aux archives est régi par la loi du 3 janvier 1979. Ces dispositions sont modifiées par la loi du 15 juillet 2008, qui pose en principe la libre communication des archives publiques (article L. 213-1 du Code du patrimoine). Des exceptions sont prévues pour allonger le seuil de libre communicabilité des documents (art. L. 213-2), en fonction de leur nature (de 25 à 100 ans). Fait surprenant, le Code du patrimoine crée une nouvelle catégorie d’archives incommunicables et sans possibilité de dérogation :

« Ne peuvent être consultées les archives publiques dont la communication est susceptible d’entraîner la diffusion d’informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, biologiques, chimiques ou toutes autres armes ayant des effets directs ou indirects de destruction d’un niveau analogue. » (article L. 213-2, II)

Photo d’un carton contenant des archives retirées au nom de l’article 213-2 du Code du patrimoine. Fourni par l'auteur

Que nous apprend l’étude des archives des débats parlementaires ? Dès l’origine, le législateur cible quatre catégories de documents potentiellement problématiques. Il s’agit de ceux permettant de : « concevoir » (se représenter par la pensée, comprendre) ; « fabriquer » (faire, confectionner, élaborer quelque chose à partir d’une matière première) ; « utiliser » (recourir pour un usage précis) et « localiser » (déterminer la place). Ce projet de loi fait la navette entre le Sénat et l’Assemblée nationale. Les dialogues lors des travaux en commission puis des échanges publics sont archivés. Il est possible ainsi de mieux comprendre la volonté du législateur.

Le député et président du groupe GDR André Chassaigne s’inquiète des effets d’opportunité offerts par l’article sur les archives incommunicables, pour empêcher les historiens d’examiner les parties les plus sensibles de notre histoire :

« Cet article ne concerne pas uniquement les armes nucléaires, il prévoit aussi d’interdire l’accès à tout document relatif au contenu d’armes chimiques et biologiques comme, par exemple, le gaz moutarde de la Grande Guerre ou l’agent orange – et vous savez tous par qui il est fabriqué… (respectivement par l’Allemagne et les États-Unis). La recherche historique permet parfois de mettre les États face à leur passé, notamment concernant les pages douloureuses de leur histoire. Qu’en sera-t-il si nous freinons par la loi ce nécessaire inventaire ? ».

Dans sa réponse, Jean-Marie-Bockel, alors secrétaire d’État à la défense et aux anciens combattants, précise :

« L’interdiction de communiquer les archives relatives aux armes de destruction massive se comprend aisément. En effet, la recette d’une arme chimique ou bactériologique […] n’est jamais périmée. »

L’intention du législateur est de rendre incommunicables perpétuellement : les documents qui permettent de conceptualiser le fonctionnement d’une arme nucléaire, biologique ou chimique ; ceux qui expliquent comment techniquement les assembler ; ceux qui expliquent comment utiliser ces armes et ceux qui indiqueraient où les trouver. Ce sont essentiellement des archives techniques et non des documents historiques. Malheureusement, plus d’une décennie plus tard, cet article est détourné de son sens.

Fouille d’une grotte par des militaires français de la batterie armes spéciales du 411ᵉ régiment d’artillerie antiaérienne, chargée de mettre en œuvre des gaz toxiques. Fourni par l'auteur

Le mécanisme de dissimulation et ses conséquences

L’incommunicabilité récente des archives concernant l’usage des armes chimiques en Algérie démontre que les craintes du député Chassaigne étaient fondées. Elle intervient après l’épisode de la « bataille » des archives (2019-2021), conséquence de la fermeture des archives contemporaines du SHD pour répondre à l’injonction du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) de déclassification à la pièce des documents portant une trace de classification depuis 1940.

Ces dispositions visent à empêcher l’ouverture immédiate des archives « secret défense » après 50 ans, prévue dans la loi de 2008. Elle est remportée par les archivistes et les historiens après une saisine du Conseil d’État.

En réponse, de nouvelles dispositions restreignant encore l’accès aux archives du ministère des armées sont adoptées dans la loi du 30 juillet 2021 sur la prévention des actes terroristes (PATR). À cette occasion, un réexamen général de la communicabilité des fonds du SHD est réalisé, et la loi de 2021 autorise même à classifier des archives qui ne portent pas de marque de secret.

Des archives sur la guerre chimique en Algérie, librement communiquées entre 2012 et 2019, sont refermées au titre des archives incommunicables. Les documents inaccessibles perpétuellement sont des comptes rendus d’opérations, de réunions, des journaux de marche d’unités « armes spéciales », des PV de créations d’unités, des listes d’équipements, etc. Nous sommes très loin des archives techniques. Cette dissimulation concerne de nombreuses séries, dont quelques exemples de cartons sont indiqués de manière non exhaustive dans les tableaux suivants.

Exemple des cartons ou de dossiers de la série 1H (Algérie) refermés au titre des archives incommunicables. Fourni par l'auteur
Exemple de cartons ou de dossiers de la série T (État-major de l’armée de Terre et organismes rattachés) refermés au titre des archives incommunicables. Fourni par l'auteur
Exemple de cartons ou de dossiers de la série U (journaux de marche et opérations) refermés au titre des archives incommunicables. Fourni par l'auteur
Exemple de cartons ou de dossiers de la série 2J1 refermés au titre des archives incommunicables. Au bout de deux ans, la communicabilité n’a toujours pas été réexaminée. Fourni par l'auteur
Exemple de cartons ou de dossiers de la série Q (Secrétariat général de la défense nationale et organismes rattachés) refermés au titre des archives incommunicables. Fourni par l'auteur

Le principal effet de cette utilisation abusive de l’article sur les archives incommunicables est d’accréditer la thèse d’une volonté du ministère des armées de dissimuler ses archives historiques pour des raisons de réputation ou de prudence excessive. Les recours devant la commission d’accès aux documents administratifs (Cada), même s’ils permettent de clarifier certains principes, ne sont pas suffisants. Lorsque les avis de cette commission indépendante demandent l’ouverture des fonds, ils ne sont pas suivis par le SHD, qui met en avant que ces avis ne sont que consultatifs.


À lire aussi : Les armes chimiques utilisées par la France pendant la guerre d’Algérie : une histoire occultée


Vers la judiciarisation de l’accès aux archives ?

Les conditions d’accès aux archives du ministère des armées s’opacifient au fil des années. La fermeture des archives de la guerre chimique menée par la France en Algérie illustre cette volonté de soustraire perpétuellement des documents aux regards des chercheurs et des citoyens.

Deux voies semblent s’ouvrir pour sortir de cette impasse :

  • Une première passerait par le recours au tribunal administratif pour obtenir la saisie de la Commission du secret de la défense nationale en vue d’émettre un avis sur la déclassification des fonds. Cette solution demande des moyens et du temps. Pour le ministère des armées, c’est une stratégie dilatoire pariant sur l’essoufflement des demandeurs.

  • Une seconde serait une nouvelle intervention politique pour ouvrir les archives de la guerre chimique en Algérie, à l’image de ce qui a déjà été fait au sujet de Maurice Audin, des portés disparus ou des archives judiciaires.

Mais que reste-t-il du principe d’ouverture de plein droit des archives « secret défense » au bout de cinquante ans, issus de la loi de 2008 ? Plus grand-chose, assurément. Une vraie démocratie ne dissimule pas ses archives historiques. Elle les assume et les regarde en face pour se projeter dans l’avenir.

The Conversation

Christophe Lafaye a reçu des financements du Centre National du Livre (CNL) en 2025. Docteur de l'université d'Aix-Marseille et chercheur associé à l'université de Bourgogne-Europe.

24.07.2025 à 16:43

Justice climatique : la Cour internationale de justice pose un jalon historique

Sandrine Maljean-Dubois, Directrice de recherche CNRS, Aix-Marseille Université (AMU)
Les États qui cherchent à se soustraire à leurs obligations climatiques peuvent voir leur responsabilité engagée, ce qui ouvre la voie à de futurs contentieux climatiques nationaux.

Texte intégral 2424 mots

Dans un avis inédit et unanime, la Cour internationale de justice reconnaît que le changement climatique constitue une menace existentielle pour l’humanité. Les États qui cherchent à se soustraire à leurs obligations climatiques peuvent voir leur responsabilité engagée, ce qui ouvre la voie à de futurs contentieux climatiques nationaux.


La Cour internationale de justice (CIJ) a rendu hier 23 juillet 2025 un avis consultatif très attendu sur les obligations des États à l’égard des changements climatiques. Dans cet avis qui constitue un jalon historique, la Cour clarifie les obligations des États : considérant que les changements climatiques constituent un risque existentiel pour l’humanité, elle adopte une interprétation du droit international particulièrement stricte et « pro-climat ».

La CIJ avait été saisie par une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU, adoptée par consensus il y a plus de deux ans, le 29 mars 2023. Inspirée par un collectif d’étudiants ( « Islands Students Fighting Climate Change ») de l’université du Pacifique Sud, cette demande avait été portée à l’ONU par un petit État insulaire du Pacifique, Vanuatu.

Elle fait suite à un premier projet qui avait été porté en 2011 par Palaos et les Îles Marshall, mais n’avait pas abouti pour des raisons politiques. Cette fois, grâce à une intense activité diplomatique, Vanuatu est parvenu à rallier une vaste coalition internationale et à convaincre l’Assemblée générale de l’ONU de saisir la Cour.

De nombreux États ont participé à la procédure, qui a donné lieu aux plus grandes audiences jamais connues par la Cour, avec une centaine d’interventions au total.

Un contexte d’explosion des procès climatiques

Créée en 1945, la Cour est l’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations unies (ONU). Composée de 15 juges élus pour un mandat de 9 ans, représentant les principaux systèmes juridiques du monde, elle siège à La Haye, aux Pays-Bas. La CIJ peut connaître de procédures contentieuses – elle tranche alors des conflits entre États – ou de procédures consultatives, lorsque des demandes d’avis concernant des questions juridiques lui sont présentées par des organes ou institutions spécialisées des Nations unies, comme c’est le cas ici.

Cette demande s’inscrit dans un contexte d’explosion du nombre de procès dits « climatiques » dirigés contre des États ou des entreprises à l’échelle mondiale.

Plus de 2 300 procès climatiques, en cours ou terminés, ont déjà été recensés aux États-Unis. On en compte également près de 1 300 ailleurs dans le monde, selon la base de données du Sabin Center de l’Université de Columbia.

Le droit international – tout particulièrement l’accord de Paris de 2015 – est souvent invoqué durant ces contentieux, qui se déroulent devant les juges nationaux. L’accord de Paris devient alors l’objet de batailles juridiques pour déterminer comment on doit l’interpréter, à quoi il oblige exactement les États et comment il s’articule avec d’autres obligations internationales (commerce international, investissements internationaux, droit de la mer, droits de l’homme…).


À lire aussi : Climat : le Tribunal international du droit de la mer livre un arrêt historique


Récemment, non pas une mais quatre juridictions internationales ont été saisies de demandes d’avis consultatif visant à clarifier le contenu des obligations des États. Par ordre chronologique, il s’agit du Tribunal international du droit de la mer, de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, de la Cour internationale de justice dont il est question dans cet article et de la Cour africaine des droits de l’homme.

Les avis du Tribunal international du droit de la mer et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme ont apporté d’utiles précisions. Mais ils n’ont pas tranché toutes les questions posées, car ces tribunaux avaient une compétence limitée.

Ainsi, la Cour interaméricaine n’est compétente que s’agissant des droits de l’homme et pour la vingtaine de pays membres de l’OEA. Le Tribunal international du droit de la mer, pour sa part, a une compétence limitée parce que spécialisée. La Cour internationale de justice a, au contraire, une compétence très large et est universelle.

Que retenir de cet avis de 130 pages ?

La double question qui a été posée à la Cour internationale de justice était extrêmement vaste :

  • Quelles sont les obligations des États, en vertu du droit international, face à la crise climatique ?

  • Quelles sont les conséquences juridiques pour les États en cas de manquement à ces obligations ?

Pour y répondre, la Cour était invitée à appliquer l’ensemble des règles qu’elle considérait comme pertinentes, du droit international du climat au droit de la mer, en passant par les droits humains. Enfin, elle était appelée à clarifier les obligations climatiques des États, non seulement vis-à-vis des autres États, mais aussi des peuples et des individus.

La Cour internationale de justice rappelle les obligations des États face à la crise climatique.

De ce long avis de 130 pages, nous pouvons retenir plusieurs points clés.

Sur les aspects scientifiques, la Cour confirme l’importance des rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Elle note que les États se sont accordés à dire devant elle qu’ils constituaient les meilleures données scientifiques disponibles sur les causes, la nature et les conséquences des changements climatiques. En novembre 2024, la Cour avait d’ailleurs demandé à rencontrer plusieurs membres du Giec pour renforcer sa compréhension des éléments scientifiques.

La Cour mobilise une large palette de normes internationales, tant coutumières (c’est-à-dire non écrites, comme le principe de prévention des dommages) que conventionnelles qui vont bien au-delà de l’accord de Paris. Elle estime ainsi qu’un État non membre d’un traité sur le climat (une allusion aux États-Unis qui ont de nouveau quitté l’accord de Paris sous l’impulsion de Donald Trump), a malgré tout des devoirs en la matière.

Sur les obligations des États, la Cour livre une interprétation très stricte du droit international. Au vu de la « menace urgente et existentielle » que représentent les changements climatiques, la CIJ considère à plusieurs reprises que la marge de discrétion des États doit être réduite. Ils ont des obligations étendues, aussi bien en termes d’atténuation des changements climatiques, que d’adaptation et de coopération :

  • L’objectif de l’accord de Paris, qu’il « convient de suivre » est bien de 1,5°C et non plus « nettement en dessous de 2°C », les États l’ayant notamment acté au cours des dernières COP sur le climat. Dans les mesures qu’ils adoptent, les États doivent prendre dûment compte des intérêts des générations futures et des « conséquences à long terme de certains comportements ».

  • Le niveau d’ambition de leurs contributions nationales n’est donc pas discrétionnaire : les contributions doivent être réellement les plus ambitieuses possibles, progresser de cycle en cycle, et permettre d’atteindre l’objectif de l’accord au bout du compte.

  • Les États doivent prendre les mesures voulues pour atteindre les objectifs de leurs contributions, mais les obligations peuvent toutefois être modulées selon les émissions historiques des États ou leurs niveaux de développement.

  • Les États ont « l’obligation, en vertu du droit international des droits de l’homme, de respecter et de garantir la jouissance effective des droits de l’homme en prenant les mesures nécessaires pour protéger le système climatique et d’autres composantes de l’environnement ».

  • Enfin, les États doivent coopérer, car « les efforts que déploieraient les États sans se coordonner entre eux pourraient ne pas leur permettre d’obtenir des résultats effectifs ».

Vers de futurs contentieux climatiques ?

Sur les conséquences juridiques, la Cour ouvre clairement la voie à de futurs contentieux en confirmant que les États peuvent voir leur responsabilité engagée s’ils ne se conforment pas à leurs obligations.

Pour elle, « le fait pour un État de ne pas prendre les mesures appropriées pour protéger le système climatique contre les émissions de gaz à effet de serre (GES) – notamment en produisant ou en utilisant des combustibles fossiles, ou en octroyant des permis d’exploration ou des subventions pour les combustibles fossiles – peut constituer un fait internationalement illicite attribuable à cet État ».

Elle estime que le droit international exige des États qu’ils mettent fin aux violations et notamment mettent « en œuvre tous les moyens à leur disposition pour réduire leurs émissions de GES » et prennent « toutes autres mesures propres à assurer la conformité à leurs obligations ».

Ils doivent aussi réparer intégralement les dommages causés aux autres États ou aux individus, par une remise en état lorsqu’elle sera possible, et/ou par une indemnisation et/ou par une satisfaction. Cette dernière pourrait ici prendre la forme d’une « expression de regrets, des excuses formelles, une reconnaissance ou une déclaration publique, ou encore en mesure de sensibilisation de la société aux changements climatiques ».

Pour la réparation des dommages, un lien de causalité devra être établi entre les actions ou omissions illicites d’un État et les dommages résultant des changements climatiques. Dans une partie quelque peu élusive, la CIJ reconnaît que c’est plus difficile que pour d’autres pollutions plus locales. Mais elle ajoute que ce n’est pas non plus « impossible » et que cela devra être apprécié in concreto (c’est-à-dire, sur la base d’éléments concrets) dans d’éventuels contentieux climatiques à venir.

Un avis historique

L’avis peut être qualifié d’historique : la Cour ne s’était jamais prononcée sur le sujet, d’autant que ce dernier est sensible. Les COP sur le climat s’essoufflent depuis plusieurs années et que beaucoup d’États reculent dans leurs politiques climatiques voire environnementales, alors même que les conséquences du changement climatique se font sentir de plus en plus vivement.

Les États les plus pauvres et vulnérables, mais aussi les ONG et militants environnementaux avaient des attentes très élevées envers cet avis. Bien que la Cour reste très générale et abstraite dans ses formulations, elle y répond assez largement.

Certes, un avis consultatif n’est pas contraignant en lui-même et les États ne s’y conforment pas toujours, mais il revêt une grande autorité. Adopté à l’unanimité, cet avis pourrait avoir des conséquences politiques et même juridiques.

Il pourrait être mobilisé dans les négociations internationales, et notamment lors des prochaines COP sur le climat. Beaucoup espèrent qu’il poussera au relèvement de l’ambition des politiques climatiques et soutienne leurs positions.

On imagine aussi qu’il va venir alimenter les contentieux climatiques nationaux, et peut-être même motiver certains États à saisir des tribunaux internationaux contre d’autres États.

Néanmoins, la Cour termine son avis en soulignant le rôle certes non négligeable, mais somme toute « limité » du droit international. Elle espère que « ses conclusions permettront au droit d’éclairer et de guider les actions sociales et politiques visant à résoudre la crise climatique actuelle », mais affirme que :

« [La] solution complète à ce problème qui nous accable, mais que nous avons créé nous-mêmes […] requiert la volonté et la sagesse humaines – au niveau des individus, de la société et des politiques – pour modifier nos habitudes, notre confort et notre mode de vie actuels et garantir ainsi un avenir à nous-mêmes et à ceux qui nous suivront. »

Elle engage ici une réflexion sur le rôle du juge, du droit, mais aussi sur leurs limites face à cet enjeu de civilisation.

The Conversation

Sandrine Maljean-Dubois a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche pour le projet PROCLIMEX. Elle a été avocat-conseil de la République démocratique du Congo dans cette affaire.

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