24.07.2025 à 16:48
La misogynie, leitmotiv des manifestes extrémistes
Fin juin, un adolescent a été arrêté en France, soupçonné d’avoir projeté d’attaquer des femmes au couteau. Au Canada, où l’on observe une augmentation des actes violents motivés par la haine de genre, une chercheuse de l’Université de Waterloo – où, il y a deux ans, un homme a poignardé des participants à un cours d’études sur le genre – a analysé plus de 100 manifestes extrémistes au Canada et aux États-Unis notamment. Conclusion : la misogynie est une référence récurrente des assaillants isolés. Décryptage. Il y a deux ans, un ancien étudiant de 24 ans est entré dans une salle où se tenait un cours d’études sur le genre à l’Université de Waterloo (province d’Ontorio, au Canada), et a poignardé une professeure ainsi que deux étudiants. L’attaque a profondément secoué le campus et provoqué une vague d’indignation à travers le Canada. Si beaucoup l’ont perçue comme un acte de violence aussi choquant qu’isolé, une lecture attentive du manifeste de 223 mots rédigé par l’assaillant laisse entrevoir une rhétorique que l’on retrouve dans nombre d’autres passages à l’acte de ce type. Ce qui en ressort, de manière glaçante, est la manière dont une misogynie profondément ancrée, dissimulée sous le masque du ressentiment et de l’indignation morale, peut mener à une violence idéologique. Bien que court, le manifeste est saturé de rhétorique antiféministe et conspirationniste. En tant que chercheuse travaillant sur l’extrémisme numérique et la violence fondée sur le genre, j’ai analysé plus de 100 manifestes rédigés par des personnes ayant commis des fusillades de masse, des attaques au couteau, des attaques à la voiture-bélier et d’autres actes d’extrémisme violent motivés par l’idéologie, la politique ou la religion au Canada, aux États-Unis et ailleurs. Ces assaillants n’appartiennent peut-être pas à des organisations terroristes formelles, mais leurs écrits révèlent des schémas idéologiques récurrents. L’un d’eux ressort nettement : la misogynie. L’attaque de Waterloo n’est pas un cas isolé. Elle est le reflet d’une augmentation des actes violents motivés principalement par la haine de genre. Des rapports de l’Institute for Strategic Dialogue (un think tank) et de Sécurité publique Canada (le ministère chargé de la sécurité du Canada) montrent que l’extrémisme misogyne est en hausse au Canada. Il est souvent mâtiné de nationalisme blanc, de haine anti-LGBTQIA+ et d’hostilité envers l’État. Selon la sociologue Yasmin Wong, la misogynie agit désormais comme une « drogue d’initiation » [une expression désignant l’usage de certaines drogues comme porte d’entrée vers des drogues plus dures, ndlr] vers des idéologies extrémistes plus larges. C’est particulièrement vrai en ligne, où la haine et les ressentiments sont cultivés de manière algorithmique. Dans mon analyse des manifestes recueillis entre 1966 et 2025, la violence fondée sur l’identité de genre apparait dans près de 40 % des textes, soit comme la motivation principale, soit comme une motivation secondaire importante. On retrouve dans ces écrits des expressions directes de haine envers les femmes, les personnes transgenres et queer, ainsi que des références aux mouvements féministes ou LGBTQIA+. L’assaillant de Waterloo ne s’est pas explicitement identifié comme « incel » (contraction en anglais de « involuntary celibate » – célibataire involontaire – désignant une sous-culture en ligne caractérisée par une haine des féministes, accusées d’entraver leur accès sexuel aux femmes), mais les termes utilisés dans son manifeste font étroitement écho à ceux que l’on trouve dans le discours incel et plus largement dans la « manosphère ». Le féminisme y est présenté comme dangereux, les études de genre comme un endoctrinement idéologique, et les universités comme des champs de bataille dans une prétendue guerre culturelle.
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L’assaillant de Waterloo a détruit un drapeau LGBTQIA+ durant l’attaque, a qualifié la professeure ciblée de « marxiste » et a déclaré à la police qu’il espérait que son geste servirait de « signal d’alarme ». Il a également fait l’éloge de dirigeants comme le premier ministre hongrois Viktor Orban et l’homme politique canadien d’extrême droite Maxime Bernier en les qualifiant de « based Chads » – un terme d’argot utilisé dans les milieux extrémistes en ligne pour qualifier les hommes dominants et affirmés.
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Au-delà de la rhétorique antiféministe, les écrits de l’assaillant reprennent des narratifs d’extrême droite classiques : peur du « marxisme culturel », mépris pour les élites libérales, et conviction que la violence est nécessaire pour réveiller le public. Il a mentionné des attaques de masse antérieures, dont le massacre d’Utoya et d’Oslo en Norvège en 2011 et l’attaque contre deux mosquées à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, en 2019. Ces deux événements sont fréquemment célébrés dans les espaces d’extrême droite. Ces références l’inscrivent dans une sous-culture numérique transnationale où la misogynie, la suprématie blanche et la violence idéologique sont valorisées. Cela reflète un « extrémisme à la carte » : une vision du monde où l’on mélange misogynie, nationalisme blanc, haine du gouvernement et pensée conspirationniste pour justifier la violence. Les auteurs de manifestes sont souvent considérés comme des « fous » – des personnes dérangées ou socialement instables. Mais ces manifestes sont des documents précieux pour comprendre comment ces individus justifient la violence et d’où viennent leurs idées. Ils révèlent aussi le rôle des communautés numériques dans la formation de ces croyances. Les chercheurs peuvent les utiliser pour cartographier des écosystèmes idéologiques. Ces analyses peuvent servir à élaborer des stratégies de prévention. Le manifeste de Waterloo ne fait pas exception. Il puise dans une trame idéologique bien connue – celle qui déshumanise les féministes, les universitaires et les personnes LGBTQIA+, tout en présentant la violence comme à la fois juste et nécessaire.
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Ce ne sont pas des idées isolées ; ce sont les symptômes d’un écosystème numérique plus vaste, fondé sur la haine en ligne et le conditionnement idéologique. Bien qu’une évaluation psychologique de l’agresseur ait soulevé des questions sur une possible rupture psychotique, aucun diagnostic clinique de psychose n’a été posé. Ses actions – planifier l’attaque, rédiger et publier un manifeste, choisir une cible précise – étaient délibérées et motivées par une idéologie. Pourtant, l’accusation de terrorisme portée contre lui par les procureurs fédéraux a finalement été abandonnée. Le juge a estimé que ses convictions étaient « trop éparpillées et disparates » pour constituer une idéologie cohérente. Mais son manifeste reprenait le langage et les cadres idéologiques reconnaissables dans les communautés incel, antiféministes et d’extrême droite. L’idée selon laquelle cela ne constituerait pas une « idéologie » illustre à quel point les cadres juridiques et politiques peuvent être dépassés. La misogynie ne constitue pas seulement un point de vue, un problème culturel ou émotionnel. Elle fonctionne de plus en plus comme une porte d’entrée idéologique, reliant des frustrations personnelles à des appels plus larges à la violence. À une époque de hausse des attentats commis par des individus isolés, elle constitue un puissant et redoutable moteur de l’extrémisme. Si nous continuons à traiter la haine sexiste comme un phénomène périphérique ou personnel, nous continuerons à mal comprendre la nature de la radicalisation violente au Canada. Il faut nommer cette menace et la prendre au sérieux, car c’est la seule façon de nous préparer à ce qui nous attend. Karmvir K. Padda ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 1893 mots
La misogynie comme « drogue d’initiation »
L’extrémisme « à la carte »
Déshumanisation des féministes, des universitaires et des personnes LGBTQ+
Attaques délibérées et motivées par l’idéologie
Faire face à un danger persistant
24.07.2025 à 16:48
Japon : Takashi Tachibana, le populiste qui veut « faire exploser l’audiovisuel public »
Au Japon, les élections à la Chambre des conseillers se sont achevées le 20 juillet, se soldant pour le premier ministre Shigeru Ishiba par une perte de sa majorité à la Chambre haute, une première depuis quinze ans. Dans un contexte d’inflation du prix du riz, de taxes douanières américaines et de nombreux scandales politiques, les partis d’extrême droite, populistes et anti-immigration, ont réalisé une percée. S’il n’a pas réussi à obtenir de siège lors de cette élection, le candidat Takashi Tachibana et son mouvement, le « Parti qui protège la population de la NHK », incarnent certaines des nouvelles tendances qui marquent le monde politique japonais. Fondé en 2013, le Parti NHK (NHK-Tō) a fait son cheval de bataille de la dénonciation de la principale chaîne de télévision du pays, la Nippon Hōsō Kyōkai ou NHK, l’unique groupe audiovisuel public du pays. Devenu une figure incontournable de la scène médiatique nippone, le mouvement de Takashi Tachibana incarne deux dynamiques révélatrices des mutations politiques depuis les années 2010 : (1) l’émergence de nouveaux acteurs misant très largement sur les réseaux sociaux pour obtenir des voix ; (2) l’apparition de représentants outsiders, porteurs d’un discours anti-establishment mêlant opportunisme politique et conservatisme. Né en 1967 à Osaka, Takashi Tachibana rejoint le groupe NHK en 1986 et intègre son service comptabilité au milieu des années 2000. C’est à cette époque qu’il apparaît pour la première fois dans les médias, d’abord comme source anonyme dans la presse à scandale, puis en tant que lanceur d’alerte dénonçant publiquement les méthodes de recouvrement qu’il juge abusives au sein de la chaîne publique. La première tentative de Takashi Tachibana pour entrer en politique remonte au début des années 2010, lorsqu’il se porte candidat à des élections locales dans le département d’Osaka. Se présentant d’abord comme journaliste indépendant, puis plus sobrement comme « ancien salarié de la NHK », il occupe ensuite divers mandats locaux dans la région de Tokyo, avant de se faire remarquer lors de sa candidature à la mairie métropolitaine de Tokyo en 2016. C’est à partir de cette campagne qu’il commence à structurer son programme autour d’un slogan percutant, devenu sa signature : « Exploser la NHK ! » Cette formule rappelle le slogan de l’ancien premier ministre Junichirō Koizumi, qui dans les années 2000, voulait faire « exploser le Parti libéral ». En juillet 2019, Tachibana réalise son principal succès en entrant à la Chambre haute via le scrutin proportionnel, avec 3,02 % des voix au niveau national. Il perd toutefois son siège peu après, en se présentant sans succès à une élection dans la circonscription de Saitama. Pourtant, malgré une série d’échecs aux élections locales, il parvient à rester très présent dans l’espace public. Comment un outsider a-t-il pu s’imposer dans un univers politique aussi fermé, avec pour seul mot d’ordre la destruction de l’audiovisuel public japonais ? Au début des années 2010, Takashi Tachibana ne dispose d’aucun capital politique. Il mise alors sur la construction d’un capital médiatique pour gagner en visibilité. Après son départ de la NHK, son statut de « journaliste indépendant » lui permet d’être ponctuellement invité par certains médias nationaux comme « spécialiste » de la chaîne, notamment lorsque celle-ci est accusée de collusion avec le pouvoir après la nomination d’un nouveau directeur. C’est avant tout par une présence continue en ligne que Tachibana construit son capital médiatique. Bien qu’actif sur YouTube dès 2012, soit un an avant la légalisation de l’usage d’Internet en campagne électorale, il ne fonde sa chaîne actuelle qu’en 2018. Forte de plus de 760 000 abonnés et comptant près de 5 000 vidéos, elle est le pilier de son mouvement. Les vidéos, parfois publiées plusieurs fois par jour, se distinguent par leur amateurisme revendiqué : image floue, captation sommaire, décor minimaliste, montrant Tachibana seul ou accompagné, face à un simple tableau blanc couvert de schémas manuscrits. Lors de son élection à la Chambre haute en juillet 2019, certaines vidéos de Tachibana dépassent les six millions de vues, devançant parfois celles du premier ministre Shinzo Abe. Une enquête du quotidien Asahi publiée le 25 juillet 2019 révélait que le recrutement des candidats se faisait sur la base de la capacité à produire des vidéos YouTube, au prix de dérapages tels que ceux déclenchés par la candidate Chizuko Nakaso, également membre du groupe xénophobe « Association des citoyens contre les privilèges des résidents étrangers (Zaitokukai) ». Une stratégie assumée par le candidat : peu importent les propos, pourvu qu’ils fassent parler. Ses vidéos, qui abordent aussi bien la politique locale que les affaires internationales, reviennent toujours à la critique de la NHK. Son ascension repose sur une logique d’allers-retours entre réseaux sociaux et médias traditionnels. À l’origine, les critiques de Tachibana à l’encontre de la NHK portaient principalement sur la question du paiement de la redevance. Mais dès 2016, il élargit son discours en dénonçant l’ensemble des scandales dans lesquels la chaîne publique a pu être impliquée. Si ce sujet peut sembler secondaire au premier abord, il se révèle plus subtil qu’il n’y paraît. Depuis les années 2000, la grande chaîne publique japonaise suscite en effet de nombreux mécontentements. Du côté progressiste, elle est jugée trop proche du pouvoir politique, en raison de son mode de fonctionnement, et incapable de remplir un rôle de contre-pouvoir comparable à celui de la BBC britannique. Du côté conservateur, elle incarne l’héritage de la culture d’après-guerre, perçue comme une imposition d’une posture de perpétuelle repentance vis-à-vis des autres pays asiatiques. À cela s’ajoute la dénonciation, de plus en plus audible, du caractère jugé injuste de la redevance que tout Japonais est tenu de payer dès lors qu’il possède un téléviseur, qu’il regarde ou non la NHK. Cet argument trouve un écho croissant auprès d’une partie de la population confrontée à des difficultés économiques, et notamment chez les jeunes, où la défiance à l’encontre des institutions s’installe. En concentrant son discours sur la chaîne publique, Tachibana parvient ainsi à capitaliser sur un mécontentement certes minoritaire, mais suffisamment répandu pour produire des résultats électoraux, comme ce fut le cas lors des élections à la Chambre des conseillers de 2019. Si cette stratégie a rencontré un certain succès à la fin des années 2010, la focalisation exclusive sur la NHK montre aujourd’hui ses limites. Cet axe d’attaque ne fait pas consensus, d’autant que la NHK continue d’inspirer une forte confiance chez une large partie de la population. Cette critique récurrente constitue ainsi à la fois la force et la faiblesse du discours de Tachibana et de son mouvement. Parmi ses stratégies récentes, Tachibana élargit sa critique, qui ne vise plus seulement la NHK mais l’ensemble des médias traditionnels, presse quotidienne et chaînes privées incluses. Cette évolution se reflète dans le slogan de sa campagne de juillet 2025 : « Poursuivre le combat contre les vieux médias, à commencer par la NHK ». Une partie des vidéos publiées sur sa chaîne YouTube est consacrée à des propos critiques visant des médias plus ou moins précisément ciblés. Sans surprise, ses attaques s’adressent le plus souvent aux journaux ou aux chaînes de télévision qui ne lui ont pas accordé une couverture favorable, que ceux-ci soient d’obédience progressiste comme la chaîne TBS ou conservatrice comme le quotidien Yomiuri. Tachibana n’est pas seul à cibler les « vieux médias ». Il a ouvert la voie à d’autres figures, comme Shinji Ishimaru, arrivé en deuxième position aux municipales de Tokyo en 2024. Plus récemment, le gouverneur de Hyōgo, Motohiko Saitô, a repris cette stratégie pour sa réélection, avec le soutien de Tachibana dans sa critique de l’establishment. Mobiliser l’électorat en contestant grâce à Internet l’ordre politique et médiatique établi depuis les années 1950, incarné par la proximité entre le Parti libéral-démocrate et les principaux organes de presse, devient progressivement une stratégie à la mode auprès des candidats appartenant à des mouvements contestataires. Si cette stratégie ne permet pas d’accéder à des postes d’envergure nationale, elle offre néanmoins la possibilité de remporter des sièges lors d’élections locales. On y retrouve les mêmes ressorts que dans la critique de la NHK : capter le soutien de personnes mécontentes, quelles que soient leurs orientations politiques initiales. Lors des élections à la Chambre haute de 2019, Tachibana et son parti avaient délaissé les grands enjeux nationaux, comme la TVA ou la sécurité sociale, pour se focaliser sur leur combat contre la NHK. Face aux difficultés à réitérer ce succès, son discours s’est progressivement élargi. Lors des élections de juillet 2025, candidat à Hyōgo, Tachibana s’est présenté comme « le Trump japonais », arborant dans ses vidéos la casquette rouge du mouvement MAGA, dans une tentative assumée de capitaliser sur la popularité de l’ex-président américain. Cette identification à Donald Trump s’accompagnait également d’évolutions notables dans le contenu du message politique, avec l’adoption de propos ouvertement xénophobes à l’encontre de la présence étrangère au Japon. Cette thématique s’est progressivement imposée dans le débat public, notamment sous l’influence du Sanseitō, un parti d’extrême droite aux propos complotistes et xénophobes, actuellement très médiatisé en raison de son bon score lors du scrutin du 20 juillet. À ce propos, il est intéressant de noter que les attaques contre les médias font également partie de la panoplie de ce nouveau parti en vue. Malgré la perte de vitesse de son mouvement, illustrée par sa récente défaite aux dernières élections, le cas de Tachibana est intéressant en ce qu’il représente l’un des premiers exemples de politicien « youtubeur » ayant réussi un véritable coup politique. Comble de l’ironie, la Loi sur les élections publiques (Kōshoku senkyo hō) oblige la NHK (mais aussi les autres chaînes) à accorder un temps de parole aux candidats du mouvement, alors même que ceux-ci en font leur cible principale. Aussi fantasque qu’il puisse paraître, ce mouvement s’efforce de capter le vote des abstentionnistes en s’attaquant au monde politico-médiatique traditionnel. La stratégie qui consiste à viser les principales institutions du pays, parmi lesquelles les médias, mais aussi les universités ou la justice, est une tendance globale. Si les mouvements populistes sont longtemps restés marginaux au Japon, les élections à la Chambre des conseillers de 2025 semblent bien être une nouvelle étape de leur montée en puissance. César Castellvi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2846 mots
D’une chaîne YouTube aux bancs de la Chambre haute
De la critique de la NHK à la critique de l’ensemble des médias
Un opportunisme politique sans limite
24.07.2025 à 16:47
Guerre d’Algérie : ce que les difficultés d’accès aux archives disent de notre démocratie
Les chercheurs et les citoyens rencontrent de sérieux problèmes pour accéder aux archives contemporaines du Service historique de la défense (SHD). En effet, l’ouverture des archives les plus délicates sur la guerre d’Algérie (1954-1962) pose des problèmes. Les réticences se cristallisent autour de questions sensibles, comme celles du renseignement, des crimes de guerre, de l’emploi des armes spéciales (nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques) ou des sites d’essais nucléaires et chimiques. L’obstruction de l’accès aux archives s’inscrit dans un mouvement général de réduction des libertés publiques au sein des démocraties occidentales et d’un affaiblissement de la représentation nationale dans le contrôle de la communicabilité des archives publiques au profit des ministères autonomes dans la gestion de leurs fonds. Cette crise intervient dans un temps d’affaiblissement des libertés académiques et plus globalement des universités publiques, par le biais de leur sous-financement chronique ou de leur vassalisation progressive aux ministères pourvoyeurs de subsides. Les difficultés rencontrées dans nos travaux sur la guerre chimique en Algérie illustrent ces dangers qui guettent notre démocratie. Le régime de l’accès aux archives est régi par la loi du 3 janvier 1979. Ces dispositions sont modifiées par la loi du 15 juillet 2008, qui pose en principe la libre communication des archives publiques (article L. 213-1 du Code du patrimoine). Des exceptions sont prévues pour allonger le seuil de libre communicabilité des documents (art. L. 213-2), en fonction de leur nature (de 25 à 100 ans). Fait surprenant, le Code du patrimoine crée une nouvelle catégorie d’archives incommunicables et sans possibilité de dérogation : « Ne peuvent être consultées les archives publiques dont la communication est susceptible d’entraîner la diffusion d’informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, biologiques, chimiques ou toutes autres armes ayant des effets directs ou indirects de destruction d’un niveau analogue. » (article L. 213-2, II) Que nous apprend l’étude des archives des débats parlementaires ? Dès l’origine, le législateur cible quatre catégories de documents potentiellement problématiques. Il s’agit de ceux permettant de : « concevoir » (se représenter par la pensée, comprendre) ; « fabriquer » (faire, confectionner, élaborer quelque chose à partir d’une matière première) ; « utiliser » (recourir pour un usage précis) et « localiser » (déterminer la place). Ce projet de loi fait la navette entre le Sénat et l’Assemblée nationale. Les dialogues lors des travaux en commission puis des échanges publics sont archivés. Il est possible ainsi de mieux comprendre la volonté du législateur. Le député et président du groupe GDR André Chassaigne s’inquiète des effets d’opportunité offerts par l’article sur les archives incommunicables, pour empêcher les historiens d’examiner les parties les plus sensibles de notre histoire : « Cet article ne concerne pas uniquement les armes nucléaires, il prévoit aussi d’interdire l’accès à tout document relatif au contenu d’armes chimiques et biologiques comme, par exemple, le gaz moutarde de la Grande Guerre ou l’agent orange – et vous savez tous par qui il est fabriqué… (respectivement par l’Allemagne et les États-Unis). La recherche historique permet parfois de mettre les États face à leur passé, notamment concernant les pages douloureuses de leur histoire. Qu’en sera-t-il si nous freinons par la loi ce nécessaire inventaire ? ». Dans sa réponse, Jean-Marie-Bockel, alors secrétaire d’État à la défense et aux anciens combattants, précise : « L’interdiction de communiquer les archives relatives aux armes de destruction massive se comprend aisément. En effet, la recette d’une arme chimique ou bactériologique […] n’est jamais périmée. » L’intention du législateur est de rendre incommunicables perpétuellement : les documents qui permettent de conceptualiser le fonctionnement d’une arme nucléaire, biologique ou chimique ; ceux qui expliquent comment techniquement les assembler ; ceux qui expliquent comment utiliser ces armes et ceux qui indiqueraient où les trouver. Ce sont essentiellement des archives techniques et non des documents historiques. Malheureusement, plus d’une décennie plus tard, cet article est détourné de son sens. L’incommunicabilité récente des archives concernant l’usage des armes chimiques en Algérie démontre que les craintes du député Chassaigne étaient fondées. Elle intervient après l’épisode de la « bataille » des archives (2019-2021), conséquence de la fermeture des archives contemporaines du SHD pour répondre à l’injonction du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) de déclassification à la pièce des documents portant une trace de classification depuis 1940. Ces dispositions visent à empêcher l’ouverture immédiate des archives « secret défense » après 50 ans, prévue dans la loi de 2008. Elle est remportée par les archivistes et les historiens après une saisine du Conseil d’État. En réponse, de nouvelles dispositions restreignant encore l’accès aux archives du ministère des armées sont adoptées dans la loi du 30 juillet 2021 sur la prévention des actes terroristes (PATR). À cette occasion, un réexamen général de la communicabilité des fonds du SHD est réalisé, et la loi de 2021 autorise même à classifier des archives qui ne portent pas de marque de secret. Des archives sur la guerre chimique en Algérie, librement communiquées entre 2012 et 2019, sont refermées au titre des archives incommunicables. Les documents inaccessibles perpétuellement sont des comptes rendus d’opérations, de réunions, des journaux de marche d’unités « armes spéciales », des PV de créations d’unités, des listes d’équipements, etc. Nous sommes très loin des archives techniques. Cette dissimulation concerne de nombreuses séries, dont quelques exemples de cartons sont indiqués de manière non exhaustive dans les tableaux suivants. Le principal effet de cette utilisation abusive de l’article sur les archives incommunicables est d’accréditer la thèse d’une volonté du ministère des armées de dissimuler ses archives historiques pour des raisons de réputation ou de prudence excessive. Les recours devant la commission d’accès aux documents administratifs (Cada), même s’ils permettent de clarifier certains principes, ne sont pas suffisants. Lorsque les avis de cette commission indépendante demandent l’ouverture des fonds, ils ne sont pas suivis par le SHD, qui met en avant que ces avis ne sont que consultatifs.
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Les conditions d’accès aux archives du ministère des armées s’opacifient au fil des années. La fermeture des archives de la guerre chimique menée par la France en Algérie illustre cette volonté de soustraire perpétuellement des documents aux regards des chercheurs et des citoyens. Deux voies semblent s’ouvrir pour sortir de cette impasse : Une première passerait par le recours au tribunal administratif pour obtenir la saisie de la Commission du secret de la défense nationale en vue d’émettre un avis sur la déclassification des fonds. Cette solution demande des moyens et du temps. Pour le ministère des armées, c’est une stratégie dilatoire pariant sur l’essoufflement des demandeurs. Une seconde serait une nouvelle intervention politique pour ouvrir les archives de la guerre chimique en Algérie, à l’image de ce qui a déjà été fait au sujet de Maurice Audin, des portés disparus ou des archives judiciaires. Mais que reste-t-il du principe d’ouverture de plein droit des archives « secret défense » au bout de cinquante ans, issus de la loi de 2008 ? Plus grand-chose, assurément. Une vraie démocratie ne dissimule pas ses archives historiques. Elle les assume et les regarde en face pour se projeter dans l’avenir. Christophe Lafaye a reçu des financements du Centre National du Livre (CNL) en 2025.
Docteur de l'université d'Aix-Marseille et chercheur associé à l'université de Bourgogne-Europe. Texte intégral 3620 mots
Apparition des archives incommunicables
Le mécanisme de dissimulation et ses conséquences
Vers la judiciarisation de l’accès aux archives ?