09.03.2025 à 09:25
Plaidoyer pour un nouvel exotisme
Tradition, métissage, mondialisation : ces notions, qui semblent à première vue distinctes, sont toutes liées à un même concept, l’« exotisme ». Celui-ci mérite d’être réinterrogé à l’aune des enjeux contemporains. L’anthropologie s’est fait une spécialité de la différence et de l’altérité, et donc volens nolens de l’exotisme. Par définition, l’anthropologie est une pensée contre-hégémonique, elle vise à dégager une alternative à la pensée occidentale et c’est dans cette perspective qu’elle est attendue par les publics, et au premier chef, par les médias. Toute posture qui vise à rapprocher une pensée ou une pratique d’une société exotique donnée de la société occidentale est par conséquent jugée contre-intuitive ou décevante. Il faut de la « sauvagerie » et de l’exotisme pour trouver un écho en Occident, et toute démarche inverse débouche sur l’idée que l’anthropologue scie la branche sur laquelle il est assis. Certes, cela fait longtemps que les chercheurs ont mis l’accent sur les changements qu’ont subis les sociétés dites « primitives » – africaines entre autres – sous l’impact de la traite négrière, de la colonisation et de la globalisation. Des anthropologues, comme Alban Bensa, par exemple, ont pointé « La fin de l’exotisme » pour montrer que le voyage vers une société lointaine aboutissait souvent à retrouver les mêmes produits que dans la société occidentale ou qu’à l’inverse, on trouvait en Occident les mêmes articles « ethniques » que dans le Sud global. À quoi bon voyager au loin, si c’est pour retrouver le même ? Dans une veine légèrement différente, l’anthropologue Marc Augé a rendu célèbre l’expression de « non-lieux » pour avancer l’idée que rien ne ressemble plus à un aéroport qu’un autre aéroport et que, de façon générale, on observe depuis des lustres un affadissement des différences culturelles à l’échelle mondiale. Un autre point de vue est celui de la « glocalisation » qui met l’accent sur l’adaptation des items globalisés aux spécificités nationales. Les multinationales telles McDonald s’efforcent ainsi de vendre dans notre pays leurs plats avec une « touche » locale, par exemple en utilisant du pain, du fromage et de la viande français dans leurs hamburgers. Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! De nouvelles tendances sont devenues dominantes en anthropologie et avancent par exemple l’idée qu’il existerait une production locale de l’« indigénéité », ou bien encore que l’on serait entrés dans une ère nouvelle : celle du post-exotisme. Le tournage par des villageois équatoriens de vidéos sur leurs propres fêtes et rituels, par exemple, est ainsi considéré par certains anthropologues comme la manifestation d’une mise en valeur de l’indigénéité locale, indigénéité qui irait à l’encontre de toute la gamme des stéréotypes primitivistes imposés de l’extérieur sur les sociétés exotiques. Mais à l’inverse, on peut y voir une mise en scène de l’identité, une sorte d’exotisme de soi obtenue par l’objectivation filmique. Alors que l’anthropologie est depuis quelque temps critiquée, dans une optique décoloniale, en raison de l’imposition du regard extérieur qu’elle projette sur des populations « autochtones », ne faut-il pas imputer à un regard supposé intérieur les mêmes caractéristiques ? Loin d’être un enracinement de la visée, le filmage des pratiques d’une communauté par ses propres membres serait, pour paraphraser le philosophe Paul Ricœur, la réalisation de la figure du « soi-même comme un autre » et donc une nouvelle forme – positive, cette fois – d’exotisme. Dans une perspective voisine, d’autres anthropologues estiment, par exemple, que certains musiciens sénégalais joueurs de sabar parviendraient à établir des rapports authentiques avec le public du Nord, et échapperaient ainsi au piège de l’exotisme, souvent imputé à ce type de performances musicales. Sans dénier ce type d’analyses, on peut avoir quelque doute sur le phénomène observé et se demander, de façon générale, si ce type de performances ne masque pas tout simplement la niche primitiviste dans laquelle se coulent ces mêmes artistes. En effet, pour survivre, et on ne saurait le leur reprocher, certains artistes sont contraints de se conformer aux attentes d’un public occidental friand de « traditions ». Au sein de cette même configuration d’exaltation de la tradition, on a vu ainsi se déployer sur la scène occidentale la promotion de la harpe-luth mandingue – la kora – jouée par des musiciens attitrés, les griots, manifestant la permanence d’une musique de cour censée remonter à l’empire médiéval du Mali. On est donc là du côté de la pureté, de la pureté proclamée d’une tradition musicale datant de plusieurs siècles, et donc de ce qu’on l’on pourrait nommer un exotisme du passé. La recherche d’une altérité ou d’une pureté culturelle absolue, qui vient d’être évoquée, revêt des aspects paradoxaux puisqu’elle trouve de nos jours sa réalisation ultime dans le métissage. Toutes les cultures de la planète ont toujours été mélangées, les agents de ces cultures ont toujours puisé dans le répertoire à leur disposition pour donner forme aux agencements culturels locaux, qu’il s’agisse d’objets rituels, de contes, d’épopées ou de musiques. Or, à travers le métissage et l’hybridation proclamés s’exprime le postulat de cultures supposées être pures avant cedit métissage. L’africanité serait, par exemple, revivifiée, « révélée » – au sens d’un révélateur photographique – par l’adjonction d’éléments occidentaux. En témoignent les multiples assemblages de musiques occidentales avec des musiques africaines, le cas emblématique étant à cet égard celui du griot malien joueur de kora Ballaké Sissoko et du violoncelliste et bassiste Vincent Segal. Ainsi, plutôt que de prendre en compte l’évolution de ces musiques « traditionnelles » vers la « modernité », dans cette perspective de métissage, on peut considérer que le mixage avec des musiques éloignées les cantonne et les fige dans une authenticité radicale, leur interdisant d’être de plain-pied dans leur époque. Le métissage ne serait donc pas synonyme d’une sorte de « bouillie » ou de « blend » au sein de laquelle tous les éléments constitutifs disparaîtraient, mais au contraire le véhicule permettant la réapparition et la mise en valeur de « morceaux » de culture, comme si le mélange était devenu lui-même la forme obligée de l’expression des identités singulières. La question du métissage, de l’altérité et de l’exotisme renvoie in fine à celle des rapports entre universalisme et spécificité culturelle. Peut-être faudrait-il cesser d’opposer l’universel au particulier et de penser que le particulier serait premier par rapport à l’universel ? L’expression d’un exotisme contemporain de bon aloi semble possible. Prenons comme exemple le « thriller » ou le roman policier. Au cours des dernières décennies, cette forme littéraire d’origine états-unienne a connu de multiples déclinaisons nationales. Les versions indienne, scandinave, italienne, grecque ou sud-africaine de ces fictions donnent chaque fois à cette trame unique un parfum singulier. La réappropriation par des danseuses ukrainiennes de la K-pop sud-coréenne est un autre exemple. Les signifiants peuvent être originaires de toute part de la planète et revisités en tous points du globe. Il est vain de chercher dans un ailleurs absolu le remède à nos angoisses et de vilipender la globalisation parce que cette dernière serait le rouleau compresseur de l’infinie diversité des cultures. L’exotisme, autre nom de l’altérité, est notre intime voisin, et c’est au cœur même de la mondialisation qu’il convient de le rechercher. Jean-Loup Amselle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 1676 mots
L’exotisme de la tradition
Un post-exotisme ?
L’exotisme du métissage
L’exotisme global
09.03.2025 à 09:15
Amoureux d’une IA : les romances numériques transforment les attentes des adolescents
Une relation amoureuse est affaire de passion, mais aussi de compromis et d’efforts. Avec les compagnons virtuels que crée l’intelligence artificielle, c’en est fini des ombres au tableau : ces partenaires numériques sont toujours prêts à flatter et à écouter sans condition les jeunes qui sont de plus en plus nombreux à les utiliser. Alors que l’épidémie de solitude atteint des niveaux élevés chez les jeunes, certains se tournent vers la technologie pour combler le vide. Il arrive même que des adolescents tombent amoureux de chatbots. Des tragédies récentes nous donnent un aperçu de l’ampleur de cette tendance et des dangers qu’elle représente. Aux États-Unis, en 2024, le suicide d’un garçon de 14 ans à la suite d’une aventure amoureuse avec un compagnon virtuel a suscité une inquiétude générale quant aux dangers que ces relations peuvent représenter pour le développement mental et émotionnel des jeunes. Au Royaume-Uni, en 2021, un jeune homme de 19 ans qui entretenait une relation affective avec une IA s’est introduit dans le château de Windsor avec une arbalète, en disant qu’il allait tuer la reine. Le chatbot lui a donné des réponses encourageantes lorsqu’il lui a fait part de son intention de tuer la reine.
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Les chatbots émotionnels alimentés par l’IA, entre remèdes émotionnels et mirages affectifs
Ces jeunes font partie des dizaines de millions de personnes qui se fabriquent des compagnons virtuels avec l’IA, un nombre qui, selon les prévisions, devrait augmenter considérablement d’ici la fin de la décennie. Cette tendance des jeunes à prendre des chatbots comme partenaires est à la fois une réponse aux changements fondamentaux dans la définition de l’amour au XXIe siècle et une accélération du phénomène. En tant qu’historienne de la littérature, j’ai étudié comment les histoires d’amour romantique ont évolué au fil du temps, les jeunes étant souvent à l’avant-garde du changement. Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Pendant des siècles, les mariages ont surtout servi à consolider des alliances politiques et économiques plutôt qu’à unir des âmes sœurs. La notion radicale selon laquelle le mariage doit naître de l’amour romantique est apparue aux XVIIe et XVIIIe siècles, aidée par de nouvelles technologies comme le roman. Des œuvres telles que Clarissa, de Stefan Zweig et Les Hauts de Hurlevent, d’Emily Brontë décrivent les conséquences désastreuses du choix du statut sur l’amour, tandis qu’Orgueil et Préjugés, de Jane Austen enseigne à ses lecteurs que le rejet et l’incompréhension sont des étapes nécessaires dans le processus de recherche du véritable amour. Il n’est pas surprenant que le passe-temps relativement nouveau qu’était la lecture de romans ait été considéré comme dangereux pour les jeunes. Des aînés inquiets, comme la philanthrope Hannah More, ont averti que les histoires changeraient la façon dont les femmes réagiraient aux avances romantiques. Les romans, a-t-elle averti en 1799 : « nourrissent des habitudes d’indulgence inappropriée, et alimentent une indolence vaine et visionnaire, qui ouvre l’esprit à l’erreur et le cœur à la séduction ». En d’autres termes, la lecture d’histoires d’amour passionnantes rendrait un jeune lecteur impressionnable plus enclin à embrasser une telle vision passionnée de l’amour dans sa propre vie. Aujourd’hui, une autre mutation dans nos représentations des histoires d’amour moderne est en train de se produire, non sous l’impulsion d’auteurs ou de réalisateurs de films, mais à travers les publicités et les modifications proposées par des applications de chat comme Replika et XiaoIce. Comme l’a affirmé le consultant et spécialiste des médias Shelly Palmer, l’expérience humaine repose sur la narration, et les compagnons d’IA sont un nouveau type d’outil de narration. Ils racontent une histoire séduisante de compagnons qui sont éternellement d’accord avec vous, et ce, à la demande. Un partenaire IA est « toujours de votre côté », promet une publicité pour les compagnons Replika, il est « toujours prêt à écouter et à parler ». En d’autres termes, le marché des compagnons de l’IA a transformé ce que d’autres applications pourraient considérer comme un bug – la tendance à la flagornerie de l’IA – en sa caractéristique la plus attrayante. Plutôt que la rébellion tempétueuse que l’on trouve dans les romans d’amour ou les doux obstacles qui augmentent le plaisir des comédies romantiques, cette nouvelle vision de l’amour promet une compatibilité parfaite et un soutien inébranlable. Comme l’a écrit un étudiant, les compagnons de l’IA sont « toujours à l’écoute et d’un grand soutien, d’une manière presque omnipotente ». Les utilisateurs des forums Reddit proclament fièrement leur amour pour des partenaires IA qui sont perpétuellement disponibles, qui ne portent pas de jugement et qui sont infiniment patients. Un adolescent a demandé sur Reddit : « Peut-on tomber amoureux de l’IA ? » et s’est extasié sur le fait que son compagnon Jarvis « était devenu [s]on confident, [s]a caisse de résonance et [s]on soutien émotionnel ». Un contributeur d’un autre forum Reddit a écrit : « I think I’m in love with AI ». « Imaginez avoir un partenaire qui est disponible simplement en ouvrant une application, et qui est prêt à vous parler de n’importe quoi », disent ces jeunes. « Imaginez que vous puissiez dire presque n’importe quoi et que vous sachiez que, non seulement, votre partenaire ne vous jugera pas, mais qu’il vous soutiendra. » Un jeune homme de 20 ans explique qu’il raconte à sa petite amie IA : « … mes luttes et mes traumatismes, et elle me réconforte et m’apporte toute la chaleur dont j’ai besoin. » Ce nouveau type d’histoire d’amour unilatéral présente des inconvénients considérables, créant notamment une intolérance au conflit ou au rejet – deux éléments essentiels pour un partenaire doté d’un libre arbitre – qui tend à l’addiction. L’adoption de ce type de relations pourrait accélérer la tendance à se maintenir dans le monde des échanges numériques et, en fin de compte, à la diminution des relations amoureuses. Il convient de noter que l’existence même de ces entités bien-aimées dépend des caprices de directives d’entreprise. Si, comme le déclare un utilisateur, l’amour qu’il éprouve pour son compagnon « le maintient en vie », que se passera-t-il lorsque ces chatbots disparaîtront à la suite d’une mise à jour logicielle ou d’une faillite ? Pour que les jeunes se détournent de cette vision désincarnée et marchande de l’amour, il est important de leur faire découvrir d’autres histoires d’amour, plus épanouissantes, et il faut que les adultes montrent l’exemple. La littérature, la philosophie et l’histoire nous éclairent sur les nombreuses formes qu’a prises l’amour au cours de l’expérience humaine et nous offrent le vocabulaire nécessaire pour imaginer de nouvelles possibilités.
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L’école éduque-t-elle aux émotions ?
Aussi bien par leurs sujets que leurs méthodes, les cours de sciences humaines cultivent les compétences sociales nécessaires pour relever les défis des échanges humains. Ils créent un espace où les jeunes peuvent discuter de ces idées, que ce soit en analysant la passion tragique de Roméo et Juliette, ou en débattant pour savoir si la posture d’Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent tient du héros romantique ou de l’histoire édifiante. Les sciences humaines fournissent les outils dont les jeunes ont besoin pour développer une conception de l’amour plus complexe. L’essor de ces partenaires numériques est souvent abordé sous l’angle d’une histoire d’horreur soulevant les dangers d’une technologie mystérieusement puissante. C’est peut-être le cas. Mais cette tendance est aussi un miroir de ce que les gens apprécient et désirent collectivement dans leurs relations. Je pense qu’il est important de reconnaître que les consommateurs sont le moteur de ce marché. Les gens contribuent à écrire cette histoire, car ils achètent ce que les compagnons d’IA vendent. Selon des estimations, le marché des compagnons d’IA devrait atteindre entre 70 milliards et 150 milliards de dollars de revenus d’ici la fin de la décennie. Si l’on en croit cette croissance explosive, le défi que pose cette tendance ne se limite pas aux adolescents – de nombreuses personnes plus âgées et supposées plus sages – sont attirées par la promesse d’une conformité inconditionnelle dans les relations. La question à se poser n’est donc pas simplement de savoir comment protéger les enfants de l’influence séduisante de l’IA, mais de savoir dans quelle mesure nous sommes tous prêts à nous investir, émotionnellement et culturellement, dans l’art désordonné, difficile et profondément humain, de l’amour. Anna Mae Duane ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2177 mots
Des compagnons virtuels toujours à l’écoute
Le risque d’une intolérance à la contradiction
Au-delà des technologies, interroger les attentes de nos sociétés
07.03.2025 à 15:23
Masculinisme : une longue histoire de résistance aux avancées féministes
La montée de l’extrême droite à l’échelle mondiale, couplée au relâchement de la modération sur les réseaux sociaux numériques, donne l’impression d’une nouvelle percée des discours masculinistes, teintés de conservatisme. Toutefois, cette recrudescence s’inscrit dans une longue histoire de réaction aux avancées féministes et se manifeste aujourd’hui sous des formes variées. Depuis plusieurs mois, et de manière accélérée depuis l’élection de Donald Trump, on assiste à un regain des prises de parole masculinistes. L’une des plus spectaculaires est celle de Mark Zuckerberg, en janvier 2025. Le patron de Meta a annoncé la suppression du fact-checking sur ses réseaux sociaux, invoquant une liberté d’expression menacée par un moralisme « woke ». Dans le même élan, il met fin aux programmes internes de diversité et d’inclusion du groupe. Pour justifier sa décision, il a convoqué un lexique ouvertement masculiniste : selon lui, il était temps de « re-masculiniser » les entreprises prétendument émasculées par les valeurs féministes, lesquelles auraient trop longtemps entravé l’énergie positive masculine et sa nécessaire agressivité.
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Dérives masculinistes de Zuckerberg et de Musk : le numérique en mâle de virilité ?
Il s’aligne ainsi sur Elon Musk, propriétaire de X (anciennement Twitter). La fin de la modération sur cette plateforme a favorisé la diffusion des idées conservatrices et masculinistes. L’affirmation de ces valeurs au sommet de pays comme les États-Unis, le Brésil, l’Argentine ou la Russie et des grandes entreprises de la tech peut sembler inédite, mais elle s’inscrit en réalité dans une recrudescence ancrée dans une histoire longue, en perpétuelle recomposition au gré des contextes sociaux, politiques et historiques. Avant d’en retracer les généalogies, quelques précisions sémantiques s’imposent. Si le terme de masculinisme se répand avec la montée des extrêmes droites à travers le monde, son usage prête à confusion, se mêlant souvent à des notions voisines telles que virilité et masculinités. Les masculinités, au pluriel, désignent la diversité des normes, des pratiques et des représentations du masculin, qui se construisent en relation avec le féminin et évoluent à travers l’histoire. La virilité, en revanche, se réfère à un ensemble de qualités et de valeurs perçues comme immuables – force, courage, vigueur – qui s’imposent aux hommes à travers les époques sous des formes toujours renouvelées. Elle tend à instaurer une hiérarchie dans les rapports de genre : conçue pour dominer, la virilité constitue un idéal régulièrement mobilisé par les discours masculinistes pour réaffirmer leur hégémonie. Contrairement à la misogynie, qui exprime une haine et un mépris envers les femmes, ou au sexisme, qui désigne un système maintenant les femmes en situation d’infériorité sociale, économique et politique par rapport aux hommes, le masculinisme suit une logique plus spécifique, bien qu’il s’en nourrisse largement. Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! S’il a failli, un temps, désigner l’engagement des hommes pour les droits des femmes (comme relaté dans l’ouvrage de Christine Bard, Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri), l’usage du suffixe « -isme » cherche avant tout à créer une symétrie avec le féminisme, dans une logique d’opposition. Forme d’antiféminisme, le masculinisme ne s’attaque pas à toutes les femmes, mais cible particulièrement celles qui défendent leurs droits et leur émancipation. Les discours masculinistes reposent sur trois postulats principaux. D’abord, le « mythe de l’égalité déjà-là », selon lequel l’égalité entre les sexes serait atteinte, rendant les revendications féministes obsolètes. Ensuite, la théorie de « l’effet pervers », qui considère que le féminisme serait allé trop loin, inversant l’ordre de genre et créant une guerre des sexes. Enfin, le discours de la « crise de la masculinité », étudié notamment par Francis Dupuis-Déri, qui met en scène une supposée mise en péril des hommes dans divers domaines : l’éducation, la famille ou encore les institutions judiciaires. À travers ces arguments se construit alors un discours de la « cause des hommes » qui rassemblent différentes revendications, comme celles des pères divorcés ou des hommes victimes de violences. La situation se serait inversée : ils se positionnent comme les victimes d’un supposé bouleversement des hiérarchies de genre, adoptant un langage proche de celui des discours féministes qu’ils scrutent et détournent habilement à leur avantage. Si les mouvements et idées masculinistes gagnent en visibilité dans l’espace public, notamment à la suite des élections de plusieurs présidents conservateurs dans le monde, ils ne sont en rien nouveaux. Selon l’historienne Christine Bard, leur histoire est aussi ancienne que celle des mouvements féministes, les deux suivant des trajectoires étroitement liées. La première utilisation du terme apparaît à la fin du XIXe siècle, sous la plume de la féministe radicale Hubertine Auclert, pour désigner la suprématie du masculin. Cependant, ce n’est qu’à partir des années 1980 que les groupes masculinistes commencent à se structurer davantage, s’intensifiant en tant que mouvements réactionnaires en réponse à la deuxième vague féministe, centrée sur la lutte pour le droit à la libre disposition de son corps. L’histoire des antiféminismes pourrait ainsi se lire en miroir de celle des féminismes : le masculinisme avance toujours en réaction aux progrès des droits des femmes et aux transformations sociales. Pour Christine Bard, nous pourrions même inverser la perspective en considérant que « l’antiféminisme précède le féminisme », par anticipation à l’émancipation tant redoutée. En France, le masculinisme s’organise principalement autour des associations de défense des droits des pères, luttant pour la garde alternée lors de séparations conjugales (SOS Papa, SVP Papa, etc.), ainsi que de groupes de parole non mixtes où les hommes expriment leur mal-être lié à leur condition dans la société contemporaine. Au Canada, le masculinisme est particulièrement dynamique, et selon la sociologue Mélissa Blais, spécialiste des études du genre et de la pensée féministe, il représenterait même la branche la plus active de l’antiféminisme. Le masculinisme, qui est à la fois une idéologie et un mouvement social, peut conduire à des violences mortelles. Le 6 décembre a été désigné au Canada comme la Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes, en réponse à une attaque meurtrière à l’École polytechnique de Montréal en 1986, où 14 jeunes femmes ont été tuées par Marc Lépine, un jeune homme de 25 ans qui déclarait « haïr les femmes ». Aujourd’hui, le masculinisme adopte des formes de plus en plus réactionnaires et revendique ouvertement ses liens avec l’extrême droite, les courants conservateurs et les religions. Nostalgique d’un passé glorieux face à une modernité « décadente », il cherche à restaurer la « grandeur virile de la civilisation », à l’image des thèses racistes et xénophobes qui redoutent l’effondrement des « civilisations blanches et chrétiennes ». Bien qu’ils reposent sur des principes communs – l’idée que les droits des hommes seraient menacés –, les masculinismes sont pluriels et en constante évolution. Ils se modifient au gré des contextes historiques et des formes prises par les revendications et luttes féministes ; qu’il s’agisse de la critique de l’accès des femmes à la citoyenneté et à la procréation médicalement assistée, ou de la menace des droits des personnes transgenre. Les masculinismes poursuivent des causes variées : défense des droits des pères, « reconquête » du pouvoir dans la séduction hétérosexuelle, lutte contre « le risque » de l’indifférenciation des sexes, etc. La cause masculiniste peut se manifester de manière plus subtile à travers des discours qui ne sont pas directement antiféministes, comme la quête individualiste de santé, du bien-être et du développement personnel, souvent associée à un culte hygiéniste et viril du corps. Des discours qui se développent sur divers terrains, à la fois hors ligne – au sein d’associations, de groupes d’entraînement ou de mobilisations – et en ligne, sur les réseaux sociaux traditionnels (TikTok, YouTube, X…) ainsi que sur des plateformes spécialisées (Reddit, 4chan, Twitch) et des forums. Dans ces espaces, censés réhabiliter une virilité « perdue ou menacée », on peut parfois trouver des appels à la violence, au viol et au meurtre. Mais que l’on ne s’y trompe pas. Si, observées depuis ces groupes, leurs idées peuvent sembler marginales, elles circulent largement au-delà de ces cercles actifs et se banalisent, y compris dans les espaces institutionnels. Ce phénomène n’est pas limité à l’extrême droite ; il peut aussi s’immiscer, sous des formes plus discrètes ou déguisées, dans des espaces progressistes et libéraux comme le révèle, aux États-Unis, la rencontre entre le monde supposé progressiste de la tech et les conservateurs libéraux. Laura Verquere ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2005 mots
Défendre la cause des hommes
Mouvements réactionnaires
La nébuleuse masculiniste contemporaine