Lien du flux RSS
Tout reconstruire, tout réinventer - Info politique et générale. Tendance de gauche souverainiste

Accès libre

▸ les 10 dernières parutions

25.04.2024 à 16:56

Portugal : un cinquantenaire de la révolution des Œillets au goût amer

Antoine Bourdon

img
Les législatives du 10 mars ont donné lieu à une percée historique du parti d’extrême-droite CHEGA (« Ça suffit ») avec l’entrée de 48 députés – sur 230 – au Palacio de Sao Bento. Cinquante après la révolution dite « des Œillets » du 25 avril, qui avait mis un terme à la dictature salazariste, ce résultat est un […]
Texte intégral (2367 mots)

Les législatives du 10 mars ont donné lieu à une percée historique du parti d’extrême-droite CHEGA (« Ça suffit ») avec l’entrée de 48 députés – sur 230 – au Palacio de Sao Bento. Cinquante après la révolution dite « des Œillets » du 25 avril, qui avait mis un terme à la dictature salazariste, ce résultat est un bouleversement politique majeur. Ne disait-on pas le Portugal, comme l’Espagne, immunisé contre l’extrême droite par son expérience dictatoriale récente ?

Victoire de Luis Montenegro : un arbre qui cache une forêt d’extrême-droite

Les élections législatives portugaises du 10 mars se sont déroulées dans un contexte inhabituel. Après avoir récolté la plus large majorité de l’histoire parlementaire du Portugal en 2022 – 120 sièges sur 230 -, le premier ministre Antonio Costa (Parti socialiste, centre-gauche) apparaissait comme le leader naturel de son camp et de son pays, à la tête d’un exécutif stable. Il démissionne pourtant en novembre 2023, pour cause de soupçons de corruption en lien avec l’attribution de permis d’exploitation de mines de lithium.

La justice portugaise a en effet ouvert des enquêtes contre le premier ministre et plusieurs membres de son gouvernement. Le président conservateur, Marcelo Rebelo de Sousa, choisit alors, plutôt que de nommer un nouveau premier ministre socialiste, de dissoudre l’Assemblée et de convoquer des élections anticipées. Certains analystes y ont vu une manœuvre pour favoriser la droite portugaise, l’Alliance démocratique, structurée autour du Parti social-démocrate (PSD), revigorée par les scandales visant le PS. Le général António Ramalho Eanes, premier président démocratiquement élu après la révolution de 1974, s’était notamment prononcé contre cette dissolution.

Le scrutin a été remporté d’une courte tête – 50 000 voix – par l’Alliance démocratique. Cependant, le fait majeur de cette élection consiste dans l’entrée au palais de Sao Bento de cinquante députés du parti d’extrême-droite CHEGA, mené par son chef André Ventura. Le parti s’est opportunément saisi du thème de la lutte contre la corruption pendant la campagne, au cri de Vamos limpar Portugal (« Nous allons nettoyer le Portugal »). Cette entrée fracassante, conjuguée à la majorité relative détenue par le nouveau premier ministre Luis Montenegro (PSD), a bouleversé les équilibres politiques portugais et dynamité l’exceptionnalisme supposé du pays.

En effet, malgré douze sièges obtenus aux précédentes élections, l’extrême-droite n’était jamais parvenue à s’imposer dans le paysage politique. De par sa nouvelle position, CHEGA a désormais acquis un pouvoir d’influence non négligeable au Parlement. En tant que telle, sa présence massive dans l’hémicycle a fait craindre un blocage institutionnel. En effet, avec 48 députés CHEGA, ni les partis de droite ni ceux de gauche n’étaient en mesure de former un gouvernement majoritaire.

Si CHEGA ne se revendique pas officiellement de l’héritage de Salazar, le parti se place dans sa continuité, notamment dans sa critique de la Constitution de 1976 – jugée « marxiste ».

Si Montenegro a exclu d’entrée de jeu tout accord politique avec CHEGA, le nouvel exécutif, formé le 2 avril dernier, devra faire face à ses coups de menton visant à recentrer le débat public autour de ses thèmes de prédilection : l’immigration, la famille et plus largement les enjeux identitaires. Sur le plan économique, l’AD et CHEGA devraient néanmoins former un tandem officieux, à en croire le programme du parti d’extrême-droite. Baisse de l’impôt sur les sociétés, réduction des « exigences de régulation » pour les entreprises, simplification du code du travail et « flexi-sécurisation », porte ouverte à la privatisation partielle d’entreprises privées, service communautaire pour les allocataires du chômage : le programme de CHEGA ne manque pas d’attraits pour l’AD.

Cinquante ans après la révolution des Œillets, des commémorations bousculées

Le 25 avril 1974 à minuit et vingt minutes, Grândola, vila morena retentit sur les ondes de Radio Renascença. La diffusion de cette chanson interdite par le pouvoir salazariste donne le coup d’envoi du renversement de la dictature par le Mouvement des forces armées (MFA). Les militaires rassemblés autour d’un programme dit des 3D – démocratisation, décolonisation, développement – mettent fin à près de quarante ans d’autocratie.

Comme le rappelle Yves Léonard, spécialiste de l’histoire du Portugal et professeur à Sciences Po : « Le déclencheur principal de la révolution sont les guerres coloniales calamiteuses que mène le Portugal depuis les années 1960. On dit de la guerre d’indépendance de la Guinée-Bissau que c’est le Vietnam du Portugal. La situation est tout aussi mauvaise en Angola ou au Mozambique. Le nombre très élevé de morts et la crise larvée entre l’État et l’Armée – rébellion du général Delgado en 1958, crise de Goa en 1961, décrets favorisant les miliciens en 1973 – provoque le soulèvement des officiers intermédiaires, qui souhaitent trouver des issues politiques aux guerres d’indépendance ».

Cette crise interne à l’Estado novo se conjugue à la contestation grandissante portée par la classe ouvrière, née du développement industriel et des délocalisations en péninsule ibérique des années 1960. Elle se mêle à la fronde des étudiants qui aspirent à plus de libertés publiques et dont certains fuient la conscription, notamment vers la France. L’effondrement du régime donne lieu au Processus révolutionnaire en cours (PREC), une période transitoire et agitée, marquée par une prédominance des socialistes et des communistes, qui aboutit à la Constitution de la République en 1976.

La révolution ne donne pourtant pas lieu à une épuration politique du salazarisme. Si aucune amnistie n’est prononcée, si certains dirigeants de la police politique sont bien jugés, nombre de cadres du régime, de propriétaires fonciers et de dirigeants d’entreprises se sont enfuis à l’étranger. Et l’administration de la toute jeune République, qui a besoin de fonctionnaires, recycle largement ceux de l’Estado novo.

Même si la Constitution interdit la reformation de groupes salazaristes, la révolution ne donne pas lieu à un inventaire des quarante années de gouvernement sous la devise « Dieu, Famille, Patrie ». Néanmoins, la droite libérale portugaise, menée par Francisco Sa Carneiro, est fondée sur l’opposition à la dictature – et le rassemblement de l’Alliance Démocratique en 1979 porte le même Carneiro au pouvoir. En ravivant le souvenir de cette personnalité charismatique et en rassemblant, 45 ans après, les mêmes partis qu’en 1979, Montenegro est parvenu au pouvoir malgré l’absence de dynamique électorale.

Si CHEGA ne se revendique pas officiellement de l’héritage de Salazar, le parti se place dans sa continuité, notamment dans sa critique de la Constitution de 1976 – jugée « marxiste ». « Plutôt que le 25 avril 1974, CHEGA préfère commémorer le 25 novembre 1975, la tentative de coup d’État qui met un terme au PREC et ouvre une période de stabilisation », détaille Yves Léonard. L’historien évoque le saudosisme (de saudade, la nostalgie douce-amère portugaise), qui prend la forme d’une exaltation du roman national et de la « grandeur » passée du pays – reposant notamment sur la domination coloniale1.

André Ventura mobilise également une rhétorique identitaire fondée sur des notions comme la « Portugalité », les « Portugais de bien » – ou encore « l’anti-Portugal », qui visait autrefois les ressortissants des anciennes colonies comme la Guinée, et cible actuellement davantage les populations musulmanes et tziganes. En matière économique, CHEGA se revendique d’un ultra-libéralisme qui s’éloigne partiellement de l’héritage salazariste, plutôt corporatiste – bien que, comme le note Yves Léonard, le régime de Salazar, lui-même professeur d’économie, a servi d’inspiration pour des penseurs libéraux comme Friedrich Hayek, Walter Lippmann ou Louis Baudin…

Depuis 2022, une commission d’historiens et d’historiennes, présidée par Maria Inacia Rezola, chercheuse experte de la question, est chargée de préparer les commémorations de la transition vers la démocratie. Davantage qu’une simple célébration de la révolution du 25 avril, ces cérémonies, qui s’étendront jusqu’en 2026, cherchent à faire revivre et connaître l’ensemble des étapes qui ont conduit à l’instauration du régime parlementaire. Un contexte qui, selon Yves Léonard, devrait pousser le CHEGA à jouer la carte « anti-système » dans l’hémicycle, face à un consensus qui s’étend de la gauche au centre-droit.

Le mythe de « l’immunité » à l’extrême-droite : un aveuglement continental

De nombreux commentateurs ont longtemps considéré le Portugal comme immunisé à l’extrême-droite. Comme pour l’Allemagne ou l’Espagne, on considérait que l’expérience dictatoriale devait le prémunir contre ses vieux démons. Pourtant, 25% des 18-34 ans ont voté CHEGA aux législatives du 10 mars dernier. Ce résultat s’explique bien par l’érosion du souvenir de la dictature ; mais à lui, seul, il ne permet pas de comprendre le succès viral de CHEGA – particulièrement d’André Ventura lui-même – sur les réseaux sociaux.

Avec une stratégie analogue à celle d’un Jordan Bardella en France ou d’un Santiago Abascal en Espagne, le dirigeant de l’extrême-droite portugaise s’est forgé une image de « rebelle » via des buzz retentissants. Ventura réalise ses meilleurs scores (environ 30% des voix) dans la région de l’Algarve, la plus au sud du pays. Selon Luis Serra Coelho, l’importante victoire dans cette région agricole tient à la fois au rejet des immigrés et aux problèmes majeurs de pauvreté et d’accès aux soins qui la touchent. Le rejet de l’immigration découle à la fois d’un racisme visant les ressortissants non-européens, mais aussi de présence importante de riches Européens du nord – touristes, immigrés et retraités. Ces derniers bénéficiaient jusqu’en octobre 2023 d’avantages fiscaux, qui ont participé à l’augmentation des prix de l’immobilier et contribué à la crise du logement. Entre 2017 et 2022, les loyers ont augmenté de 40 % en moyenne sur tout le territoire portugais2.

Une configuration qui n’est pas sans évoquer la montée en puissance du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) dans l’ex-Allemagne de l’Est. L’AfD a su capitaliser sur le chômage et la désindustrialisation ; la croyance en une dénazification éternelle de l’Allemagne a fait le reste. Un exemple qui témoigne, si besoin il était, que le passé dictatorial ne constitue pas un vaccin contre la résurgence du nationalisme.

L’issue passe par la reconstruction d’une culture démocratique, dont la montée de l’abstention atteste de l’érosion, depuis des années. Yves Léonard note « un rebond de participation aux législatives », mais ajoute que « la plupart des anciens abstentionnistes sont allés voter CHEGA. Il y a un vrai désenchantement et même une hostilité envers l’exercice démocratique. » Le parti d’extrême-droite devrait d’ailleurs consolider sa troisième place sur l’échiquier politique portugais aux élections européennes du 9 juin prochain. Et réussir, pour la première fois, à envoyer des eurodéputés à Strasbourg.

Notes :

1 Yves Léonard, « L’extrême droite de Chega au Portugal : entre normalisation et lutte pour l’hégémonie », Lusotopie 21, 2, 2022

2 « Rendas aumentaram mais de 40% em cinco anos », Rafaela Burd Relvas, 30 septembre 2022, Publico https://www.publico.pt/2022/09/30/economia/noticia/rendas-aumentaram-40-cinco-anos-2022312

24.04.2024 à 19:38

L’intelligence artificielle au cœur de la multiplication des victimes civiles à Gaza

Politicoboy

img
Le média israélien +972mag a révélé l’usage déterminant de deux programmes d’intelligence artificielle (IA) lors de la campagne de bombardement contre la bande de Gaza. Le premier, Lavender, sert à sélectionner des cibles en attribuant à chaque Gazaoui une probabilité qu’il soit affilié à la branche armée du Hamas. Le second, Where’s Daddy ? (« où est […]
Texte intégral (3737 mots)

Le média israélien +972mag a révélé l’usage déterminant de deux programmes d’intelligence artificielle (IA) lors de la campagne de bombardement contre la bande de Gaza. Le premier, Lavender, sert à sélectionner des cibles en attribuant à chaque Gazaoui une probabilité qu’il soit affilié à la branche armée du Hamas. Le second, Where’s Daddy ? (« où est Papa ? »), permet de déterminer lorsque ces cibles rejoignent leur domicile. C’est seulement à ce moment qu’une personne intervient dans la chaîne décisionnelle : vingt secondes pour valider une frappe aérienne sur la résidence, le plus souvent avec des bombes non-guidées rasant des immeubles entiers. Pour un simple homme de main, jusqu’à vingt victimes collatérales étaient autorisées. Pour un commandant, plusieurs centaines. Une rupture avec le droit de la guerre et le principe de proportionnalité, aggravée par le fait que l’IA commet de nombreuses erreurs à tous les niveaux de la chaine décisionnelle. Retour sur les implications d’une enquête précise et détaillée.

« L’accent, dans cette opération, a été mis sur l’ampleur des dégâts, pas sur la précision des frappes » déclarait le 10 octobre 2023 le porte-parole de l’armée israélienne. Pour défendre le nombre inédit de victimes civiles causé par l’offensive contre Gaza en réponse à l’attaque terroriste du 7 octobre, le gouvernement israélien et ses nombreux relais ont répété que de telles pertes résultaient de l’emploi de bouclier humain par le Hamas. Cet argument vient de voler en éclat.

Dans une longue enquête, le média indépendant israélien +972mag détaille comment l’armée a utilisé l’intelligence artificielle pour cibler délibérément et massivement des civils. Ces révélations reposent six sources militaires israéliennes. +972mag a déjà été à l’origine de révélations majeures sur le conflit et l’auteur Yuval Abraham, basé à Jérusalem, est un journaliste travaillant fréquemment pour des médias américains. Les autorités israéliennes n’ont apporté qu’un démenti partiel reposant sur des affirmations contredites par des déclarations antérieures.

En plus des sources militaires, dont certaines assument pleinement l’usage de ces outils et ont perdu des proches dans l’attaque terroriste du 7 octobre, l’enquête cite trois éléments susceptibles de corroborer ses affirmations. D’abord un livre publié en 2021 par le responsable de l’unité de renseignement d’élite « Unit 8200 » qui détaille le concept du programme d’Intelligence artificielle incriminé et justifie son usage, comme l’avait déjà rapporté le quotidien israélien Haaretz.

Deuxièmement, une conférence tenue en 2023 à l’université de Tel-Aviv par des officiers du renseignement, où ils avaient détaillé, à l’aide de PowerPoint, le fonctionnement du programme.  Enfin, l’enquête note que ses conclusions permettent d’expliquer le nombre important de familles entièrement tuées lors des premières semaines de bombardements et de confirmer les révélations de CNN qui affirmaient qu’une munition sur deux employée à Gaza était une dumb bomb (« bombe idiote » ou non-guidée). Ces différents éléments expliquent le crédit apporté à l’enquête par de nombreuses grandes rédactions occidentales – malgré son peu d’écho médiatique.

Lavender :  comment bombarder des cibles à leur domicile

L’enquête de Yuval Abraham est divisée en six parties qui décrivent chaque étape menant au bombardement volontaire d’un nombre disproportionné de civils, ce qui constituerait un cas flagrant de crime de guerre. Tout commence par l’identification des cibles potentielles. Elle est effectuée par Lavender, un programme informatique fonctionnant à l’aide du deep learning [« apprentissage profond » : une intelligence artificielle évolutive, modifiant ses algorithmes en fonction des données qu’elle capte NDLR].

Slide PowerPoint destiné à présenter le programme Lavender à l’Université de Tel-Aviv, obtenue par Yuval Abraham et reprise dans son enquête

En entrée, le programme reçoit deux types de données : des très larges quantités d’information collectées sur les habitants de Gaza par le système de surveillance de masse du renseignement israélien et les éléments de profils-types de combattants du Hamas connus des services d’espionnage (quel type d’usage font-ils de leurs téléphones portables ? où se déplacent-ils ? avec qui interagissent-ils ? Etc).

Le programme a ensuite été entraîné à reconnaître les comportements et indices propres aux membres du Hamas pour les comparer à ceux collectés sur le reste de la population. Le simple fait d’être dans un groupe Whatsapp avec une personne suspecte est un motif incriminant, comme recevoir un paiement du Hamas, avoir appartenu à ce groupe par le passé ou posséder l’ancien appareil électronique d’un suspect.

L’algorithme attribue à chaque habitant de Gaza un score de 1 à 100 représentant sa probabilité d’être affilié à la branche armée du Hamas. Les services de renseignements déterminent ensuite un score minimal à atteindre pour être placé sur la kill list et devenir une cible. La limite d’âge de 17 ans ayant été supprimée, des enfants ont été ciblés, explique l’une des sources de l’enquête.

Comme pour tout programme d’intelligence artificielle de cette nature, les erreurs sont courantes. Dans au moins 10 % des cas, Lavender fiche des « innocents ». Parmi les causes fréquentes, l’enquête cite le fait d’avoir le même nom ou surnom qu’un membre de la branche armée du Hamas, ou d’interagir avec le mauvais téléphone portable. Une fois validée, la cible est placée sur l’agenda de bombardement de l’armée. Une seule intervention humaine a lieu avant d’autoriser la frappe : une vérification visant à confirmer que la cible est bien un homme (la branche armée du Hamas n’employant pas de femmes). Selon l’enquête, cette vérification prend vingt secondes tout au plus.

« Si une cible donne son téléphone à son fils, son frère ou juste un inconnu, cette personne sera bombardée dans sa maison avec toute sa famille. Ça arrive souvent. C’est comme cela qu’ont été commises les principales erreurs », selon une des sources cites par l’enquête.

L’étape suivante consiste à localiser la cible. C’est là qu’intervient un second programme d’intelligence artificielle, au nom quelque peu obscène : Where’s Daddy ? (« où est Papa ? »). Le programme utilise les différentes sources d’informations et données disponibles pour déclencher une alerte lorsque « Papa » est rentré chez lui. C’est uniquement à ce moment qu’une frappe aérienne est ordonnée. Il peut s’écouler de nombreuses heures entre l’ordre et l’exécution de la frappe. La cible a parfois quitté son logement lorsque le bâtiment est détruit, tuant les voisins et la famille sans supprimer le suspect.

La principale raison citée pour frapper les cibles à leur domicile, où aucune activité militaire n’a lieu, est qu’il est plus facile de les localiser dans leurs logements qu’à l’extérieur du domicile familial. Cela découle du fait que chaque Gazaoui possédait une adresse physique associée à son profil. Bien entendu, si l’adresse n’a pas été mise à jour ou que l’individu a déménagé, des « innocents » et leurs voisins périssent pour rien, précise une source citée par l’enquête.

Where’s Daddy ? : bombes non-guidées et dommages collatéraux assumés

L’armée israélienne dispose de différents types de bombes et munitions. Les missiles tirés depuis les drones sont capables d’une très haute précision et causent des dégâts limités, ce qui explique pourquoi ils sont en priorité utilisés contre des véhicules ou des piétons. Les bombes conventionnelles guidées permettent de cibler un appartement précis, dans un immeuble ou un étage particulier d’une maison. Les bombes non-guidées et « anti-bunker » d’une tonne, quant à elles, disposent d’un pouvoir de destruction largement supérieur. Au minimum, elles permettent de raser un bâtiment entier. Les plus grosses peuvent sévèrement endommager un pâté de maisons.

L’essentiel des cibles identifiées par Lavender étaient des simples militants ou combattants du Hamas sans responsabilités. Pour éviter de « gaspiller » des munitions précieuses et coûteuses sur de la « piétaille », ces cibles ont été systématiquement visées avec des bombes non-guidées. Ce qui signifie que pour tuer un membre présumé du Hamas, une maison ou un appartement entier est détruit, ensevelissant sous les décombres la famille et les voisins de la cible.

L’enquête révèle que l’armée acceptait de tuer entre dix et vingt « innocents » par membre présumé du Hamas. Pour les commandants, responsables et officiers, ce chiffre pouvait monter à plusieurs centaines. Ainsi, pour tuer Ayman Nofal, le commandant du bataillon de Gaza centre, un quartier entier a été détruit par plusieurs frappes simultanées (entre seize et dix-huit maisons rasées). Pas moins de trois cents pertes civiles avaient été autorisées.

Pour tuer Oussama Ben Laden, Yuval Abraham note que les États-Unis avaient fixé la limite à trente pertes civiles. En Afghanistan et en Irak, les dommages collatéraux autorisés pour supprimer un membre de base des organisations terroristes étaient « simplement de zéro ».

L’autre problème lié à cette tolérance inédite pour les pertes civiles et qu’elles sont souvent mal estimées. Les femmes et enfants ne faisant pas l’objet de traçage aussi précis, le nombre de victimes potentielles retenu avant d’autoriser une frappe s’est fréquemment révélé inférieur à la réalité. L’armée israélienne a ainsi pu valider des frappes censées tuer un membre du Hamas et quinze femmes et enfants avant de raser un immeuble où se trouvaient deux fois plus de civils. Par exemple, en partant du principe qu’un bâtiment situé dans une zone où des consignes d’évacuations avaient été données était vide ou à moitié vide, sans se donner la peine de vérifier. Et pour ces troupes de base, l’armée ne procédait à aucune vérification post-frappes pour évaluer les dégâts et confirmer la mort de la cible.  

« Uniquement lorsque c’est un haut responsable du Hamas, on suit les procédures d’évaluation post-bombardement. Pour le reste on s’en fout. On reçoit un rapport de l’armée qui confirme si le bâtiment a été détruit, et c’est tout. Nous n’avons aucune idée du niveau des dégâts collatéraux, nous passons immédiatement à la cible suivante. L’objectif est de générer autant de cibles que possible aussi vite que possible. »

Source militaire israélienne citée par l’enquête de +972mag.

Après plusieurs semaines de bombardements intensifs, le tarissement des cibles potentielles a poussé les autorités israéliennes à abaisser le seuil à partir duquel le programme Lavender plaçait une personne sur la kill list. Cet algorithme a également été entraîné à partir des profils de simples fonctionnaires apparentés au Hamas mais ne faisant pas partie de la branche armée, ce qui a considérablement accru le risque pour tout civil gazaoui de se retrouver sur la liste, puisque les comportements suspects ne se limitaient plus à ceux des combattants et leurs soutiens directs.

Au paroxysme de la campagne de bombardement, qui aurait fait plus de 15 000 morts en quatre semaines, Lavender a placé plus de 37 000 personnes sur sa kill list.  

Des implications multiples et préoccupantes

La lecture de l’enquête et les citations des sources dépeignent une profonde perte de repère des autorités et membres de l’armée israélienne, tout en témoignant d’une déshumanisation totale des Palestiniens. Un comble pour une guerre présentée comme un combat existentiel entre la civilisation et la barbarie.

Si l’on résume : un programme ayant recours à l’intelligence artificielle est chargé de générer des cibles sur la base de critères extrêmement vagues, en croisant des données collectées par un gigantesque système de surveillance de masse à la légalité douteuse. Selon ses propres critères contestés en interne, Lavender se trompait au moins une fois sur dix. Cela n’a pas empêché de transmettre la liste de personnes à éliminer à un second programme, Where’s Daddy ?, reposant lui aussi sur des données incomplètes et pas toujours à jour, pour déterminer quand une cible regagnait son domicile. Quelques heures plus tard, une bombe non-guidée d’une tonne était larguée sur la maison où la cible pouvait ne plus se trouver, tuant les habitants du dit immeuble sans distinction. Ces frappes étaient autorisées après un contrôle prenant moins de vingt secondes. Aucune vérification visant à confirmer l’étendue des pertes civiles ou la mort de la cible n’était ensuite menée.

Le choix de viser les combattants présumés du Hamas chez eux, au milieu de leurs familles et de leurs voisins plutôt que lorsqu’ils sont à l’extérieur de leur domicile – et occupés à des activités militaires -, fait voler en éclat l’idée que les pertes civils records seraient dues à l’emploi de boucliers humains par le Hamas. Bien au contraire : c’est l’armée israélienne qui attendait que ses cibles soient au milieu de civils pour les frapper avec des bombes non-guidées et surdimensionnées.

L’autre point sur lequel insiste Yuval Abraham est la contradiction dans l’approche de l’armée israélienne. Pour justifier l’emploi d’armes non-guidées, la quasi-absence de vérification de l’identité de la cible avant la frappe et l’absence d’évaluation de celle-ci après le bombardement, les militaires citent le manque d’intérêt stratégique de la cible. Les bombes guidées et le temps des officiers étaient trop précieux pour être gaspillé sur ce type de cibles à faible valeur militaire. Mais dans ce cas, comment justifier autant de dommages collatéraux sans violer le principe de proportionnalité situé au coeur de droit de la guerre ?

Les révélations posent des problèmes plus larges. La quasi-suppression du facteur humain dans la décision de tuer est généralement considérée comme une ligne rouge, avec laquelle l’État hébreu semble flirter dangereusement. Un élément d’autant plus inquiétant que le gouvernement israélien a déployé des robots en forme de chiens à Gaza et fait un usage massif de drones de combat. En parallèle, le complexe militaro-industriel israélien met en avant l’utilisation de ces outils technologiques sur le champ de bataille comme autant d’arguments de vente à l’international.

Enfin, les révélations de +972mag mentionnent l’emploi de donnée Whatsapp pour cibler des Palestiniens, certains pouvant être simplement pris pour cible pour s’être retrouvé dans un groupe Whatsapp avec un membre du Hamas. Dans le contexte des bombardements indiscriminés et du siège total imposé à Gaza, les groupes de voisins se retrouvant sur des boucles Whatsapp pour coordonner l’entraide ont certainement éclos un peu partout, aggravant le risque de se trouver dans le mauvais groupe au mauvais moment. Ce qui rend l’usage de ces données pour cibler des suspects encore plus problématique. Plus largement, cette enquête pose la question de la collaboration de Meta (ex-Facebook) avec le gouvernement israélien, que soutiennent activement les principaux dirigeants de l’entreprise, et qui ne semble manifestement pas préoccupée par la sécurité de ses clients.

L’intelligence artificielle à l’heure du « risque de génocide »

Le système décrit dans l’enquête de Yuval Abraham n’est plus utilisé à Gaza. Une des principales raisons citées par ce dernier est le fait qu’il n’est plus possible de lier un suspect à sa résidence, l’écrasante majorité des maisons ayant été détruites et leurs habitants transformés en réfugiés. Mais alors que les États-Unis viennent d’approuver une offensive sur Rafah contre la promesse qu’Israël ne réplique pas trop sévèrement contre l’Iran, Yuval Abraham craint que le système soit de nouveau déployé contre la seule ville encore debout, où se sont réfugiés plus d’un million de Palestiniens. Trois mois après l’arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ), qui pointe un « risque de génocide » à Gaza, se dirige-t-on vers un crime majeur assisté par ordinateur ?

23.04.2024 à 20:57

« Totalitarisme » : les errements d’un concept

Enzo Traverso

img
Depuis plus d’un demi-siècle, les violences politiques sont comparées à l’aide du concept de totalitarisme, un des grands topos de l’histoire intellectuelle du XXe siècle1. Dans le cadre de la théorie et de la science politiques, qui s’occupent de la définition de la nature et des formes du pouvoir, en élaborant une typologie des régimes […]
Texte intégral (2760 mots)

Depuis plus d’un demi-siècle, les violences politiques sont comparées à l’aide du concept de totalitarisme, un des grands topos de l’histoire intellectuelle du XXe siècle1. Dans le cadre de la théorie et de la science politiques, qui s’occupent de la définition de la nature et des formes du pouvoir, en élaborant une typologie des régimes politiques, ce concept est aujourd’hui quasi unanimement accepté. Peu d’analystes oseraient contester l’émergence, au cours du XXe siècle, de systèmes de domination qui n’entrent pas dans les catégories traditionnelles – dictature, tyrannie, despotisme – élaborées par la pensée politique classique, depuis Aristote jusqu’à Weber. Par Enzo Traverso2.

Le Vent Se Lève vous convie à une conférence avec les historiens Johann Chapoutot et Sophie Wahnich le 26 avril à la Sorbonne, autour du thème « en finir avec le concept de totalitarisme » ? Cliquez ici pour réserver votre place.

La définition que Montesquieu fait du « despotisme » – un pouvoir absolu et arbitraire, sans loi, fondé sur la peur – s’adapte mal à ces régimes. Le XXe siècle a donné naissance à des pouvoirs caractérisés, selon la définition de Hannah Arendt, par une fusion inédite d’idéologie et de terreur, qui ont cherché à remodeler globalement la société par la violence. Dans le cadre de l’historiographie et de la sociologie politique, au contraire, l’idée de totalitarisme est loin de faire l’unanimité. Elle apparaît limitée, étroite, ambiguë, pour ne pas dire inutile si l’on veut saisir, au-delà des affinités superficielles des systèmes politiques « totalitaires », leur nature sociale, leur origine, leur genèse, leur dynamique globale, leurs aboutissements.

Selon sa définition classique – systématisée durant les années 1950 par Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski –, le totalitarisme suppose différents éléments corrélés et indissociables, également présents dans le nazisme et dans le communisme. Tout d’abord, la suppression de l’État de droit fondé sur la séparation des pouvoirs – donc la domination de l’exécutif – et l’élimination de la démocratie représentative, qui reconnaissent les libertés individuelles et collectives par une charte constitutionnelle. Deuxièmement, l’introduction de la censure et l’instauration du monopole étatique sur les moyens de communication afin d’imposer une idéologie officielle. Troisièmement, un parti unique dirigé par un chef charismatique, objet d’un culte presque religieux exercé par la masse de ses adeptes.

Les slogans sur les portails d’entrée des Goulags, visant à exalter le travail forcé, source « d’honneur et de gloire, de valeur et d’héroïsme », voire de « félicité », évoquent l’aphorisme célèbre d’Auschwitz : « le travail rend libre ». Mais l’analogie est trompeuse.

Quatrièmement, la violence comme forme de gouvernement, grâce à la mise en place d’un système concentrationnaire tendant à l’exclusion sinon à l’élimination des adversaires politiques et des groupes ou individus considérés comme étrangers à une communauté homogène sur les plans politique, national ou racial. Enfin, un fort interventionnisme étatique marqué par une planification autoritaire et centralisée de l’économie3.

Bien que l’on puisse facilement repérer l’ensemble de ces caractéristiques dans le nazisme et dans le communisme soviétique, force est de constater que cette définition est pour le moins statique et superficielle. Dans ses formes idéal-typiques, le totalitarisme est un modèle abstrait qui, souvent, correspond davantage aux fantaisies littéraires de George Orwell qu’au fonctionnement réel des régimes fascistes ou communistes. Un simple regard sur l’origine, l’évolution et le contenu social de ces régimes, révèle des différences très profondes quant à leur durée, leur idéologie et leur contenu social.

Leur durée : le nazisme a connu une radicalisation progressive pendant douze ans, jusqu’à sa chute finale ; l’URSS une succession d’étapes (révolutionnaire, autoritaire, totalitaire et post-totalitaire) étalées sur soixante-dix ans. Leur idéologie : le stalinisme revendiquait, radicalisait et caricaturait l’héritage des Lumières ; le nazisme créait une synthèse étonnante de scientisme et de Gegen-Aufklärung radicale. Leur contenu social : grâce à une révolution, le communisme a exproprié les anciennes élites dominantes et étatisé l’économie, alors que le régime hitlérien a préservé le système capitaliste. Bien qu’extrêmes l’une et l’autre, les violences totalitaires étaient aussi de natures différentes.

Celle du communisme soviétique a été essentiellement interne à la société qu’elle cherchait à soumettre, normaliser, discipliner, mais aussi à transformer et moderniser par des méthodes autoritaires, coercitives et criminelles. Les victimes du stalinisme ont presque toujours été des citoyens soviétiques. La violence du nazisme, au contraire, a été essentiellement projetée vers l’extérieur4. Après une première phase de « normalisation » répressive de la société allemande (Gleichschaltung), intense mais rapide, la violence nazie s’est déchaînée au cours de la guerre comme une vague de terreur rigoureusement codifiée.

Dirigée d’abord contre des groupes humains et sociaux exclus de la communauté du Volk (juifs, Tziganes, handicapés, homosexuels), elle s’est ensuite étendue aux populations slaves, aux prisonniers de guerre et aux déportés antifascistes (dont le traitement répondait à une hiérarchie raciale précise). Un analyste lucide comme Raymond Aron a clairement indiqué la différence entre le stalinisme et le nazisme : le premier a abouti au camp de travail, soit une forme de violence liée à un projet de transformation autoritaire de la société ; le second à la chambre à gaz, c’est-à-dire l’extermination comme finalité en soi, inscrite dans un dessein de purification raciale5.

Ils déployaient aussi deux modèles antinomiques de rationalité. D’une part, une rationalité des fins (moderniser la société) accompagnée par une irrationalité foncière des moyens employés (travail forcé, exploitation « militaro-féodale » de la paysannerie, etc.) ; d’autre part, une rationalité instrumentale poussée à l’extrême (l’extermination conçue selon les méthodes de la production industrielle) mise au service d’un but social complètement irrationnel (la domination du Volk germanique). Cette différence n’est pas marginale, mais elle échappe au concept de totalitarisme qui se limite à prendre en considération les analogies.

Dans les camps d’extermination nazis, les méthodes de production industrielle, les règles d’administration bureaucratique, la division du travail, les résultats de la science (le zyklon B) étaient utilisés dans le but d’éliminer un peuple considéré comme incompatible avec l’ordre « aryen ». Durant la guerre, la politique nazie d’extermination s’est révélée irrationnelle, même sur les plans économique et militaire, puisqu’elle a été réalisée grâce à la mobilisation de ressources humaines et de moyens matériels soustraits de fait à l’effort de guerre et en détruisant une partie de la force de travail présente dans les camps.

En URSS, en revanche, les déportés (zek) étaient « utilisés » et « consumés » par millions pour déboiser des régions, extraire des minerais, construire des voies ferrées et des lignes électriques, certaines fois pour créer de véritables centres urbains. Des procédés « barbares » et coercitifs, qui s’apparentaient souvent à des formes d’« extermination par le travail », étaient adoptés pour moderniser le pays et construire le socialisme. Selon Anne Applebaum, le paradoxe du stalinisme réside dans le fait que ce fut le Goulag qui « apporta la civilisation » en Sibérie. Pendant les années 1930, les camps soviétiques étaient devenus d’« authentiques colosses industriels » dans lesquels travaillaient deux millions de déportés6.

Dans l’Allemagne nazie, à l’opposé, les méthodes les plus avancées de la science, de la technique et de l’industrie étaient utilisées pour détruire des vies humaines7. Dans les KZ, à proprement parler, il ne s’agissait pas d’esclavage ayant une finalité économique, mais de « transformation du travail humain en travail de terreur », car « l’intensification du travail des détenus était uniquement un changement de degré dans la terreur »8. Dans le cas des camps d’extermination, la seule structure « productive » était celle du meurtre sérialisé.

Comme l’a montré Sonia Combe en comparant Serguiej Evstignev, le chef d’Ozerlag, un Goulag sibérien sur les rives du lac Baïkal, et Rudolf Hoess, le plus connu des commandants d’Auschwitz, leur travail n’était pas le même. Le premier devait « rééduquer » les détenus et, avant tout, construire une voie ferrée : la « trace ». À Ozerlag, la mort était la conséquence du climat et du travail forcé.

Hoess, quant à lui, calculait le « rendement » d’Auschwitz-Birkenau en tenant la comptabilité des juifs tués dans les chambres à gaz. Cela explique aussi la différence considérable entre les taux de mortalité de ces deux systèmes : dans le Goulag, il n’a jamais dépassé 20 %, en dépit du caractère massif de la déportation (18 millions de citoyens soviétiques entre 1929 et 1953), tandis que, dans les camps de concentration nazis, il était de 60 % et, dans les camps d’extermination, il était supérieur à 90 % (la plupart des rescapés sont revenus d’Auschwitz, qui était à la fois un camp de concentration et d’extermination)9.

Les slogans inscrits sur les portails d’entrée des Goulags, visant à exalter le travail forcé, source « d’honneur et de gloire, de valeur et d’héroïsme », sinon de « félicité » ou de « liberté », évoquent irrésistiblement l’aphorisme célèbre qui accueillait les déportés à Auschwitz : « le travail rend libre » (Arbeitmachtfrei), mais il s’agissait d’une analogie trompeuse. Dans leur grande majorité, les juifs déportés n’ont pas connu l’univers concentrationnaire, car ils ont été tués le jour même de leur arrivée aux camps grâce à un système d’extermination industrialisée fonctionnant comme une chaîne de production : évacuation des convois, sélection, confiscation des biens, spoliation, gazage, incinération.

Tout cela explique la grande méfiance que le concept de totalitarisme suscite au sein de l’histoire sociale. Les chercheurs qui ont essayé de comprendre le comportement d’une société au-delà de sa façade totalitaire ont été obligés d’aller outre les ressemblances extérieures entre communisme et nazisme. Bien qu’il n’ait pas toujours rejeté la notion de totalitarisme, ce travail d’analyse comparative l’a tout au moins problématisée, en indiquant ses limites10.

Notes :

1 Pour une synthèse, cf. Enzo Traverso (dir.), LeTotalitarisme. Le XXe siècle en débat, Seuil, Paris, 2001 ; Abbott Gleason, Totalitarianism. The Inner History of the Cold War, Oxford University Press, New York, 1995 ; et Wolfgang Wippermann, Totalitarismustheorien, Primus Verlag, Darmstadt, 1997.

2 Article issu de Enzo Traverso, L’histoire comme champ de bataille, Paris, la Découverte, 2012, publié sur LVSL avec l’autorisation de la maison d’édition et de l’auteur.

3 Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski, Totalitarian Dictatorship and Autocracy, Harvard University Press, Cambridge, 1956.

4 Cf. Ulrich Herbert, « Nazismo e stalinismo. Possibilità e limiti di un confronto », in Marcello FLORES (dir.), Nazismo, fascismo, comunismo. Totalitarismi a confronto, Bruno Mondadori, Milan, 1998, p. 37-66.

5 Raymond Aron, Démocratie et Totalitarisme, Gallimard, « Folio », Paris, 1965, p. 298-299, p. 61. Voir aussi, pour une comparaison entre les taux de mortalité des deux systèmes, Philippe Burrin, « Hitler et Stalin », Fascisme, nazisme, autoritarisme, Seuil, Paris 2000, p. 83, et Joël Kotek, Pierre Rigoulot, Il secolo dei campi. Concentramento, detenzione, sterminio : la tragedia del Novecento, Mondadori, Milan, 2001, p. 333-335.

6 Anne Applebaum, Gulag. A History, Doubleday, New York, 2003, ch. 5 [Goulag, Seuil, 2004].

7 Wolfgang Sofsky, L’Organisation de la terreur, Calmann-Lévy, Paris, 1995, p. 214.

8 Voir Sonia Combe, « Evstignev, roi d’Ozerlag », Ozerlag 1937-1964, Autrement, Paris, 1991, p. 214-227.

9 Cf. Anne Applebaum, Gulag, op. cit., p. 578-586. Voir aussi Nicolas WERTH, « Un État contre son peuple », in Stéphane Courtois (éd.), Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, Paris, 1997, où il souligne la fonction productive essentielle des camps soviétiques, en ajoutant que « l’entrée au camp ne signifiait pas, en règle générale, un billet sans retour » (p. 228-229). Sur le taux de mortalité des KZ nazis, cf. Wolfgang Sofsky, L’Organisation de la terreur, op. cit., p. 61. Voir aussi, pour une comparaison entre les taux de mortalité des deux systèmes, Philippe Burrin, « Hitler et Stalin », Fascisme, nazisme, autoritarisme, Seuil, Paris 2000, p. 83, et Joël Kotek, Pierre Rigoulot, Il secolo dei campi. Concentramento, detenzione, sterminio : la tragedia del Novecento, Mondadori, Milan, 2001, p. 333-335.

10 Cf. Ian Kershaw, « Retour sur le totalitarisme. Le nazisme et le stalinisme dans une perspective comparative », in Enzo Traverso (dir.), Le Totalitarisme, op. cit., p. 845-871.

22.04.2024 à 08:13

Dématérialiser pour mieux régner : l’algorithmisation du contrôle CAF

la Rédaction

img
Depuis près de quinze ans, la CAF emploie un algorithme pour contrôler ses allocataires. Croisant les données des administrations, il assigne à chaque allocataire un score de risque de « fraude ». Plus le score de risque est élevé, plus il est probable que la personne soit contrôlée. Des associations comme Changer de Cap et la Quadrature […]
Texte intégral (8874 mots)

Depuis près de quinze ans, la CAF emploie un algorithme pour contrôler ses allocataires. Croisant les données des administrations, il assigne à chaque allocataire un score de risque de « fraude ». Plus le score de risque est élevé, plus il est probable que la personne soit contrôlée. Des associations comme Changer de Cap et la Quadrature du Net ont documenté la manière dont ces pratiques pénalisent les plus précaires. Elles dénoncent des suspensions automatiques des droits, des contrôles à répétition, le manque de transparence autour de décisions prises et le manque de voies de recours. De quelle politique sociale cet algorithme est-il le nom ? Entre réduction des dépenses, criminalisation de la pauvreté et contrôle de la fraude, il met en lumière la face autoritaire et austéritaire du système contemporain de protection sociale.

Rencontre organisée par le Mouton Numérique avec Bernadette Nantois, fondatrice de l’association APICED, qui œuvre pour l’accès aux droits des travailleurs immigrés ; Vincent Dubois, professeur de sociologie et de science politique à Sciences Po Strasbourg et auteur de Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre (Raisons d’Agir, 2021) et les membres de La Quadrature du Net, association de défense des libertés en ligne. Transcrit par Dany Meyniel et édité par MBB.

Mouton Numérique – Depuis les années 1990, la branche « famille » de la Sécurité sociale a mis en place une politique de contrôle. En 2022, le collectif Stop Contrôles et Changer de Cap ont commencé à alerter sur la mise en place d’algorithmes de contrôle à la CNAF et sur leurs impacts : suspensions préventives des allocations, manque de justification de ces décisions, impossibilité de faire recours… Derrière ces pratiques, un algorithme de notation des personnes allocataires. Comment fonctionne-t-il ? A quoi est-il destiné ?

Noémie Levain (La Quadrature du Net) – À la Quadrature, on a commencé à travailler sur le sujet des algorithmes de contrôle à la CAF en rencontrant le collectif « Stop Contrôles ». On est une association qui se bat pour les libertés numériques et principalement contre la surveillance : d’abord la surveillance privée des GAFAM, la surveillance d’État et le renseignement, enfin la surveillance dans l’espace public et les outils de surveillance policiers installés dans les villes de France. La question de la dématérialisation et des algorithmes publics est arrivée par un cas de dématérialisation chez Pôle emploi où un demandeur d’emploi s’était fait radier parce qu’il faisait des demandes d’emploi en format papier plutôt qu’en ligne. On a fait un article dessus, ce qui nous a amené à rencontrer le collectif « Stop Contrôles » qui regroupe des syndicats et des associations et à lire le livre de Vincent Dubois sur l’histoire du contrôle à la CAF.

On sait que grâce à la dématérialisation des dix dernières années, la CAF dispose de profils très fins des allocataires. Elle dispose des données collectées par les services sociaux, partagées et interconnectées avec d’autres nombreux services. La volonté politique affichée au moment de développement de l’algorithme était de lutter contre la fraude à la CAF, en définissant un profil-type de « fraudeur » social et en le comparant à chaque allocataire. Ce profil type est constitué de plusieurs variables, qui correspondent à des caractéristiques, qui permettent d’établir pour chaque personne allocataire un score de risque qui va de zéro à un.

Plus la personne est proche du profil type, plus le score de risque est élevé ; et plus le score est élevé plus cette personne a une probabilité de subir un contrôle. Parmi ces critères, figurent par exemple le fait d’être un parent seul ou d’être né en dehors de l’UE. Pour mieux comprendre le fonctionnement et les critères de l’algorithme, on a fait des demandes d’accès à des documents administratifs auprès de la CNAF. [Voir le détail du fonctionnement de l’algorithme et la liste des critères pris en compte dans l’enquête de la Quadrature, n.d.r.].

Alex (LQDN) – Au tout début, autour de 2010, l’algorithme a été créé pour lutter contre la fraude mais il ne marchait pas trop bien : la fraude implique un élément intentionnel et c’est donc très compliqué, malgré toutes les données, de qualifier un élément intentionnel à partir de données socio-démographiques, professionnelles ou familiales. Par contre, l’algorithme détecte très bien les indus, les trop-perçus liés aux erreurs de déclaration des allocataires. La CAF a donc ré-entrainé son algorithme pour viser le trop-perçu. Et ça, ça a bien marché.

Sauf que dans leur discours, la CAF a continué de parler de son algorithme comme un algorithme de lutte contre la fraude. Ils ont même été interviewés à l’Assemblée Nationale, par la Délégation Nationale de lutte contre la fraude, une sorte de pseudo institution créée par Sarkozy pour chapeauter la lutte contre la fraude en France et qui œuvre au transfert de « bonnes pratiques » entre administrations. Ils mettaient toujours la CAF en avant et la CAF, à ce moment-là, parlait de son algorithme comme un algorithme contre la fraude alors même qu’elle savait que c’était la lutte contre les trop-perçus. Pendant dix ans elle a joué un jeu un peu flou et aujourd’hui où on lui dit : « vous notez les gens selon leur potentialité d’être fraudeur(se)s », elle se rend compte que ce n’est pas bon et fait un rétropédalage et dit : « non, nous on a un truc qui détecte les erreurs ».

En creusant le sujet de la CAF on s’est rendu compte que ce type de pratiques sont présentes à l’Assurance Maladie et à l’Assurance Vieillesse. En ce qui concerne Pôle emploi, ils ont des projets pour organiser les contrôles des chômeurs et chômeuses par du profilage. Les impôts font la même chose. C’est le même principe que la surveillance automatisée dans l’espace public que nous constatons dans Technopolice : on va confier à un algorithme la tâche de repérer un profil type avec des critères et des paramètres préétablis, qui vont être la source d’une interpellation ou d’une action policière. Chaque institution a son profil type de profils à risque : dans la rue on a des profils type de comportements suspects ; la DGSI flague les suspects en surveillant l’intégralité des flux internet ; la Sécurité Sociale a ses fraudeurs. On assiste à une multiplication des scores de risques dans les administrations dans l’opacité la plus totale. Mais elle a des implications très concrètes et très violentes pour les usagèr.es.

M.N. – Comment ces techniques de data mining ont-elles été développées dans l’action sociale ?

Vincent Dubois – En ce qui concerne la constitution des modèles et leurs données, la CNAF diligente périodiquement des enquêtes grandeur nature avec des échantillons extrêmement importants. Au début du datamining, c’était cinq mille dossiers d’allocataires sélectionnés de façon aléatoire qui ont fait l’objet de contrôle sur place, d’enquêtes très approfondies. L’idée était donc d’identifier, sur ce grand nombre de dossiers, les dossiers frauduleux.

À partir du moment où on a identifié les dossiers frauduleux et des dossiers avec des erreurs et des possibilités d’indus, on s’est intéressé aux caractéristiques qui spécifiaient ces dossiers par rapport aux autres. C’est là qu’intervient la technique de datamining qui est une technique de statistique prédictive qui modélise, calcule les corrélations entre les caractéristiques propres à ces dossiers « à problème » de façon à construire des modèles qui ensuite vont être appliqués à l’ensembles des dossiers. Une fois ces modèles réalisés, l’ensemble des dossiers des allocataires sont chaque mois passés de façon automatisée sous les fourches caudines de ce traitement statistique et là effectivement on détermine ce que l’institution appelle un « score de risque ».

Les Caisses locales reçoivent les listings avec les scores de risque et décident de lancer des contrôles sur pièces, sur place et les dossiers les plus fortement scorés font systématiquement l’objet de contrôles et ensuite on descend dans la liste en fonction du nombre de dossiers concernés et rapportés aux moyens humains déployés. Donc si on veut être précis, ce n’est pas en tant que tel un outil de contrôle, c’est un outil de détection des risques de survenance d’une erreur qui sert au déclenchement d’un contrôle.

M.N. – Si l’algorithme a été généralisé autour des années 2010, il s’inscrit dans un politique de contrôle de longue date, laquelle est-elle ?

Vincent Dubois – La longue histoire politique du contrôle commence autour de 1995, quand Alain Juppé commandite le premier rapport parlementaire et lance le premier plan de ce qui va devenir le plan de lutte contre la fraude. C’était tout de suite après l’élection de Chirac, dont la campagne avait été consacrée à la fameuse fracture sociale, plus ou moins oubliée par la suite, et à des réductions d’impôts qui n’ont pas eu lieu. Il y a alors une ambition très politique, c’est assez explicitement pour donner le change que Juppé met en avant la « bonne dépense » de l’argent public plutôt que de chiffrer le montant de la fraude dont on n’a à l’époque aucune idée.

La Cour des comptes, l’ensemble des organismes soutenaient d’ailleurs que c’était impossible à chiffrer. La politique ne sera donc pas fondée sur une évaluation a priori ni de l’importance de la fraude ni de l’augmentation de la fraude. C’est très politique, même si le sens peu changer dans le temps. Ce qu’il se passe autour de 2007, c’est que la dimension morale intervient. On ne fait pas seulement rogner sur la protection sociale : autour de 2007, le grand projet de société proposé par Sarkozy – je personnalise mais Sarkozy n’est pas le seul – c’est le travail, la valeur travail. Tous les sociologues savent que pour qu’une norme existe il faut aussi identifier son contraire. Le contraire de la valeur travail c’est l’assistanat, et le comble de l’assistanat c’est l’abus des prestations sociales. Mon hypothèse est que si à l’époque de Sarkozy on a autant mis l’accent là-dessus, c’est que c’était un moyen de, par contraste, de promouvoir ce qui était au cœur du projet de société sarkozyste.

À la Caisse Nationale des Allocations Familiales, il y a trois formes essentielles de contrôle.Je vais les détailler pour permettre de comprendre la place qu’occupe effectivement le datamining. La première, c’est le contrôle automatisé par échange de données entre administrations. Lorsque les allocataires déclarent leurs ressources à la CAF, on les croise avec celles déclarées à l’administration fiscale ; si ça ne correspond pas, cela débouche sur une suspicion de fausse déclaration ou d’erreur de déclaration. La pratique s’est développée grâce à l’autorisation de l’usage du NIR[Numéro d’Inscription au Répertoire, n.d.r.], le numéro de sécurité sociale.

Pour la petite histoire, la licitation de l’usage du NIR pour ce genre de pratiques, auparavant interdites, est le produit dans les années 90 d’un amendement déposé par un député, ancien maire ex-communiste de Montreuil, qui l’avait déposé pour la lutte contre la fraude fiscale1. Depuis 1995-1996, les échanges de données se sont démultipliés par petites touches successives, de convention bilatérale en convention bilatérale entre la CNAF et les Impôts, la CNAF et Pôle emploi, la CNAF et les rectorats pour l’inscription des enfants dans les établissements scolaires, les autres caisses nationales de sécurité sociale, etc. Cette complexité est bien faite pour empêcher toute visibilité publique du développement de ces échanges.

Celles et ceux qui s’intéressent à ce sujet connaissent l’historique classique de la loi informatique et libertés et le fichier Safari, un grand projet de concentration des données personnelles détenues par les administrations de l’État. Au milieu des années 1970, il a induit un grand débat donnant lieu à la Loi Informatique et Libertés et la création de la CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés) pour encadrer, réguler et vérifier les usages du numérique dans les administrations. Avec le croisement de données grâce au NIR il n’y a pas eu de débat, parce que ce sont des mesures techniques qui ont eu lieu institution par institution. Résultat : une prolifération de techniques et un volume de données personnelles détenues par les administrations sans commune mesure avec le projet Safari.

Le deuxième volet du contrôle, avec son outil le plus classique, c’est ce qu’on appelle le contrôle sur pièces : l’appel de documents complémentaires ou de justificatifs lancé par les techniciens conseil dans les CAF qui demandent de leur envoyer une fiche de paye, un certificat de scolarité ou autres. Le troisième outil est le contrôle sur place. Des contrôleurs assermentés et mandatés pour aller vérifier sur place les situations des personnes avec toute une série de techniques qui se pensent comme quasi policières avec d’ailleurs des prérogatives qui sont plus importantes que celle d’un officier de police judiciaire qui n’agit que sur commission rogatoire et qui ne peut pas rentrer dans le domicile des personnes alors que les contrôleurs de la CAF le peuvent. Ça prend souvent la forme d’une enquête de voisinage, une visite au domicile avec un interrogatoire qui a changé un petit peu de forme et puis de statuts durant ces dernières années entre autres sous l’effet du datamining.

Ces trois outils sont inégalement appliqués en fonction des caractéristiques sociales des allocataires. Schématiquement, une personne allocataire ou une famille qui ne perçoit que les allocations familiales et/ou un peu d’allocation logement, qui a un foyer stable, un emploi stable etc., n’est contrôlée que de façon distante et invisible, par des échanges de données informatisées. Les appels sur pièces sont un peu plus ciblés sur des cas un peu plus difficiles et les contrôles sur place, les plus intrusifs sont quasiment exclusivement réservés aux dossiers les plus complexes, qui sont en fait les dossiers des allocataires aux situations les plus précaires. Il y a une différenciation sociale dans la manière d’être contrôlé et dans l’exposition aux sanctions.

M.N. – En quoi consiste cette différenciation sociale du contrôle et de l’exposition aux sanctions ? Et en fonction de quelles catégories socio-démographiques ou prestations le contrôle à la CNAF va-t-il varier ?

Vincent Dubois – En règle générale, on peut dire que datamining intensifie la différenciation sociale du contrôle déjà à l’œuvre avec les techniques antérieures. La politique de contrôle de la CNAF a été formalisée au milieu des années 90, de manière de plus en plus rationalisée avec des objectifs contractuellement définis dans les Conventions d’Objectifs et de Gestion (les COG, qui lient contractuellement les branches de la Sécu et l’État2) avec une batterie d’indicateurs : indicateurs de performance, de réalisation, d’intéressement, indicateurs de risque, indice de risque résiduel, etc.

C’est là qu’a été établi un plan annuel de contrôles avec des objectifs chiffrés : « objectif fraude », « objectif fraude arrangée », etc. Le déclenchement des contrôles sur pièces et sur place reposait précisément sur ces cibles. Avant cette politique, les cadres de la CNAF proposaient des cibles de contrôle sur la base des résultats des politiques antérieures. Tout ça a disparu au profit du datamining qui est une déduction ex-post des types de dossiers susceptibles d’erreurs et donc objets de contrôle. C’est important, parce que ça permet à l’institution de se dédouaner complètement de ses choix. Ça lui permet de soutenir que personne ne décide de surcontrôler les bénéficiaires du RSA, que c’est juste le calcul algorithmique qui établit que le niveau de risque est plus important pour les bénéficiaires du RSA. « C’est la machine qui le dit. »

La technique de data mining a, de fait, un effet discriminatoire et conduit à surcontrôler les plus précaires. Plus les situations sont précaires, plus les personnes qui les vivent sont éligibles à des prestations dont les critères sont extrêmement complexes et nombreux. Pour le RSA par exemple, il y a énormément de critères pris en compte et une déclaration trimestrielle à remplir. De façon mécanique, plus il y a de critères et plus il y a d’échéances, plus il y a de risques d’erreur, de non-déclarations intentionnelles ou non, de retards dans la déclaration…

Ce qui ne veut pas du tout dire que les bénéficiaires du RSA trichent davantage que les bénéficiaires de l’allocation logement, mais que la structure même de la prestation qu’ils reçoivent les conduisent à être surcontrôlés. Ajoutez que les personnes dans des situations de précarité sont définies précisément par l’instabilité de leurs revenus, de leurs statuts d’emploi, parfois de leurs situations familiales et de leurs logements… Elle sont sujettes à davantage de changements et il y aura forcément davantage de risques d’erreurs qui justifient techniquement le surcontrôle.

Il est possible de prouver tout ça statistiquement, avec les données mises à disposition par la CNAF et les CAF, qui sont en fait des institutions assez ouvertes, du moins pour des éléments statistiques. J’ai pu avoir et mettre ensemble des données sur les types de contrôle rapportées aux caractéristiques des allocataires et constater de façon extrêmement claire que les chances de statistiques d’exposition au contrôle croissent linéairement avec le niveau de précarité. Autrement dit, plus on est précaire plus on est contrôlé.

M.N. – Comment interpréter le type de politique sociale qui se dégage de ces pratiques de contrôle ? Est-elle guidée par une volonté de contrôle ? Ou bien, plus classiquement, par une ambition de réduction des dépenses ?

Noémie Levain (LQDN) – Le livre de Vincent illustre comment les enjeux de fraude ont été créés dans les années 90. C’est aussi le moment où s’installe l’idée que les personnes précaires qui demandent des aides sont redevables à l’égard de la société – comme avec le RSA, où ils et elles sont redevables de quinze ou vingt heures de travail. Demander des aides a une contrepartie : on va te surveiller, tu es sur le fil constamment, tu n’as pas le droit à l’erreur avec la vieille rengaine du « Si tu n’as rien à cacher, ce n’est pas grave ». Surveiller les demandeurs et demandeuses d’aide est en fait très grave et lié à une forme de criminalisation de la pauvreté.

Bernadette Nantois – Outre cette dimension de surveillance, il y a clairement une logique néo-libérale de réduction des dépenses publiques. Elle n’est pas assumée et opère de fait, par la complexité du système. C’est le cas dans les différentes branches de la Sécurité sociale : je pense qu’il y a une véritable volonté de réduire les dépenses sociales par l’introduction d’obstacles de l’accès aux droits.

Peu importe l’intention précise des dirigeants CNAF : le non-recours est budgété chaque année dans les budgets de l’État. Ce que les organismes sociaux appellent le « non-recours » c’est le fait que des gens qui auraient droit à des prestations ne les réclament pas. Or, une partie du budget est prévue comme étant non-dépensée ; c’est inclus et calculé. Cela signifie que l’on affiche la lutte contre le non-recours alors qu’on l’organise dans la pratique. Ça n’élimine pas cette dimension de surveillance mais qu’il y a aussi une logique purement politique froide, économique, claire qui consiste à dire que « les pauvres ont un coût et ils coûtent trop cher » même si en réalité ils coûtent beaucoup moins que d’autres dépenses. Mais ça, c’est un autre sujet…

Vincent Dubois – Quelques chiffres pour avoir un ordre de grandeur au sujet de la fraude et du non-recours. Le montant de la fraude détectée dans la branche famille et sécurité sociale se situe entre 300 et 320 millions d’euros par an3 [le montant s’élevait à 351 millions d’euros pour l’année 2022, n.d.r.]. L’évaluation qui est faite du non-recours au seul RSA dépasse les 3 milliards. Dans tous les cas, le montant de fraude évaluée reste inférieur au montant du non-recours évalué pour le seul RSA. On pourrait ajouter à cela de nombreuses comparaisons avec les montants et les proportions en matière de travail non déclaré, le défaut de cotisation patronale, sans parler de l’évasion fiscale, pour laquelle on est dans des ordres de grandeur qui n’ont rien à voir. C’est ce qu’en tout cas disent des institutions aussi furieusement libertaires et gauchistes que la Cour des Comptes !

En ce qui concerne les objectifs politiques de la CNAF, je ne suis pas à l’aise à l’idée de donner un grand objectif à ces politiques parce que c’est en fait – c’est un mot de sociologue un peu facile – toujours plus compliqué que ça. En matière d’objectif proprement financier, on constate que le contrôle en tant que tel ne produit pas tant de rentrées d’argent que ça, rapporté et au volume global des prestations et surtout rapporté aux autres formes de fraude.

Ce qui est intéressant cependant, c’est qu’alors qu’on renforçait le contrôle des bénéficiaires de prestations sociales, qu’on adoptait une acception de plus en plus large de la notion même de « fraude » dans le domaine de la Sécurité sociale, on a largement assoupli le contrôle fiscal. Le travail du sociologue Alexis Spire le montre très bien. De même, alors qu’en 2005 on a fait obligation légalement, dans le code de la Sécurité sociale, aux caisses de Sécurité sociale de déposer plainte au pénal dans les cas de fraudes avérées qui atteignent un certain montant.

Avec le « verrou de Bercy » – certes un peu assoupli par la loi de 2018 – on est dans le cas symétriquement inverse [le « verrou de Bercy » définit le monopole du Ministère du budget en matière de poursuites pénales pour fraude fiscale, n.d.r.] Enfin, on a doté les corps de contrôleurs d’effectifs supplémentaires, passant de 500 à 700 controleurs ; ça ne semble pas beaucoup mais dans un contexte de réduction des effectifs, c’est une augmentation nette. Pendant ce temps, les moyens alloués au contrôle fiscal ont décliné…

Dernier élément : je vous parlais de l’explosion du nombre d’indicateurs (de performance, de réalisation, d’intéressement, de risque, etc.). On calcule vraiment beaucoup de choses, sauf une : le coût du contrôle, c’est étonnant… Le coût du contrôle n’est jamais calculé, sauf pour le contrôle sur place.

La culture du contrôle a essaimé au sein des institutions et ça fait partie du rôle quotidien d’un grand nombre d’employés qui ne sont pas spécifiquement dédiés au contrôle, du guichetier aux techniciens conseil en passant par l’agent comptable, etc. Donc l’argument financier qui voudrait que ce soit de bonne gestion, en fait, ne s’applique pas si bien que ça. Je dirais qu’il y a davantage une logique de mise en scène de la gestion rigoureuse qu’une logique véritablement comptable de limitation des dépenses dans le cadre de la lutte contre la fraude.

M.N. – On a parlé des pratiques, des techniques et des objectifs du contrôle. Qu’en est-il de ses conséquences du point de vue des allocataires ? On sait qu’un contrôle conduit souvent à la suspension des allocations, à des sanctions envers les allocataires, qui sont par ailleurs très difficiles à contester.

Bernadette Nantois – Je vais reprendre ce qui a été dit à un niveau peut-être plus concret, en partant du point de vue des allocataires. En 2022, il y avait 13,7 millions de personnes allocataires à la CAF et 31,1 millions de personnes concernées par les prestations versées4. Concrètement, la plupart des prestations versées par les CAF le sont sous condition de ressources ; c’est notamment le cas du RSA, de la prime d’activité et de l’AAH, qui représentent 7,43 millions de bénéficiaires sur un total de 13,7 millions foyers allocataires. Elles sont soumises à des déclarations de ressources trimestrielles (DTR).

Cela permet une grande collecte de données par le dispositif de ressources mensuelle, DRM, mis en place pour permettre le croisement entre administrations5. Les CAF reçoivent des données qui viennent de Pôle emploi, de l’assurance maladie, de la CNAV, des Impôts, qui viennent des URSSAF via la DSN (Déclaration Sociale Nominative) par les employeurs et toutes ces données sont mises en écho avec les données déclarées par les personnes allocataires. C’est ce qui aboutit aux fameux contrôles automatisés dont parlait Vincent Dubois, qui sont extrêmement fréquents et les allocataires n’en ont connaissance que quand il y a une incohérence, qui peut avoir plusieurs raisons.

Les raisons peuvent être des erreurs des allocataires, puisqu’effectivement pour chaque allocation la base ressource à déclarer n’est pas la même, mais aussi un retard dans des feuilles de paye ou des heures en plus ou en moins qui causent une incohérence… Une variation de 50 à 100 euros suffit à déclencher un contrôle.

Ça se traduit dans les faits sur ce qu’on appelle une « suspension préventive » des droits. Concrètement, la personne découvre tout simplement que le cinq du mois, l’AAH ne tombe pas… et généralement ce n’est pas que l’AAH qui ne tombe pas c’est aussi l’allocation logement, ou la prime d’activité, les allocations familiales sous condition de ressources et l’APL ne tombent pas.

Selon la CNAF, il y a 31,6 millions de contrôles automatisés par an – pour 33 millions de personnes bénéficiaires et 13,7 millions de foyers6. Ce qui signifie qu’un foyer peut faire l’objet de plusieurs contrôles en même temps. Il y a 4 millions de contrôles sur pièces – en gros la moitié des bénéficiaires du RSA, de la prime d’activité et de l’AAH, et 106 000 contrôles sur place. Les contrôles sur place ont quelque chose de pervers et de malhonnête – je ne peux pas le qualifier autrement. Ce dont on se rend compte, c’est qu’ une partie de ces contrôles sur place sont faits de façon inopinée, c’est-à-dire qu’on le découvre quand on est au contentieux face à la CNAF. L’allocataire n’est pas mis au courant qu’il y a eu le passage d’un contrôleur à son domicile, et de fait si par hasard, il n’était pas à son domicile, on décide qu’il s’est volontairement soustrait à un contrôle. C’est comme ça que la CAF argumente quand on se retrouve devant le pôle social du tribunal judiciaire lorsqu’on conteste la suspension du versement des prestations.

Les contrôles automatisés – avec les scores de risque derrière- sont le cas le plus massif de contrôle. Le plus souvent, les personnes allocataires ne seraient pas informées s’ils ne se traduisaient pas par la suspension des droits. Cette suspension peut durer des mois et des mois. Lorsque c’est la seule ressource dont elles disposent, les situations deviennent assez vite extrêmement dramatiques ; concrètement on peut avoir des ménages avec deux/trois contrôles par an, avec suspension des droits. Ce n’est pas rare : c’est la moyenne de ce qu’on constate au quotidien depuis les sept/huit dernières années de travail avec les personnes allocataires.

Ces contrôles peuvent aussi être déclenchés du fait du dysfonctionnement interne de ces organismes – c’est fréquemment le cas en Ile-de-France – en raison des les pertes de documents et en raison des délais de traitement des documents. À Paris, c’est six mois de délai… Ce délai signifie qu’il y a deux déclarations de ressources trimestrielles qui ne sont pas arrivées. L’allocataire va s’apercevoir qu’il n’a pas eu de versement sur son compte. Conséquence : une famille avec trois enfants qui a une allocation soutien familial, si elle fait l’objet d’un contrôle automatisé dont elle n’est pas informée, va se trouver confrontée à la suspension des droits qui est corrélative. Cela va suspendre aussi l’allocation adulte handicapé et l’allocation logement, a minima.

Ce sont vraiment des situations assez dramatiques et qui peuvent durer : il faut au minimum trois ou quatre mois pour arriver à rétablir une suspension de droits. Au mieux, ça se dénoue moyennant intervention d’une association ou d’un juriste, sans en arriver au contentieux total. Pendant ce temps, impossibilité de payer le loyer, d’assurer les dépenses courantes, de payer l’électricité, endettement, frais bancaires, emprunts auprès des proches, etc. Ça créé des situations de profonde détresse. Les suicides ne sont pas rares.

En cas de trop-perçus, les allocataires ne reçoivent pas non plus de notification.Ils ne sont pas informés des modalités de calcul, de comment l’indu a été identifié, des possibilités qu’ils ont de rectifier – alors qu’il y a quand même cette fameuse loi du droit à l’erreur de 2018 – et quand il y a des notifications, elles sont sommaires, automatiques et ne permettent en rien d’organiser la défense de la personne. Pour les montants des retenues c’est exactement la même chose, ils ne sont pas calculés en prenant en compte la situation de l’allocataire et de ce qu’on appelle le reste à vivre, le minimum à lui laisser pour qu’il puisse s’en sortir.

En revanche, ni les rappels, ni les suspensions, ni les dettes ne sont prises en compte pour demander d’autres droits, comme la Complémentaire de Santé Solidaire (C2S) ou la prime d’activité. Pour faire une demande de C2S, ça se fait sur la base des revenus de l’année précédente, sur le montant total reçu, sans prendre en compte les rappels et les suspensions. Ça génère des cumuls de précarité pour les personnes. Et ce, sans oublier que les rappels et suspensions sont souvent liées à des dysfonctionnements internes et pas seulement à des erreurs, voire intention de fraude.

Que faire pour se défendre ? Face à une suspension de droits, la première des choses est de faire une demande de motif pour la suspension. Généralement il n’y a pas de réponse, donc on essaie d’avoir des arguments pour organiser la défense sans réponse sur les motifs. Il faut d’abord faire un recours amiable devant la commission de recours amiable : c’est obligatoire pour aller au contentieux. Et les commissions de recours amiable ne répondent jamais. Au bout de deux mois sans réponse, on va aller au contentieux, soit devant le tribunal administratif, soit devant le pôle social du tribunal judiciaire. Et là se pose le problème des délais. Le recours est censé être suspensif, c’est-à-dire de rétablir le versement des droits, mais le fait de faire un recours n’interrompt pas la suspension et les allocataires restent toujours sans ressources, dans une situation véritablement d’impasse.

Il faut compter quatre, six mois, voire un an dans une procédure normale pour avoir une audience. Et une fois devant la justice, les CAF sont très familières d’un procédé qui est le renvoi d’audience : dès lors qu’elles reçoivent une assignation et qu’une date d’audience est fixée, elles font généralement un rappel partiel ou total des droits pour lesquels l’allocataire a saisi la juridiction, avec une incitation vive à ce que l’allocataire se désiste.

Si ce dernier ne le fait pas et qu’il va jusqu’à l’audience, un renvoi est systématiquement demandé – les renvois c’est encore trois, quatre cinq, six, huit mois – et les CAF vont utiliser des manœuvres dilatoires, elles vont par exemple redéclencher un contrôle. Je l’ai vu dans tous les cas qui sont passés au pôle social du tribunal judiciaire. A l’issue de ce laborieux processus, on peut arriver à terme à obtenir des bons jugements et à rétablir la situation des personnes allocataires, mais elles se seront trouvées pendant huit, neuf, dix mois, un an sans ressources. Je vous laisse imaginer les situations que ça peut générer…

M.N. – Par-delà l’accompagnement des personnes allocataires, comment les associations se mobilisent-elles dans de telles circonstances ?

Bernadette Nantois – Les défenses individuelles sont un peu désespérantes. Elles sont nécessaires mais laborieuses et énormément d’allocataires se retrouvent dans une impasse complète, sans aucune assistance pour se défendre. Ce n’est pas APICED qui se mobilise toute seule, loin de là. Le collectif « Changer de Cap » a fait un énorme travail de recensement de témoignages et d’identification de ces problèmes. On essaie de mobiliser à différents niveaux : on commence à avoir un petit relai médiatique avec quelques émissions sur ces questions-là ; il y a eu une mobilisation au niveau associatif, avec la mise en place de groupes d’entraide entre personnes allocataires, et on essaie de mobiliser des grosses structures (Secours Catholique, ATD Quart Monde, Ligue des Droits de l’Homme, Fondation Abbé Pierre, etc.) pour qu’elles relayent le travail auprès des instances de concertation auxquelles elles participent, notamment au sujet des Conventions d’Objectifs et de Gestion (COG).

Au niveau des revendications, ce que Changer de Cap essaie de porter auprès de la CNAF, c’est premièrement l’égalité des pratiques et des contrôles et d’instaurer un contrôle de légalité et mise en place des évaluations des obstacles rencontrés par les allocataires. Le deuxième point c’est d’essayer d’humaniser les pratiques et les relations, de remettre un accueil physique en place avec des agents qualifiés, de restaurer un accompagnement social de qualité, de créer des postes qualifiées au sein des CAF, pour réinternaliser un certain nombre d’actions, à commencer par les services numériques et par les agents techniciens. Aujourd’hui, il y a énormément de marchés privés qui sont contractés par la CNAF. À titre d’exemple, elle a attribué 477 millions d’euros en novembre 2022 à des cabinets de conseil sur des questions de prestations informatiques et sur des questions de gestion de la relation aux usagers.

Troisième point : c’est restaurer la transparence. On demande que toutes les circulaires ou les textes internes qui ont valeur de circulaires, qui ont des effets juridiques soient publiés. On est dans une situation de dissimulations totale, alors qu’il y a une obligation légale que les organismes sociaux transmettent ces informations à l’ensemble de la population. On demande aussi de mettre le numérique au service de la relation humaine.

La formule est large mais l’idée ce serait qu’il y ait un débat public autour de ces questions et notamment autour de cette sous-traitance au privé. Enfin, associer les usagers aussi aux interfaces. Nous ne nous illusionnons pas, nous n’allons pas revenir à un traitement papier, mais que ceux contraints d’utiliser ces interfaces soient a minima associés pour pouvoir expérimenter, essayer de trouver des systèmes qui soient un peu plus fluides et un peu plus simples. Et puis, d’une manière plus large, en finir avec l’affaiblissement de la protection sociale, et revoir le budget de la protection sociale à la hausse.

Alex (LQDN) – Du côté de la Quadrature, nous allons continuer le travail de documentation. On a demandé le code source de l’algorithme, demande évidemment refusée par la CNAF. On a saisi la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs) qui est censée dire si notre demande était légitime, et celle-ci ayant répondu qu’elle l’était, nous allons redemander le code source à la CAF. L’argument principal pour refuser le code source de l’algorithme consiste à dire qu’il permettrait aux fraudeurs et fraudeuses de le déjouer.

Si l’on considère que les principaux critères qui dégradent la note des personnes allocataires sont des critères de précarité, l’argument est simplement scandaleux. Comme si, une fois les critères connus, les gens se trouvaient un emploi bien payé et changeaient de quartier de résidence pour mieux… frauder. Mais comme on sait que ces algorithmes sont mis à jour régulièrement, on en a demandé les versions antérieures, pour lesquelles il n’est pas possible d’avancer l’argument de la fraude.

On parle actuellement de l’algorithme de lutte contre la fraude, mais il y a aussi le problème de l’algorithme de calcul des prestations sociales CRISTAL, qui est une sorte d’énorme masse informatique, fourrée d’erreurs. C’est un algorithme qui est censé prendre la loi et calculer le montant des droits, mais on finit par comprendre que le programme informatique est plein des bugs. Un certain nombre d’associations a repéré que des droits étaient régulièrement refusés ou calculés de manière erronée. Évidemment CAF a connaissance de ces problèmes-là, puisque pour les personnes qui ont la chance d’être accompagnées par des structures qui font des recours individuels ont fini par identifier les problèmes, mais elle ne change toujours pas le code de son programme.

Dernier point : Macron a beaucoup mis l’accent sur l’importance de la solidarité à la source7. Seulement, cette mesure requiert pour sa mise en œuvre la collecte et l’échanges de données entre administrations. L’idée est d’avoir une sorte d’État social automatisé où il n’y aurait plus rien à déclarer et les aides seraient versées (ou non) automatiquement. Ça implique concrètement une transparence ultra forte vis-à-vis de l’État, avec une sorte de chantage : si vous n’êtes pas transparents on ne vous donne pas d’argent. Mais la collecte de données n’est pas neutre. Ce que l’on a récemment découvert, c’est par exemple que la police peut aussi demander les données de l’URSSAF, de Pôle emploi, de la CAF… Lors des enquêtes, elle sollicite la CAF, qui a une adresse mail dédiée aux réquisitions. Par-delà la promesse d’automatisation, la solidarité à la source c’est aussi plus de transparence face à l’État, plus d’interconnections de fichiers. C’est un pouvoir que l’on donne à l’État.

Vincent Dubois – Le datamining, même s’il est initialement conçu pour identifier les fraudes et plus généralement les erreurs, peut aussi permettre identifier le non-recours. Je l’avais naïvement écrit dans mon premier rapport : pourquoi ne pas faire des modèles pour lutter contre le non-recours ? Mais voilà, le modèle de data mining date de plus de dix ans, et rien n’a été mis en place pour lutter contre le non-recours de façon systématique…

Bernadette Nantois – Au vu du niveau de dysfonctionnement actuel, je suis très réservée sur la question de la solidarité à la source. Inverser le datamining, mais l’utiliser pour repérer ceux qui ont des droits théoriquement… Sur les espaces des allocataires aujourd’hui, on a souvent des alertes rouges sur la page d’accueil : « alerte », un gros carré rouge et un message qui vous dit : « vous avez droit à la prime d’activité… » et c’est probablement lié à une programmation informatique… Le problème c’est que généralement ce n’est pas vrai et ça peut aussi être un élément de blocage pour l’allocataire qui ne souhaite pas y répondre.

Que ce soit pour des allocations sous conditions de ressources ou pour l’allocation soutien familial, une personne peut très bien ne pas souhaiter faire une procédure ou demander l’allocation pour différentes raisons. Mais s’il ne le fait pas, ça bloque… Il y a des petits indices dans la manière dont les choses se passent aujourd’hui qui font que je ne suis absolument pas favorable ni à l’inversion du datamining ni à la solidarité à la source qui s’accompagnerait d’un DRM généralisé (dispositif de déclaration des ressources mensuelles), avec la transmission totale des données entre tous les organismes de Sécurité sociale et assimilés : URSSAF, les déclarations des employeurs, ainsi que les impôts.

Alex (LQDN) – Cette proposition de retourner le datamining, c’est aussi pour justifier l’utilisation du datamining à des fins de contrôle. Pour la petite histoire, dans les années 2012-2013, le directeur des statistiques de la CAF qui a écrit un petit article pour présenter l’utilisation du datamining par la CAF à des fins de contrôle et il finit son article en disant : « ça nous embête un peu de le faire que pour la lutte contre le contrôle, on aimerait bien aussi le faire pour utiliser le datamining à des fins de non-recours… ». Donc quand en 2022, la CAF dit ça y est, on a un peu travaillé sur l’algorithme de non-recours, ce qu’elle ne dit pas c’est que ça fait dix ans qu’elle aurait pu le faire et qu’en interne par ailleurs il y avait des demandes. Ça fait dix ans qu’ils ne le font pas et ils ne le font pas sciemment.

Personne du public – Je pense que cette idée d’inversion du contrôle n’est pas la bonne. D’une part, ça implique une collecte de données de plus en plus invasive, massive et fine. De l’autre, vous avez cité Brard, l’ancien maire de Montreuil qui a autorisé l’utilisation du NIR : c’était originairement à des fins de contrôle fiscal… Ce qu’on voit, c’est qu’il n’y a pas un mauvais ou un bon contrôle. Les gens veulent opposer fraude dite sociale et fraude fiscale, mais tout le monde est d’accord pour lutter contre les fraudeurs, seulement pas sur leur identité. C’est contrôle la logique du contrôle qu’il faut lutter. Ce contrôle-là, comme vous l’avez dit, n’est pas motivé par une raison strictement comptable : il n’y a pas énormément d’argent en jeu.

Ce que vous avez moins évoqué c’est qu’il y a une idéologie « travailliste » forte et que c’est là-dessus que le mouvement ouvrier est d’accord avec les patrons, avec les Macron : il faut que les gens aillent bosser… La première fois où j’ai entendu parler d’assistanat c’est dans la bouche de Lionel Jospin en 1998, ce n’était pas Sarkozy et la valeur travail. Ceux qui nous ont rabâché pendant des décennies avec le fait qu’on avait sa dignité dans le boulot, ce sont les socialistes.

C’est une idéologie extrêmement forte, qui lutte pied à pied contre l’idée de la solidarité collective et de l’aide sociale. Personne ne veut défendre des pratiques qui sortent de la norme, comme la fraude, donc personne ne va prendre la défense de ces catégories-là, même s’il y a peut-être quelque chose qui est en train de changer lorsqu’on arrive à dire, comme le fait La Quadrature du Net, qu’on s’oppose à la logique du contrôle.

Notes :

1 L’amendement Brard réintroduit la possibilité, supprimée par la Loi Informatique et Libertés de 1978, de réintroduire le NIR dans les fichiers, ce qui permet de rapprocher les informations détenues sur une même personne par différentes administrations. Initialement prévu pour lutter contre la fraude fiscale, cet usage va être progressivement étendu à la « fraude sociale », puis généralisé. Voir à ce sujet l’article de Claude Poulain sur la revue Terminal.

2 Conventions conclues depuis 1996 entre l’État et les différents organismes de Sécurité sociale, elles établissent sous forme d’un document contractuel les axes stratégiques et les objectifs de gestion des caisses.

3 Ce chiffre concerne la fraude détectée. Il soulève la question de savoir quelle part de fraude est effectivement détectée, et à quel point ses montants dépendent d’une augmentation de la fraude réelle ou plutôt une augmentatin des moyens consacrés à sa détection. La CNAF est le seul organise à avoir établi des projections permettant d’évaluer ce que serait la fraude réelle, au-delà de celle détectée. Elle serait comprise entre 1,9 et 2,6 milliards d’euros par an.

4 Les prestations se divisent entre allocations liées à la famille, les aides personnalisées au logement (toutes deux issues du budget de l’État) et les allocations de solidarité envers les personnes les plus fragiles (le RSA, issu des budgets des départements ; la prime d’activité en complément des revenus pour les travailleurs aux revenus modestes et l’allocation adulte handicapés, issue du budget de l’État). Le versement d’une prestation – ou sa suspension – affecte autant l’allocataire que les membres de son foyer.

5 Créée en 2019, cette base de données centralise pour chaque assuré social différentes données. Le 31 janvier 2024, l’emploi a été étendu à titre d’expérimentation, afin de permettre par exemple de cibler les contrôles à la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse ou pour commencer à mettre en place le projet de solidarité à la source.

6 En 2022, le nombre de contrôles automatisés était de 29,2 millions. Source CNAF.

7 Projet de versement automatique des aides sociales, sur le modèle du prélèvement à la source mise en place par les impôts.

21.04.2024 à 19:31

Le Sénégal à l’ère du souverainisme et des incertitudes

Randy Nemoz

img
Après des années de secousses politiques marquées par des émeutes et manifestations meurtrières, le Sénégal bascule dans l’inconnu. Une aventure politique portée par une jeunesse qui a vu en Ousmane Sonko l’étincelle de l’espoir : une fenêtre vers un avenir sans chômage, sans corruption, et peut-être, aussi, sans la France. Après de nombreux rebondissements judiciaires, c’est […]
Texte intégral (3236 mots)

Après des années de secousses politiques marquées par des émeutes et manifestations meurtrières, le Sénégal bascule dans l’inconnu. Une aventure politique portée par une jeunesse qui a vu en Ousmane Sonko l’étincelle de l’espoir : une fenêtre vers un avenir sans chômage, sans corruption, et peut-être, aussi, sans la France. Après de nombreux rebondissements judiciaires, c’est le fidèle de Sonko, Bassirou Diomaye Faye, qui a pu se porter candidat et emporter l’élection présidentielle. Le jeune inspecteur des impôts de 44 ans a nommé son mentor au poste de Premier ministre dans la foulée. L’occasion pour ces souverainistes aux accents panafricanistes et aux accents parfois conservateurs de mettre en place la politique de ruptures promise à la jeunesse sénégalaise en se confrontant à la réalité du pouvoir. Retour sur l’ascension d’un ovni politique, volontiers taxé de « populiste » quand son projet se veut avant tout « pragmatique ».

Dix ans d’ascension fulgurante

Il aura fallu dix ans à Ousmane Sonko et son fidèle Diomaye Faye pour conquérir le pouvoir au Sénégal. En 2014, ces deux inspecteurs des impôts créaient le PASTEF (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), un parti souverainiste fondé sur la dénonciation de la dépendance de leur pays aux intérêts étrangers et de la corruption des élites qu’ils ont vue et combattue quand ils étaient fonctionnaires. En très peu de temps, ce discours trouve un écho puissant dans une jeunesse plus diplômée que les générations précédentes mais davantage frappée par le chômage (selon une enquête, 29% de jeunes Sénégalais se disent sans emploi). En 2019, Sonko crée la surprise en devenant le troisième homme de la présidentielle et s’impose rapidement comme le premier opposant au gouvernement de Macky Sall, qu’il accusera d’être corrompu et de défendre les intérêts de la France. Il est temps d’assumer, selon l’opposant, « la préférence nationale ».

À partir de là, l’affrontement sera rude, et le pays secoué par des crises politiques sévères, ponctuées de manifestations sanglantes. Le bilan humain des récentes émeutes est lourd : en mars 2021, l’arrestation d’Ousmane Sonko, à la suite d’accusations par une jeune employée de salon de massage de viols répétés et de menaces de mort, a provoqué des mouvements de protestation violentes qui ont fait 14 morts et 500 blessés. En mai 2023, vingt-trois personnes ont perdu la vie après une nouvelle condamnation du leader pour « corruption de la jeunesse ». Ces événements illustrent la profondeur de la crise politique et sociale que traverse le pays​​, mais aussi le bras de fer qui a opposé le jeune Ousmane Sonko et son aîné Macky Sall – président depuis 2012, qui a longtemps laissé planer le doute sur son éventuelle candidature à un troisième mandat alors même que la Constitution prévoit une limite de deux consécutifs. Et c’est l’une des nombreuses fautes commises par l’ex-président, qui a ainsi fourni à ses adversaires l’occasion de se poser comme les défenseurs de la démocratie face à un homme prêt à tout pour s’agripper au pouvoir.

La jeunesse sénégalaise, moteur de la révolte, a vu en Ousmane Sonko l’étincelle d’un renouveau. Les arrestations et condamnations répétées des cadres du PASTEF furent dénoncées comme politiquement motivées, et ont exacerbé un sentiment général d’injustice face à un système perçu comme corrompu et aliéné aux intérêts étrangers. Dans un pays où les trois quarts de la population ont moins de trente-cinq ans, la logique de confrontation avec la jeunesse choisie par Macky Sall était vouée à l’échec. Alors même qu’il faisait retomber la pression en annonçant renoncer à un troisième mandat le 1er juillet 2023, Sall tentait d’en finir avec le PASTEF en prononçant la dissolution du parti et l’emprisonnement de nombreux cadres, dont Sonko et Faye. Ceux-ci, plutôt que d’appeler à la révolte comme le souhaitait une partie de leurs partisans, vont jouer la carte de l’apaisement. La bataille de l’opinion était gagnée, ils en étaient désormais persuadés : leur heure viendrait.

Les ressources halieutiques du Sénégal sont pillées par des chalutiers géants venus de l’Union européenne et d’Asie, qui amenuisent les réserves et ne laissent que des miettes aux pêcheurs locaux

Dans ce contexte tumultueux, c’est donc Bassirou Diomaye Faye, discret bras droit du charismatique Sonko, qui est devenu le candidat du PASTEF. Après onze mois de prison, il n’a eu, aux côtés de Sonko, que dix jours pour battre campagne – du 14 au 24 mars. Les affiches présentent les deux visages côte à côte, flanquées du slogan Diomaye mooy Sonko : Diomaye, c’est Sonko. Et Sonko, c’est Diomaye. Une manière d’afficher un projet national devant l’ambition d’un seul homme, et de renforcer leur image de hérauts de la démocratie.

À l’arrivée de cette confrontation violente, c’est une victoire électorale impressionnante pour le PASTEF qui l’emporte dès le premier tour avec 54% des suffrages. Faye président, il nomme Sonko premier ministre. Cette légitimité électorale écrasante devrait leur conférer la légitimité nécessaire pour mener certaines des nombreuses réformes promises, à commencer par les changements institutionnel : limitation de l’hyper-présidentialisme, création d’un poste de vice-président pour équilibrer le pouvoir exécutif, interdiction du cumul des mandats.

Sur ce champ, ils souhaitent également renforcer la séparation des pouvoirs pour en finir avec la mainmise de l’exécutif. Des mesures aptes, pour leurs défenseurs, à revitaliser le système démocratique sénégalais. La réalisation de ces objectifs va toutefois rapidement se confronter à un parlement qui leur est hostile : l’exécutif pourra décider de le dissoudre pour retourner aux élections en septembre et espérer obtenir une majorité. D’ici-là, il pourra profiter de la force du régime présidentiel pour répondre rapidement aux très grandes attentes populaires en gouvernant par décret. Quitte à renier une partie de leurs promesses démocratiques ?

Souverainisme et panafricanisme

Au-delà des réformes institutionnelles, Faye et Sonko entendent donner au pays sa pleine souveraineté, d’abord comprise comme l’indépendance vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale. En juillet 2021, Sonko lançait, parmi d’autres envolées : « Il est temps que la France lève son genou de notre cou. Sept siècles de misère faits de traite humaine, de colonisation et de néocolonisation, cela suffit. Il est temps que la France nous foute la paix. » Ces discours ont trouvé un écho dans la jeunesse, et des émeutiers ont à plusieurs reprises visés des entreprises françaises, à l’image des magasins Auchan pillés à diverses reprises. Sonko dénonce l’installation de multinationales de distribution telles qu’Auchan et consorts qui « phagocytent inexorablement nos petites et moyennes entreprises du secteur agroalimentaire ». Il compte y remédier en revoyant les Accords de partenariat économiques (APE) avec l’Union européenne pour limiter ces installations… et y préférer l’émergence de grands distributeurs sénégalais.

Au-delà, ce sont tous les contrats d’exploitation étrangers que le nouvel exécutif compte renégocier, pour qu’ils soient enfin « gagnant-gagnant ». Les enjeux sont importants, surtout à la veille du démarrage de l’exploitation du pétrole et du gaz dans le pays. En 2022, Ousmane Sonko affirmait que seuls 10% des revenus de l’exploitation du pétrole et du gaz reviendrait au Sénégal. Les contrats rendus publics, la réalité est autre et le bénéfice pour le pays s’approcherait davantage des 60% – quand bien même une incertitude demeure quant à leur effectivité.

Faye et Sonko entendent aussi protéger les ressources halieutiques très importantes tant pour la consommation de nombreuses familles que pour les économies locales, et nationale. Elles contribuent à 3,2% du PIB et représentent plus de 10,2 % des exportations du Sénégal selon un rapport de 2022 du Département américain de l’agriculture. Mais depuis quelques années, elles sont pillées par des chalutiers géants venus de l’Union européenne et d’Asie, qui amenuisent les réserves et ne laissent que des miettes aux pêcheurs locaux dont beaucoup finissent par préférer tenter l’aventure, dangereuse, de la migration vers l’Europe.

Autre point cardinal : la réforme monétaire et la fin du Franc CFA, dénoncé comme un instrument de domination française. La CEDEAO planche depuis quelques temps sur une monnaie commune, « l’eco ». Mais le projet tarde à aboutir. Et si la monnaie commune (ou une monnaie nationale arrimée à une monnaie communautaire) ne devait pas voir le jour, Sonko et Faye se montrent résolus à créer leur propre devise nationale. Le nouveau ministre de l’économie, Abdourahamane Sarr, spécialiste des questions monétaires et connaisseur des arcanes de la finance internationale, devra en faire sa priorité. Il est attendu au tournant, dans un pays à la balance commerciale structurellement déficitaire.

Malgré la virulence du discours de Sonko, le soutien affiché par la France insoumise ou sa défense par l’avocat Juan Branco, le pouvoir hexagonal a tenu à échanger avec les leaders du PASTEF avant leur élection. Alors que le parti promettait d’expulser les soldats français basés à Dakar, ils pourront finalement rester. Emmanuel Macron plaide depuis des années pour réformer le Franc CFA, et avait même proclamé sa fin en décembre 2019 aux côtés du président ivoirien Alassane Ouattara. Mais de nombreuses voix se sont levées pour dénoncer le projet de la nouvelle monnaie « eco ».

« Populiste » pour ses détracteurs, Sonko se veut avant tout « pragmatique ». Technique, ambivalent, son programme reflète l’attelage hétéroclite du PASTEF, qui s’étend d’anciens communistes à des libéraux

Certes, les versants les plus problématiques du Franc CFA devraient être abolis : acronyme franc CFA, représentation française au sein des instances de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), l’obligation pour celle-ci de déposer la moitié de ses réserves de change auprès du Trésor français, etc. Mais certains fondamentaux seraient conservés : la parité fixe avec l’euro, la liberté de transfert des capitaux et revenus, et la tutelle du Trésor français sur le franc CFA et la BCEAO à travers sa prétendue « garantie » de convertibilité. Nul doute que le nouveau pouvoir sénégalais ne se contentera pas de cette semi-réforme, prévue pour 2027 seulement.

Si Sonko est présenté comme un projet « panafricaniste de gauche », s’il revendique l’héritage de Thomas Sankara, le projet d’Ousmane Sonko est en bien des points éloignés de l’héritage du révolutionnaire bukinabè. Le programme de Sonko se réclame du « pragmatisme » et porte des mesures aux contours parfois flous, imprégnées d’un certain libéralisme économique.

De quoi le projet « pragmatique » de Sonko est-il le nom ?

Le programme social du PASTEF est manifestement restreint : la promesse de mieux redistribuer les richesses est faite, mais le projet n’est pas un projet de classe. Le niveau des revenus n’est jamais évoqué, dans un pays où le salaire minimum est autour de 64 000 FCFA (à peine moins de 100 euros), ni celui du temps de travail – alors que des jeunes au salaire minimum travaillent 72 heures par semaine sans congés payés. De ceux-là il ne sera pas question non plus, pas davantage que de retraites, ou de droits syndicaux.

Le programme du PASTEF, prévoit en revanche des « politiques efficientes de gestion de la dette publique » et favorise largement les investisseurs privés dans tous les domaines. Il prône la création d’un livret d’épargne pour les financer les PME, « une politique budgétaire qui rationalise les dépenses publiques », les partenariats public-privé… tout en affirmant la nécessité d’un « État interventionniste et stratège », le développement de « l’économe sociale et solidaire » et de l’approche coopérative.

Souhaitant renforcer le secteur primaire pour atteindre l’auto-alimentation, il porte une « réforme agraire basée sur la sécurisation des droits fonciers des exploitations familiales et des investissements privés ». Finalement, ce programme fait la part belle aux « entrepreneurs » mais ne parle pas des salariés, réservant son volet social aux « plus démunis » et aux « handicapés ». Il y a loin de la révolution bukinabè portée par Thomas Sankara, référence constante de Sonko, à ces mesures aux allures sensiblement libérales !

Toujours ambivalent, sur l’éducation par exemple, le programme pose un constat peu flatteur pour le corps enseignant : « notre système d’éducation et de formation s’empêtre depuis des décennies dans un engrenage de difficultés et un magma de revendications. Il se singularise par des effectifs pléthoriques, un fort taux de déperdition scolaire, des grèves récurrentes des enseignants, un quantum horaire jamais atteint, des enseignements trop généralistes et la mise à l’écart de nombre d’enfants de la République ». A contrario, dans les propositions figure la volonté de recruter des enseignants pour en finir avec les classes multigrades. Elles prévoient aussi une taxe qui ne dit pas son nom sur les entreprises pour financer le système éducatif et construire de nouvelles écoles. Et suggère un renforcement des liens entre entreprises, écoles et universités, dans une tradition toute libérale.

L’écologie trouve une place dans le projet présidentiel, avec des plans de lutte contre la pollution et de résilience face au changement climatique, une stratégie nationale de gestion des déchets et le développement de l’éducation au développement durable. La recherche est aussi une priorité annoncée du nouvel exécutif, avec une volonté de moderniser l’État pour embrasser le passage à l’ère du numérique. Développement des infrastructures, soutien au tourisme, grand plan d’accès à l’eau, souveraineté alimentaire, sécurité… tout y passe. Au risque d’un grand flou idéologique. « Populiste » pour ses détracteurs, Sonko se veut avant tout « pragmatique ». Technique, ambivalent, le programme reflète l’attelage hétéroclite que constituent le PASTEF et sa coalition, qui s’étend d’anciens communistes à des libéraux et des conservateurs.

Ces derniers ont aussi réussi à marquer leur empreinte dans les discours de Sonko et de Faye. En témoigne une déclaration d’Ousmane Sonko datant 2022, affirmant que l’une de ses premières mesures serait de durcir la criminalisation de l’homosexualité. Une mesure destinée à s’attirer les bonnes grâces du collectif de religieux musulmans And samm jikko yi (« Ensemble pour la sauvegarde des valeurs » en wolof), qui voulaient durcir la loi en vigueur selon laquelle les homosexuels sont passibles de peines de prison allant d’un à cinq ans et d’une amende de 100 000 à 1 500 000 F CFA (de 152 à 2 287 euros environ).

Un traditionalisme religieux qui se veut pourtant moderne, et qui vaut aux deux leaders d’être qualifiés de salafistes. Contrairement à ses prédécesseurs, Faye ne s’est pas embarrassé de courbettes envers les confréries soufies encore très influentes au Sénégal (et persécutées par les courants extrémistes au niveau mondial). Les nouveaux chefs sénégalais incarnent la montée du courant réformiste salafiste au Sénégal qui prône une relation à Dieu sans intermédiaire, une vision plus moderne de l’islam au Sénégal. Avec un écho certain dans la jeunesse.

Au-delà des discours, ils entendent incarner ces positions conservatrices : le jeune président assume sa polygamie (tout comme son premier ministre) et l’affiche fièrement. Une posture qui dénote encore avec la vision féministe d’un Thomas Sankara qui luttait pour l’émancipation des femmes – et s’opposait à la polygamie. Tandis que le PASTEF possède en son sein un véritable mouvement de défense des droits des femmes, certaines sont montées au créneau pour dénoncer le faible nombre de femmes nommées à des ministères dans le nouveau gouvernement : 4 femmes sur 30 ministres, soit 13% contre 18% dans le précédent.

Enfin, Ousmane Sonko est souvent pointé du doigt pour sa volonté de remettre en place la peine de mort. Une série de prises de positions qui l’éloignent du camp progressiste tel qu’il a pu exister sur le continent africain. Si Sonko a réussi un tour de force magistral en conquérant le pouvoir après avoir conquis le cœur de la jeunesse, en l’espace de seulement dix ans, l’avenir reste plus incertain que jamais. Mais l’aspiration à la souveraineté dont son élection témoigne demandera plus que des discours et des demi-réformes pour êtres satisfaite.

18.04.2024 à 14:51

Loi sur la fin de vie : progrès ou régression collective ?

Juliette Duchesne

img
En mars dernier, Emmanuel Macron annonçait les grands axes du projet de loi sur la fin de vie, à l’occasion d’un entretien donné à La Croix et Libération. Le texte, préparé par l’exécutif, devait encore être soumis au Conseil d’État, avant d’être présenté en Conseil des ministres, puis examiné par les députés fin mai. Un « cheminement […]
Texte intégral (3737 mots)

En mars dernier, Emmanuel Macron annonçait les grands axes du projet de loi sur la fin de vie, à l’occasion d’un entretien donné à La Croix et Libération. Le texte, préparé par l’exécutif, devait encore être soumis au Conseil d’État, avant d’être présenté en Conseil des ministres, puis examiné par les députés fin mai. Un « cheminement démocratique » et une « réflexion transpartisane » devant aboutir « de manière très pragmatique » à la légalisation de l’aide médicale à mourir (AMM). Présentée comme l’unique solution dans les cas de fin de vie « humainement difficiles », la mesure se veut à la fois progressiste, consensuelle et courageuse. Une rhétorique qui s’avère néanmoins creuse face à l’abandon du système de santé, à l’œuvre depuis une trentaine d’années. Alors que près de 300.000 personnes décèdent chaque année sans avoir eu accès à des soins palliatifs (environ 50% des décès annuels) et que le nombre d’USP (unités de soins palliatifs) continue de diminuer en France, le projet de loi sur la fin de vie risque de fragiliser encore davantage ces unités indispensables à l’accompagnement des personnes malades.

La fabrique d’un consensus autour de la fin de vie

Le projet de loi s’inspirerait de l’avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), publié le 13 septembre 2022. Le document, intitulé « Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité », évoque en effet la dépénalisation de l’AMM, tout en précisant « qu’il ne serait pas éthique d’envisager une évolution de la législation si les mesures de santé publique recommandées dans le domaine des soins palliatifs ne sont pas prises en compte ». Une précaution sur laquelle Claire Fourcade, médecin et présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) insistait, quelques jours plus tard, en rappelant que, dans l’immédiat, « nous ne manquons pas d’une loi, mais de moyens. » Pourtant, c’est précisément sur la question du « cadre d’accompagnement de la fin de vie » – autrement dit, la législation en vigueur – qu’Emmanuel Macron et sa Première ministre Élisabeth Borne, entendent intervenir, favorisant l’effet d’annonce à l’approfondissement des dispositions déjà existantes.

L’argument de l’exécutif ? Un projet de loi qui ferait consensus dans la société française. Emmanuel Macron assure avoir consulté « les patients, les familles, les équipes soignantes, la société ». Une affirmation contestée par Emmanuel de Larivière, membre du conseil d’administration de la SFAP et médecin en soins palliatifs à Bordeaux. Ce dernier nous raconte : « Il y a un an et demi, nous [la SFAP] avons créé un collectif qui réunit différentes organisations médicales pour parler de la fin de vie. Tous ces gens, qui ont été élus pour représenter les professionnels du soin, viennent apporter une réponse commune. Malgré nos sollicitations, nous n’avons été reçus qu’une seule fois par le gouvernement. La réunion n’avait pas d’ordre du jour et les personnes qui nous recevaient se sont à peine présentées. » Pour lui, « ce sont des gens qui réfléchissent seuls. »

Le 11 mars 2024, le lendemain des premières annonces, quinze associations de professionnels des soins palliatifs publiaient un communiqué commun pour dénoncer le décalage entre le projet de l’exécutif et la réalité de leur métier. Dans son entretien, Emmanuel Macron évoque un délai de deux jours pour « tester la solidité de la détermination du patient », suivis de « quinze jours maximum » pour que le médecin étudie sa demande et accepte, ou non, d’administrer le produit létal. Une proposition jugée invraisemblable par les professionnels, à plusieurs égards.

Dans la grande majorité des cas, les malades qui arrivent en soins palliatifs avec la volonté d’en finir changent d’avis, dès lors qu’ils ont été correctement pris en charge.

D’une part, la rigidité du protocole ne permet pas d’appréhender « l’ambivalence du désir de mort » auquel les soignants sont confrontés au quotidien. Pour eux, la volonté d’un malade de mettre fin à ses jours ne relève jamais d’un choix individuel, clair et définitif. Dans la grande majorité des cas, les malades qui arrivent en soins palliatifs avec la volonté d’en finir changent d’avis, dès lors qu’ils ont été correctement pris en charge. Cela implique la présence et la disponibilité d’une équipe soignante (médecins, infirmiers, aide-soignants, psychologues) pour apaiser les souffrances physiques et psychiques du patient, suivre l’évolution de sa maladie et répondre à ses craintes ainsi qu’à celles de ses proches. Emmanuel de Larivière nous confie que « souvent, derrière les demandes de mort, il y a surtout des demandes de soin et d’accompagnement. La mission des soignants est de répondre à la fois à la douleur physique et aux souffrances existentielles du patient ».

D’autre part, si le projet est adopté, les soignants devront endosser la lourde responsabilité d’accepter ou non de prescrire la mort. Or, selon eux, une telle décision ne pourrait avoir lieu sans une longue phase de prise en charge, de soin, d’observation et de dialogue avec le patient. Elle devrait également être collégiale, en accord avec la loi Leonetti de 2005 qui encadre la pratique des soins palliatifs. Dans le délai prévu par l’actuel projet de loi, ces précautions déontologiques risquent d’être difficiles à respecter, assurent les équipes soignantes.

La méconnaissance des soins palliatifs

En présentant son projet de loi comme « une vraie révolution d’humanité et de fraternité en action », Emmanuel Macron néglige l’engagement et la capacité des soignants à accompagner la fin de vie. La présidente de la SFAP, Claire Fourcade, précise, à ce titre, que « l’aide à mourir est au cœur des soins palliatifs ». Pour elle, aider à mourir consiste à préserver les derniers moments de vie, à l’inverse du projet de loi qui prévoit de les supprimer. Une substance létale serait administrée « par la personne elle-même ou, lorsque celle-ci n’est pas en mesure d’y procéder physiquement, à sa demande, soit par une personne volontaire qu’elle désigne lorsque aucune contrainte d’ordre technique n’y fait obstacle, soit par le médecin ou l’infirmier qui l’accompagne ». Ces deux situations prévues dans le texte correspondent, dans la terminologie médicale, à l’euthanasie (lorsque l’intermédiaire est un soignant) et au suicide assisté (lorsque l’intermédiaire est un tiers désigné).

Le refus du chef de l’État d’employer les termes appropriés a pour effet de maintenir le flou sur les pratiques palliatives actuelles et sur les conséquences que le projet pourrait engendrer. Depuis l’adoption de la loi Leonetti de 2005, toute personne majeure a la possibilité de rédiger, à tout moment, une directive anticipée, afin de préciser les soins médicaux qu’elle souhaiterait ou non recevoir dans le cas où elle se trouverait dans l’incapacité d’exprimer sa volonté. Cette possibilité est souvent méconnue par la population française. D’après un sondage BVA, publié en février 2021 seulement 18% des sondés déclaraient avoir rédigé des directives anticipées. La loi bannit également l’obstination déraisonnable et définit les modalités des « arrêts de traitements ».

La loi Claeys-Leonetti de 2016 rend, quant à elle, possible, dans certains cas très précis et à la demande du patient, le recours à la sédation profonde et continue (SPC). Cette pratique consiste à endormir le malade dont le pronostic vital est engagé à court terme, afin de le soulager entièrement jusqu’à sa mort. Contrairement aux idées reçues, un patient sédaté ne perçoit plus aucun symptôme de sa maladie. Il ne ressent ni douleur, ni faim, ni soif. Il est comme anesthésié.

Un manque de soutien aux équipes soignantes

Il convient donc de se demander quelles sont les lacunes du système de santé français dans l’accompagnement des malades en fin de vie. D’abord, se pose la question de l’accessibilité des soins palliatifs. D’après un rapport sénatorial de 2021, 26 départements français (dont la Guyane et Mayotte) ne disposent d’aucune unité de soins palliatifs (USP) et trois départements ne disposent que d’un lit dédié aux soins palliatifs pour 100 000 habitants. Pourtant, depuis la loi du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs, le nombre d’USP sur le territoire a été multiplié par trois (on est passé de 54 USP en 1999 à 164 en 2019).

En 2021, le cinquième plan national pour les soins palliatifs prévoyait d’achever le déploiement des USP afin que « plus un seul département ne soit dépourvu de structure palliative à l’horizon 2024 ». Une promesse qui ne s’est accompagnée d’aucun effort financier, au contraire. Dans son rapport de juillet 2023 consacré à l’offre de soins palliatifs, la Cour des comptes remarque qu’après une « augmentation continue du financement des soins palliatifs » ces dix dernières années, « les crédits du plan 2021-2024 ont enregistré une baisse de 10 millions d’euros ».

Aux besoins financiers s’ajoute un manque de plus en plus grand de personnel soignant. En février dernier, l’unique USP publique des Yvelines, à Houdan, fermait ses portes. Depuis un an et demi, l’unité ne fonctionnait plus qu’avec une chef de service à mi-temps. Dans un entretien au Figaro, cette dernière évoque une situation « prévisible » compte tenu des « problèmes de recrutement » et des « appels à l’aide » pendant plusieurs mois, sans réponse. Désormais, les deux seules USP du département, l’une à Versailles et l’autre à La Verrière, dépendent d’établissements privés et totalisent 22 lits pour 1,4 millions d’habitants.

Le départ massif des soignants et la difficulté de les remplacer sont symptomatiques d’une profession devenue de moins en moins attractive, en raison du manque de moyens et de la déconsidération des responsables politiques. Une fracture qui ne semble pas prête de s’apaiser : d’après une enquête réalisée par la SFAP auprès de plus de 2 000 professionnels (dont les deux tiers ne sont pas adhérents à la SFAP), 83 % des personnes se disent inquiètes face à l’évolution attendue de la loi et plus d’un médecin sur cinq travaillant en soins palliatifs songerait à quitter ses fonctions si l’aide médicale à mourir était mise en place dans son service.

Plus d’un médecin sur cinq travaillant en soins palliatifs songerait à quitter ses fonctions si l’aide médicale à mourir était mise en place dans son service.

Le risque est grand que les compétences palliatives, développées depuis les années 1980 en France, disparaissent petit à petit, faute d’effectifs et de formation suffisante. Dans un article du Monde daté de mars 2023, Elise Perceau-Chambard, professeur en médecin palliative, confirmait qu’en formation initiale, les questions relatives à la fin de vie occupent, selon les facultés « entre six et dix heures en deuxième cycle », tandis qu’elles sont inexistantes en premier cycle. Cette lacune dans la formation des étudiants explique pourquoi de nombreuses structures qui le souhaiteraient, peinent à recruter de nouveaux soignants. Dans une étude de 2020, le Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie établissait un décalage de 30 % entre les effectifs réels et le nombre de postes à pourvoir. Une donnée structurante pour comprendre la crise du système de santé, que la ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités, Catherine Vautrin, n’a pas évoquée lors de sa présentation du projet de loi en Conseil des ministres, le 10 avril dernier.

Des patients livrés à eux-mêmes

Réduire la question de la fin de vie à celle de la « liberté individuelle » de « choisir sa mort » reviendrait à négliger les conséquences sociales, économiques et sanitaires d’un tel projet de loi à court, moyen et long terme. À court terme, l’adoption du texte ne fera que conforter – voire légitimer – l’abdication du politique face à la dégradation du système de santé. Le volet consacré au développement des soins palliatifs témoigne en effet de l’absence d’ambition du gouvernement macroniste en matière de santé publique. Il prévoit un milliard d’euros supplémentaire dans l’organisation des soins sur dix ans, soit une augmentation de 6% par an. Un effort minime, quand on sait que 50% des malades qui décèdent chaque jour en France, n’ont pas eu accès à des soins palliatifs.

Dans son avis du 10 avril dernier, le Conseil d’État précise que « des dispositions législatives, voire réglementaires, sont insuffisantes, à elles seules, pour combler le retard constaté » et note que le texte, en tant que tel, ne comporte ni obligation de moyen, ni disposition programmatique permettant de « fixer des objectifs clairs à l’action de l’État ». Dès le mois de septembre 2023, pourtant, plusieurs députés de tous bords avaient appelé à distinguer « la criticité du développement des soins palliatifs » qui « fait aujourd’hui consensus » de l’aide à mourir, qui renvoie à des positionnements éthiques et politiques très disparates dans la société. D’après eux, voter dans le même temps pour deux projets « par essence différents » les « priverait collectivement de la liberté d’expression que [leur] confère la Constitution ».

En proposant de « regarder la mort en face », Emmanuel Macron condamne en réalité les plus vulnérables de la société.

À moyen terme, le droit de « choisir sa mort » pourrait bien se transformer en « laisser mourir », notamment pour les malades les plus isolés. Au-delà des souffrances physiques ou psychiques, qui ne peuvent être apaisées sans une prise en charge adaptée, les maladies dégénératives s’accompagnent généralement d’une perte d’autonomie et d’une dégradation des compétences cognitives (mémoire, vision, langage, gestes du quotidien…) Dans ces conditions, la volonté de mourir ne peut s’expliquer à la lumière d’une simple décision individuelle. La capacité du malade à se projeter dans l’avenir, aussi court soit-il, dépend de nombreux facteurs sociaux et économiques (soutien de l’entourage, localisation et qualité du lieu de vie…) Dans une tribune publiée dans Marianne en mai 2023, plusieurs soignants s’interrogeaient ainsi sur la place et le rôle du politique : « Faudrait-il choisir de limiter les soins des personnes lourdement malades et handicapées et leur proposer l’aide à mourir ? Ou bien faudrait-il décider de se donner collectivement les moyens, certes onéreux et exigeants, pour accompagner les personnes vulnérables dans ces périodes difficiles de leur vie ? »

Face à ces questions, la Cour des comptes pointait, deux mois plus tard, un « manque de stratégie globale, à moyen et à long terme » affectant l’efficacité de l’organisation de l’accès aux soins. Au-delà des hôpitaux, le rapport insiste sur la nécessité de mieux coordonner les acteurs (soignants et aides-soignants) au sein des schémas régionaux de santé, de rapprocher les soins des lieux de vie (à domicile et en Ehpad, notamment) et de « renforcer la sensibilisation de l’opinion à notion d’accompagnement palliatif de la fin de vie ». Autant de recommandations qui ne semblent pas avoir été prises en compte dans l’élaboration du projet de loi. En proposant de « regarder la mort en face », Emmanuel Macron condamne en réalité les plus vulnérables de la société.

Vers la normalisation de la mort administrée ?

Sur le long terme, enfin, il semble difficile d’imaginer que les conditions d’accès à l’aide à mourir ne soient pas étendues, au détriment des soins et de la culture palliative. Pour le moment, l’exécutif prévoit l’octroi de l’aide à mourir aux patients « capables d’un discernement plein et entier », atteints d’une « maladie incurable » avec « pronostic vital engagé à court ou moyen terme » et subissant des souffrances « réfractaires », c’est-à-dire qui ne peuvent être soulagées. Mais ces critères reposent en réalité sur une interprétation médicale discrétionnaire. D’après Emmanuel de Larivière, ces derniers ne pourront qu’évoluer avec le temps, puisque « de nombreux cas feront jurisprudence ».

Il suffit pour s’en convaincre d’observer l’exemple du Canada, où l’aide médicale à mourir (AMM) a été autorisée en 2016, dans des conditions proches de celles évoquées par Emmanuel Macron. Depuis 2021, le pronostic vital du demandeur n’a plus besoin d’être engagé à court terme. Désormais, toute personne souffrant d’une maladie ou d’un handicap qui « ne peut être soulagé selon les conditions qu’[elle juge] acceptables » peut demander l’AMM. Depuis 2023, enfin, les personnes atteintes d’une maladie neurodégénérative cognitive, comme l’Alzheimer, peuvent également y avoir accès. Entre 2022 et 2023, le nombre de demandes a augmenté de 31% entre 2021 et 2022.

Au Canada, le nombre de demandes d’AMM a augmenté de 31% entre 2021 et 2022.

En intégrant l’administration de la mort au sein même de la relation de soin, le projet de loi rend possible la normalisation de l’aide à mourir, sur le modèle canadien. Derrière un discours d’humanisme et de fraternité, emprunté au chef de l’État, plusieurs groupes d’intérêt réclament ainsi l’extension du droit à l’AMM au nom du principe de non-discrimination de la loi. Dans une tribune publiée dans Le Monde, le 10 avril dernier, les présidents de l’Association à mourir dans la dignité (ADMD) et de la MGEN réclamaient que la condition de pronostic vital engagé soit retirée du texte, pour « assurer une pleine égalité de tous devant la loi ». Fin janvier, la MGEN avait déjà envoyé une lettre aux députés, pour les convaincre de la nécessité d’une « évolution de la loi qui permette une fin de vie libre et choisie ».

Dans les prochaines années, le vieillissement de la population française et l’augmentation du nombre de maladies graves risquent de peser sur un système de santé publique déjà mal en point. Couplée à la réduction des dépenses publiques, y compris dans le domaine de la santé, la légalisation de l’aide à mourir pourrait bien conduire à la disparition des soins palliatifs au profit d’une solution moins coûteuse, préférant la mort individuelle à la vie collective.

17.04.2024 à 19:51

La menace iranienne ? Au-delà du bruit médiatique

Soraya Nouri

img
Les récents affrontements entre l'Iran et Israël sont dépeints comme la preuve d'une volonté d’annihilation de l'Etat hébreu par le régime des mollahs. La réalité est pourtant bien plus nuancée, l'Iran cherchant avant tout à préserver ses intérêts dans la région.
Texte intégral (2340 mots)

Les tirs de l’Iran contre Israël, en riposte au bombardement de son consulat à Damas, ont fait l’objet d’un commentaire médiatique particulièrement intense. Tandis que les chancelleries occidentales, tout en réaffirmant leur attachement à Tel-Aviv, ont appelé à la désescalade, l’arène télévisuelle est devenue le théâtre de toutes les outrances et de toutes les simplifications. Ainsi, les choses auraient peu changé depuis la Révolution iranienne de 1979. La République islamique, fanatiquement hostile à « l’Occident » et sur la voie du réarmement nucléaire, représenterait une menace vitale pour la stabilité du Moyen-Orient et la sécurité des Européens. Une vision des choses qui jure avec l’opportunisme de la politique étrangère du pays, bien plus fluctuante que les dirigeants iraniens – et leurs adversaires les plus acharnés – ne veulent le reconnaître.

À vrai dire, la séquence a un goût de déjà vu. La réaction médiatique également.

Juin 2019, Iran : des « gardiens de la Révolution » abattaient un drone américain, non loin de la frontière. Après une surenchère verbale de part et d’autre, Donald Trump annulait l’envoi de bombardiers, dix minutes avant leur départ programmé selon ses dires. Bluff ? Revirement de dernière minute ? Les historiens auront peut-être un jour le fin mot de l’histoire.

Quelques mois plus tard, un drone américain abattait Qassem Soleimani en Irak, commandant en chef des « gardiens de la Révolution ». Après quelques semaines d’une rhétorique incendiaire, l’Iran se contentait d’une réplique mesurée contre des installations militaires américaines, toujours en Irak.

Pour les deux parties, ces escarmouches avaient leur utilité. Côté iranien, elles justifiaient le tour de vis supplémentaire imposé par le pouvoir, dans un contexte de mobilisations sociales intenses. Côté américain, elles justifiaient la doctrine de « pression maximale » de l’administration Trump contre les mollahs.

Si l’Iran n’est pas un acteur rationnel, à quelle impulsion répond-il en ciblant Israël ? À un « désir maléfique » (sic) de « revanche contre l’Occident », selon un chroniqueur du Point.

Mais les deux parties n’avaient pas intérêt à aller plus loin. Un conflit ouvert aurait causé d’incommensurables dommages à l’Iran, et Donald Trump ne pouvait risquer de s’engager dans un nouveau bourbier au Moyen-Orient après avoir fait campagne sur « la fin des guerres sans fin ». Les deux acteurs avaient porté des coups millimétrés, aptes à satisfaire les « faucons » de leur camp tout en évitant l’engrenage qui conduirait à l’escalade.

La République islamique, acteur plus opportuniste que doctrinaire, plus tacticien que fanatique ? Les récentes tirs sur Israël semblent avaliser cette grille de lecture. Spectaculaires par leur ampleur et le précédent qu’ils marquent – il s’agit de la première attaque directe contre l’État hébreu -, ils n’étaient pas de nature à infliger des dommages conséquents.

Ainsi que le rappelle Michel Duclos, conseiller pour l’Institut Montaigne : « c’est une frappe limitée, essentiellement symbolique, destinée à faire beaucoup de bruit mais pas trop de mal ». Le chercheur Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAN) va jusqu’à déclarer au Monde – dans un article au titre qui suggère pourtant l’inverse – : « les Iraniens ont observé une grande transparence dans leur réponse. Ils ont veillé à ce que les Américains et les Israéliens soient assez préparés pour contrer ces frappes ».

Sur les chaînes d’information en continu et les plateaux télévisuels, ces analyses sont méthodiquement balayées. La République islamique y est décrite comme obnubilée par Israël et « l’Occident », incapable de la moindre once de pragmatisme et du moindre sens tactique.

Surenchère éditorialiste, escalade diplomatique

Considérer l’Iran comme un acteur qui met en regard moyens et fins, évalue les rapports de force et s’adapte à la conjoncture, comme n’importe quelle entité géopolitique ? C’est très explicitement ce que refuse Caroline Fourest sur le plateau de LCI. « On a beaucoup parlé de la rationalité de Monsieur Poutine, si on parle de celle des mollahs c’est encore plus inquiétant », y déclare-t-elle, généralisant au passage ce postulat d’irrationalité à l’ensemble des systèmes autoritaires.

Si donc l’Iran n’est pas un acteur rationnel, à quelle impulsion répond-il en ciblant Israël ? À un « désir maléfique » (sic) de « revanche contre l’Occident », selon les mots d’un chroniqueur du Point. On lui reconnaîtra au moins le mérite de la clarté. Tout comme à la présentatrice Laurence Ferrari qui, dans un édito halluciné sur CNews, s’en prend à « la litanie “il faut éviter l’escalade” » : face à un « État tyrannique dirigé par des religieux sanguinaires », les atermoiements pacifistes font le jeu, pêle-mêle, « du communautarisme, de l’islamisme, du soutien déguisé au jihadisme », au Moyen-Orient, en France et même « en Australie ».

Le reste de la discussion encadrée par Laurence Ferrari est à l’avenant, au point que le spectateur a l’étrange sensation de remonter le temps et d’être téléporté en 2003, dans une émission portant sur la guerre d’Irak. Ainsi, il n’est pas question de droit international : il s’agit de « défendre un modèle » dans une guerre « entre le camp du bien et le camp du mal », « entre deux visions de la société ». À mesure que les invités se répondent les uns aux autres en s’approuvant mutuellement, une question revient : « faut-il intervenir avant que l’Iran accède à l’arme nucléaire » ? Entre deux ricanements ironiques à l’adresse de « la désescalade », la « retenue » et la « communauté internationale », on rappelle qu’Israël « est à la pointe de l’Occident » et « qu’en se défendant, Israël défend l’Occident ».

Loin de ces pitreries médiatiques, les diplomaties occidentales sont plus mesurées. Si les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France ont apporté un soutien militaire au « dôme de fer » israélien pour intercepter les missiles iraniens, ils ont tous, à leur manière, appelé à la désescalade. Benjamin Netanyahou aurait même temporairement renoncé à riposter contre l’Iran suite à un appel de Joe Biden.

Mais dans le même temps, des mesures coercitives sont annoncées contre l’Iran, par les mêmes chancelleries qui n’avaient pas eu un mot pour le bombardement de son consulat par l’armée israélienne en Syrie. Ainsi, les États-Unis et l’Union européenne ont annoncé que les sanctions financières contre l’Iran, déjà dévastatrices, seront intensifiées.

Du reste, un relâchement des tensions entre Benjamin Netanyahou et Joe Biden n’est pas à exclure. Sous pression du Parti républicain, qui lui reproche d’avoir permis à l’Iran de récupérer des fonds séquestrés sous l’administration Trump, le président démocrate pourrait durcir sa politique iranienne, ce qui l’alignerait mécaniquement sur les positions israéliennes les plus radicales.

Pour Téhéran, la volonté de préserver sa puissance régionale, qui passe par la pérennisation du pouvoir syrien et le statu quo au Liban, impose de ne pas entrer en conflit ouvert avec Israël.

Car à l’encontre du ton apocalyptique des chaînes de grande écoute, Israël sort gagnant de la séquence. Il a même remporté une « victoire » éclatante, ose un élu français – du reste peu suspect d’une hostilité prononcée à l’égard du gouvernement israélien – : « Israël a fait oublier l’inhumanité des représailles lancées contre Gaza, mobilisé à ses côtés les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne et obtenu le discret mais efficace soutien militaire de plusieurs des pays arabes. Parce que tous craignent les entreprises de déstabilisation des mollahs, Israël vient de reconstituer un front de proches et d’alliés qui pourtant désapprouvaient toujours plus les politiques de Benjamin Netanyahou ». Est-ce l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement israélien s’est lancée depuis plusieurs mois dans une stratégie tous azimuts d’internationalisation du conflit, multipliant les frappes au Liban, en Syrie, et dernièrement sur le consulat iranien de Damas ?

Au-delà de la rhétorique

Loin du monolithe théocratique que présentent les chaînes d’informations, la République islamique d’Iran se caractérise par un pragmatisme certain. Officiellement, sa ligne diplomatique reste inchangée depuis la révolution de 1979 : négation de la légitimité d’Israël et appel à constituer un front uni en faveur de la Palestine. Dans les faits, elle a très largement été infléchie.

Les relations entre le Hamas et l’Iran se sont subitement détériorée depuis le soulèvement syrien de 2011 contre Bachar al-Assad : tandis que l’organisation palestinienne avait rallié les insurgés, Téhéran avait soutenu Damas par le truchement du Hezbollah. La volonté de maintenir en place le gouvernement syrien, proche allié de la République islamique, surdétermine la lecture iranienne des enjeux géopolitiques régionaux.

Aussi comprend-on pourquoi le Hezbollah, fortement lié à l’Iran, qui le pousse à la modération, est demeuré en retrait depuis le 7 octobre. Ainsi que l’écrit le chercheur Joseph Daher dans nos colonnes : « Depuis le commencement du soulèvement syrien de 2011, le Hezbollah a progressivement abandonné une stratégie prioritairement axée sur la confrontation armée avec Israël. Une partie de cette évolution découle du fait que l’Iran, son principal soutien, ne souhaite pas affaiblir le Hezbollah dans un nouveau conflit avec Israël ». Pour Téhéran, la volonté de préserver sa puissance régionale, qui passe par la pérennisation du pouvoir syrien et le statu quo au Liban, impose de ne pas entrer en conflit ouvert avec Israël.

Une analyse de plus long terme aurait rappelé que les relations entre la République islamique d’une part, Israël et les Occidentaux de l’autre, n’ont pas toujours été antagoniques, loin s’en faut. Qu’au milieu des années 1980, Israël, obnubilé par Saddam Hussein, a fait pression sur les États-Unis pour que des armes soient fournies à Téhéran contre l’Irak, et a lui-même procédé à des livraisons à hauteur de centaines de millions de dollars. Qu’à plusieurs reprises la diplomatie iranienne a proposé « d’ouvrir des négociations avec les États-Unis sur tous les sujets – programme nucléaire, soutien au Hamas et au Hezbollah, reconnaissance d’Israël ». Que l’invasion américaine de l’Irak, en 2003, a bénéficié d’une enthousiaste coopération militaire iranienne – ouvrant ainsi la voie à l’influence iranienne dans la région.

Mais sans doute est-il plus confortable de colporter l’image d’un régime ataviquement motivé par une « revanche contre l’Occident »…

14.04.2024 à 19:10

Le modèle américain des esclavagistes français : retour sur la contre-révolution atlantique

Simon Férelloc

img
« Le 14 juillet 1789, le peuple a montré quels idéaux il voulait suivre. Et toujours durant notre histoire nous avons trouvé (…) des alliés sûrs et des amis. Les États-Unis d’Amérique sont de ceux-ci ». C’est avec ces mots qu’Emmanuel Macron accueillait le président Donald Trump le 14 Juillet 2017, suggérant une amitié pluriséculaire entre les […]
Texte intégral (5338 mots)

« Le 14 juillet 1789, le peuple a montré quels idéaux il voulait suivre. Et toujours durant notre histoire nous avons trouvé (…) des alliés sûrs et des amis. Les États-Unis d’Amérique sont de ceux-ci ». C’est avec ces mots qu’Emmanuel Macron accueillait le président Donald Trump le 14 Juillet 2017, suggérant une amitié pluriséculaire entre les deux pays. Et une filiation entre la Guerre d’indépendance américaine et la Révolution française, la Constitution des États-Unis et la Déclaration de 1789. Une continuité transatlantique qu’incarne le marquis de La Fayette, « héros des deux mondes », dans l’imaginaire collectif. Cette vision des choses néglige les fractures survenues entre les deux républiques sur la question de l’esclavage et des colonies. Dès le départ, les colons esclavagistes français considèrent avec scepticisme l’agitation révolutionnaire en Métropole – et avec intérêt l’expérience sécessionniste américaine. Lorsqu’une insurrection de travailleurs asservis éclate dans les colonies françaises et que la République jacobine finit par abolir l’esclavage, les États-Unis opèrent un rapprochement stratégique avec les colons français. Au point d’en arriver au stade d’une « quasi-guerre » avec la France…

« J’ai toujours été pour une république libre, pas pour une démocratie, qui est un gouvernement arbitraire, sanglant, tyrannique, cruel et intolérable ». À l’origine de ces propos, l’un des « pères fondateurs » des États-Unis d’Amérique, le président John Adams, frère d’armes de Georges Washington – second chef d’État américain et premier locataire de la Maison Blanche. Dans ce le même texte, Adams évoque avec horreur Maximilien Robespierre, incarnation de la révolution jacobine française, comme « l’exemple parfait du premier personnage d’une démocratie ».

Cette opposition entre les révolutions américaine et française peut étonner. Depuis les années 1950, ces deux phénomènes sont tendanciellement regroupés dans une même séquence – la « révolution atlantique » – ainsi que dans une matrice idéologique commune : constitutionnelle, républicaine et libérale. Cette vision de l’histoire, initiée par Jacques Godechot et Robert Palmer, a été immédiatement critiquée par les historiens de l’école « jacobine » de la Révolution. Ces derniers considèrent qu’il s’agit là d’une lecture « atlantiste », motivée par la volonté de souder le bloc occidental face au communisme « totalitaire » dans le contexte de la Guerre froide.

Aujourd’hui, bien que la majorité des historiens reprenne une grille de lecture atlantique pour analyser « l’âge des révolutions », il s’agit plutôt de comparer celles-ci en insistant sur les éléments délaissés par les travaux de Godechot et Palmer. Désormais ce sont notamment « les enjeux coloniaux, la question de l’esclavage et de ses acteurs […], la Révolution haïtienne, les indépendances ibéro-américaines et la réfraction de ces évènements sur le continent africain1» qui font l’objet d’une attention particulière.

Des questions qui mettent en exergue l’ampleur des différences entre le « fédéralisme » américain et la radicalité révolutionnaire française et haïtienne. Et qui permettent de comprendre les convergences entre les « pères fondateurs » américains et les colons français de Saint-Domingue2, des Petites Antilles et de la Guyane. Si ces groupes coloniaux se réclament de la « révolution » – comprise comme une rupture avec les monarchies métropolitaines – ils n’en forment pas moins des aristocraties du « nouveau monde ». C’est ce dont témoigne la défense acharnée de leurs privilèges économiques, sociaux et raciaux ainsi que leurs revendications autonomistes vis-à-vis de la loi métropolitaine.

La possible diffusion de la révolution des esclaves de Saint-Domingue dans le reste des Antilles, voire sur le continent américain, est une source d’angoisse pour les États-Unis

Ainsi, c’est aux colons français de la Caraïbe que les insurgés américains peuvent être comparés, bien plus qu’aux révolutionnaires de l’Hexagone. À rebours du mouvement d’émancipation qui a conduit à l’abolition de l’esclavage par la République française en 1794, ainsi qu’à l’indépendance d’Haïti dix ans plus tard, c’est bien un phénomène de contre-révolution coloniale qui a vu le jour. Dans les colonies françaises comme aux jeunes États-Unis.

Le modèle américain, phare des colons français

Le 16 décembre 1773, une cinquantaine de colons américains s’introduit sur trois navires anglais amarrés dans le port de Boston afin d’y détruire une cargaison de 40 tonnes de thé importées depuis l’Angleterre. Désormais célébré aux États-Unis comme la Boston Tea Party, cet évènement incarne l’intensification des tensions entre les colons de la Nouvelle-Angleterre et la métropole britannique. Il marque le refus, par les « Treize colonies », d’accepter l’importation de marchandises à bas coût issues de Londres. En 1775, ces tensions dégénèrent en conflit armé, qui s’achève six ans plus tard par la bataille décisive de Yorktown.

Cette guerre marque une rupture significative puisqu’elle constitue la première sécession aboutie d’une colonie contre sa métropole. La lutte pour l’indépendance américaine, justifiée au nom des principes de liberté et de tolérance religieuse, fut avant tout motivée par des considérations économiques : l’émancipation d’un système commercial dominé par les Britanniques. Les Treize Colonies étaient alors devenues assez prospères pour se débarrasser de la tutelle de Londres, davantage perçue comme un fardeau fiscal que comme un protecteur. Devenus indépendants, les États-Unis ont atteint un double objectif : la conquête de la liberté commerciale mais aussi la consolidation du système colonial esclavagiste.

La naissance de cette nouvelle république suscite un fort intérêt dans les autres colonies esclavagistes où prospèrent des plantations administrées depuis l’espace américain ou les métropoles européennes. Les colons des Antilles françaises et en particulier de Saint-Domingue – premier producteur de sucre au monde – sont ainsi attentifs au processus américain. Malgré l’existence de l’Exclusif – un régime commercial interdisant aux colons français de faire affaire avec l’étranger –, les Treize colonies sont de longue date un partenaire économique prépondérant des Antilles françaises. Dès le milieu du XVIIIe siècle, l’Amérique du Nord commerçait douze fois plus avec les colonies françaises qu’avec les Indes occidentales britanniques. La guerre de Sept Ans (1756-1763) n’a fait qu’interrompre ce phénomène qui se poursuit au cours des décennies suivantes3. En outre, une très grande partie de la contrebande dans les Antilles est organisée par les négociants américains.

Dans un premier temps, la rébellion américaine est venue contrecarrer l’anglomanie des colons français qui idéalisaient jusqu’alors le self-government britannique et aspiraient secrètement à se placer sous tutelle londonienne4. Toutefois, les travaux de Giulio Talini ont montré que les colons français s’identifient rapidement aux revendications des insurgés américains. La lutte de ces derniers contre le système britannique fait écho aux revendications coloniales françaises contre le « despotisme ministériel ». Ainsi, la Chambre d’agriculture de la Martinique – institution représentative des grands planteurs blancs – écrit le 22 janvier 1780 que « la révolution en Amérique ne peut manquer d’en opérer une dans le commerce de toutes les nations5». La guerre d’indépendance, qui accrédite l’obsolescence d’un monde dominé par les monarchies européennes, constitue un catalyseur des revendications de liberté commerciale.

Bien que les colons dissimulent encore leurs aspirations sécessionnistes, le risque d’une séparation est bien compris dans l’Hexagone – et notamment par Turgot, l’ancien secrétaire d’État à la Marine et contrôleur général des Finances (1774-1776). La décision française de concéder des dérogations commerciales à l’Exclusif en 1784 peut être interprétée comme une tentative de répondre aux doléances des colons. Toutefois, ce régime d’Exclusif « mitigé » démontre à nouveau la prépondérance commerciale des États-Unis puisqu’entre 1786 et 1789 plus de la moitié des importations étrangères dans les ports coloniaux français sont américaines6. Ces raisons économiques déterminent les colons français à s’engouffrer dans la brèche ouverte par la Révolution pour concrétiser leurs velléités autonomistes. Avec pour phare le modèle américain.

Le lobbying colonial : une contre-révolution à son propre compte

Conscients des opportunités de réforme fiscale offertes par la convocation des États-généraux, les colons français parviennent à faire admettre leurs délégués parmi les représentants de la Nation en 1789. Dans le même temps, ils poursuivent un agenda sécessionniste larvé. À Paris, ils constituent un lobby dont l’objectif est d’obtenir l’autonomie politique des colonies, afin d’éviter que les principes de la Déclaration des Droits de l’Homme puissent s’y appliquer. À ce titre, le dualisme juridique proclamé par la Constitution américaine de 1787, qui laisse chacun des États fédérés libres d’autoriser ou non l’esclavage et la traite, sert de modèle aux esclavagistes français7. Les planteurs des Antilles mettent ainsi en évidence la dichotomie qui existe entre les États américains du Nord, abolitionnistes, et ceux du Sud, esclavagistes8.

Afin d’atteindre leur but, les colons mettent en place une alliance de circonstance avec les députés des ports négociants métropolitains9. Cette stratégie permet de reléguer au second plan le conflit entre colons et négociants autour du commerce exclusif au nom de la préservation de leur intérêt commun : la pratique de l’esclavage et de la traite des Noirs. Ce sont ainsi les colons qui diffusent les « éléments de langage » repris par les négociants français, et qui justifient l’esclavage au nom de la différence de climat entre l’Europe, l’Amérique ou l’Afrique ; ou encore de l’infériorité supposée des Africains.

En parallèle de leur activisme esclavagiste dans l’Hexagone, les colons sont aussi des ségrégationnistes convaincus qui refusent d’admettre les « libres de couleur » au sein des assembles coloniales. Face à cette situation, les Noirs et Métis libres de Saint-Domingue déclenchent plusieurs révoltes, dont celle de Vincent Ogé, à la fin de l’année 1790, est demeurée la plus emblématique. La situation déjà très tendue de la colonie échappe à tout contrôle dans la nuit du 22 au 23 août 1791 lorsque les esclaves se soulèvent à leur tour dans la plaine du nord de Saint-Domingue. Afin d’éviter que l’Assemblée nationale ne mette fin au « préjugé de couleur » (la ségrégation au sein des « libres ») pour tenter d’apaiser les troubles, les colons entretiennent la désinformation sur la nature de la guerre civile.

Les États-Unis occupent une place centrale dans ce processus car, comme le rappelle l’historien Manuel Covo, ils constituent le principal canal de diffusion des informations coloniales vers l’Europe10. Dans le même temps, les colons français appellent à l’aide leurs homologues du monde hispanique et britannique. En février 1793, un groupe de colons, emmené par Pierre-Victor Malouet, négocie le traité secret de Whitehall qui propose de livrer Saint-Domingue à la Grande-Bretagne en échange d’une intervention de Londres pour mater la révolte des esclaves.

Les planteurs n’oublient pas de solliciter l’aide américaine. Bien que les États-Unis ne possèdent pas encore de marine de guerre, leur capacité à approvisionner rapidement les Antilles revêt un caractère vital dans le contexte de la révolution des esclaves. C’est pourquoi les planteurs de Saint-Domingue missionnent le « député extraordinaire » Joseph-Charles Roustan pour Philadelphie (alors capitale des États-Unis) afin d’obtenir des approvisionnements en nourriture et en munitions ainsi qu’un soutien militaire terrestre.

Cette délégation coloniale a été envoyée sans en avertir Paris. Cette volonté de court-circuiter l’Assemblée nationale indigne l’ambassadeur français aux États-Unis, Jean-Baptiste de Ternant, qui aurait rappelé à Roustan que Saint-Domingue est « une province de France et non un État indépendant11». Finalement, les États-Unis ne se portent pas au secours des colons. Cette inaction est sans doute due à la volonté de ne pas déclencher une guerre avec la France en intervenant directement dans l’une de ses colonies.

Progressivement, la situation géopolitique de l’espace américano-antillais se reconfigure autour de l’affrontement entre deux camps. D’un côté, une alliance informelle des puissances esclavagistes qui regroupe les colons français, les États-Unis et la Grande-Bretagne (avec l’appui moins déterminant de l’Espagne). De l’autre, une convergence idéologique croissante entre révolutionnaires français – qui se rallient aux thèses abolitionnistes – et mouvements insurrectionnels regroupant les « libres de couleur » et les esclaves de Saint-Domingue. Elle atteint son acmé le 4 février 1794, lorsque la République française proclame l’abolition de l’esclavage et un soutien militaire aux insurgés des colonies. Un retournement spectaculaire par rapport à la période précédente, durant laquelle les États-Unis avaient reçu l’appui de la France dans leur guerre fondatrice contre la Grande-Bretagne.

Ce basculement peut être considéré comme l’aboutissement de la rivalité coloniale franco-américaine. Cette dernière a modelé l’espace antillais au cours du XVIIIe siècle ; ainsi que le rappelait le président John Adams : « le commerce des Antilles fait partie du système américain12». On peut aussi y voir des raisons idéologiques. Aux yeux des Américains, l’ancienne métropole britannique serait devenue un allié bien plus recommandable que la France révolutionnaire, qui a proclamé l’abolition universelle de l’esclavage tout en suivant une politique économique perçue comme dirigiste et hostile au libre commerce. Surtout, la possible diffusion de la révolution des esclaves de Saint-Domingue dans le reste des Antilles, voire sur le continent américain est une source d’angoisse et un repoussoir absolu aux États-Unis.

Les États-Unis : refuge et base arrière des colons français

Pour l’heure, ni la Révolution haïtienne, ni l’abolition française de l’esclavage le 4 février 1794 n’impactent durablement le système esclavagiste américain. Certes, la crainte de la contagion révolutionnaire conduit le Congrès américain à promulguer une loi interdisant la traite (c’est-à-dire le commerce d’esclaves mais non l’esclavage) au niveau fédéral en 1794. Cette action législative reste pourtant lettre morte. En effet, la diminution des campagnes de traite, due à la révolution de Saint-Domingue a été compensée dès 1796.

Cette « quasi-guerre » ayant opposé les deux Républiques laisse des traces. Elle pousse ainsi les États-Unis à se doter d’une marine de guerre pour la première fois.

Pire : entre 1794 et 1800, les exportations américaines d’esclaves doublent en direction de la colonie espagnole de Cuba (1997 expéditions en 1794 contre 3906 en 1800) tandis que les importations vers la Géorgie et les Carolines explosent (400 expéditions en 1794 contre 5655 en 1796, avant un coup d’arrêt entre 1798 et 1800, du en partie au conflit avec la France)13. Afin d’expliquer l’absence d’effet de la loi anti-traite de 1794, le chercheur Andy Cabot pointe l’inexistence d’une flotte de guerre capable de contrôler l’application de la loi. Il rappelle également la force du lobby esclavagiste au Congrès, notamment parmi les représentants des Carolines, de la Géorgie et de Rhode Island.

Dans le même temps, les États-Unis deviennent un point d’appui essentiel des colons français. Des milliers d’entre eux y trouvent refuge après avoir fui Saint-Domingue au cours de la décennie 1790-1800. Dans les villes de la côte atlantique (Boston, New York, Philadelphie, Baltimore principalement), les planteurs français trouvent non seulement un refuge mais aussi des soutiens politiques. Ainsi Pierce Butler, planteur de coton et sénateur pour la Caroline du Sud, apporte son aide matérielle et logistique au retour en France de l’ancien gouverneur de Saint-Domingue, Thomas Galbaud du Fort et de plusieurs commissaires représentant les colons exilés14. Réfugié aux États-Unis en 1793, Galbaud est alors chargé d’entretenir la désinformation coloniale en plaidant la cause des planteurs et en discréditant l’action des abolitionnistes.

Les ports du nord-est des États-Unis servent aussi de base arrière pour les navires du commerce français qui peuvent s’y mettre à l’abri. L’historienne Silvia Marzagalli explique que certains négociants métropolitains s’y rendent afin de se redéployer « sur l’échiquier international en délocalisant leurs activités à l’étranger15». De son côté, Guy Saupin montre que la neutralité américaine est bien utile pour faire transiter les denrées coloniales récupérées par les négociants avant leur réexportation vers le Vieux continent par l’intermédiaire de la Grande-Bretagne et des ports d’Europe du Nord16. Aux États-Unis, ces négociants français retrouvent les colons de Saint-Domingue en exil et commencent à ébaucher les moyens de restaurer l’ordre prérévolutionnaire aux Antilles.

Plus les convergences s’approfondissent entre esclavagistes français et dirigeants américains, plus les divergences se creusent entre Philadelphie et Paris. Cette évolution est notamment illustrée par la signature du traité anglo-américain de Jay qui, en novembre 1794, autorise les Britanniques à saisir les marchandises françaises transportées sur des navires américains. Ce traité déclenche la fureur de Paris et la situation s’envenime jusqu’au déclenchement d’un affrontement naval non-déclaré entre Français et Américains. Connu sous le nom de « quasi-guerre », ce conflit éclate en 1798. Au cours de celui-ci, plus de 800 bâtiments américains sont arraisonnés par les corsaires français, ce qui détermine le Congrès américain à voter un embargo sur le commerce issu de l’Hexagone17. La situation se résout avec la signature du traité de Mortefontaine en 1800 mais cette « quasi-guerre » ayant opposé les deux Républiques laisse des traces. Elle pousse ainsi les États-Unis à se doter d’une marine de guerre pour la première fois.

Dans le même temps, en France, l’abolition de 1794 n’a pas suffi à réduire au silence les esclavagistes. Bien que le Directoire (1795-1799) demeure fermement abolitionniste, la relative tolérance du nouveau régime à l’égard des colons royalistes, son hostilité aux Jacobins qui ont achevé le processus abolitionniste ainsi que ses hésitations en matière coloniale permettent la réémergence du discours esclavagiste dans le débat français à partir de 179718. En France mais aussi aux États-Unis, le lobby colonial retrouve l’oreille des députés du « côté droit » – ainsi que des négociants français, qui n’acceptent pas l’assèchement du commerce colonial.

Ainsi, en février 1797, l’ancien ordonnateur de Saint-Domingue Henry Perroud écrit aux députés et aux négociants français depuis Philadelphie où il s’est exilé. Dans sa lettre, Perroud défend la nécessité de rétablir l’exploitation coloniale des Antilles par le rappel et le rétablissement « de tous les propriétaires, reconnus bons républicains » dans leurs titres19. Afin de justifier son point de vue, Perroud s’appuie sur la politique du Directoire qui, soucieux de sacraliser la propriété, a officiellement maintenu les titres de possession coloniaux.

La restauration coloniale est finalement entérinée par Napoléon Bonaparte qui s’appuie sur les anciens planteurs pour redéployer sa politique ultramarine. En Amérique, les anciens colons de Saint-Domingue se regroupent par milliers à La Nouvelle-Orléans, dont ils font plus que doubler la population au début du XIXe siècle20. Vendue aux États-Unis par Napoléon en 1803, la Louisiane devient le nouveau centre de la contre-révolution coloniale franco-américaine. Cette empreinte esclavagiste se manifeste particulièrement au cours des années suivantes.

Malgré le vote d’une nouvelle loi anti-traite par le Congrès en 1807, la Louisiane bénéficie en effet d’une dérogation et devient le seul État américain où l’importation d’esclaves par la traite atlantique reste légale pour les petits bâtiments21. De ce fait, elle constitue la porte d’entrée pour les planteurs des autres États qui peuvent ainsi se procurer de nouveaux esclaves grâce à une traite intérieure plus ou moins tolérée. Cette exemption louisianaise est le produit du lobbying des esclavagistes parmi lesquels on retrouve les adversaires les plus acharnés de la révolution abolitionniste : les colons français, vaincus par les esclaves insurgés de 1791.

Ainsi, si l’alliance entre la France et les États-Unis des années 1770-1780 est restée dans les mémoires, elle ne fut pas durable. Du reste, Français et Américains avaient conscience du caractère opportuniste cet accord contre l’Angleterre dès la Guerre d’indépendance. Les ministres français de la Marine n’ont cessé de marquer leur défiance vis-à-vis du « peuple américain », « tout à la fois utile et dangereux », tandis que l’intendant royal de Saint-Domingue François Barbé-Marbois proposait de circonscrire au strict minimum les échanges avec les négociants américains22.

De leur côté, les États-Unis se sont détournés de la Révolution française à partir de sa radicalisation en 1793-1794. Même les Américains réputés francophiles, dont le plus éminent est Thomas Jefferson – troisième président des États-Unis entre 1801 et 1809 – ont dénoncé les restrictions commerciales des nations européennes comme autant d’obstacles au libre-échange. Ce faisant, les États-Unis se sont constamment opposés à la France dans l’espace atlantique tout en tissant des liens étroits avec les colons français sécessionnistes. Une hostilité destinée à culminer avec le déclenchement de la « quasi-guerre », conflit certes mineur mais qui révèle l’ampleur du retournement qui a fini par opposer d’anciens alliés. Pour être largement méconnue, cette évolution n’éclaire-t-elle pas une partie des clivages entre les cultures politiques française et américaine qui perdurent jusqu’à nos jours ?

Notes :

1 Clément Thibaud, « Pour une histoire polycentrique des républicanismes atlantiques (années 1770 – années 1880) », Revue d’histoire du XIXe siècle [En ligne], 56 | 2018, mis en ligne le 15 octobre 2020, consulté le 5 janvier 2021, p. 152. URL : http://journals.openedition.org/rh19/5593.

2 La colonie française de Saint-Domingue recoupe le territoire actuel d’Haïti.

3 Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin, tout à la fois utile et dangereux : les Antilles françaises et les États-Unis à la fin du XVIIIe siècle », colloque du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique, « Les colonies européennes et la naissance des États-Unis, 1776-début XIXe siècle », Nantes, 28-29 mars 2024.

4 Voir Charles Frostin, « L’intervention britannique à Saint-Domingue en 1793 » dans Outre-Mers. Revue d’histoire, n°176-177, 1962, pp. 293-365.

5 Giulio Talini, « Une révolution dans le commerce. Les Chambres d’agriculture des Antilles françaises face à la naissance des Etats-Unis », colloque du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique, « Les colonies européennes et la naissance des États-Unis, 1776-début XIXe siècle », Nantes, 28-29 mars 2024.

6 Jean Tarrade, Le commerce colonial de la France à la fin de l’Ancien Régime, PUF, 1962, p. 660 cité par Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin… », op. cit.

7 À ce titre, le député extraordinaire du commerce nantais Jean-Baptiste Mosneron fait remarquer en janvier 1790 que quatre des treize états américains (Caroline du Nord, Caroline du Sud, Géorgie et Virginie) refusent catégoriquement l’abolition de la traite et font, déjà, planer la menace d’un « schisme » s’ils y étaient contraints par l’État fédéral.

8 Manuel Covo, « Révolution française 4/4 », La Fabrique de l’histoire, France Culture, émission diffusée le 17 décembre 2015.

9 En 1789, les grands ports de commerce français réclament et obtiennent l’admission de « députés extraordinaires du commerce » aux côtés des députés. Représentants exclusifs des intérêts du négoce maritime, ils constituent l’unique lobby pareillement institué au sein de la représentation nationale.

10 Manuel Covo, « Révolution française… », op. cit.

11 « Discours prononcé à l’Assemblée nationale par M. Roustan, député extraordinaire de l’Assemblée générale du nord », non-daté, Archives départementales de Loire-Atlantique.

12 Cité par Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin… », op. cit.

13 Andy Cabot, « La traite américaine et les colonies européennes », colloque du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique, « Les colonies européennes et la naissance des États-Unis, 1776-début XIXe siècle », Nantes, 28-29 mars 2024.

14 « Les colons de Saint-Domingue réfugiés à Philadelphie aux citoyens composant la municipalité de Nantes », daté de Philadelphie le 13 février 1794, Archives municipales de Nantes.

15 Silvia Marzagalli, « Le négoce maritime et la rupture révolutionnaire : un ancien débat revisité », Annales historiques de la Révolution française [en ligne], 352, avril-juin 2008

16 Guy Saupin, « Les négociants nantais et la Révolution française » dans Yann Lignereux et Hélène Rousteau-Chambon (dir.), Nantes révolutionnaire : ruptures et continuités (1770-1830), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Art et Société », 2021

17 Jérôme Louis, « La Quasi-guerre. 1798-1800 », Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, 2012, pp. 35-50.

18 Jeremy Popkin, « L’offensive coloniale sous le premier Directoire », dans Loris CHAVANETTE (dir.), Le Directoire, forger la République (1795-1799), Paris, CNRS Éditions, 2020, pp. 315-331.

19 Lettre d’Henry Perroud « à la place de commerce de Nantes », datée de Philadelphie le 1er ventôse an V (19 février 1797), Archives départementales de la Loire-Atlantique.

20 Nathalie Dessens, « Les réfugiés de Saint-Domingue à La Nouvelle-Orléans », consulté en ligne sur le site de la BNF, coll. « Amériques », publié en mai 2021, consulté le 13 avril 2024. URL : https://heritage.bnf.fr/france-ameriques/fr/refugies-st-domingue-article

21 Andy Cabot, « La traite américaine… », op. cit.

21 Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin… », op. cit.

13.04.2024 à 20:00

Jules Boykoff : « Les JO, c’est l’économie du ruissellement inversé »

Maud Barret Bertelloni

img
Pourquoi les Jeux Olympiques sont-ils devenus une force économique avant d’être un événement sportif ? Ancien athlète, le politiste Jules Boykoff montre que des processus d’accumulation du capital considérables se mettent en place dès lors qu’une ville organise des Jeux Olympiques de grande ampleur. Leur coût est systématiquement sous-évalué, l’espace public est militarisé, les équilibres sociaux […]
Texte intégral (6269 mots)

Pourquoi les Jeux Olympiques sont-ils devenus une force économique avant d’être un événement sportif ? Ancien athlète, le politiste Jules Boykoff montre que des processus d’accumulation du capital considérables se mettent en place dès lors qu’une ville organise des Jeux Olympiques de grande ampleur. Leur coût est systématiquement sous-évalué, l’espace public est militarisé, les équilibres sociaux déstabilisés, et les écosystèmes menacés. Pourquoi les villes continuent-elles alors de les organiser ? Entretien par Maud Barret Bertelloni, co-autrice avec Pauline Gourlet de Défaites vos Jeux ! paru aux éditions 369 (2024).

À l’approche des Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) de 2024, Paris se prépare à se vider de ses habitants pour accueillir le flux de touristes, journalistes et athlètes venus assister au premier méga-événement sportif de la planète. Le 29 novembre 2023, le Préfet de Police de Paris annonçait la mise en place de QR codes pour circuler dans les rues de la capitale et le Ministre des Transports incitait les Parisiens à prendre des congés pour soulager les réseaux de transport franciliens au moment des Jeux. En Seine-Saint-Denis, département qui accueille la plupart des équipements construits pour l’occasion, les habitants vivent depuis plusieurs années dans les chantiers et dénoncent les réaménagements de leurs quartiers, au sujet desquels ils n’ont pas été consultés.

Lorsque les JOP arrivent dans une ville, ils se manifestent par une pluralité de symptômes délétères : délogements et gentrification, construction de gigantesques infrastructures et bétonisation, renforcement de la surveillance dans l’espace public, exploitation et corruption. Paris ne fait pas exception. Documentés de manière éparse par la presse, ces éléments sont difficiles à relier sans comprendre le fonctionnement de la machine olympique.

Depuis plus de quinze ans, le politiste américain Jules Boykoff élabore les clefs d’analyse de ce phénomène qui, par-delà l’aura de la compétition sportive, représente une aubaine pour l’accumulation du capital. Cet ancien athlète, devenu l’une des figures centrales du mouvement transnational d’opposition aux JO, décrit l’organisation du grand événement sportif et documente les mobilisations qui, de Rio à Tokyo à Los Angeles, tentent de s’opposer à sa tenue.

L’histoire des Jeux, loin de l’image de concorde et de paix avancée par ses organisateurs, est une histoire conflictuelle. Dans Power Games (Verso, 2016), Boykoff élabore une première histoire politique des Jeux Olympiques, de leur fondation par Pierre de Coubertin à la Guerre Froide, à leur commercialisation pendant les années Reagan, moment où se mettent en place les Jeux tels que nous les connaissons aujourd’hui. Dans un ouvrage plus théorique, Celebration Capitalism (Routledge, 2013), il approfondit la lecture politique du phénomène, en développant le pendant du célèbre concept de « capitalisme de la catastrophe » de Naomi Klein.

Dans le cas des JO, la liesse de la fête et l’urgence de ses préparatifs deviennent le moyen de justifier l’appropriation du bien public par des intérêts privés, faisant fi des procédures démocratiques et des règles du droit ordinaire. Face à cette dynamique, les résistances s’organisent dans chaque ville et des liens se tissent entre activistes internationaux. NOlympians: Inside the Fight Against Capitalist Mega-Sports in Los Angeles, Tokyo and Beyond (Fernwood Publishing, 2020) étudie ces mobilisations, leurs liens avec les mouvements sociaux, leurs stratégies et leurs tactiques dans la lutte inégale qu’elles mènent contre la machine olympique et ses défenseurs.

Son dernier livre, What are the Olympics for ? (Bristol University Press, à paraitre en 2024) revient de manière synthétique sur l’histoire politique des Jeux, leurs conséquences anti-démocratiques et les manières de s’y opposer. Une lecture précieuse pour outiller la compréhension et la critique du phénomène olympique, alors que la pré-sélection de la candidature des Alpes du Sud pour les JO d’hiver de 2030 menace de reproduire à la montagne ce que l’on a déjà subi à Paris.

Lorsque les Jeux Olympiques et Paralympiques investissent une ville, ils se manifestent par une pluralité de symptômes épars. De l’annonce de l’attribution de la candidature en 2017 à aujourd’hui, les franciliens ont assisté à de nombreux délogements (Squat Unibéton, foyer de travailleurs migrants ADEF), à la construction de gigantesques équipements sportifs (Centre Aquatique Olympique, Village des Athlètes) et se préparent à l’expérimentation de la vidéosurveillance automatisée (VSA) dans l’espace public, supposée sécuriser les Jeux. Dans votre travail, pour lequel vous avez suivi les JOP d’édition en édition, de Londres à Rio à Tokyo, vous esquissez les contours d’un modèle olympique, qui se reproduirait de ville en ville. Quelles en sont les caractéristiques ?

Les Jeux Olympiques se déplacent de ville en ville mais ils provoquent presque toujours les mêmes problèmes. J’ai commencé à étudier le militantisme anti-olympique en 2009, à Vancouver, au Canada. Un groupe de poètes d’avant-garde militants m’avait alerté sur les violations des libertés civiles et sur les lois d’exception qui étaient en train d’être passées. J’ai ensuite vécu à Londres pendant les jeux pour suivre les mobilisations. J’ai aussi vécu à Rio de Janeiro, puis à Tokyo en 2019. Chaque ville présente des problématiques légèrement différentes, en fonction de ses dynamiques propres, mais il y a des régularités qui sont propres au phénomène olympique – ce que les économistes appelleraient les « externalités négatives » des Jeux.

Ce n’est qu’autour de 1980 qu’ont été introduits les sponsors des JO, qui sont des entreprises multinationales (AirBnb, Coca Cola, Alibaba, Allianz, Omega, Samsung, P&G, Toyota, etc.)

La première concerne le coût des JO. Les organisateurs sous-estiment systématiquement les dépenses au moment de la candidature, et elles sont invariablement dépassées. Une étude de l’Université de Oxford a très bien analysé le phénomène : depuis 1960, le coût des jeux a augmenté vertigineusement et a systématiquement été dépassé. Ces dépenses se paient en argent public. Le contribuable français, peu importe qu’il puisse ou non se permettre d’assister aux épreuves, contribue au financement des Jeux Olympiques.

Le deuxième aspect récurrent concerne la militarisation de l’espace public et le déploiement de nouvelles technologies censées protéger le spectacle olympique. Les Jeux fournissent une occasion d’expérimenter de nouvelles technologies qui seront par la suite adoptées et intégrées dans les dispositifs de maintien de l’ordre. En 2020 à Tokyo, les organisateurs voulaient déployer la reconnaissance faciale dans tous les lieux olympiques, même si cela a été reporté en raison du COVID. Or, c’est un fait établi que la reconnaissance faciale est susceptible de perpétuer des biais racistes, en raison de son taux d’erreur très élevé sur les visages racisés, et qu’elle pose un vrai problème du point de vue des libertés publiques.

Les jeux de 2024 à Paris seront l’occasion d’expérimenter la VSA, qui devrait pouvoir être employée jusqu’en 2025. Il est probable, vu ce qui s’est passé lors des précédentes éditions, qu’elle soit ensuite banalisée et intégrée au dispositif ordinaire de maintien de l’ordre. [Confirmant cette hypothèse, la Ministre des Sports Amélie Oudéa-Castéra a annoncé en septembre 2023 vouloir prolonger l’expérimentation de la vidéosurveillance automatisée par-delà les JO 2024. n.d.r.]

Le troisième élément que décrivent les chercheurs qui travaillent sur le mouvement olympique concerne les délogements et la gentrification. De manière un peu grossière, on pourrait dire que les délogements et les expulsions adviennent plutôt dans les pays du Sud, alors que l’on observe plutôt dans les pays du Nord un mouvement de gentrification accélérée. En réalité, les deux phénomènes se croisent. À Londres, en 2012, autour de 1000 personnes ont été délogées pour accueillir les Jeux Olympiques.

Lorsque j’ai habité à Rio de Janeiro, j’ai travaillé avec beaucoup de personnes déplacées – on recense autour de 77,000 personnes qui ont dû quitter leur maison. Le plus souvent, ces délogements sont l’occasion de remplacer des logements sociaux par des logements au prix du marché. À Tokyo, j’avais interviewé pour The Nation deux femmes qui avaient été délogées au moment des Jeux Olympiques de 1964, puis à nouveau en 2019. Elles m’avaient demandé à être anonymisées, parce qu’elles craignaient les répercussions négatives qu’elles pourraient encourir en raison de la popularité des JO.

Une quatrième tendance est celle du greenwashing. Les organisateurs promettent toujours une grande amélioration environnementale, mais les résultats sont systématiquement décevants. A Rio, tout le monde était enthousiaste à l’idée de nettoyer les eaux de la baie de Guanabara, très polluée. Les organisateurs avaient promis que 80% de l’eau qui s’y déverse serait filtrée, ce qui n’est pas advenu : au moment des Jeux, c’était moins de 30%.

On pourrait aussi parler de la moindre rémunération et du peu de considération dont souffrent les athlètes, de la corruption et du déni de démocratie, qui sont malheureusement les conséquences systémiques de l’organisation des Jeux. De nombreuses personnes considèrent simplement que les JO sont un événement divertissant et que ces conséquences sont indissociables de l’événement. C’est seulement quand les Jeux arrivent dans leur ville qu’ils commencent à prendre conscience de ses effets.

Derrière ces mêmes conséquences, vous identifiez une même cause : la « machine olympique », chapeautée par le Comité International Olympique (CIO). Face à ces effets et face aux critiques qui émergent invariablement, comment cette machine se maintient-elle ?

Pour comprendre la machine olympique, il faut d’abord comprendre la manière dont le Comité International Olympique en régit le fonctionnement, aux côtés des sponsors qui participent au financement et des entreprises de l’audiovisuel qui diffusent le spectacle. Le CIO est au cœur du mouvement olympique : il prend les décisions financières, rédige les contrats avec la ville-hôte [la ville qui accueille les JO, n.d.r.]. Tout est organisé à son avantage : depuis le tout début du mouvement olympique, le CIO décharge les coûts économiques et les « coûts sociaux » de l’événement sur la ville qui héberge les jeux. Le modèle a évidemment subi des transformations depuis la première édition des JO en 1896.

Ce n’est qu’autour de 1980 qu’ont été introduits les sponsors des JO, qui sont des entreprises multinationales [AirBnb, Coca Cola, Alibaba, Allianz, Omega, Samsung, P&G, Toyota, etc.] regroupées dans ce qui s’appelle le « Programme Olympique ». Outre le CIO et les sponsors, le troisième élément nécessaire pour comprendre le fonctionnement de la machine olympique est le rôle du secteur de l’audiovisuel. Les sponsors et l’audiovisuel composent à eux seuls pour 90% des revenus du CIO, auxquels s’ajoutent les revenus de billetterie.

Cela permet de comprendre beaucoup de choses. Pourquoi les JO d’été ont-ils lieu en juillet et en août, qui sont des mois terriblement chauds et peu recommandés pour la compétition sportive en extérieur ? Très simplement parce que le Comité Olympique International perçoit des redevances audiovisuelles de NBC et que NBC veut diffuser les Jeux Olympiques l’été, avant la reprise de la saison de football américain. Évidemment, chaque édition des Jeux olympiques est légèrement différente : le comité d’organisation des Jeux a une implantation nationale, qui reflète alors les intérêts et les conflits propres à une élite locale. Par exemple, en France, la question de la sécurité ou les crispations autour du port du voile des athlètes peuvent émerger avec une intensité particulière. Mais la machine est la même et les problèmes fondamentaux se reproduisent invariablement de ville en ville.

Au vu de l’importance des sponsors et des contrats audiovisuels, on aurait presque l’impression que l’athlétisme est une dimension mineure des Jeux Olympiques. Quelle est la place du sport au sein de la machine olympique ?

De nombreux chercheurs soutiennent que les Jeux Olympiques sont devenus une force économique avant même d’être un événement sportif. L’athlétisme, la compétition sont devenus accessoires comme l’effort l’organisation tourne autour de l’accumulation de profit – le sport est devenu presque secondaire.

Le terme de « celebration capitalism » désigne la dimension intrinsèquement anti-démocratique et autoritaire des projets politiques soutenus par les grands événements sportifs.

Dans ce cadre, pourquoi les villes continuent-elles de candidater pour accueillir les Jeux ?

Il y a dans chaque métropole suffisamment d’intérêts politiques et économiques qui savent qu’ils vont bénéficier des Jeux et qui se mobilisent en soutien de la candidature. Depuis que je m’intéresse à l’histoire des JO, je n’ai jamais vu de candidature populaire ni de mouvements locaux qui réclameraient d’accueillir les Jeux Olympiques. Ce sont toujours des acteurs puissants, avec des liens avec les secteurs du BTP, de l’immobilier et de la sécurité privée.

Les Jeux génèrent un afflux de capital important, mais tout cet argent s’envole invariablement vers le haut, vers ceux qui en possèdent déjà beaucoup. J’appelle ça l’économie du ruissellement inversé : l’argent se concentre dans les poches de ceux qui en possèdent déjà beaucoup. C’est pour cette raison que les villes continuent de candidater. Les organisateurs présentent les Jeux comme une opportunité économique pour les entreprises locales, mais la réalité est moins reluisante. Les conditions de la tenue des Jeux, telles que les prévoit le contrat olympique, ne sont pas en faveur des PME de chaque ville. Elles sont conçus en faveur des grandes entreprises multinationales et la conséquence est qu’une large partie des financements mobilisés s’évapore dans les circuits internationaux et n’est jamais investi localement, contrairement à la promesse de ses organisateurs. On pourrait dire que les JO sont conçus à l’avantage des 10% des personnes les plus riches à l’échelle globale.

Si les JO sont un phénomène international, ils ont aussi une localité. À chaque édition, les JO s’incarnent dans une ville, avec le tissu urbain qui lui est propre. À Paris, l’aménagement urbain pour 2024, concentré dans le département populaire de Seine-Saint-Denis, s’intègre dans la dynamique de métropolisation du Grand Paris. Comment les Jeux transforment-ils la ville dans laquelle ils se déroulent ? Et comment les villes transforment-elles à leur tour les Jeux ?

La transformation advient effectivement dans les deux sens, même si je me concentre davantage dans mon travail sur le phénomène olympique international que sur les dynamiques urbaines singulières. On considère généralement les Jeux de 1992 à Barcelone comme l’une des éditions les moins destructrices pour la ville. Certes, le quartier de Poblenou a été gentrifié, mais c’était au moment de la fin du franquisme, de l’intégration de l’Espagne à l’Union Européenne et du développement du tourisme. Il s’agit d’ailleurs de l’une des rares éditions où les financements privés ont couvert plus d’un tiers des dépenses, pour deux tiers de dépense publique, ce qui est très rare. On considère généralement Barcelone comme un « modèle », mais il faut une ville très particulière pour que les Jeux Olympiques fonctionnent d’une manière aussi vertueuse. Les villes soutiennent aujourd’hui souvent qu’elles candidatent pour « apparaitre sur la carte ».

L’argument est curieux : tout le monde connait Los Angeles, Paris ou Rio, pas besoin d’efforts pour figurer parmi les métropoles globales. Mais dans le cas de l’Arabie Saoudite ou de l’Inde, qui s’intéressent de plus en plus aux Jeux Olympiques, c’est une manière d’apparaitre sur la scène de la compétition sportive. L’Arabie Saoudite – entre tous lieux – accueillera les Jeux d’hiver asiatiques de 2029 et l’Inde est en pourparlers avec le CIO, qui a promis à Modi une édition des Jeux Olympiques. Cela est tout aussi intéressant pour le CIO que pour les politiques locaux. Ce qui importe, du point de vue de l’évolution des Jeux, c’est qu’entre 2013 et 2018, une douzaine de villes ont retiré leur candidature, à la suite de référendums (Hambourg et Munich, Davos, etc.) ou d’une intense pression politique (Rome, Budapest, Cracovie, Stockholm, Boston, etc.). La menace d’un référendum est parfois suffisante pour occasionner un retrait. Dans d’autres cas, des politiciens sont élus avec le mandat explicite de s’opposer au JO, comme c’est le cas de Virginia Raggi à Rome.

C’est d’ailleurs pour ça que Beijing a remporté la mise pour 2022 : la seule autre candidature provenait de Almaty, Kazakhstan, mais le CIO ne faisait pas confiance au comité organisateur. C’est impressionnant de voir à quel point, entre 2009 et aujourd’hui, le grand public est beaucoup mieux informé des conséquences des JO. En réaction, le CIO a simplement changé la procédure de sélection des villes-hôte. Il n’a pas essayé de prendre en compte les nombreuses critiques adressées aux JO que j’ai pu évoquer ici : il a tout simplement commencé à attribuer les Jeux avec onze ans d’avance, comme pour Los Angeles 2028, avant qu’il puisse y avoir un vote démocratique au sujet de leur accueil et avant que les mobilisations puissent émerger.

Un sondage paru le 13 novembre 2023 relevait que 44% des Franciliens – le double par rapport à 2022 – considèrent qu’accueillir les Jeux Olympiques est une « mauvaise chose ». Mais si l’on s’intéresse à la France, 65% des sondés demeurent favorables. Qu’est-ce qui maintient, par-delà les intérêts économiques qui soutiennent la candidature, la très grande popularité des Jeux Olympiques ?

L’athlétisme et les athlètes jouent un rôle très important dans l’imaginaire des JO. Tout simplement, ce sont les meilleurs athlètes du monde et ils sont incroyablement inspirants. Tout le paradoxe tient au fait que si la machine se maintient grâce à l’aura des athlètes, ces derniers sont généralement assez peu rémunérés. Une étude universitaire Canadienne, réalisée avec la Global Athletes Coalition, un syndicat d’athlètes transnational, a documenté les écarts de revenus entre les athlètes olympiques et ceux issus d’autres Ligues comme la National Basketball Association, la National Hockey League aux États-Unis ou la Premier League de football au Royaume Uni. Dans ces ligues, entre 45% et 60% des revenus sont perçus par les sportifs, contre 4,1% pour les Jeux Olympiques.

Pendant ce temps, les membres du CIO sont rémunérés entre $450 et $900 par jour pour assister aux compétitions, ce qui signifie qu’ils gagnent plus d’argent qu’un athlète qui gagnerait la médaille d’or. L’autre élément important concerne le rôle des médias, qui couvrent les JO sans jamais prendre à contrepied la narration officielle. Mais lorsque les JO se rapprochent, il devient de plus en plus difficile de ne pas voir leur impact sur la ville-hôte et sur la région qui l’entoure. Les JO sont terriblement populaires, tant qu’ils n’adviennent que très loin. Les habitantes des villes olympiques réalisent soudainement toutes leurs conséquences, comme on les voit aujourd’hui à Paris.

Le mouvement olympique s’appuie depuis longtemps sur un imaginaire Grec de l’olympisme, celui de la trêve Olympique qui permettait aux athlètes de circuler librement pour participer aux Jeux anciens. Il y a une trentaine d’années, le CIO a relancé cette tradition, avec l’instauration aux Nations Unies d’une trêve olympique. En novembre 2023, les pays membres ont voté la trêve Olympique pour les JO de Paris. Il s’agit là évidemment d’un geste purement symbolique. Dans le contexte géopolitique actuel, cela vire vite à la farce. En 2014, la Russie a envahi la Crimée pendant la trêve olympique des Jeux qu’elle organisait à Sotchi et le CIO n’a pas pipé mot. Elle a envahi l’Ukraine au moment des JO de Pékin en 2022. Les documents officiels du CIO, tels que la Charte Olympique, ont toujours des choses merveilleuses à dire sur les sports et la paix, sur les droits de l’homme, mais ils les font respecter de manière terriblement sélective.

Vous élaborez dans Celebration Capitalism (Routledge, 2014) le pendant au célèbre concept de Naomi Klein, le « disaster capitalism », que vous déclinez dans le contexte festif d’un grand événement sportif. En France, la préparation pour le JO de 2024 a été l’occasion de plusieurs exceptions au droit ordinaire : la mise en place de l’expérimentation de la VSA, mais aussi toute une série de dérogations au droit ordinaire en matière d’urbanisme, de publicité et d’environnement prévues par la Loi Olympique de 2018. En quoi ce concept consiste-t-il et comment se met-il en place à l’occasion des JO ?

L’un des éléments principaux de ce que j’appelle « celebration capitalism » [le capitalisme des Fêtes, n.d.r.] est l’état d’exception et de suspension du fonctionnement ordinaire du politique. Cela permet au gouvernement et aux entreprises de mettre en place des projets et des partenariats publics-privés qu’il serait difficile de justifier en temps normal. Le terme de « celebration capitalism » désigne la dimension intrinsèquement anti-démocratique et autoritaire des projets politiques soutenus par les grands événements sportifs.

On observe depuis le début du XXIe siècle une montée en intensité des protestations contre les Jeux Olympiques, qui demeuraient jusqu’alors plutôt sporadiques et très localisées.

À Los Angeles, ville qui accueillera les jeux de 2028, on discute déjà du besoin accru d’effectifs de police pour sécuriser les Jeux, ce qui n’est in fine qu’une manière d’accroitre le pouvoir policier. Il y a une nomenclature aux USA pour désigner les évènements sportifs à haut risque : les « National Special Security Events » (NESS) [les Événements Nationaux à Sécurité Spéciale n.d.r.]. Les NESS rassemblent 16 agences de renseignement à l’occasion d’un événement comme les JO ou le Super Bowl [le championnat de football américain, n.d.r.] et cela permet à des agences de police comme la Immigration and Customs Enforcement Agency [l’agence de contrôle aux frontières états-unienne, connue pour sa traque des migrant.es sans papier, n.d.r.] de débarquer dans la ville de LA.

Derrière les scènes, les acteurs puissants qui soutiennent la machine olympique profitent de l’occasion pour élargir leurs marchés ou renforcer leur emprise sur le territoire. Cela complique ultérieurement les résistances locales aux Jeux Olympiques, parce que l’exception est précisément une manière de contourner les règles ordinaires de la participation démocratique.

La machine orchestrée par le CIO est fondamentalement anti-démocratique. À chaque édition, le CIO signe un contrat avec la ville-hôte, qui confère à ce premier « l’autorité suprême » sur les Jeux. À Tokyo, en 2021, la très grande majorité de la population japonaise – 83% selon un sondage de Kyodo News – était favorable à l’annulation des Jeux en plein milieu de l’épidémie de COVID. Le Premier Ministre, Yoshihide Suga, a dû admettre publiquement que seul le CIO avait le pouvoir d’annuler les Jeux, et non le représentant démocratiquement élu d’un pays. S’il les avait annulés contre la volonté du CIO, il se serait trouvé avec une énorme bataille judiciaire sur les bras. Le CIO ne voulait pour aucune raison créer un précédent d’annulation des JO, peu importe les circonstances. Le CIO n’est cependant responsable devant personne.

On pourrait imaginer que les Nations Unies sanctionneraient leur fonctionnement, mais elles restent passives et continuent de passer ces résolutions de trêve olympique en toc tous les deux ans. On aurait pu espérer que l’Organisation Mondiale de la Santé serait intervenue au moment de la tenue des Jeux pendant une épidémie de COVID avec une population sous-vaccinée, mais elle non plus n’a pas réagi. On aurait pu imaginer que les sponsors seraient préoccupés, mais ils continuent de participer à la fête sans broncher. Il n’y a simplement aucun mécanisme pour limiter l’action du CIO, malgré tous leurs documents et les déclarations de leur président sur l’importance et le pouvoir de la démocratie.

Le phénomène olympique suscite aussi d’importantes résistances, que vous documentez depuis de nombreuses années. Dans NOlympians, Inside the Fight against Capitalist-Mega Sports (Fernwood, 2020), vous décrivez les collectifs mobilisés à Londres, Rio, Tokyo et à Los Angeles, leurs imbrications avec les mouvements sociaux et leurs répertoires d’action. Qui se mobilise contre les Jeux et pour quelles raisons ?

Je dirais qu’il y a quatre types d’activistes réunis autour des Jeux Olympiques. Le premier groupe est celui des activistes anti-olympiques, qui s’opposent aux jeux eux-mêmes. C’est par exemple le cas du collectif Saccage 2024 à Paris. À Los Angeles, c’est NOlympics LA ; au Japon c’était le groupe Hangorin no Kai ; à l’échelle transnationale, c’est le mouvement « No Olympics Anywhere ». Un deuxième groupe est constitué de militantes et militants présent.es dans une ville olympique, qui se consacrent à une cause précise comme la surveillance, le droit au logement et le sans-abrisme, la militarisation de la police, etc. La plupart de ces personnes ne s’intéresse pas spécifiquement aux Jeux Olympiques, mais se trouve soudainement confrontée à tous les problèmes du modèle olympique à l’approche des Jeux. Elles rejoignent parfois les membres du premier groupe, en se greffant aux mobilisations anti-JO.

Le troisième groupe, ce sont les syndicalistes et militant.es qui réalisent que les JO fournissent une opportunité stratégique dans leurs champs de bataille respectifs. C’est par exemple le cas des syndicats et des collectifs de sans-papier en France qui s’appuient sur les JO pour renforcer leurs mobilisations. [Les collectifs sans-papier et la CNT-SO ont organisé au mois de novembre une grève couplée de l’occupation du chantier de l’Adidas Arena et obtenu la signature d’accords-cadre qui actent la régularisation des travailleurs sur les chantiers olympiques. n.d.r.] Tout au long de l’histoire des Jeux, on trouve de nombreuses histoires d’athlètes et de personnes ordinaires qui ont pris appui sur la popularité des Jeux Olympiques pour mettre en avant leurs causes. Les suffragettes avaient menacé de perturber les Jeux pour obtenir le droit de vote et avaient saccagé les terrains de golf. À Los Angeles, en 1932, au pic de la Grande Dépression, il y a eu d’importantes manifestations de personnes indignées par les dépenses extravagantes des Jeux, alors même que la population peinait à se nourrir. Leur slogan était « Groceries not Games » [De la nourriture plutôt que des Jeux].

La difficulté avec ce type de mobilisations opportunistes, c’est qu’il s’agit de personnes qui s’impliquent au moment des JO mais qui retournent à leurs luttes habituelles à peine les jeux finis. Un quatrième et dernier groupe est celui composé par les athlètes. On peut penser en France du footballeur Vikash Dhorasoo, qui s’était prononcé à la télé avec l’élue insoumise Danielle Simonnet en faveur de l’annulation des Jeux Olympiques de 2024. Au moment des JO de Tokyo, alors que le CIO répétait que tout serait sûr à 100%, qu’ils mettraient en place une « bulle olympique », il a envoyé à tous les athlètes un document de renonciation qu’ils devaient obligatoirement signer pour participer aux Jeux. Le document disait que s’ils mouraient de COVID-19, ils ne pourraient pas poursuivre en justice le CIO ou le comité olympique japonais. Un athlète, lorsqu’il a reçu ce document qui disait d’une part qu’il serait en sécurité et de l’autre qu’il ne pourrait rien faire s’il mourait, a pris la décision de faire fuiter le document, que j’ai transmis à une télé japonaise.

Ces groupes ont-ils évolué dans leur composition ou dans leur manière de se mobiliser ?

On observe depuis le début du XXIe siècle une montée en intensité des protestations contre les Jeux Olympiques, qui demeuraient jusqu’alors plutôt sporadiques et très localisées. Internet et les réseaux sociaux ont beaucoup aidé les militantes anti-olympiques à créer une forme de solidarité de classe, classe transnationale si l’on veut, si l’on oppose schématiquement ceux qui profitent et ceux qui subissent les Jeux. Cela a permis à un vrai mouvement d’activisme transnational d’émerger.

En 2012 à Londres, Julian Cheyne, un militant britannique qui avait été délogé par les Jeux, avait commencé à rassembler une coalition importante autour du Counter-Olympics Network et du Games Monitor : il y avait des personnes de Corée du Sud, de Rio et j’y avais participé. Mais on peut véritablement parler d’une mobilisation transnationale depuis le premier sommet anti-olympique international à Tokyo en 2019. Cette coalition permet de suivre à la trace la bête transnationale que sont les Jeux Olympiques, lorsqu’ils se déplacent de ville en ville. La difficulté est que ce genre de militantisme est très couteux et que la plupart des collectifs mobilisés ont très peu de ressources.

La plupart des personnes qui se mobilisent le font sur leur temps libre et avec très peu de moyens, alors qu’elles font face à une armée de travailleurs grassement rémunérés. L’objectif général des mobilisations transnationales est résumé par le slogan « No Olympics Anywhere ». L’autre objectif consiste à soutenir les mobilisations en vue de stopper les Jeux Olympiques dans les différents endroits qui pourraient les accueillir. Les mobilisations les plus efficaces sont toujours celles qui adviennent avant l’attribution des Jeux. Le plus tôt les activistes se mobilisent pour éviter l’attribution, le mieux. Il y a eu un seul cas dans l’histoire d’annulation des JOP, à Denver en 1976. Il y a une telle inégalité de ressources entre les organisateurs olympiques et les militantes, qu’une fois la candidature actée, le CIO a inévitablement l’ascendant. Et il commence à avoir l’habitude de ces oppositions et a mis en place des stratégies pour les neutraliser.

En ce qui concerne les mobilisations anti-JO franciliennes, il me semble que l’une des difficultés en ce moment, par-delà les petits effectifs militants, relève du contexte de répression des mouvements sociaux. La répression des manifestations, couplée à la surveillance accrue des activistes et au regain de la menace terroriste, fait que les différents collectifs mobilisés ont restreint leur répertoire d’action à la sensibilisation, à la contre-expertise et à quelques petites manifestations. Ils savent qu’il ne sera pas possible de mener d’actions pendant la tenue des Jeux.

La suppression des oppositions s’intègre très bien au discours de protection des Jeux Olympiques, qui tend à assimiler la menace activiste à une menace terroriste. Dans le document de candidature de la ville de Rio se trouvait une section intitulée « Menaces activistes/terroristes ». L’opposition aux JO et la menace terroriste s’y trouvaient superposées, comme si elles constituaient un seul et même objet. Sans atteindre ces proportions, on dirait bien que la France applique de fait un traitement similaire, ce qui est très préoccupant. A Paris, sauf catastrophe naturelle, les Jeux auront certainement lieu comme prévu, mais il est intéressant de placer les mobilisations actuelles dans un horizon temporel élargi, après l’annonce de la pré-sélection de la candidature des Alpes pour les JO d’hiver de 2030.

Toutes les personnes qui tiennent à la montagne et souhaitent la préserver de l’impact des Jeux ont intérêt à rejoindre les mobilisations autour de Paris : le CIO est extrêmement sensible à la contestation pendant la période de préparation des candidatures. L’autre élément à garder à l’esprit est que pendant les JO, le monde entier sera en train de regarder ce qu’il se passe à Paris. Les actions des collectifs de sans-papiers et des syndicats sur les chantiers de JO ont déjà attiré beaucoup d’attention à l’international, dans la presse anglophone. Dans les prochains mois, tout ce qu’il se passe autour des JO recevra inévitablement beaucoup d’attention médiatique et c’est un levier stratégique important.

Jules Boykoff, What are the Olympics for ?, Bristol University Press, à paraître en mars 2024. Republication de AOC media.

11.04.2024 à 18:55

Équateur : derrière l’invasion de l’ambassade mexicaine, l’effondrement des institutions

Vincent Arpoulet

img
Le 5 avril, des forces policières et militaires équatoriennes envahissaient l’ambassade du Mexique pour y arrêter l’ancien vice-président Jorge Glas. Condamné par la justice équatorienne à une peine de prison, il y avait requis l’asile politique. Cette violation brutale de l’espace diplomatique, sacralisé par la Convention de Vienne, a suscité une réprobation mondiale. Mais derrière […]
Texte intégral (2213 mots)

Le 5 avril, des forces policières et militaires équatoriennes envahissaient l’ambassade du Mexique pour y arrêter l’ancien vice-président Jorge Glas. Condamné par la justice équatorienne à une peine de prison, il y avait requis l’asile politique. Cette violation brutale de l’espace diplomatique, sacralisé par la Convention de Vienne, a suscité une réprobation mondiale. Mais derrière cette apparente unanimité, des fractures voient déjà le jour. La Colombie et le Mexique tentent de donner une suite juridique à cette affaire, devant Cour interaméricaine des Droits de l’homme (CIDH) pour l’une, la Cour internationale de justice (CIJ) pour l’autre. Ils ne seront vraisemblablement pas soutenus par les États-Unis, qui entretiennent de bonnes relations avec le chef d’État équatorien Daniel Noboa. Celui-ci compte en effet sur l’appui de Washington dans sa lutte contre le narcotrafic, qui connaît une progression vertigineuse en Équateur. Cette dégradation de la situation du pays se produit sur fond d’explosion de la pauvreté et des inégalités, générée par des années de réformes libérales à marche forcée…

LVSL a consacré plusieurs articles récents au contexte équatorien, dont un entretien avec la candidate à la présidentielle Luisa Gonzalez et un autre avec la préfète de la région de Pichincha Paola Pabón. Vincent Arpoulet, auteur d’un article sur la dernière élection présidentielle, revient ici sur cette nouvelle affaire.

« Dans une situation complexe et sans précédent à laquelle est confronté le pays, j’ai pris des décisions exceptionnelles pour protéger la sécurité nationale ». C’est ainsi que Daniel Noboa, homme d’affaires élu à la tête de l’Équateur au mois d’octobre dernier, justifie l’invasion de l’Ambassade du Mexique par la police nationale dans un communiqué officiel.

« Une situation complexe et sans précédent » : c’est ainsi qu’un observateur pourrait désigner le délitement de l’État équatorien face au narcotrafic, qui a conquis une emprise considérable en à peine huit ans, et qui n’a fait que s’accélérer depuis l’élection de Daniel Noboa. Peu d’institutions échappent encore à l’influence des gangs, dont les ramifications s’étendent jusqu’à la tête des prisons équatoriennes. En octobre dernier, un sinistre événement devait le rappeler : suite à l’assassinat d’un candidat à la présidentielle, sept suspects et possibles témoins ont été tués dans une cellule équatorienne. Au point d’en oublier qu’il y a quelques années, suite aux mandats du président socialiste Rafael Correa (2006-2016), l’Équateur était l’un des pays les plus sûrs du sous-continent.

À l’origine de cette dégradation, des coupes brutales dans les dépenses publiques, qui se sont notamment traduites par la suppression, en 2018, du ministère de Coordination et de la Sécurité. Le nouveau président Daniel Noboa, tout en poursuivant cette démarche, s’inscrit dans une logique de « guerre interne » contre le narcotrafic. Un tour de vis aux accents autoritaires, dénoncé par ses adversaires comme un moyen de contrôler l’opposition.

Une consultation populaire est ainsi convoquée le 21 avril prochain, visant à amender la Constitution afin de permettre à l’armée d’appuyer la police nationale dans l’espace public. Ou d’autoriser l’extradition de narcotrafiquants aux États-Unis : ce référendum s’inscrit dans le rapprochement opéré par l’Équateur avec les États-Unis autour de la lutte contre le narcotrafic. Ainsi, en octobre dernier, le gouvernement équatorien annonçait le retour de troupes américaines dans le pays, dans le cadre d’une coopération militaire entre Quito et Washington.

Cette militarisation de la lutte contre le narcotrafic, sous l’égide américaine, n’est pas sans rappeler le « plan Colombie » longtemps à l’oeuvre dans ce pays voisin, à l’échec retentissant. Conclu en 2000 avec l’objectif affiché d’endiguer le trafic de stupéfiants, cet accord a en réalité servi d’arme de guerre contre les seules Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Il a contribué à l’intensification du conflit interne que connaissait la Colombie, tout en épargnant un certain nombre de groupes paramilitaires directement liés au trafic de drogue… La faillite de la « guerre contre la drogue » n’empêche pas Daniel Noboa de la reproduire à la lettre plus de 20 ans plus tard.

Derrière une unanimité de façade, des divergences subsistent. À rebours de l’activisme de Gustavo Petro, qui entend donner des suites juridiques à cette affaire, les États-Unis se contentent de rappeler leur attachement au principe d’inviolabilité des ambassades

Désastreuse pour lutter contre le narcotrafic, cette stratégie ne fait pas que des perdants. Elle offre à Daniel Noboa une occasion de consolider son fragile leadership, en assimilant l’opposition politique aux gangs, à longueur de communiqués et discours officiels. C’est ainsi qu’au lendemain de la prise d’assaut de l’Ambassade mexicaine, le président équatorien assimilait la décision de son homologue mexicain d’accorder l’asile politique à Jorge Glas à une ingérence susceptible de fragiliser l’État équatorien dans sa lutte contre le narcotrafic. Une logique conduite à son paroxysme dans le communiqué présidentiel du 9 avril, qui qualifie Jorge Glas de « délinquant (…) impliqué dans des crimes très graves ».

Réactualisation à peine voilée de la doctrine de guerre contre-insurrectionnelle qui était brandie par les dictatures militaires des années 1970 pour justifier leur hégémonie, sous le prétexte d’une menace communiste susceptible de s’infiltrer dans toutes les strates de la société… Avec un nouvel instrument de répression par rapport aux années 1970 : l’instrumentalisation d’affaires judiciaires à des fins politiques, dénoncée par ses opposants sous le terme de lawfare (« guerre légale », contraction de law et warfare). Le transfert de Jorge Glas dans une prison de haute sécurité, par des militaires, le lendemain de son arrestation, suffit à mesurer le caractère hautement politique de cette affaire, par-delà les justifications juridiques fournies.

Un certain nombre de dirigeants latino-américains ont aussitôt accusé le gouvernement équatorien d’avoir violé le droit d’asile, pourtant garanti par la Convention de Caracas depuis 1954. C’est en ce sens que le président colombien Gustavo Petro a annoncé déposer un recours devant la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH) en vue de faire valoir les droits de Jorge Glas qui ont été, à ses yeux, sérieusement bafoués. Plus compromettant pour l’Équateur, la secrétaire d’État aux Affaires étrangères du Mexique Alicia Barcena a demandé la suspension de l’Équateur de l’Organisation des Nations-Unies et annonçait qu’elle porterait l’affaire auprès de la Cour internationale de justice (CIJ). Le choix de cette institution, sous les projecteurs mondiaux depuis que l’Afrique du Sud l’a mobilisée pour accuser Israël de crime de génocide à Gaza, n’a rien d’anodin.

Si le degré de radicalité varie, la condamnation a été unanime de la part des gouvernements du continent américain. Au-delà du droit d’asile, elle porte atteinte à la Convention de Vienne qui garantit l’inviolabilité des représentations diplomatiques. C’est ainsi que 29 États sur 31 ont adopté, ce mercredi 10 avril, la résolution de l’Organisation des États américains (OEA), y compris des gouvernements aussi conservateurs et peu soucieux des droits de l’Homme que celui de Dina Boluarte au Pérou, ou de Javier Milei en Argentine. Les États-Unis, en termes excellents avec le gouvernement de Daniel Noboa, ont eux aussi condamné la violation de l’espace diplomatique.

Cette quasi-unanimité peut s’expliquer par le fait qu’il s’agit d’une violation sans précédent de cette convention, pierre angulaire de la souveraineté des États. Jamais, dans l’histoire contemporaine du continent latino-américain, un gouvernement n’avait attaqué aussi frontalement une représentation diplomatique. Augusto Pinochet lui-même n’avait pas osé franchir cette ligne rouge lorsque le Mexique avait – déjà – octroyé l’asile à un certain nombre d’opposants politiques. De même, Jeanine Anez, la cheffe d’État bolivienne qui a pris le pouvoir suite au coup d’État contre Evo Morales en 2019, ne s’est pas opposée à l’évacuation de ce dernier – ici encore par l’Ambassade du Mexique.

D’aucuns pourraient convoquer le souvenir du siège de l’Ambassade de Colombie au Pérou lorsque Victor Haya de la Torre, opposant de premier plan du chef d’État Manuel Odria, s’y était réfugié. Mais même dans ce cas, qui a fait date dans l’histoire des ambassades, l’intégrité de la représentation diplomatique n’avait pas été compromise. Ainsi, la condamnation quasi unanime de cet acte s’explique par la crainte de tolérer un dangereux précédent, susceptible d’ouvrir une brèche dans cette institution centrale du droit international…

Derrière une unanimité de façade, des divergences subsistent cependant, révélatrices des fractures du sous-continent. À rebours de l’activisme de Gustavo Petro, qui entend donner des suites juridiques à cette affaire, les États-Unis – ainsi que la plupart de leurs alliés sud-américains -, se contentent de rappeler leur attachement au principe d’inviolabilité des ambassades. Une « ambivalence » que n’a pas manqué de relever le président mexicain Andrés Manuel Lopez Obrador (« AMLO »).

Cette fuite en avant de l’Équateur ne surgit pas de nulle part. Elle fait suite à une autre violation majeure du droit international, datant du mois d’avril 2019. Le gouvernement équatorien de Lenín Moreno avait alors autorisé la police britannique à capturer Julian Assange, réfugié au sein de l’Ambassade équatorienne à Londres. Si cet acte ne représente pas une violation comparable à celle de la convention de Vienne, il porte cependant atteinte à l’un des piliers du droit d’asile – tel qu’il est reconnu par la Convention de Caracas – : le principe du non-refoulement. Celui-ci vise à interdire à tout État ayant accepté d’accorder l’asile politique à un individu de le lui retirer tant que les raisons l’ayant conduit à accorder ce droit restent en vigueur. Or, en 2019, les menaces pesant sur Julian Assange restent les mêmes que lorsque Rafael Correa lui avait accordé l’asile, à savoir l’éventualité d’une extradition vers le territoire étasunien. Les événements récents ne l’établissent que trop clairement.

10 / 10

 

  GÉNÉRALISTES
Basta
Blast
L'Autre Quotidien
Alternatives Eco.
La Croix
Euronews
Le Figaro
France 24
FTVI
HuffPost
L'Humanité
LCP
Le Media
Le Monde
Libération
Mediapart
La Tribune
 
  EUROPE
Courrier Europe Centle
Euractiv
Toute l'Europe
 
  INTERNATIONAL
Equaltimes
CADTM
Courrier International
Global Voices
Info Asie
Inkyfada
I.R.I.S
Jeune Afrique
Kurdistan au féminin
N-Y Times
Orient XXI
Of AFP
Rojava I.C
 
  OSINT / INVESTIGATION
OFF Investigation
OpenFacto°
Bellingcat
Disclose
G.I.J.N
 
  MÉDIAS D'OPINION
AOC
Au Poste
Cause Commune
CrimethInc.
Issues
Les Jours
Le Monde Moderne
LVSL
Marianne
Médias Libres
Quartier Général
Rapports de force
Reflets
Rézo
StreetPress
 
  OBSERVATOIRES
Armements
Acrimed
Catastrophes naturelles
Conspis
Culture
Extrême-droite
Human Rights
Inégalités
Information
Internet actu ✝
Justice fiscale
Liberté de création
Multinationales
Situationnisme
Sondages
Street-Médics
Routes de la Soie
Vrai ou Fake ?
🌞