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07.03.2025 à 15:21

Masculinité et politique à l’ère du trumpisme

Francis Dupuis-Déri, Professeur, Université du Québec à Montréal (UQAM)
Le masculinisme est plus en plus visible dans la sphère politique et médiatique. Quels sont ses soubassements idéologiques ? Comment expliquer son emprise croissante ?

Texte intégral 2115 mots
Associé à la force, à la puissance et à la domination, le masculinisme, dont Donald Trump est adepte, se fonde sur des conceptions erronées des différences entre hommes et femmes. DannyOliva/Shutterstock

Le masculinisme – courant qui accuse le féminisme d’être responsable d’une « crise de la masculinité » et qui propose de valoriser les qualités considérées viriles – est de plus en plus visible dans la sphère politique et médiatique. Quels sont ses soubassements idéologiques ? Comment expliquer son emprise croissante ?


Il y a quelques jours, Mark Zuckerberg a prétendu que les entreprises privées étaient « émasculées » et a suggéré de revaloriser l’« énergie masculine », associée à la « compétitivité » et l’« agressivité ». Cette victime de l’« énergie féminine » n’est, après tout, que la troisième fortune mondiale…

Selon sa conception de l’être humain, relevant du sens commun, la masculinité et la féminité détermineraient des attitudes et des compétences physiques, cognitives et mêmes morales fondamentalement différentes selon le genre, et même mutuellement exclusives.

Qu’importe que la science montre que ces différences sont en grande partie imaginées selon des conceptions fantaisistes de la préhistoire, du cerveau ou des hormones, autant de sujets complexes dont bien des gens se croient spécialistes en répétant des faussetés.

Le mythe de la caverne conjugale, par exemple, est en fait une projection de notre modèle familial contemporain sur la préhistoire, le père quittant aujourd’hui le bungalow pour aller au travail comme son ancêtre quittait la caverne, dit-on, pour aller chasser le mammouth.


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Or plusieurs spécialistes ont conclu qu’on ne pourra jamais déterminer les rôles de nos ancêtres simplement à partir de quelques os, de l’ADN, de silex taillés, de quelques restes de semailles : rien de tout cela nous indique réellement qui chassait, qui pêchait, qui s’occupait des enfants et des malades. Il semble aussi pour le moins douteux que toutes les communautés de nos ancêtres aient été identiques pendant des centaines de milliers d’années.

D’autres disciplines ont aussi remis en question pareilles certitudes quant aux différences de genre, influencées par les biais et stéréotypes sexuels d’aujourd’hui, y compris dans l’observation des espèces animales. En fait, les différences entre individus femelles, d’une part, ou mâles, d’autre part, sont bien plus importants qu’entre la moyenne des femelles et des mâles, y compris dans l’espèce humaine. En réalité, hommes et femmes sont bien plus similaires que différents du point de vue de leur anatomie (deux bras, deux jambes, cerveau similaire, etc.) et de leurs capacités physiques, cognitives et morales.

Insensible à la réalité humaine, le genrisme préfère répéter qu’il y a deux genres fondamentalement différents, éternels et immuables, au risque de colporter des erreurs et des faussetés au sujet de la préhistoire, des animaux, du cerveau, etc.

Cette représentation des genres est avant tout politique, c’est-à-dire liée à la question du pouvoir. En 2019, l’American Psychological Association précisait que la « masculinité » est caractérisée par le « stoïcisme, la retenue de ses émotions, la compétition, la domination et l’agressivité », autant de caractéristiques qui placent les hommes et les femmes en relations hiérarchiques, le masculin étant « naturellement » en position de supériorité, le féminin en position de soumission.

Aujourd’hui, des politiciens et des influenceurs, dont le célèbre Andrew Tate qui vient de trouver refuge aux États-Unis alors qu’il est accusé en Roumanie d’exploitation sexuelle, y compris de mineures, jouent à fond cette carte de la masculinité associée à la force, à la puissance et à la domination, comme les présidents Vladimir Poutine pêchant torse nu en Sibérie ou Emmanuel Macron frappant un sac de boxe. « La masculinité est de retour », s’est exclamé pour sa part Elon Musk, l’homme le plus riche du monde et bras droit (c’est le cas de le dire) de Donald Trump, le lendemain de la cérémonie d’assermentation présidentielle.

Donald Trump lui-même se présente comme un mâle alpha, prônant ouvertement l’agression sexuelle des femmes (« Grab them by the pussy »), en ayant lui-même agressé plusieurs. Son nouveau cabinet compte une grande majorité d’hommes, contrôlant les postes les plus importants, dont certains ont manœuvré pour que la Roumanie relâche l’influenceur Andrew Tate.

Enfin, le président peut aussi compter sur des milices comme les Proud Boys, organisation non mixte d’hommes, dont les chefs prétendent « vénérer les ménagères ».

La masculinité contre-attaque

La principale faiblesse du genrisme réside dans la réalité concrète de la vie humaine, puisque les caractéristiques associées à la masculinité sont tout simplement humaines, et qu’on les retrouve aussi chez les femmes, et vice versa. Quel que soit son genre, chaque être humain peut être courageux, fort, compétitif, agressif, doux, bienveillant, dépendant, rationnel ou émotif. Avec leurs deux mains, hommes et femmes peuvent exécuter les mêmes tâches, quelles qu’elles soient, changer des couches, offrir des fleurs, circuler sur le Web, conduire une voiture, tirer à la carabine.

Or comme ces identités de genre sont fondées sur des illusions, hommes et femmes ont développé des stratégies pour mettre en scène leur genre et l’incarner aux yeux des autres. Côté masculin, une manière de montrer qu’on est un homme, un « vrai », est de faire preuve de misogynie et surtout d’homophobie. On l’a vu au Brésil et en Hongrie, où Jair Bolsonaro et Viktor Orban attaquent les femmes et les personnes de la diversité de genre et sexuelle.

Le même scénario est à l’œuvre avec le trumpisme, qui accuse la « diversité » de tous les maux qui frappent les États-Unis, de la défaite militaire en Afghanistan à des accidents aériens. Depuis des années, des activistes du Parti républicain font bannir des milliers de livres de bibliothèques publiques, sous prétexte qu’ils prônent la « diversité ». Une fois réélu, le président Donald Trump a ciblé les minorités de genre et sexuelle, en particulier les trans, à qui l’armée vient de fermer la porte. Tout cela renforce à la fois l’idée que la masculinité est menacée, et qu’elle doit être puissante.

Or ces manœuvres participent d’un jeu d’illusion. Ainsi, pour expliquer l’élection de Trump, bien des analystes ont souligné l’importance du vote des hommes qui seraient abandonnés depuis des années par le Parti démocrate au profit des femmes et de la « diversité ». Pourtant, les républicains ont bien plus parlé des « minorités » que les démocrates, pendant l’élection. Ils ont même investi plus de 200 millions de dollars en publicités télévisées contre les trans, véritable obsession trumpiste.

Dans des États ayant appuyé massivement Trump, comme le Nebraska (76 %) et le Wyoming (72 %), les hommes ont un salaire annuel comparé à celui des femmes supérieur de 30 % au Nebraska (51 304 US$ pour 36 188 US$) et supérieur de 34 % de plus au Wyoming (54 064 US$ pour 35 857 US$ au Wyoming), soit supérieur d’environ 15 000 dollars à 20 000dollars en faveur des hommes. Au niveau national, les hommes ont en moyenne un salaire 16 % plus élevé que les femmes, et leur richesse globale est 60 % plus importante que celle des femmes. Ces écarts ont différentes causes, mais le résultat reste que les hommes s’en tirent bien mieux économiquement que les femmes, contrairement à ce que laissent croire les thèses victimisant les hommes pour expliquer la victoire de Trump.

Comme pour les identités de genre, la réalité socio-économique est donc souvent une affaire de perception et d’illusion. Si vous êtes convaincus que le masculin doit être supérieur au féminin, alors la simple perception que les femmes ou les trans prennent trop de place vous apparaîtra comme un scandale dont les hommes seraient victimes. C’est cette colère que les politiques virilistes et misogynes attisent et entretiennent d’autant plus facilement que ces hommes dirigent les gouvernements, qu’ils sont à la tête des plus grandes fortunes et entreprises privées, y compris des conglomérats médiatiques et des principaux médias sociaux.

Ce qui est plus difficile, c’est d’expliquer les causes de cette poussée masculiniste au sein de l’élite politique, économique et médiatique. On peut avancer deux hypothèses non mutuellement exclusives : il s’agit d’un backlash (retour de bâton) contre les mobilisations féministes des dernières années contre les violences sexistes (#MeToo) et contre les avancées de la diversité de genre et sexuelle. Et il s’agit aussi de postures et de discours (misogynes, antiféministes, masculinistes) qui sont inhérents aux forces politiques, sociales et culturelles d’extrême droite, qui sont de plus en plus influentes et auxquelles contribuent Bolsonaro, Orban et Trump, entre autres.

The Conversation

À titre de professeur, Francis Dupuis-Déri a reçu des financements pour mener ses recherches sur l'antiféminisme, l'homophobie et la transphobie du Chantier sur l'antiféminisme, du Réseau québécois en études féministes (RéQEF), et du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).

07.03.2025 à 07:36

Stand Up for Science France : « Pourquoi je me mobilise »

Emmanuelle Perez-Tisserant, Maîtresse de conférences en histoire, Université Toulouse – Jean Jaurès
Le 7 mars, des rassemblements sont organisés en soutien à la liberté académique. Emmanuelle Perez, l’une des initiatrices de Stand Up for Science France nous explique pourquoi elle se mobilise.

Texte intégral 2439 mots

En écho au mouvement Stand Up for Science qui s’organise aux États-Unis pour défendre la liberté académique, un appel à la mobilisation a été lancé pour ce vendredi 7 mars. Des conférences, des rassemblements et des marches sont organisées un peu partout en France, à l’initiative de scientifiques réunis derrière la bannière Stand Up for Science France. Engagé depuis ses débuts aux côtés de celles et ceux qui font avancer la recherche, « The Conversation » a demandé à Emmanuelle Perez-Tisserant, l’une des trois initiatrices du mouvement national, de nous expliquer pourquoi elle se mobilise.

Ce 7 mars est un jour d’action en soutien à la liberté des personnes travaillant dans le domaine de la recherche aux États-Unis et dans le monde entier – 153 villes sont recensées sur le site standuforscience2025.org. La nouvelle administration états-unienne a frappé fort dès le 20 janvier, jour de la deuxième investiture de Donald Trump, en s’en prenant à ceux qu’elle perçoit comme des opposants, car leurs recherches vont à l’encontre de leur idéologie et de leurs intérêts financiers.


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Ce n’est pas complètement venu comme une surprise. Historienne des États-Unis, j’avais suivi les développements de la campagne et la trajectoire du parti républicain. J. D. Vance, l’actuel vice-président, avait proclamé que « le professeur [était] l’ennemi » en 2021.

Le réchauffement climatique, un « canular chinois »

Le premier mandat Trump avait laissé des traces et une première Marche pour les sciences s’est déroulée en avril 2017, à la suite de ses tentatives de faire taire les scientifiques travaillant sur le dérèglement climatique, de son allégation que le réchauffement climatique était un « canular chinois », de sa déformation grossière de l’histoire du pays ou encore de sa sortie des États-Unis des accords de Paris. Avec des collègues, nous avions relevé le défi d’organiser en France des manifestations de soutien, qui à l’échelle mondiale ont rassemblé environ 1 million de personnes.

Des purges dans des organismes de recherche et de régulation

Comme tous les autres domaines de l’action fédérale, les organismes de recherche et de régulation ont subi de plein fouet les attaques du DOGE, le département de l’efficacité gouvernementale d’Elon Musk, contre les emplois publics et leur supposé trop grand nombre, leur manque de performance et d’efficacité. Ces purges ont principalement touché les plus précaires, aux contrats les plus récents, dont la sécurité de l’emploi était moindre. Certains ont été licenciés pour manque de performance alors même que, quelques semaines auparavant, on les avait encouragés à candidater à une promotion.

D’autres services sont menacés, soit selon cette pure logique comptable, soit dans l’idée de remplacer les services publics par des services privés. Mais un certain nombre d’entre eux ne peuvent l’être sans détourner leur mission, car ils sont au service du public et leur but ne peut pas être de générer du profit financier : il en est ainsi des services de prévision météorologique, par exemple. Les attaques visent aussi les agences de régulation et de contrôle : de l’alimentation, des épidémies, qui protègent la population états-unienne. Là encore, comment penser que le pays s’en portera mieux ? Y compris d’un point de vue financier, la prévention étant moins coûteuse que le « damage control ».

Au-delà d’une idéologie anti-État, il faut comprendre d’autres logiques à l’œuvre dans ces mesures du gouvernement Trump. Il y a bien sûr les intérêts économiques liés à l’extractivisme fossile, dont les acteurs ont largement financé la campagne électorale côté républicain (comme ils ont financé les campagnes de mise en doute du réchauffement). Au lieu d’une « urgence climatique », le président a proclamé une « urgence énergétique », selon lui plus proche des besoins immédiats des Étatsuniens moyens.

Une tentative de casser le thermomètre

Dans le même temps, les mentions du réchauffement climatique ont disparu de la communication publique des agences fédérales et la responsable états-unienne d’un des groupes de travail du GIEC s’est vue interdire de se rendre aux réunions de finalisation du rapport tandis que son équipe était démantelée, lui ôtant de fait toute capacité à finir sa mission correctement. Les agences chargées de l’observation et de la surveillance des océans et de l’atmosphère, souvent appelée la NOAA, son acronyme anglais, ont aussi vu leurs rangs dépeuplés : une tentative de casser le thermomètre ? Pourtant ces organismes jouent un rôle précieux dans la vie de millions d’Étasuniens, et au-delà.

Trump et ses proches obéissent aussi à l’agenda conservateur, opposé aux politiques de diversité et vent debout contre le féminisme, le droit des femmes à disposer de leurs corps, les études de genre et l’application d’un programme de droits civiques pour les personnes LGBT et surtout trans. Cela s’est particulièrement vu dans la politique de réexamen des attributions de bourses fédérales à des projets scientifiques. Sont actuellement passés au crible tous les projets soupçonnés d’inclure une perspective dite DEI (diversité, équité, inclusion), ou encore correspondant aux mots clés aussi vagues que « femmes », pour ne citer qu’un exemple.

Le 5 mars, après examen, un certain nombre de bourses, attribuées par les « National Institutes of Health » (NIH) – qui avec ses 27 instituts et centres de recherche est le plus grand centre de recherche biomédicale dans le monde – à des projets déjà évalués et sélectionnés par des scientifiques, ont été annulées du fait de ces ordres venus du pouvoir exécutif après réexamen, car elles entraient dans les catégories visées par les ordres du président et des membres de sa majorité.

Par exemple, une étude de longue durée sur la santé des personnes LGBT+ qui incluait la population trans, particulièrement sous le feu des républicains.

Ou encore, le National Park Service (Service des parcs nationaux), l'agence fédérale qui gère les parcs et monuments nationaux et les lieux de mémoire, a ainsi supprimé un certain nombre de pages Internet, de documents ou de mentions d’activistes trans ou gay, comme c’est le cas pour le fameux bar qui a été un berceau des mobilisations gays, Stonewall (New York).

Attaque contre la liberté d’expression

La communication officielle comme les enseignements sont ainsi aussi touchés par cette censure alors que l’un des premiers ordres exécutifs de Trump se targuait de « restaurer la liberté d’expression », celle qui est fameusement sanctuarisée dans le premier amendement de la Constitution des États-Unis.

Le 4 mars, sur son réseau social « Truth », le président a menacé de couper les financements fédéraux de toute université qui autoriserait la tenue de manifestations sur son campus, là encore, une infraction patente du principe de liberté d’expression. C’est notamment pour faire corps collectivement, et porter une voix menacée aux États-Unis, que sont organisées les manifestations Stand Up For Science, tandis qu’un certain nombre de nos collègues sont sidérés, tétanisés, effrayés de parler ou de s’exprimer lorsque leurs publications sur les réseaux ou leurs mails professionnels peuvent être scrutés, quand ils ne sont pas tout bonnement licenciés brutalement.

Abus de pouvoir

Ce qui est en train de se passer aux États-Unis relève d’abus de pouvoir, qui sont pour certains en train d’être attaqués en justice.

Le DOGE et Elon Musk, dont la création et la nomination n’ont pas été approuvées par le Congrès (et qui en profite en partie), sont en train de prendre des décisions budgétaires qui reviennent normalement à la branche législative. Or c’est une valeur fondamentale des États-Unis, depuis leur fondation, qui a été à la racine de leur indépendance : pas de taxation sans représentation ; les décisions budgétaires doivent être prises par les représentants élus par le peuple.

La recherche états-unienne au bord de l’effondrement

En attendant l’aboutissement de ces manœuvres judiciaires, et peut-être de la résistance des contre-pouvoirs et des citoyens que nous espérons constater aujourd’hui, aux dires de témoins, le système de la recherche états-unienne est au bord de l’effondrement, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour le monde.

Cette situation et l’observation d’autres pays où des gouvernements similaires exercent, ou ont déjà exercé, nous incitent à la vigilance. Par exemple, en Argentine, le gouvernement Milei est en train de couper les financements publics de la recherche, notamment en sciences humaines et sociales. Les chercheurs devraient, selon lui, trouver des financements privés : comment imaginer une recherche indépendante dans ces conditions ?

Il est clair que nous devons exprimer notre solidarité et la rendre concrète ; si nous ne parvenons pas à faire pression auprès des gouvernements pour rétablir la situation, il est essentiel de pouvoir offrir des formes d’asile à nos collègues états-uniens. La proposition de notre ministre de profiter des chaires juniors ou séniors ne saurait suffire et est difficile à accepter tant les postes, notamment les postes titulaires, sont rares en France, y compris pour nos brillants collègues en début de carrière, dans un contexte de coupes budgétaires tout à fait perceptible en France, et pas seulement aux États-Unis.

La situation en France

La situation n’est certes pas encore similaire en France, mais comment ne pas penser à une future arrivée au pouvoir de personnalités ayant ces mêmes idées, vu le contexte dans lequel nous nous trouvons ? On le sait, on le constate, l’obscurantisme est un outil stratégique de l’extrême droite. Plus largement, au plus haut niveau de l’État, n’a-t-on pas relayé des accusations contre les mythes que seraient la « théorie du genre » et « l’islamo-gauchisme » ?

Est-ce que les scientifiques du climat, de la biodiversité, de la justice environnementale ne sont pas désespérés de ne pas être écoutés ou pris au sérieux dans leurs alertes ? Est-ce que les attaques contre l’Office français de la biodiversité (OFB) ne sont pas minimisées ? N’assiste-t-on pas à des reculs en matière de réglementation des pesticides alors même que l’on connaît leur nocivité ? Est-ce que les universités, parfois sous pression du pouvoir, ne pratiquent pas déjà des formes de censure, d’interventions policières et de restrictions de la liberté d’expression ?

Il est certain que ces enjeux sont complexes et qu’ils nous obligent à repenser complètement nos modèles, à revoir une bonne partie de l’organisation de la société, mais ne doivent-ils pas être réfléchis, discutés et débattus collectivement à partir de ce que nous savons et de ce qui est établi ? Il est impératif, par ailleurs, que ces débats tiennent compte des perspectives de sciences humaines et sociales, car les sciences sont profondément encapsulées dans nos sociétés, historiquement et géographiquement situées.

Comment collectivement mettre à l’abri ce qui doit nous être cher, dans lequel nous avons déjà collectivement investi, le fruit d’un long et précieux travail au service du public ? Constitutionnaliser les libertés académiques est-il possible et suffisant et sous quelle forme ? Rappeler que, selon la déclaration de 1948, le droit de jouir de – et de participer à – la recherche scientifique est un droit humain fondamental ?

L’enseignement et la recherche publics sont des biens communs, des richesses, qui peuvent bénéficier à toutes et à tous, qui doivent nécessairement s’inscrire dans le temps long et indépendamment des intérêts politiques et économiques, bien qu’en dialogue fécond avec la société.

The Conversation

Je suis une des initiatrices de la mobilisation Stand Up for Science en France. Je suis membre de l'Atelier d'Ecologie Politique de Toulouse (ATECOPOL). Je suis en délégation de l'Institut Universitaire de France qui finance mon projet de recherche actuel.

06.03.2025 à 17:28

Liberté académique et démocratie en péril : comment un prix Nobel de la paix pourrait les défendre

Stéphanie Balme, Director, CERI (Centre de recherches internationales), Sciences Po
Pour soutenir la liberté académique, les universités et la recherche, cibles d’attaques sans précédent aux États-Unis, des scientifiques ont créé le mouvement « Stand up for Science ».

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Un rassemblement en faveur de la science a attiré une foule nombreuse lors d'une rencontre de l’American Geophysical Union à San Francisco. MarcioJoseSanchez/AP, CC BY

En écho au mouvement Stand Up for Science qui s’organise aux États-Unis pour défendre la liberté académique, un appel à la mobilisation en France a été lancé pour le vendredi 7 mars. Des conférences, des rassemblements et des marches sont organisés un peu partout dans le pays, à l’initiative de scientifiques réunis derrière la bannière Stand Up for Science France. The Conversation est depuis ses débuts engagé aux côtés de celles et ceux qui font avancer la recherche.


Le 7 mars a été reconnu comme le « Jour du mouvement Stand Up for Science », lancé en 2017 en réponse aux actions anti-science de la première administration Trump. Sous la seconde, les attaques contre les scientifiques et la recherche scientifique se sont intensifiées au point qu’il est justifié aujourd’hui de parler d’un véritable coup d’État contre la science elle-même.

Alors que Donald Trump est souvent présenté comme un homme versatile, ses politiques dans ce domaine ont suivi une trajectoire cohérente. Sa nouvelle administration a une fois de plus « déclaré la guerre » à l’élaboration de politiques nationales fondées sur des preuves scientifiques et à la diplomatie scientifique dans les affaires étrangères, comme en témoignent plusieurs actions déjà menées.

En effet, immédiatement après son entrée en fonctions, Donald Trump a publié des décrets gelant ou annulant des dizaines de milliards de dollars de financement de la recherche. Tous les projets de la National Science Foundation ont été interrompus dans l’attente d’un examen, tandis que les National Institutes of Health (NIH) risquent d’être suspendus.

Le premier jour de son deuxième mandat, Donald Trump a aussi, par décret, retiré les États-Unis de l’Accord de Paris et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), et ordonné l’examen approfondi de 90 % des projets financés par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID). Ces mesures marquent un recul majeur de la diplomatie en matière de climat et de santé mondiale.

Les agences fédérales et les universités sont dans la tourmente, laissant des milliers d’enseignants-chercheurs dans l’incertitude, face à un gel des financements dicté par des considérations politiques.

La mobilisation Stand Up for Science 2025 a pour objectif de réclamer le rétablissement du financement fédéral de la recherche et la fin de la censure gouvernementale et de l’ingérence politique dans la science.


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Les États-Unis, superpuissance scientifique mondiale (pour l’instant) incontestée

L’administration Trump n’est pas le seul gouvernement de la planète à s’en prendre aux universitaires, mais de telles actions sont particulièrement frappantes de la part de la première superpuissance scientifique mondiale. La situation est d’autant plus préoccupante que les décisions prises aux États-Unis ont souvent un fort effet d’entraînement sur les politiques des autres régions dans les années qui suivent.

Aucune des deux superpuissances scientifiques mondiales - Washington et Pékin - ne défend aujourd’hui la liberté académique. Coincés entre ces géants scientifiques rivaux, à la fois partenaires et concurrents, la « vieille » Europe et les pays partageant les mêmes valeurs restent les seuls acteurs capables de définir de nouvelles normes en matière de liberté académique.

Un prix Nobel pour la liberté académique

Une étape décisive vers sa protection juridique serait la reconnaissance formelle du rôle fondamental de la liberté académique par les comités Nobel de la paix et de la science, à la fois pour garantir l’excellence scientifique et en tant que pilier des sociétés libres et démocratiques.

Au cours de la dernière décennie, l’association Scholars at Risk (SAR) a documenté un déclin mondial de la liberté académique dans son rapport annuel Free to Think. L’édition 2024 met en lumière des situations particulièrement alarmantes dans 18 pays et territoires (dont les États-Unis), qui ont enregistré en une année 391 attaques contre des universitaires, des étudiants ou des institutions dans 51 régions.

Les données de l’Indice de liberté académique de Berlin confirment que plus de la moitié de la population mondiale vit dans des régions où la liberté académique est soit totalement, soit sévèrement restreinte. Certaines des situations les plus préoccupantes s’observent dans des écosystèmes scientifiques émergents tels que la Turquie, le Brésil, l’Égypte, l’Afrique du Sud ou l’Arabie saoudite. La tendance générale est à la détérioration : seuls 10 pays sur 179 ont vu leur situation s’améliorer, tandis que les régimes démocratiques sont de plus en plus touchés.

La liberté académique dans l’Union européenne reste relativement élevée par rapport au reste du monde. Cependant, neuf États membres de l’UE se situent en dessous de la moyenne régionale, et dans huit d’entre eux, elle a reculé au cours de la dernière décennie. La Hongrie affiche le niveau le plus bas des pays de l’UE, et se classe parmi les 20 à 30 % les plus bas au monde. Des lois récentes ont aussi affaibli l’autonomie des universités dans le reste de l’UE : autonomie financière en Autriche, en Italie, au Luxembourg, aux Pays-Bas et en Slovaquie ; autonomie organisationnelle en Slovénie, en Estonie et au Danemark ; autonomie en matière de personnel en Croatie et en Slovaquie ; et autonomie académique au Danemark et en Estonie. En outre, le premier rapport du Parlement européen sur les libertés académiques (2023) met en évidence les menaces émergentes en France - politiques, éducatives et sociétales - qui ont un impact sur la liberté de recherche, d’enseignement et d’étude.

La liberté académique, un droit professionnel accordé à quelques-uns au bénéfice de tous

La liberté d’expression, pilier fondamental de la liberté académique, est depuis longtemps établie comme un droit humain, surmontant des siècles de censure et de contrôle autoritaire. En revanche, la liberté académique est un principe plus récent, qui accorde aux universitaires - reconnus par leurs pairs - le droit et la responsabilité de rechercher et d’enseigner librement pour faire progresser la connaissance. À l’instar de la liberté de la presse pour les journalistes, il s’agit d’un droit accordé à quelques-uns pour le bénéfice de tous.

Trouvant son origine dans l’Europe médiévale, la liberté académique est passée d’un privilège accordé aux étudiants du Quartier latin à un principe reconnu dans les cadres internationaux des droits humains. Elle a acquis une dimension collective et concrète à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, avec l’avènement de l’université moderne.

Wilhelm von Humboldt, fondateur de l’université publique moderne de Berlin (1810), a formulé le concept de « liberté de la science » (Wissenschaftsfreiheit), plus tard inscrit dans la Constitution de Weimar de 1919, qui déclarait que « l’art, la science et l’éducation sont libres ». L’essor des universités américaines à la même époque a remodelé le concept, donnant naissance à la « liberté académique professionnelle ». Celle-ci a été formalisée dans la Déclaration de principes de 1915 sur la liberté académique et la titularisation de l’Association américaine des professeurs d’université, qui affirmait que le devoir premier de l’universitaire consistait à rechercher et à établir la vérité. Bien que ses racines se trouvent en Allemagne, la liberté académique est finalement devenue une pierre angulaire du discours universitaire américain.

Aux États-Unis, la liberté académique puise ses fondements dans diverses sources, sa protection variant en fonction de la loi des États, des coutumes, des pratiques institutionnelles et du statut des établissements d’enseignement supérieur. Toutefois, les arrêts de la Cour suprême des États-Unis ont progressivement renforcé son fondement constitutionnel, en particulier après l’époque du maccarthysme, en invoquant le premier amendement de la Constitution, qui garantit la liberté d’expression, de presse, de religion et d’association. Des affaires historiques telles que Adler v. Board of Education (1952), Wieman v. Updegraff (1952) et Sweezy v. New Hampshire (1957) ont contribué à établir une doctrine constitutionnelle sur la liberté académique. Enfin, Keyishian v. Board of Regents (1967) a étendu les protections du premier amendement au monde universitaire, en statuant que les serments de loyauté obligatoires violaient à la fois la liberté académique et la liberté d’association.

Il est intéressant de noter que l’interprétation américaine de la liberté académique est actuellement, à certains égards, plus restrictive que le modèle allemand. L’article 5, paragraphe 3, de la loi fondamentale allemande affirme le « droit d’adopter des mesures d’organisation publique essentielles à la protection d’un espace de liberté, favorisant l’activité scientifique indépendante ». En revanche, les États-Unis mettent davantage l’accent sur les interdictions et donnent la priorité aux droits individuels plutôt qu’à l’autonomie institutionnelle.

Le « droit à l’erreur »

Malgré les variations locales, la liberté académique est fondamentalement liée à une vision commune de l’université qui défend la liberté de pensée, avec la rationalité et le pluralisme en son centre. Elle inclut le « droit à l’erreur » - le fait de comprendre qu’une opinion scientifique peut s’avérer incorrecte ne diminue en rien sa protection. Cela contraste fortement avec l’approche anti-scientifique qui considère la connaissance comme un outil de pouvoir au service d’une vérité prédéterminée et d’un objectif de domination.

La science autoritaire, guidée par des intérêts de pouvoir, cherche à réduire la place des sciences humaines critiques et des sciences sociales tout en élevant la religion. Elle tend à rejeter le travail interdisciplinaire, est exclusivement mathématisée et s’oriente vers un modèle d’État techno-utopique autocratique, centralisé mais dérégulé.

Depuis 1945, nous avons vécu dans l’illusion que la liberté académique était une condition indispensable à l’excellence scientifique. Cependant, nous avons récemment appris qu’il n’existe pas de lien systématique entre la liberté académique et l’innovation scientifique de pointe à l’ère des nouvelles technologies. Dans ces conditions, cette proposition plaide pour une nomination au prix Nobel de la paix, pour la première fois de son histoire, en reconnaissance de la liberté académique.

Les comités des prix Nobel de la science et de la paix partagent la responsabilité d’utiliser leurs prestigieuses plateformes pour défendre les valeurs scientifiques et démocratiques fondamentales. Ils sont particulièrement bien placés pour défendre la science humaniste et renforcer son importance pour les chercheurs, les étudiants et les sociétés civiles du monde entier. Depuis les années 1950, environ 90 % des lauréats du prix Nobel dans les domaines scientifiques sont des citoyens américains ou ont étudié et travaillé dans les prestigieuses universités américaines de l’Ivy League.

Alors que certains scientifiques américains contestent les actions de l’administration Trump devant les tribunaux, les universitaires du monde entier devraient être solidaires de leurs collègues pour résister à l’érosion de la science. Pour renforcer leurs efforts, ils ont besoin du soutien des comités du prix Nobel.

The Conversation

Stéphanie Balme ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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