19.11.2024 à 16:04
Rompre avec la Russie : 10 points sur le réveil énergétique européen
Matheo Malik
Si l’unité européenne s’est bâtie sur l’énergie, l’Europe a elle-même créé les conditions d’un blocage en s’enfermant dans une Ostpolitik énergétique.
Il y a 1000 jours, l’invasion de l’Ukraine a tout changé.
Autrefois un obstacle à l'Union de l'énergie, le « facteur russe » en est finalement devenu le moteur. Adina Revol signe une histoire en 10 points de la rupture énergétique avec la Russie.
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Texte intégral (4831 mots)
Après avoir été au fondement du projet européen avec le charbon, l’acier et le nucléaire, l’énergie a peu à peu été oubliée de l’intégration européenne.
L’Europe de l’énergie est longtemps restée prisonnière de la dépendance énergétique du continent envers la Russie. Ce long réveil énergétique — des origines de l’Europe à la décision historique de se libérer du gaz russe — a culminé dans une décision marquée par l’unité, la rapidité et la détermination des États européens redéfinissant ainsi l’avenir d’une politique énergétique qui s’avère plus que jamais essentielle pour l’avenir de l’Union européenne et de ses citoyens.
1 — L’énergie : au fondement de la construction européenne
L’énergie a été le terreau sur lequel l’Europe, après la Seconde Guerre mondiale, a pris racine.
C’est elle qui est à la base des premiers socles sur lesquels s’est développée la construction européenne et ses ferments sont à chercher dans la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). À travers cet instrument unique en son genre, le projet de coopération entre les six pays fondateurs prend forme. Plus encore, c’est à travers la CECA que les principes, les institutions et la philosophie actuelle de l’Union s’élaborent. Elle est un projet de reconstruction d’une Europe dévastée — une reconstruction solidaire. La force industrielle et la puissance de la France et de l’Allemagne avaient le charbon et l’acier comme base. À travers la coopération économique dans des secteurs si stratégiques, l’objectif politique sous-jacent est bien d’éloigner à tout jamais le spectre de la guerre et d’ouvrir la voie de la paix à travers l’intégration européenne.
Le Traité de Rome signé en 1957, fondateur de la coopération européenne, comportait également un volet nucléaire. L’énergie nucléaire reconnue comme stratégique, la Communauté Euratom est créée pour promouvoir la coopération à des fins pacifiques. Cependant, le traité ne confère aucune compétence explicite à l’échelle européenne pour l’intégration énergétique au sens large : l’Europe n’a pas de politique énergétique unifiée, laissant chaque État membre gérer selon ses intérêts nationaux.
L’Europe de l’énergie a besoin d’un marché commun pour exister et une fenêtre d’opportunité se présente le 17 février 1986 avec l’Acte unique européen. Si celui-ci ne contient pas de disposition spécifique concernant une politique énergétique commune, il prévoit la création pour 1992 d’un marché intérieur sans frontières pour tous les produits et services. Cette ouverture peut être considérée comme la première étape de l’Europe de l’énergie. Elle vise à faire évoluer le traité de Rome et pose les principes d’une plus grande intégration : le principe de majorité qualifiée remplace celui de l’unanimité, permettant de lever bon nombre de blocages institutionnels. Dès lors, la Commission européenne commence à identifier les obstacles à un marché intérieur de l’énergie. L’idée de marché commun de l’énergie n’est pas nouvelle : elle est inscrite dès 1955 dans la déclaration de Messine qui prévoit que des mesures doivent être prises « pour développer les échanges de gaz et de courant électrique propres à augmenter la rentabilité des investissements et à réduire le coût des fournitures. 1 »
Le secteur de l’énergie, sauf celui du charbon et du pétrole, est organisé autour des monopoles publics nationaux, avec très peu d’échanges transfrontaliers. Ces monopoles ont bénéficié d’une forte légitimité politique, économique et morale, puisqu’ils ont contribué à la reconstruction de l’Europe après la guerre. Il existe un lien fort, presque existentiel, entre le secteur énergétique — considéré comme un bien stratégique — et la souveraineté nationale. L’énergie est sûre et abondante car les monopoles y veillent. La Cour de justice, à travers son arrêt Almelo de 1994, reconnaît que l’énergie n’est pas un service public mais un bien auquel s’appliquent les règles de la concurrence. C’est Jacques Delors, alors président de la Commission, qui proposa de créer un marché européen de l’énergie. Il s’agit d’ouvrir à la concurrence les marchés nationaux et sortir du monopole d’une seule entreprise nationale qui gère l’ensemble de la chaîne énergétique : approvisionnement, transport, distribution. Progressivement, l’énergie devient une affaire commune — un élément de solidarité et de préoccupations des États membres.
Mais la construction du marché européen de l’énergie est un des projets les plus ambitieux de l’Union, tant le contrôle de l’énergie est lié à la souveraineté nationale. Les investissements dans les infrastructures sont par nature stratégiques. Malgré des progrès substantiels, trente ans après son lancement, le constat d’Enrico Letta, ancien Premier ministre italien missionné en 2024 pour faire des recommandations sur l’avenir du marché européen, est très clair : en l’état, le manque d’intégration énergétique est un des facteurs de la compétitivité déclinante de l’Union 2.
2 — Le facteur russe : catalyseur des divisions européennes
Le « facteur russe » est une source de division durable entre les États européens, ancrée dans des perceptions historiques divergentes de la Russie.
Dans le domaine énergétique, cette dépendance s’est progressivement installée dès les années 1960. L’Union soviétique commence alors à exporter massivement du gaz et du pétrole, d’abord vers les pays du Conseil d’assistance économique mutuelle (Comecon), aujourd’hui intégrés dans l’Union européenne. Dans un contexte de détente Est-Ouest, l’énergie devient un levier de normalisation des relations avec l’URSS, facilitant l’ouverture des flux d’hydrocarbures de l’Est vers l’Ouest. L’Italie, l’Autriche, l’Allemagne de l’Ouest, la Finlande et la France deviennent ainsi des clients majeurs des exportations soviétiques de combustibles fossiles.
Cette stratégie, incarnée par Willy Brandt à travers l’Ostpolitik, visait à instaurer une interdépendance symétrique : l’Europe se rendait dépendante du gaz russe quand la Russie se rendait dépendante de la technologie et des devises européennes. Cette vision s’est construite autour de l’idée que Moscou, perçu comme un fournisseur fiable, avait respecté ses engagements même dans les moments les plus tendus de la guerre froide.
Mais le « facteur russe » a de fait empêché la réalisation de l’Union de l’énergie. Alors que les pays de l’Est — à l’exception de la Hongrie — et les pays baltes, alertaient sur ses dangers, les autres États européens, notamment l’Allemagne, la France et l’Italie, poursuivaient activement l’Ostpolitik énergétique. Cette stratégie était justifiée par une interdépendance perçue comme symétrique entre l’Europe et la Russie, consolidant les liens énergétiques solides malgré les mises en garde.
3 — L’Europe à court d’énergie russe : le lent réveil énergétique européen
En 2006, une panne géante d’électricité paralyse pour un temps le continent. La sécurité électrique en Europe s’est dégradée depuis plusieurs années. Alors que sa consommation croît, les investissements ne suivent pas. Dès les années 1990, l’approvisionnement en électricité pose des problèmes dans certains pays européens : en cas de grand froid ou de fortes chaleurs, le réseau montre des signes de faiblesse, obligeant les fournisseurs à prendre des mesures d’exception conjoncturelles.
Cette année-là, la dépendance européenne à l’égard de la Russie devient criante. Elle ouvre la période des guerres du gaz russo-ukrainiennes et de l’utilisation par la Russie de l’énergie comme arme politique.
La deuxième guerre gazière de 2009 renforce les inquiétudes européennes.
Plus encore que celle de 2006, elle souligne les dépendances à l’égard de l’énergie russe, soigneusement entretenues par Vladimir Poutine et les dirigeants de Gazprom qui ont des années durant rendu le prix de leur ressource très compétitif.
Le 1er janvier 2009, devant le refus de Kiev d’accepter la hausse unilatérale du prix, Gazprom met un coup d’arrêt soudain aux livraisons de gaz pour le marché intérieur ukrainien. La Russie dénonce à nouveau des prélèvements de gaz de la part des Ukrainiens. L’arrêt complet des livraisons de gaz transitant par l’Ukraine est acté le 7 janvier : au total, 18 États membres sont touchés. Parmi eux, sept dépendaient exclusivement des importations de gaz russe : la Suède, la Finlande, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, la Bulgarie et la Slovaquie. La Bulgarie et la Slovaquie étaient particulièrement vulnérables en raison d’une double dépendance : d’une part, le gaz russe ne passe qu’à travers une seule route de transit — celle de l’Ukraine — et d’autre part, l’absence d’accès au marché mondial du gaz naturel liquéfié et le manque d’infrastructures empêchent les importations en provenance d’autres pays européens — intensifiant leur exposition aux effets de cette crise.
D’autres États membres, tels que l’Allemagne, l’Italie, la Pologne et la Tchéquie, ont également subi des réductions significatives des flux de gaz. En revanche, la péninsule ibérique, les pays du Benelux et le Royaume-Uni, étant faiblement voire pas du tout approvisionnés en gaz russe n’ont été que très peu, voire pas du tout affectés. De même, les pays baltes, recevant leur gaz russe par une route distincte de celle traversant l’Ukraine, n’ont pas été touchés. Cet épisode met en lumière les niveaux variés de dépendance énergétique des États membres vis-à-vis de la Russie et la vulnérabilité extrême de l’Union.
Alors qu’il y avait suffisamment de gaz en Europe, notamment grâce aux importations de GNL et au gaz norvégien, l’acheminement vers l’Est était impossible en raison d’infrastructures inadéquates. Construites dans le contexte de l’Ostpolitik, ces infrastructures permettaient uniquement le flux de gaz de la Russie vers l’Ouest.
Malgré l’inscription de la solidarité dans les traités européens, celle-ci n’a pu se traduire en réalité pour les citoyens bulgares et slovaques, privés de gaz faute d’infrastructures. La crise de 2009 a fait éclater au grand jour les limites de cette solidarité sans une Europe de l’énergie interconnectée et sans financements européens suffisants.
4 — Divisée… mais unie : la complexité de l’Union de l’énergie
En 2014, la Russie de Poutine annexe illégalement la Crimée. L’idée d’une Union de l’énergie s’inscrit désormais dans la dynamique politique du moment : la priorité de l’Union et des États membres est la sécurisation. Sous la présidence de Jean-Claude Juncker, l’objectif de la création d’une telle Union est revendiqué par la Commission européenne, dans le but de relever plusieurs défis.
Le premier est d’ordre financier. Des investissements importants et urgents sont nécessaires — de l’ordre de 200 milliards d’euros par an 3. L’énergie devient ainsi un pilier essentiel du programme d’investissement de 315 milliards d’euros annoncé par Jean-Claude Juncker.
L’autre défi, d’ordre politique, consiste à créer les conditions permettant à l’Union, premier importateur mondial d’énergie, de s’exprimer et d’agir d’une seule voix dans ses relations avec les pays tiers, en particulier avec la Russie.
Pour la première fois de son histoire, l’Union se dote alors d’un budget conséquent pour sécuriser son réseau énergétique. Alors même que la Russie poutinienne redoublait d’efforts pour diviser les États-membres, ceux-ci ont réussi à investir, ensemble, depuis 2014, 4,7 milliards d’euros dans 114 projets de gazoducs et terminaux GNL stratégiques. Ces infrastructures ont permis aux pays européens de se préparer et de se montrer solidaires face à d’éventuelles coupures d’approvisionnement.
5 — Les gazoducs de la discorde : la division européenne à son paroxysme
Alors que l’Union européenne cherchait à devenir une Union de l’énergie, des chemins d’indépendance nationaux se dessinaient — encouragés par la Russie poutinienne pour diviser les Européens.
Dans la continuité de l’Ostpolitik, l’Allemagne choisit ainsi la voie du renforcement des relations bilatérales directes avec la Russie. À travers Nord Stream 1, Berlin pense sécuriser un approvisionnement gazier direct, sûr et très abordable, essentiel pour la compétitivité de son industrie. De son côté, la Russie de Vladimir Poutine veut éliminer le transit ukrainien en ouvrant une voie directe avec le plus grand importateur de gaz russe en Europe.
Nord Stream 1 reflète la vision d’interdépendance pensée comme symétrique entre l’Allemagne et la Russie. Le gazoduc a été porté par l’ancien chancelier Gerhard Schröder et inauguré en 2012 en présence de la chancelière Angela Merkel, du Premier ministre français François Fillon et du commissaire européen à l’énergie de l’époque, l’Allemand Günther Oettinger.
Le doublement de Nord Stream, connu sous le nom de Nord Stream 2, est à l’image de la désunion européenne.
Si des opposants ont pointé du doigt ses contradictions environnementales, ce sont ses implications géopolitiques qui demeurent les plus controversées. Plusieurs États membres ont alerté sur le rôle du gazoduc comme un levier d’influence russe tant celui-ci renforçait considérablement la dépendance énergétique de l’Allemagne à l’égard de la Russie.
L’invasion russe en Ukraine a révélé les ambitions déstabilisatrices de Vladimir Poutine. Le 22 février 2022, en réponse à la reconnaissance par la Russie des régions séparatistes du Donbass en Ukraine, le chancelier allemand Olaf Scholz a « réévalué » la situation du gazoduc Nord Stream 2 en suspendant le projet alors qu’il était prêt à entrer en service. Alors que l’Europe adopte son premier paquet de sanctions le même jour, le coup d’arrêt à Nord Stream 2 signe la fin définitive de l’Ostpolitik.
Le système Nord Stream est devenu le symbole de l’utilisation de l’arsenalisation de l’approvisionnement énergétique par Vladimir Poutine. En réduisant puis en coupant complètement les livraisons de gaz vers l’Europe à travers cette voie, le président russe a tenté un ultime acte de chantage entre juillet et septembre 2022. Plusieurs explosions en mer Baltique ont à ce moment-là rendu le système définitivement inopérant 4.
Le système Nord Stream incarne les impasses de l’Union de l’énergie avec la Russie et celui d’une nouvelle donne dans un contexte géopolitique changeant doublé de profondes mutations technologiques mondiales — incarnées en Europe par le Pacte vert.
6 — L’impérialisme russe dévoilé : l’énergie comme arme
La politique de Vladimir Poutine consiste à s’appuyer sur les ressources naturelles pour mener à bien la modernisation du pays et lui redonner une stature internationale. Dans cette optique, l’énergie est utilisée comme un outil politique autant qu’un instrument économique. La hausse du prix des hydrocarbures au moment de l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir a joué à plein dans le redressement économique, le plaçant dans le rôle d’acteur incontournable du marché de l’énergie.
Le secteur énergétique devient dès lors un moyen de pression voire une arme stratégique à part entière. Un pays comme la Lettonie a pu en faire l’expérience en 2002 quand Moscou a arrêté les pompes qui alimentent les ports baltes pour obliger les Lettons à accepter l’achat par la société russe Rosneft du port pétrolier de Ventspils. La Russie a également déclenché une crise gazière et pétrolière avec la Biélorussie. Sans oublier les véritables guerres gazières avec l’Ukraine. Parallèlement, elle mène une véritable diplomatie énergétique en Asie centrale pour mettre en œuvre une politique de « coopération » avec ses voisins eurasiatiques. Le pays cherche à mettre en échec les tentatives des États-Unis, de l’Union européenne et même de la Chine d’accéder directement aux ressources énergétiques de la Caspienne, dont le contrôle renforce Moscou comme acteur essentiel du marché du gaz et dans une moindre mesure du pétrole.
Vladimir Poutine ne s’est pas privé d’utiliser le gaz comme levier d’influence géopolitique. À la suite de l’invasion de la Crimée en 2014, il a inondé le marché européen de gaz bon marché pour accroître encore la dépendance des Européens et freiner leur volonté de diversification, avec un objectif unique : resserrer l’étau sur le marché européen au moment opportun. De fait, les importations de gaz russe ont augmenté après l’annexion illégale de la Crimée en 2014. On comprend aisément pourquoi les Européens n’ont pas alors imposé de sanctions : leur dépendance énergétique était trop élevée, et le principe des sanctions est de causer davantage de tort à l’économie russe qu’à l’économie européenne. Cela a conforté Vladimir Poutine dans sa stratégie vis-à-vis de l’Europe.
7 — L’Europe unie face à Poutine : une réponse déterminée
Le 24 février 2022, Vladimir Poutine lance son « opération spéciale » en Ukraine.
Une nouvelle stratégie énergétique européenne doit se dessiner rapidement. Les États européens, autrefois divisés sur le « facteur russe », prennent une décision historique à Versailles les 10 et 11 mars 2022 : se libérer de la dépendance au gaz russe. Cette décision, qui surprend même Vladimir Poutine, marque un tournant. L’Europe, souvent perçue comme lente, démontre qu’elle peut agir avec rapidité et détermination lorsque son avenir est en jeu.
Si cette décision est si rapide, c’est que l’Europe s’était préparée à une rupture d’approvisionnement russe. Lorsque Vladimir Poutine a choisi d’utiliser l’énergie comme levier géopolitique en avril 2022 en coupant les approvisionnements en gaz vers la Bulgarie, le pays n’a subi aucune interruption, bénéficiant du soutien de l’ensemble de l’Union.
Mais un arrêt rapide est hors de portée, car des évolutions si notables ne peuvent se faire en quelques mois. Si les chefs d’État ont visé un affranchissement de deux tiers du gaz russe pour la fin de l’année 2022, l’arrêt du dernier tiers, le plus difficile à remplacer, pour 2027. Cette décision historique fut rapidement mise en œuvre par la Commission européenne avec le plan RePowerEU. Diversification des partenaires énergétiques, achat groupé de gaz, développement accéléré des renouvelables, rénovation massive des bâtiments : ces actions appuyées par les investissements du plan de relance post-pandémique et des aides d’État massives ont permis à l’Europe de faire face à une crise énergétique sans précédent provoquée par le chantage poutinien. Elle est accélérée par Vladimir Poutine lui-même qui décide de couper le robinet aux plus faibles d’abord — en commençant par la Bulgarie — pour essayer dans un ultime élan de désunir les Européens. Mais ce chantage n’a fait qu’accélérer le mouvement initié à Versailles.
L’adage selon lequel l’Europe se construit dans les crises se vérifie encore une fois.
L’Europe de l’énergie est définitivement achevée à Versailles. Les dirigeants ont compris l’importance géopolitique de l’énergie et ont su donner une réponse ferme à l’instrumentalisation de celle-ci par Vladimir Poutine. Autrefois un obstacle à l’Union de l’énergie, le « facteur russe » en est finalement devenu le moteur.
8 — Le prix de la rupture énergétique
La rupture avec le gaz russe a un coût.
C’est un effort inédit — des investissements nécessaires de 210 milliards d’euros d’ici 2027 5 — qui illustre bien les préoccupations européennes quant à la sécurité énergétique. C’est le prix pour sortir de la dépendance et entamer le chemin de l’autonomie stratégique. Au total, 300 milliards supplémentaires sont mobilisés par l’Union, dont 72 sous forme de subventions.
Il faut aussi tenir compte des efforts financiers propres à chacun des États. La mise en œuvre d’un grand nombre de mesures reste en effet du ressort des États membres et nécessite des réformes et des investissements ciblés.
Alors est-il si pertinent de rompre avec la Russie ? Un chiffre souvent cité par les opposants à la fin de la dépendance énergétique russe à l’été 2022 est celui de 160 milliards d’euros : paradoxalement, jamais les revenus du gaz et du pétrole n’ont été aussi élevés pour Moscou qu’en 2022. La réponse reste malgré tout affirmative. Le chantage exercé par Poutine n’a ensuite pas tardé à se retourner contre ses intérêts : en 2023, Gazprom a enregistré une perte record de 6,4 milliards d’euros et les importations européennes par gazoducs ont chuté, ne représentant plus que 8 % en 2024. De plus, les Européens se sont accordés pour interdire dès mars 2025 l’accès de leurs ports au GNL russe destiné à l’Asie. Vladimir Poutine a ainsi perdu le marché européen. Désormais, l’Europe bloque même son accès aux ports pour ses ambitions vers le marché asiatique.
9 — Le risque chinois : l’énergie verte comme levier de puissance
La rupture avec le gaz russe marque une accélération du Pacte vert et révèle pleinement sa dimension géopolitique.
Les énergies renouvelables jouent un rôle clef dans la réduction de la dépendance au gaz russe et la transition vers une énergie plus verte en Europe, alliant intérêts géopolitiques et objectifs climatiques. Mais leur développement se heurte à de nombreux obstacles — des résistances les plus locales aux défis industriels mondiaux posés par la dépendance vis-à-vis de la Chine. En nous libérant de la dépendance aux fossiles russes, il est donc essentiel de ne pas créer une nouvelle dépendance « verte » envers la Chine.
En l’état, la Chine domine le marché des renouvelables. L’Union s’est dotée d’une loi européenne pour renforcer la production locale des technologies stratégiques – c’est le plan industriel accompagnant le Pacte vert. À l’horizon 2030, 40 % des technologies vertes devront être produites en Europe. Des alliances industrielles ont été créées, des outils de défense commerciale pour contrer la concurrence déloyale ont été mis en place, et de nouvelles règles de passation de marchés intégrant des critères de durabilité ont été instaurées. Mais cette stratégie est-elle suffisante ? Le rôle de l’innovation sera déterminant, la concurrence ne pourra pas se faire sur les technologies du passé.
10 — L’énergie : au cœur de l’avenir et de l’unité européenne
Si le chantage poutinien a sonné le réveil des Européens, la prochaine étape passera par une politique industrielle ambitieuse ; la souveraineté énergétique doit également s’appuyer sur un marché européen de l’énergie pleinement opérationnel.
Les prix de l’énergie en Europe, nettement plus élevés que dans d’autres régions du monde, représentent un défi majeur pour sa compétitivité. En tant que price taker, l’Europe a peu de marge pour influencer ces coûts, alourdis par des taxes supplémentaires. Une réflexion politique ambitieuse semble dès lors indispensable pour répondre à cette pression croissante.
Cependant, cette dynamique pourrait changer si l’Europe réussit sa transformation en cours : intégrer pleinement les énergies propres, réduire la demande énergétique et adopter une politique industrielle audacieuse. Pour y parvenir, l’Union des marchés de capitaux et la création d’un marché européen du capital-risque seront des leviers cruciaux. Ces initiatives permettront de mobiliser les investissements nécessaires pour accélérer la transition énergétique et relever les défis posés par les mutations mondiales — y compris géopolitiques.
Le mandat de la Commission européenne qui devrait entrer en fonction le mois prochain sera décisif dans ce contexte de bouleversements technologiques et géopolitiques, alors que chaque puissance investit massivement dans la transition verte. En 2026, la négociation d’un nouveau budget européen devra refléter ces priorités stratégiques. Plus que jamais, l’énergie et la capacité à financer l’innovation seront au cœur de l’avenir et de la puissance de l’Europe.
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25.09.2024 à 17:33
« Si vous cherchez une théorie élaborée et convaincante du moment que nous traversons, il faut partir d’ici »
Marin Saillofest
Les énergies fossiles se trouvent à l'intersection des trois tendances déterminantes de nos années Vingt : la reconfiguration géopolitique, le déploiement de l’économie mondiale, l’implosion des régimes démocratiques. Avec son Histoire politique du monde fossile, Helen Thompson replace l'apparente impasse dans laquelle nous nous trouvons dans une histoire longue, tout en dépassant les effets de surface.
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Texte intégral (1475 mots)
L’histoire reconstruite dans ce livre magistral par Helen Thompson aurait sans doute pu s’achever avec la nouvelle déflagration du Moyen Orient déclenchée le 7 octobre 2023. Si elle s’arrête sur l’onde longue des secousses pandémiques, à la veille de l’invasion de l’Ukraine — par une coïncidence particulièrement étonnante, le 24 février 2022 était également la date de parution de la première édition anglaise de cet ouvrage —, son inertie continue bien au-delà.
On l’aperçoit sur la surface glacée de la mer Baltique quand le gazoduc Nord Stream explose en septembre 2022. On la retrouve à l’ombre des tours du Kremlin et de l’empire fossile de Vladimir Poutine. Elle cadre les discussions dans la salle sans fenêtres du Conseil européen où les leaders des 27 se réunissent pour définir plusieurs fois par an l’équilibre délicat du continent. Elle articule la trame des projets de Xi Jinping ou de Mohammed ben Salmane pour établir une alternative à l’ordre international dominé par les États-Unis. Elle structure les efforts de Donald Trump ou du dollar pour maintenir leur hégémonie.
S’il avait fallu trouver une accroche plus actuelle pour commencer cette histoire, il aurait peut-être été possible de prendre comme point de vue celui d’un drone houthis survolant les eaux du détroit de Bab-el-Mandeb au large de l’île volcanique de Périm, ou celui d’un groupe de jeunes allemands, branchés et musclés, qui assument de voter pour un parti d’extrême droite, dont les chants allusifs au régime nazi s’accompagnent d’un slogan : « Diesel ist Super ! (Le Diesel, c’est super !) ».
On a dit que ce livre était un guide dans les turbulences du XXIe siècle. De fait, il parvient à résoudre un paradoxe de plus en plus urgent. Dans ce moment de convulsions intenses, l’actualité bouleverse nos vies et nos écrans avec la force d’un tremblement de terre. Des rivalités profondes émergent à la surface, des pics apparaissent d’un coup. Les coordonnées s’entremêlent. Des bouleversements hétérogènes, urgents, désorganisés convergent. Un sentiment de dépossession s’amplifie. Chaque crise-monde — la pandémie, la crise financière, la crise climatique, l’inflation ou la guerre — accapare notre attention. En appelant une réponse immédiate, elles saturent notre capacité intellectuelle, stratégique, démocratique. Les connaissances nécessaires pour faire face ne peuvent être produites dans le temps soudain, exceptionnel de la crise. Notre débat se fissure. Nous chancelons, nous hésitons, nous improvisons des réponses — jusqu’à la prochaine secousse.
La mutation profonde qui apparaît aujourd’hui avec autant d’évidence signifie d’abord la réfutation de nos discours et de nos cadres d’analyse. Nous croyions en l’idée abstraite d’un monde plat, convergent, apaisé. Cette représentation n’était pas en adéquation avec les mouvements réels, structurels, telluriques de la fin du XXe siècle. Elle a produit un écart aujourd’hui impossible à occulter. Pour avancer, nous devons nous mettre à l’écoute, patiemment, systématiquement. Identifier des nouvelles perspectives, comprendre les tendances concrètes qui sont à l’œuvre.
Cette nouvelle histoire politique du monde contemporain propose de faire précisément cela. En explorant le croisement de trois tendances lourdes — la reconfiguration géopolitique planétaire, le déploiement de l’économie mondiale, l’implosion des régimes démocratiques — Helen Thompson identifie une ligne de fuite : les énergies fossiles. Si vous cherchez une théorie élaborée et convaincante du moment que nous traversons, il faut partir d’ici.
Pour aller au-delà des effets de surface, Helen Thompson relie l’histoire de l’économie, de la politique et de l’énergie, en montrant comment dans les années du désordre qui ont abouti au pic pandémique, les bouleversements survenus dans chacune d’entre elles se sont recoupés en une seule et même histoire. L’industrie fossile a déstabilisé le système économique et géopolitique international, en produisant les fondements de la crise de nos démocraties occidentales. La façon dont nous produisons et consommons de l’énergie dans un monde où apparaissent des limites planétaires ; la rivalité géopolitique et énergétique entre les États-Unis, la Chine et la Russie ; les changements dans la politique monétaire internationale qui suivent l’effondrement du système de Bretton Woods ont produit une structure chancelante. Elle continuera à produire les mêmes résultats si nous ne prenons pas conscience « que la crise, plutôt que la croissance, est la nouvelle norme — et que les nouvelles permanences mondiales bouleversent les platitudes de la politique partisane à un rythme encore plus effréné » 1.
Une attitude et un style traversent l’histoire de la pensée politique. Nous pourrions l’appeler la « fonction Machiavel ». Elle réunit des auteurs et des expériences diverses qui partagent une démarche, une préoccupation commune : démêler l’entrelacs du contemporain par les instruments de l’histoire, de la littérature, par les sciences dans leurs diversités. Traquer l’empirique jusqu’à ses profondeurs historiques, au-delà des effets rhétoriques, de ce qui paraît convenable ou naturel. Chercher des régularités dans le jeu des structures, comprendre le rôle que peut jouer le politique. Machiavel n’est pas uniquement implicitement présent dans la manière d’écrire d’Helen Thompson qui se sert de Polybe pour comprendre l’ascension de Donald Trump ou d’une anecdote pointue de l’histoire économique ou diplomatique contemporaine pour mieux aller à l’essentiel de ce qui se joue dans la configuration géopolitique de la planète. Comme pour Le Prince, dans son ambition descriptive, ce livre ouvre également un horizon politique et démocratique. Sa leçon est claire : loin d’être une simple question technique, la politique énergétique détermine notre avenir. Si l’énergie est au cœur de l’ordre démocratique et géopolitique, il faut qu’elle devienne un objet public beaucoup plus central. Que ce soit dans la forme de « l’écologie de guerre » de Pierre Charbonnier 2 ou dans les écrits des auteurs qui se retrouvent dans l’école de « la polycrise » d’Adam Tooze 3, l’horizon du politique de nos années Vingt se structure sur la ligne d’un front vert, par une géopolitique qui voit dans la Terre plus qu’un cadre, un acteur.
Ce livre inscrit l’impasse où nous avons atterri dans une histoire qui a des structures et des permanences. Elle montre par-là qu’elle n’est pas inévitable.
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11.07.2024 à 06:00
Il y a une majorité verte
Matheo Malik
Peu l’ont remarqué. Mais les législatives ont bien fait émerger une majorité absolue. Comment organiser « la nouvelle coalition écologique » ?
Voici comment.
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Texte intégral (7499 mots)
La France apprend difficilement l’art du compromis parlementaire. Après le juge constitutionnel italien Sabino Cassese et le Secrétaire général du Parlement (2009-2022) Klaus Welle, ou Noé Debré et les scénaristes de Parlement, nous continuons à ouvrir nos pages à des signatures qui cherchent à frayer une voie après les élections législatives. Pour soutenir notre travail vous pouvez vous abonner au Grand Continent
Alors que les yeux de nombreux acteurs, commentateurs et citoyens étaient rivés sur l’intense activité électorale, juin 2024 a également représenté le 13e mois consécutif de record de température au niveau mondial selon l’Institut Copernicus 1. Face à cet énième rappel de l’urgence de la transition climatique à l’échelle mondiale, européenne et française, on peut légitimement s’inquiéter de l’apparent blocage de la situation politique en France. La dissolution et son résultat électoral laissent en effet un paysage politique fragmenté tant sur le plan des groupes politiques que des idées. Les alliances qui vont structurer les prochains mois et les prochaines années sont incertaines, entre coalitions introuvables, gouvernements minoritaires et divergences béantes sur de grands enjeux, des retraites à la politique salariale en passant par la sécurité.
Pourtant il existe un constat qui transcende une bonne partie de ces clivages et incertitudes : le parlement présente une très large majorité en faveur de la transition climatique.
De nombreuses semaines de campagnes électorales — élections européennes puis législatives — ont logiquement mis l’accent sur les divergences entre partis et ont jeté un voile sur cette réalité. Mais le Nouveau Front populaire et l’ancienne majorité — réunies autour de la bannière « Ensemble » —, blocs qui réunissent à eux deux près de deux tiers des sièges à l’Assemblée nationale 2, sont en effet d’accord sur de nombreux points à la fois concernant le constat, les grands objectifs, et une bonne partie des mesures à prendre, notamment sur les enjeux de gouvernance, de moyens, et dans au moins deux grands secteurs de l’économie.
Une « majorité verte » en faveur de la transition climatique est donc à portée de main. Quelle que soit la marge de manœuvre du ou des gouvernements qui pourraient se former dans les prochains mois, s’agissant des politiques climatiques, un équilibre gouvernemental pourra être trouvé — par-delà l’instabilité fondamentale du système à trois blocs. À la fois nécessaires et urgentes, ces politiques ont donc un pouvoir d’équilibre et de progrès qui pourra être mis en avant par deux de ces trois blocs, et ce d’autant plus que cette majorité serait suffisamment large — et pourrait en outre, sur certains enjeux, trouver des soutiens parmi les députés LR et « divers droite » — pour supporter une certaine dose de dissensus interne.
Le gouvernement qui sera issu des élections législatives de juillet 2024 sera probablement la dernière chance des partis républicains pour éviter l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en France. Il devra pour cela obtenir des résultats rapides et concrets, à la hauteur de l’urgence climatique et sociale, qui atténuent les fractures de la société. L’investissement dans les infrastructures vertes et la protection contre les risques climatiques répondent largement à ces impératifs : ils permettent de moderniser le pays, de reconnecter et de désenclaver les populations reléguées par les transports et l’emploi, d’atténuer le choc énergétique de 2022, de monter en qualité pour l’alimentation, et de libérer une grande partie de la population de la prison que représentent les énergies fossiles.
Les décisions à prendre pour emprunter cette voie nécessitent un fort soutien politique, et l’émergence d’une majorité verte contre l’extrême droite est une opportunité. Réciproquement, dans un contexte où la colonne vertébrale de la coalition gouvernementale pose problème, le caractère consensuel, pour une large part, des politiques climatiques permet d’envisager une certaine stabilité autour d’un enjeu existentiel.
Les piliers de la majorité verte : le constat, l’ambition et quatre grands blocs de mesures
Le constat
Si le respect du consensus scientifique ne devrait pas être une donnée politique, il s’agit pourtant désormais d’un préalable à toute forme de transition climatique qui est loin d’être acquis. S’il n’est pas ouvertement climato-sceptique, le RN a plusieurs fois franchi la ligne rouge sur ce sujet 3. Au contraire, personne au sein de la « majorité verte » ne conteste la réalité du dérèglement climatique, et l’éventail de possibilités politiques et économiques qu’il projette se trouve à l’intérieur de ce consensus. Mieux, ils le défendent face aux climato-sceptiques. Surtout, le NFP comme Ensemble font de la transition bas-carbone un élément important dans leur discours. Il pourrait et devrait l’être bien davantage mais il est très présent. L’ensemble de la « majorité verte » serait ainsi d’accord pour en faire le « combat du siècle » 4.
Deux principes font consensus au sein de la « majorité verte ».
D’une part, le fait que la transition bas-carbone ne doit pas peser sur les plus pauvres — par exemple en concentrant les aides à la transition vers les plus précaires et la classe moyenne inférieure 5. Le principe de la transition juste, même s’il suppose un débat sur le sens du « juste » et que, par certains aspects le gouvernement a pu apparaître comme s’étant converti à la transition juste contraint et forcé par les mouvements sociaux comme ceux des « gilets jaunes », constitue un socle politique solide.
D’autre part, l’alliance de la transition bas-carbone et de la réindustrialisation, qui fait la jonction entre les questions de l’emploi, du climat et de la souveraineté — par exemple en restreignant les aides au verdissement des véhicules électriques à ceux produit en Europe 6, ou en lançant un plan « pompes à chaleur » 7).
L’ambition
Les ambitions climatiques actuelles de la France, prises à l’échelle européenne et internationale depuis 7 ans, et auparavant sous la présidence de François Hollande, sont globalement consensuelles au sein de la majorité verte.
Le rythme de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 4 à 5 % par an est celui qui permettrait d’atteindre d’ici 2030 -50 % par rapport à 1990 et, d’ici 2050, la neutralité carbone, qui sont les objectifs fixés par la France dans le cadre de la planification écologique et à l’échelle européenne, sont cohérent avec l’ambition du programme du Nouveau Front populaire 8.
On sait par ailleurs qu’une partie de ces réductions d’émissions sont conjoncturelles — hiver doux, impact de l’inflation sur les choix de consommation — et que les étapes à venir de la décarbonation nécessitent des efforts plus structurels sur le logement, l’industrie, les transports. Ce sont précisément ces prochaines étapes qui doivent faire l’objet des réglementations à définir dès maintenant, en combinant efficacité et justice.
Enfin, au niveau européen, les groupes politiques rassemblant les députés des formations du bloc de gauche (The Left, The Greens et S&D) travaillent en bonne collaboration et votent régulièrement avec la formation centriste Renew, en travaillant à l’adoption des mesures du Pacte vert dans une version généralement plus ambitieuse que celle de la Commission et surtout du Conseil de l’Union et faisant face à un activisme de plus en plus important de la droite (PPE) et encore plus des extrême-droites européennes.
Les moyens
C’est du côté des moyens pour mettre en œuvre cette ambition que, à première vue, des divergences importantes apparaîtrait au sein de la majorité verte — le bloc de gauche accusant régulièrement le camp présidentiel « d’inaction climatique » 9, tandis que le bloc centriste accuse la gauche de « démagogie » 10. Pourtant, cette majorité pourrait s’entendre sur des points majeurs de la transition bas-carbone, autour de quatre axes :
1 — La planification écologique
Ce concept, popularisé par la gauche et en particulier Jean-Luc Mélenchon dès 2012 11, a été repris par Emmanuel Macron dans l’entre-deux tours de la présidentielle de 2022 12. Au-delà du seul discours, la planification écologique s’est traduite en actes avec la mise sur pied d’un Secrétariat général à la planification écologique (SGPE) depuis 2022, qui compte une quarantaine d’agents et qui a fait un travail de planification salué par la plupart des ONG environnementales et le Haut Conseil pour le Climat – institution indépendante également mise sur pied par le gouvernement d’Emmanuel Macron en 2018.
Il existe donc une divergence entre la planification comme doctrine, qui plaide pour un contrôle plus direct par l’État de certaines filières industrielles, et la planification comme pratique actuelle de gouvernement, qui consiste plutôt à orienter les acteurs industriels par incitations et à multiplier les politiques publiques d’accompagnement et de concertation. Mais dans un cas comme dans l’autre, il est clair que l’État endosse une responsabilité élargie dans la stratégie industrielle et l’orientation des flux de capitaux.
2 — La rénovation énergétique des bâtiments
Le programme du NFP prévoit « d’assurer l’isolation complète des logements, en renforçant les aides pour tous les ménages et garantissant leur prise en charge complète pour les ménages modestes » et « d’accélérer la rénovation des bâtiments publics (écoles, hôpitaux, etc.) ». Cela est très cohérent — pour ne pas dire parfaitement aligné — avec l’ambition affichée par le gouvernement dans la loi de finances pour 2024 13 qui prévoyait 1,6 milliards d’euros supplémentaire pour la rénovation énergétique des logements (permettant de renforcer l’aide MaPrimeRénov’) et 500 millions d’euros en faveur de la rénovation des bâtiment de l’Etat, auxquels s’ajoutent 500 millions d’euros prévus dans le cadre du « Fonds vert » à destination des collectivités territoriales pour financer la rénovation des écoles dans le cadre du « plan école ».
Bien sûr, le NFP prévoyait des moyens supplémentaires — de l’ordre de 6 milliards d’euros par an entre 2024 et 2027 dans le chiffrage proposé par Valérie Rabault 14 plutôt que 2,6 milliards d’euros. Mais l’orientation est similaire, et le SGPE prévoyait d’ailleurs bien une progression des crédits associés à la rénovation énergétique des bâtiment, de même que le rapport Pisani-Ferry–Mahfouz, commandé par le gouvernement et qui lui a été remis en mai 2023, qui avait été salué par le ministre de la transition écologique Christophe Béchu. Au-delà de ces aspects budgétaires, le gouvernement a instauré puis maintenu la perspective d’une interdiction progressive de location des passoires thermiques, qui n’est pas remise en cause par la gauche — à la différence de LR 15 et du RN 16.
3 — La mobilité décarbonée
Globalement, la politique de verdissement des mobilités mise en œuvre ces dernières années a consisté en trois points.
- Un soutien à l’électrification du parc automobile d’abord, avec une échéance « couperet » d’une interdiction de vente de véhicules thermiques (y compris hybrides) à l’horizon 2035.
- Des investissements importants dans le ferroviaire 17 et l’élaboration de projets de « services express régionaux métropolitains » 18 ensuite.
- Enfin, un soutien à la mobilité douce (vélo notamment) et au covoiturage 19.
Si ce sujet est largement absent du programme du NFP (mis à part le moratoire sur les grands projets d’infrastructures autoroutières), ces orientations vont très largement dans le sens des propositions faites par les partis de gauche, même si ceux-ci insistent en priorité sur le soutien nécessaire aux transports en commun (notamment LFI) et à l’origine française et européenne de la production de véhicules électriques (notamment le PC) 20. Dans tous les cas, avec plus de trois quarts des trajets de moins 80 kilomètres aujourd’hui réalisés par véhicules individuels 21, la transition climatique implique nécessairement de mener ces batailles de front, sans opposer électrification et réduction de la demande.
4 — L’adaptation au changement climatique
Le programme du NFP indique être favorable à l’adoption d’un « plan national d’adaptation au changement climatique notamment pour les infrastructures et les protections des personnes et de leurs biens (prise en charge facilitée des dommages liés au retrait-gonflement des argiles, droit à l’assurance) » et « la définition de seuils maximaux de températures pour les travailleurs et travailleuses en cas de fortes chaleurs ». Ce sont précisément les sujets autour desquels devait tourner le 3e plan national d’adaptation au changement climatique, qui était sur le point d’être publié lorsque la dissolution est intervenue 22.
S’agissant des moyens financiers et des ressources financières mobilisables, ces questions ne font évidemment pas consensus entre les deux blocs.
Toutefois, le rapport Pisani-Ferry–Mahfouz, dont la qualité et la pertinence sont reconnus par tous au sein de la majorité verte indique les ordres de grandeurs de masses financières à mobiliser, tout en évoquant des pistes pour financer ces dépenses et investissements — émanant la fois du secteur privé et du public. Ainsi, la réflexion sur un ISF climatique, si elle est plus présente à gauche — et a ainsi été inscrite dans le programme du NFP — a également suscité l’intérêt de quelques personnalités de l’ex-majorité, et notamment son ministre de la transition écologique 23. Il en est de même pour un principe de conditionnalité de certaines dépenses, comme les aides aux entreprises.
Au-delà de ces piliers, le prochain gouvernement, quel qu’il soit, aura à son actif un arsenal législatif déjà adopté et qui fait consensus au sein de la majorité verte. La loi climat et résilience d’une part, issue des travaux de la Convention citoyenne pour le climat et dont elle reprend de très nombreuses mesures 24 dont l’ambition est déjà très élevée — interdiction de location des passoires thermiques, zéro artificialisation nette, zones à faible émission, etc. — et dont la mise en œuvre ne fait que commencer — cette loi prévoit des échéances à l’horizon de la prochaine décennie voire plus loin. Le Pacte vert européen, d’autre part, et les très nombreux textes qu’il comporte — directive sur la performance énergétique des bâtiments, directive sur l’efficacité énergétique, règlement CO2 pour les véhicules avec notamment la fin de la vente des véhicules thermiques à l’horizon 2035, etc.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Surmonter les divergences
Trois totems : la relation à la croissance, l’énergie nucléaire et la transition agro-écologique
La critique principale de la politique écologique proposée par le bloc de gauche, vue du bloc central, est certainement le rapport au capitalisme et à la décroissance.
Faire de la rupture avec notre modèle de croissance et de la rupture avec le capitalisme en général des préalables à l’action climatique, comme le font certains membres du NFP, est en effet difficilement compatible avec la vision de la transition climatique exposée par Emmanuel Macron et son gouvernement — prônant une transition climatique ambitieuse qui soit « en même temps » profitable à la croissance.
Néanmoins, l’essentiel des choix industriels et sociaux à court et moyen terme échappe en partie à cette divergence.
L’investissement dans les infrastructures vertes requiert une mobilisation du capital privé et public, il doit permettre l’émergence de filières de production et d’emploi, ainsi que des normes sociales, qui accordent la priorité aux engagements climatiques et à la juste répartition de l’effort et des gains. Dans ce contexte, le principe de rentabilité ne prévaut pas toujours (certains secteurs rentables devront être restreints), le temps long l’emporte sur l’immédiat, le pouvoir des investisseurs privés doit être relativisé, mais ce n’est pas la croissance ou son dépassement qui constitue le cœur du débat politique. La majorité verte peut en d’autres termes s’assurer d’un soutien populaire et électoral à partir des succès qu’elle rencontrera.
La question du mix énergétique est certainement la principale source de désaccords au sein de cette majorité verte. La France se caractérise en effet par un débat persistant et clivant entre le pari nucléaire et les renouvelables — à savoir entre deux technologies bas carbone. Alors que la France est le seul pays européen n’atteignant pas ses objectifs européens en matière de production d’énergies renouvelables, ce conflit doit être tempéré 25. En effet, une majorité pourrait vraisemblablement tomber d’accord sur une politique énergétique pour les prochains mois et les prochaines années autour du renforcement d’une souveraineté énergétique décarbonée de la France face aux défis représentés par les menaces géopolitiques et la transition climatique et du développement des énergies renouvelables aujourd’hui insuffisante ne serait-ce que pour remplir nos objectifs européens.
Il convient de mentionner enfin la transition agro-écologique. Cet autre élément central de la critique du bloc de gauche envers le bloc central s’agissant de la transition bas-carbone, dépasse le simple cadre de celle-ci puisqu’elle relève de l’ensemble des enjeux de transition écologique. Comme d’autres sujets évoqués ici mais plus encore peut-être que les autres, la transition agro-écologique dépasse largement le cadre de la simple transition bas-carbone (elle relève aussi des enjeux de ressource en eau, de pollution des sols et de l’air, de santé-environnement, de préservation de la biodiversité, etc.), mais, en se restreignant aux émissions de gaz à effet de serre de son activité (environ 18 % des émissions nationales), l’agriculture est un levier majeur de l’atteinte de nos objectifs climatiques. Or, sur ce sujet, l’absence d’action résolue de la part du gouvernement Macron est fortement critiquée par le bloc de gauche, qui défend une transition agro-écologique radicale. En particulier, la question centrale de la consommation de viande a constitué un objet de polémiques et de tensions politiques, contribuant à caricaturer le discours des partisans d’une réduction active de la consommation de viande.
Ces trois enjeux sont majeurs, mais ne semblent pas empêcher, surtout pour une durée de quelques années (d’ici 2027 par exemple) et sur la base d’un bloc législatif déjà en partie constitué (cf. supra), de travailler sur ce qui rassemble cette « majorité verte ». Ces enjeux, loin d’être mis de côté, pourraient d’ailleurs constituer les objets de débats d’un espace de discussion à créer au sein de l’Assemblée nationale (et plus largement au sein de la société), d’autant plus que ceux-ci font l’objet de débats intense au sein même de chaque bloc.
Une divergence stratégique ?
Les dernières années ont été animées par de fortes tensions sociales autour des grands projets d’aménagement, comme les « méga-bassines », le projet d’autoroute Toulouse-Castres (A69), ou encore le tunnel ferroviaire Lyon-Turin.
Ces tensions ont donné lieu, d’une part à l’émergence d’un activisme radical se plaçant parfois volontairement au-delà de la légalité — à l’image des « Zones à défendre » — et en symétrique à une tentative d’assimilation de ces mouvements à des mouvement terroristes, tant sur le plan des actes juridiques déployés — application de mesures initialement destinées à la lutte anti-terroristes — que du discours mobilisé 26. Dans ce contexte, les acteurs associatifs du monde écologiste et, plus généralement, la société civile sensible à ce sujet — syndicats, chercheurs, élus, institutions indépendantes — peuvent apparaître comme les principaux perdants de cette opposition, avec d’un côté, une confiance dégradée dans l’État et, de l’autre, un rôle de corps intermédiaire plus difficile à jouer vis-à-vis d’une partie de leur base.
Au-delà des divergences entre les différents blocs et au sein de chaque bloc sur tel ou tel projet, il semble nécessaire aux représentants du ou des prochains gouvernements de tenter de retrouver un plus haut degré de confiance mutuelle entre l’État et la société civile sur les questions écologiques. Cela semble nécessaire pour la mise en œuvre de la transition climatique mais aussi, plus pragmatiquement, pour que la « majorité verte » ne se fracture pas, et pour que des choix éclairés puissent être faits. Le processus de vérification de la viabilité environnementale, auquel les grands projets d’infrastructures sont soumis, doit ainsi pouvoir être mis à jour lorsque le projet date de plusieurs années et les mouvements sociaux intégrés au processus de décision démocratique, sans instrumentalisation de l’arsenal sécuritaire mais sans que la dégradation, l’occupation ou le blocage ne puisse pour autant devenir la règle lors que les voies de recours légales sont épuisées. En un mot, le cadre légal, l’utilité au sein d’un cadre global de transition bas-carbone et le principe de concertation doivent être remis au cœur du processus.
Conclusion
La transition climatique était trop absente des débats lors des élections européennes et législatives. Elle est souvent considérée comme coûteuse politiquement par de nombreux acteurs, créant des réticences à s’engager sur ce terrain. Pourtant, ces questions sont au cœur de la machine politique contemporaine : parce qu’elles constituent une urgence largement reconnue, parce qu’elles sont un vecteur de renouveau technique et social aligné sur les intérêts de la nation et de la classe moyenne, et parce qu’elles rendent possible un accord de gouvernement pour les prochaines années.
Or la majorité verte est la principale, peut-être la seule source de stabilité au milieu de la tempête institutionnelle provoquée par la dissolution de l’Assemblée nationale et la menace de l’extrême droite. Cette majorité confortable en faveur de la transition bas-carbone est une chance historique pour la France d’assurer à ces enjeux une cohérence dans le temps d’un gouvernement à l’autre, dans les prochaines années — et à tout le moins dans la prochaine année 27 — dont d’autres thématiques ne pourront peut-être pas bénéficier. Quel que soit le gouvernement, qu’il soit majoritaire ou, plus vraisemblablement, minoritaire à l’Assemblée nationale, cette majorité verte peut constituer une source de continuité pour l’action climatique de l’État et lui apporter la légitimité de presque deux tiers des sièges de cette Assemblée.
S’agissant des Républicains, ce parti a tenu une position ambiguë sur le changement climatique, et a bien plus souvent pointé les risques de la transition que ses bénéfices, même s’il comprend, en son sein, des députés et militants sincèrement engagés en faveur de la transition bas-carbone. Rejoindre les grands principes d’une majorité verte leur permettrait de se convertir clairement à la lutte contre le changement climatique. À l’inverse, les refuser serait un mauvais signal envoyé sur le caractère responsable de leur attitude face à la crise climatique.
Si elle existe déjà, de manière sous-jacente dans les prises de position et l’action des blocs de gauche et centristes, cette majorité verte pourrait être se constituée en une « nouvelle coalition écologique » consacrée plus explicitement autour d’un « pacte de gouvernement écologique », qu’on pourrait aisément imaginer autour des dix principes suivants :
1 — L’urgence climatique et la décarbonation, qui forment un impératif politique basé sur le consensus scientifique. L’action de l’État se structure autour des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (réduction de 50 % d’ici 2030 28 et neutralité carbone d’ici 2050), conformément aux engagements internationaux, et via une amélioration de l’efficacité énergétique, la sobriété et l’ensemble des technologies bas carbone disponibles.
2 — Le principe de transition juste, qui impose que les coûts et les opportunités liées à ce changement de modèle soient équitablement répartis, avec un souci particulier pour les classes précaires et moyennes.
3 — La transition comme vecteur de souveraineté à travers les nouvelles filières industrielles et les infrastructures publiques vertes qui permettent de protéger la nation contre les dépendances, les ingérences, et le déclassement économique.
4 — Les politiques climatiques pensées comme des politiques industrielles. L’État endosse une responsabilité pivot dans l’orientation des capitaux publics et privés, dans l’esprit du travail de planification engagé ces dernières années.
5 — Un plan pour le logement, fondé sur la rénovation et la décarbonation des bâtiments publics et privés. Cela passerait par des aides renforcées à la rénovation des passoires thermiques, un maintien du calendrier d’interdiction de leur location et l’amplification du soutien à la rénovation des bâtiments publics, tant ceux de l’Etat que ceux des collectivités territoriales (écoles notamment).
6 — Un plan pour les transports, fondé sur le renforcement de l’offre de transports publics, notamment de proximité, sur le soutien à l’industrie des batteries et véhicules électriques et le renforcement des mobilités douces.
7 — Un plan d’adaptation au changement climatique dans toutes ses dimensions (vagues de chaleur, sécheresse, inondations, recul du trait de côte, retrait-gonflement des argiles), construit sur un scénario de référence d’un réchauffement de +4°C
8 — Un engagement de l’État sur les moyens alloués à la lutte contre le changement climatique, en suivant les échelles et modalités indiquées dans le rapport Pisani-Ferry-Mahfouz 29.
9 — La reconnaissance des politiques climatiques comme politiques européennes. La France a une communauté d’intérêts avec l’Union, sur le plan de la justice, de la souveraineté, des choix techniques et budgétaires.
10 — La préservation et le renforcement des institutions de pilotage et de concertation de la politique climatique, notamment le Secrétariat général à la planification écologique et le Haut Conseil pour le Climat, en amplifiant encore le caractère planifié de la transition écologique dans tous ses aspects (industriels, sociaux, territoriaux). À ces institutions, pourrait s’adjoindre un dispositif spécifique permettant au débat parlementaire sur le climat de pouvoir alimenter les discussions et arbitrer sur les points de divergences subsistant au-delà des dix points « socles » de la majorité verte.
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20.06.2024 à 10:29
Écologie : les Européens face à la transition. 10 points, 15 graphiques
Matheo Malik
Face au déplacement vers la droite du barycentre politique européen, les partis verts ont perdu en influence lors des élections des 6-9 juin. Pourtant, le baromètre exclusif réalisé par Veolia et Elabe révèle qu’il existe en Europe un consensus sur les constats comme sur les solutions pour progresser vers un avenir post-carbone. Mais un point de blocage ressort nettement des données : l’absence d’imaginaire pour convertir cet impératif en politique.
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Texte intégral (4535 mots)
Points clefs
- En Europe, les pertes économiques liées aux catastrophes climatiques ont dépassé 100 milliards d’euros sur les seules années 2021 et 2022.
- Pourtant, la perception de l’importance et de l’actualité du changement climatique demeure largement décorrélée du vote en faveur des partis écologistes.
- Si la conscience du réchauffement climatique n’est pas générationnelle, le pessimisme quant à l’avenir est largement partagé — en France, plus des deux tiers des sondés pensent qu’il est impossible d’influencer l’avenir.
- Un problème de projection ? Près de sept Européens sur dix (68 %) n’arrivent pas à imaginer ce que pourrait être la vie quotidienne après la transformation écologique.
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Cette étude repose sur les chiffres de la deuxième édition du baromètre mondial de la transformation écologique réalisé par Elabe et Veolia. L’enquête, conduite dans 26 pays répartis sur les 5 continents entre octobre et décembre 2023, a été menée auprès d’un échantillon représentatif de 29 500 personnes 1.
1 — Constat : Verts en recul, le climat est-il au cœur des priorités ?
Le groupe parlementaire européen des Verts/Alliance libre européenne (Verts/ALE), qui rassemble les partis écologistes de 17 États membres, est le grand perdant de ces élections européennes 2024. Avec 22 sièges en moins par rapport à la précédente législature, selon les derniers résultats provisoires publiés par le Parlement européen, le groupe a perdu 27 % de ses effectifs par rapport aux élections de 2019.
Mais l’analyse granulaire des résultats des partis verts à l’échelle nationale offre une image plus nuancée de ce constat. Si les partis écologistes français et allemands (Les Écologistes, Europe Ecologie Les Verts, Bündnis 90/Die Grünen) sont en recul, ils ont progressé dans 13 pays par rapport à 2019.
La grande surprise de ces européennes a été le score réalisé par l’Alleanza Verdi e Sinistra (AVS) en Italie, et notamment l’élection d’Ilaria Salis, une professeure détenue en Hongrie accusée d’avoir agressé des manifestants néo-nazis. En Slovénie, le nouveau parti vert Vesna — zelena stranka, fondé en février 2022, a obtenu plus de 10 % des voix et enverra ainsi un eurodéputé au Parlement européen sur les 9 sièges alloués au pays. Le score des partis écologistes a également progressé en Lettonie (+7,45 % par rapport à 2019), en Croatie (+5,92 %), au Danemark (+4,19 %) ou bien au Portugal (+3,76 %).
Les grands bouleversements géopolitiques de ces dernières années — pandémie de Covid-18, invasion russe de l’Ukraine, attaques houthistes en mer Rouge, guerre Hamas-Israël… — semblent avoir relégué la question écologique au second plan. Les impacts économiques, énergétiques, politiques et migratoires de ces événements sur les sociétés européennes ont conduit à un niveau de préoccupation vis-à-vis du changement climatique semblable à 2017 en matière d’ordres de priorité.
Les Européens sont désormais plus inquiets par les migrations, la guerre en Ukraine, la situation internationale et le coût de la vie, tandis que la menace représentée par la terrorisme est à nouveau en hausse pour la première fois depuis 2016.
2 — On voit pourtant le climat changer en Europe
Ce recul apparent de l’impératif écologique dans les esprits des Européens semble en totale contradiction avec la prégnance croissante des impacts du changement climatique. Mai 2024 a été le mois le plus chaud enregistré à l’échelle globale depuis 1940 — devenant ainsi le douzième mois consécutif marqué par un record de températures.
L’augmentation de la fréquence et de l’intensité des catastrophes climatiques est également déjà visible. En Europe, les pertes économiques liées aux catastrophes climatiques ont dépassé 100 milliards d’euros sur les seules années 2021 et 2022. Le commerce international est également touché, avec une diminution historique du trafic dans le canal de Panama en 2023 due à la sécheresse dans la région. Les vagues de chaleur extrêmes mettent par ailleurs en péril les infrastructures essentielles de transport et d’énergie — les centrales nucléaires étant les principales infrastructures menacées par les épisodes de sécheresse et la baisse du niveau des cours d’eau.
En réalité, le baromètre Veolia-Elabe 2024 indique que la perception de l’importance et de l’actualité du changement climatique est largement décorrélée du vote en faveur des partis écologistes. En Europe, seulement 9 % de la population se dit ne pas être « particulièrement préoccupée » par l’avenir — un chiffre en augmentation de 2 points de pourcentage par rapport à 2022 mais qui reste faible. Il apparaît toutefois que les craintes ciblées — détérioration des conditions de vie, risque de tomber malade en raison de la pollution, dégâts matériels provoqués par les catastrophes naturelles… — sont en baisse à l’échelle européenne comme mondiale.
3 — Rares sont les Européens climato-sceptiques
Les Européens sont tout à fait conscients des risques climatiques.
Selon l’étude, 91 % des citoyens de l’Union ont la certitude qu’un dérèglement climatique est en cours. Il ne s’agit pas d’une affirmation générale mais bien d’une réalité concrète : 73 % des Européens pensent que le changement climatique est « la plus grande menace pour la santé » et 77 % qu’il est « une menace aiguë » pour les pays pauvres. En effet, selon la Banque mondiale, 130 millions de personnes pourraient passer sous le seuil de pauvreté en 2030 en raison des conséquences du changement climatique.
Plusieurs indicateurs montrent que les Européens se sentent exposés à des menaces directes sur leur qualité de vie, comme une vie quotidienne plus difficile (75 % en sont convaincus), la hausse des maladies infectieuses (70 %) ou des pénuries alimentaires (63 %).
Cette crainte est-elle générationnelle ? Le concept de « génération climat » a fait émerger l’idée que les plus jeunes seraient plus conscients des dégâts climatiques et plus prompts à défendre la transition. En regardant en détail le baromètre, il semble qu’il n’y ait pas de différence significative entre les classes d’âge en ce qui concerne la conscience du réchauffement climatique.
En revanche, il existe une nette gradation pour ce qui est de l’origine humaine du réchauffement : dans tous les pays, les seniors sont majoritaires à la reconnaître. Pour autant, ils sont beaucoup moins prompts à le faire que les 18-34 ans, en dehors des exceptions hongroises et allemandes.
4 — Le Sud de l’Europe est le plus inquiet
Face au réchauffement climatique, les pays sont inégaux. Il en va de même pour la conscience du réchauffement et des inquiétudes qu’il suscite. L’étude montre une forte prévalence des craintes dans l’Europe méditerranéenne : en particulier en Italie (78 %) et en Espagne (77 %), pays européens parmi les plus exposés à la sécheresse, aux incendies, aux dégâts agricoles et à la montée des eaux. Au niveau mondial, ils sont comparables aux pays d’Amérique latine ou d’Asie du Sud-Est. A contrario, les Néerlandais se sentent moins exposés.
L’Italie et l’Espagne sont aussi les pays où les jeunes sont les plus conscients de l’origine humaine du réchauffement climatique : respectivement 91 % et 87 % des 18-34 ans, contre 72 % des jeunes allemands et polonais par exemple. Parmi les craintes en lien avec le réchauffement climatique, l’accroissement de la difficulté des conditions de vie, la dégradation des écosystèmes, la hausse des mouvements migratoires et l’épuisement des ressources rassemblent plus de 80 % des Espagnols et Italiens.
5 — Les populistes de droite sont les plus climato-sceptiques
Si la conscience du réchauffement climatique est majoritaire en Europe, et écrasante chez les jeunes, elle est aussi un objet politique. Par rapport à la moyenne nationale de déni climatique (c’est-à-dire la pensée que le réchauffement climatique n’existe pas et/ou qu’il n’est pas d’origine humaine), les électeurs des partis de droite populiste, membres au niveau européen des Conservateurs et réformistes européens (CRE) ou d’Identité et démocratie (ID), sont prépondérants. Le surcroît de déni climatique chez eux par rapport à la moyenne nationale s’étend de 7 % en Italie à 32 % en Allemagne, pour les électeurs de l’AfD. On peut remarquer encore une fois que ce surcroît est plus faible en Italie et en Espagne.
La vraie question est de savoir si ce discours anti-écologique se retrouve davantage dans les classes populaires, que les partis populistes entendent représenter, que dans la population générale. Les comparaisons entre pays sont compliquées par les différentes échelles de rémunération, mais l’étude montre qu’en moyenne, le taux de climato-scepticisme chez les populations les moins aisées est de 5 à 20 points de pourcentage supérieur à celui de la population générale. En prenant quelques exemples nationaux, on peut remarquer que la part de la population considérant que le réchauffement climatique est d’origine humaine est de 67 % pour les Allemands percevant moins de 24 000 euros annuels, contre 78 % chez ceux qui gagnent plus de 77 000 euros. Cette gradation, jamais parfaite, se retrouve peu ou prou dans tous les pays de l’étude.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
6 — Qui doit porter l’action climatique ?
Parmi les cinq types d’acteurs proposés aux panels de répondants comme susceptibles de « trouver et mettre en œuvre des solutions spécifiques et efficaces pour la transformation écologique », les Européens considèrent à 69 % en moyenne que cette responsabilité incombe aux gouvernements. Les autorités locales (47 %) et les individus (54 %) sont quant à eux perçus comme disposant d’une responsabilité secondaire face à ce dérèglement dont les causes, désormais bien identifiées, se situent à un échelon global.
Pourtant, 58 % des sondés identifient la capacité de percevoir que leurs changements de comportements ont un effet rapide et positif comme étant la principale incitation à modifier les habitudes de consommation et à payer plus cher pour certains produits. D’une manière en apparence contre-intuitive, les Européens sont ainsi moins intéressés par la compréhension des mécanismes justifiant ces changements de comportements — 44 % seulement disent que « comprendre pourquoi je devrais renoncer à certaines choses » serait un facteur les incitant à modifier leurs habitudes.
Le fait de savoir que ces changements contribueront à améliorer sa santé personnelle et celle de ses proches est le principal facteur — 64 % disent que cela compterait beaucoup pour eux — susceptible de rendre ces changements de comportement désirables. À l’échelle mondiale, la pollution de l’air constitue le troisième facteur de risque le plus mortel, derrière l’hypertension et le tabagisme — devant l’obésité ou la consommation d’alcool.
En revanche, l’idée de vivre dans un pays à la pointe de la transition écologique et de « servir d’exemple » aux autres nations semble peu motivante. Si les Français et les Espagnols sont 43 % à déclarer que cela les motiveraient à opérer des changements, c’est le cas pour moins d’un tiers des Allemands (31 %), Norvégiens (32 %), Belges (32 %) et Néerlandais (26 %).
7 — La technologie a-t-elle sa chance ?
Les apports de la technologie et de l’innovation pour lutter contre le changement climatique sont souvent critiqués comme relevant d’un « techno-solutionnisme » masquant une peur du changement. Pourtant, comme nous l’avons vu, les Européens sont prêts à changer leurs habitudes pour mener la transition énergétique — option préférable aux coûts exorbitants que représenterait une augmentation dérégulée des températures.
Les participants au baromètre identifient « l’innovation » comme le meilleur moyen (54 % la jugent « essentielle » pour y arriver) pour réussir la transformation écologique dans leur pays — loin devant l’évolution des législations et réglementations, qui ne trouvent une réelle popularité qu’en Espagne, où 62 % de la population l’identifie comme étant la « clef », contre une moyenne européenne de 42 %. Lorsqu’on leur demande de choisir entre un mode de vie plus sobre et une compensation par la technologie, la majorité des sondés européens répond « les deux » (53 %), bien que ce chiffre ait diminué de deux points de pourcentage depuis 2022. Ceux favorisant uniquement le développement technologique représentent un quart des sondés (24 %, en hausse de 2 points par rapport au baromètre de 2022).
8 — Qu’est-ce que les Européens sont prêts à faire ?
Sondés sur les choix potentiels qu’ils pourraient être amenés à faire pour réduire leur empreinte carbone ou faire face aux conséquences du changement climatique, la majorité des citoyens européens se déclare prête à modifier ses comportements. Qu’il s’agisse de payer plus pour leur eau (81 %), fruits, légumes et viande (76 %) afin d’éliminer les micropolluants et réduire les risques que ces derniers comportent pour la santé et pour protéger les surfaces agricoles, d’acheter des aliments emballés à partir de matières recyclées (90 %) ou bien de payer un peu plus cher pour les appareils électriques et électroniques afin d’être sûrs que la batterie et l’appareil seront recyclés (75 %), les sondés sont conscients des changements qui doivent être faits et du coût associé.
La seule adaptation soumise au panel récoltant moins des deux-tiers d’approbation concerne l’utilisation de l’eau potable recyclée à partir d’eaux usées pour la consommation d’eau de boisson. À l’échelle européenne, 65 % des sondés disent être prêts à y consentir, un chiffre néanmoins en hausse de 12 points de pourcentage par rapport au précédent baromètre conduit en 2022. En Hongrie et en Tchéquie, moins de 60 % de la population s’y déclare prête, alors qu’ils sont respectivement 78 et 80 % à être en faveur de l’utilisation d’eau recyclée pour l’agriculture.
Bien que globalement moins enclins que le reste du monde à payer un surplus pour leur énergie afin de réduire les émissions de CO2, réduire la dépendance de leur pays vis-à-vis des producteurs d’énergie fossile ou sécuriser l’approvisionnement énergétique de leur territoire, les Européens sont prêts à accepter les coûts supplémentaires entraînés par la transition énergétique.
9 — Un sentiment de résignation
Si un certain consensus semble émerger au sujet des solutions, cela ne signifie pas que les Européens idolâtrent un futur post-carbone dans lequel ils se projettent. Au contraire, ils font plutôt preuve d’un grand fatalisme au regard des défis du changement climatique. En moyenne, seuls 44 % de la population considèrent que le futur est encore entre nos mains pour limiter les dégâts climatiques. C’est 3 points de moins qu’en 2022, et c’est même 11 points de moins que la moyenne mondiale (55 %).
La comparaison entre pays montre une corrélation imparfaite entre conscience du changement climatique et optimisme vis-à-vis de l’avenir. On remarque que l’Italie et l’Espagne, les deux pays les plus climato-convaincus et inquiets, sont sur le podium des pays les plus optimistes sur notre capacité à réagir. La France en revanche, pays intermédiaire en matière de conscience climatique, est la plus pessimiste : moins d’un tiers de la population (32 %) pense pouvoir encore influencer le futur.
Ce pessimisme recoupe celui des institutions spécialisées dans la transition écologique, qui signalent la difficulté de parvenir aux objectifs environnementaux avec la production et les investissements actuels. Récemment, le think-tank REN21 montrait que les investissements dans l’énergie renouvelable devraient plus que doubler pour limiter le réchauffement à 1,5°C, tandis que l’Agence internationale de l’énergie soulignait que si les capacités d’énergies renouvelables avaient augmenté de 50 % en 2023 par rapport à 2022, les États doivent fournir encore plus d’efforts pour les tripler d’ici 2030.
10 — Un nécessaire choc des perceptions
À suivre cette étude, les Européens semblent globalement convaincus de la prégnance du réchauffement climatique, adhèrent à de nombreuses solutions, mais restent pessimistes quant à notre capacité réelle à agir. Pour autant, les deux tiers d’entre eux (64 %) sont certains que les conséquences des dérèglements climatiques seront plus coûteuses que les investissements associés à la transition. Cette conviction est encore une fois très ancrée dans les pays climato-convaincus, comme l’Italie (75 %), et plus faible, bien que toujours majoritaire, dans d’autres, comme la Tchéquie (54 %). La relative résignation des habitants du continent face à la transition n’est donc ni une indifférence, ni une volonté de se départir de la question, mais plutôt la peur d’un échec généralisé face à un phénomène incommensurable qu’ils estiment pouvoir difficilement contrôler.
Est-ce parce qu’ils se représentent mal cette transition ? L’étude met en lumière un gouffre entre la prise de conscience, accompagnée d’une connaissance théorique des solutions, et la perception réelle de ce qu’elles impliquent et de la façon dont elles doivent modifier notre existence. Près de sept Européens sur dix (68 %) n’arrivent pas à imaginer ce que pourrait être la vie quotidienne après la transformation écologique. Cette incapacité à se représenter la transition est majoritaire dans tous les pays, mais légèrement plus faible dans ceux où la conscience du changement climatique est plus élevée. Comme l’écrivait Pierre Charbonnier dans nos pages : « On se trouve donc dans une situation où une bonne partie de la population sait que le modèle socio-économique dans lequel elle vit n’est pas soutenable, mais n’a aucune idée de ce à quoi ressemblerait le monde vers lequel il faut aller. Comment alors pourrait-elle vouloir de ce monde ? Comment échanger une réalité instable mais bien tangible contre une autre, totalement abstraite et sans séduction ? »
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13.06.2024 à 06:00
Le multilatéralisme d’en bas : une diplomatie pour la Terre
Matheo Malik
Dans la guerre écologique, le pape François a une doctrine de paix et une méthode d’action diplomatique. Elle pourrait servir de modèle pour panser les fractures d’un monde cassé.
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Texte intégral (11490 mots)
Le Grand Continent paraît tous les jours en ligne et une fois par an en papier. Notre nouveau numéro, Portrait d’un monde cassé. L’Europe dans l’année des grandes élections, dirigé par Giuliano da Empoli, vient de paraître. Notre travail est possible grâce à votre soutien. Pour vous procurer le volume, c’est par ici — et par là pour accompagner notre développement en vous abonnant au Grand Continent.
Début mai, le Guardian publiait les résultats d’une enquête sur le monde à venir vu par 380 auteurs et éditeurs principaux des rapports du GIEC depuis 2018, pas loin de la moitié des chercheurs impliqués 1. Le résultat est sans appel car 77 % estiment que, par rapport à l’ère pré-industrielle, la hausse des températures atteindra au moins 2,5° C d’ici la fin du siècle, et même plus de 3° pour 42 % d’entre eux. À une écrasante majorité — les trois-quarts — le manque de volonté politique est jugé le principal responsable, ce qui signe l’échec climatique du multilatéralisme : l’objectif fixé par les accords de Paris en 2015, ne pas dépasser les 1,5°, n’est jugé plausible que par 6 % de ces scientifiques comptant parmi les meilleurs experts du climat mondial.
Alors que les guerres en Ukraine et à Gaza montrent elles aussi les limites du multilatéralisme, faut-il considérer que le monde cassé d’aujourd’hui sonne le glas du système international mis en œuvre depuis un siècle ? ou est-il plutôt un appel à le refonder pour lui donner un nouvel élan ? Le multilatéralisme d’en bas proposé par le pape François est une contribution importante, et encore méconnue, à ce débat. Élaborée en réponse à la crise écologique et climatique traitée par l’encyclique Laudato Si’, cette notion se présente comme un multilatéralisme pour la Terre que nous nous proposons d’examiner ici dans des termes qui n’engagent que nous.
Une notion importante passée inaperçue
Avant toute chose, il faut tenter l’exégèse précise de la formule proposée par le pape François, le « multilatéralisme d’en bas ». Cette expression apparaît pour la première fois dans l’enseignement officiel de l’Église au n°38 de l’exhortation apostolique Laudate Deum. Ce document, on le sait, fut publié fin 2023 comme une suite et un complément apporté à l’encyclique de 2015, Laudato Si’ sur la « sauvegarde de la maison commune ». Le calendrier qui présidait à cette nouvelle publication était commandé par l’ouverture de la COP28 à Dubaï à peine deux mois plus tard. Il est évident que ce contexte resserré a constitué une opportunité dont le souverain pontife s’est saisie pour partager une analyse renouvelée de la configuration politique, voire géopolitique, d’un monde « multipolaire » (LD n°42), en proie au réchauffement climatique et à la guerre. La notion de « multilatéralisme d’en bas » se présente, dans ce contexte, comme une proposition de méthodologie diplomatique pour pallier les difficultés de la communauté internationale à surmonter ces fractures.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
À son sujet, il faut rappeler en guise de préambule que les derniers papes ont toujours salué le fonctionnement multilatéral en général, et en particulier celui de l’ONU issu de la résolution du dernier conflit mondial. Ils y ont vu, face aux crises de plus en plus complexes, un outil à privilégier, dans le concert des nations, sur les positionnements unilatéraux ou seulement bilatéraux 2 dans la construction du « bien commun » — cette notion désignant, dans la doctrine sociale de l’Église, l’ensemble des conditions, sociales et environnementales, qui permettent aux personnes et aux groupes d’avoir une vie authentiquement humaine. Dans Fratelli Tutti, le pape François rappelle à son tour l’attachement de l’Église au multilatéralisme (n°174), tout en soulignant, à l’instar de ses prédécesseurs, que celui-ci n’est pas à l’abri des préemptions du bien commun par des positionnements idéologiques qui seraient au bénéfice d’une des parties seulement. Il est évident que cette dernière préoccupation devait entrer dans l’appel qu’il voulait lancer avec Laudate Deum aux responsables de la COP, alors même que, de partout dans le monde, montait un sentiment de dépit face à l’impuissance des institutions à œuvrer pour la résolution de cette crise. En réalité, on peut même dire que c’est à destination des représentants des nations et pour les négociateurs qu’il a forgé la formule que nous cherchons à expliquer. Signe de l’importance que revêtait à ses yeux le processus des négociations climatiques, et donc de la pensée qu’il leur partageait ainsi, le pape avait manifesté publiquement son intention de se rendre sur place — des raisons de santé le contraignirent cependant à renoncer à ce projet. Depuis, pourtant, aucun commentaire ou complément n’a été publié de la part du Saint Siège pour éclairer cette formule étrange de l’intérieur, passée par ailleurs quasiment inaperçue dans la réception de l’exhortation apostolique. Pour pouvoir mieux en percevoir la densité et la richesse, il nous reste donc à compter que sur nos propres forces. On peut procéder en quatre étapes.
La première consiste à en situer plus précisément l’originalité au sein de l’enseignement des papes. Disons tout de suite que François ne semble pas être l’inventeur de cette formule, mais qu’il la reprend du monde profane. L’expression anglaise multilateralism from below, par exemple, semble connue au moins depuis la fin des années 1990 ; une enquête rapide montre qu’on la retrouve régulièrement depuis lors dans la littérature spécialisée. Mais cela n’empêche pas l’utilisation qu’en fait Laudate Deum d’être originale en son ordre, en raison même de l’inscription de la pensée du pape dans la tradition de ses prédécesseurs. Cette inscription implique en effet une double présupposition. La première, c’est qu’il ne peut pas être question de renier l’enseignement traditionnel des papes Benoît XVI et Jean-Paul II (surtout), insistant sur le fait que le cours des négociations internationales doit impérativement se laisser guider par les valeurs éthiques universelles (notamment, le respect de la dignité des personnes, des collectifs et des cultures, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le respect de la création etc.). Recourir à cet « en-bas » ne peut pas être une manière de tourner le dos à cet héritage : c’est surtout « une autre façon d’inviter au multilatéralisme pour résoudre les problèmes réels de l’humanité, en recherchant avant tout le respect et la dignité des personnes, de telle sorte que l’éthique prime sur les intérêts locaux ou de circonstance » (LD n°39). En outre, nous ne sommes pas davantage ici dans la perspective d’évincer un certain idéalisme par le pragmatisme, même si l’expression que nous étudions manifeste un attrait certain du pape argentin pour le geste (désigner un « en-bas ») davantage que pour le logos de la dialectique spéculative. En fait, s’exprime ici très certainement le génie de ce pape, avec son profil marqué par l’exercice de la prédication prophétique davantage que par celui de l’enseignement scholastique… On pourra dire encore ceci, dont la portée théologique et philosophique devra être bien mesurée : l’en-bas, selon le pape François, apparaît par conséquent essentiellement comme le lieu désigné où ces valeurs éthiques universelles et personnelles s’accomplissent et se révèlent de préférence, lorsque l’en-haut — mais il faudra voir ce que cela peut signifier — s’est fermé à elles. Le raisonnement fait ressortir une polarité (en-bas/en-haut) qui devra certes être éclairée, mais en cette première formulation elle peut déjà être tenue pour cardinale dans la compréhension de ce que le pape veut indiquer ici 3.
Quant à la seconde présupposition, elle fera fond du même argument que la première : alors même que le pape François s’était déclaré favorable au jeu du multilatéralisme au sein des institutions internationales, en appeler à l’en-bas n’est certainement pas une manière de renvoyer au rebut cet immense dispositif. L’en-bas n’est donc pas une formule révolutionnaire au sens où elle indiquerait la volonté d’en finir avec les institutions établies, ni même avec la politique, mais elle résonne surtout comme un appel à les « reconfigurer », et à les « recréer à la lumière de la nouvelle situation mondiale » (LD n°37) multipolaire. Cette reconfiguration et recréation emporteront évidemment avec elles la « vieille diplomatie, elle aussi en crise » (LD n°41), et dont il faudra bien qu’on parle. Corrélativement, l’en-bas correspond également à l’indication de ressources dont la diplomatie et les négociations font trop souvent peu de cas, alors qu’elles pourraient leur être efficaces. Dans un discours adressé en septembre 2021 à la fondation Leaders pour la paix, le pape avait ainsi avancé : « Le défi est d’aider les gouvernements et les citoyens à affronter les problèmes critiques (…). En réalité, nous voyons que c’est “du bas” que proviennent les sollicitations et les propositions » 4.
On le voit, l’en-bas désigne dans tous les cas un mouvement qui doit s’imprimer aux institutions, à leurs jeux diplomatiques, voire à la philosophie qui les imprègne, mais sans qu’elles aient pour autant à se renier elles-mêmes ou à même renoncer à leur finalité qu’est la prévention de la guerre et la construction d’une paix juste. Or comme on le verra plus loin, le mouvement vers l’en-bas constitue manifestement pour le pape la voie qui peut sûrement les guider vers une telle finalité.
Un second front de réflexion s’ouvre alors. Une fois écartés les dangers des compréhensions unilatérales — l’hyper-pragmatisme contre l’idéalisme, et l’abolitionnisme contre le conservatisme institutionnel — un autre trait de la pensée du pape François émerge : la conviction que c’est du décentrement que vient la nouveauté. Cet axiome vient travailler directement la polarité que l’en-bas forme avec son opposé, et que nous avons rapidement appelé, par facilité, l’en-haut. Mais cette dernière expression pèche par simplisme. Il est bien plus pertinent, en effet, d’identifier cet en-haut au symbole du centre d’une périphérie, et d’entendre par « centre » une logique de groupe, qu’on peut qualifier d’autoréférentialité. Sous diverses formulations, cette logique du même se trouve sous le feu des critiques virulentes et constantes du pape François : auto-affirmation, auto-préservation, mais également domination, anthropocentrisme dévié 5, etc., sont dénoncés comme fermeture et violence. À l’inverse, ce sont les marges et les périphéries qui deviennent lumineuses pour un tel centre : « tu dois aller aux périphéries de l’existence si tu veux voir le monde tel qu’il est. J’ai toujours pensé que le monde semblait plus net depuis les marges » 6. L’en-bas correspond à ces marges, à ces périphéries lumineuses sur lesquelles se concentrent le phénomène de la vie et le mouvement de l’histoire, comme le montre le cas des migrants analysé dans le discours au Palais du Pharo, à Marseille : c’est depuis cette périphérie, précise alors le pape, que « l’histoire nous interpelle, pour prévenir d’un naufrage de civilisation » 7.
Si l’on suit le pape, la nouveauté des temps ne peut en tout cas pas venir des centres, qui subissent bien davantage cette espèce de piétinement de l’histoire qu’historiens (François Hartog) et sociologues (Hartmut Rosa) ont récemment analysé 8. On peut alors avancer cette conclusion provisoire : le multilatéralisme d’en-bas est un concept « situé », c’est-à-dire formulé spécifiquement à destination de ceux qui ont la charge de conduire les négociations, et qui occupent trop souvent la position de ces « centres » élitaires ou autoréférentiels (sans doute s’agit-il des occidentaux, mais pas seulement). L’en-bas constitue une invitation qui leur est faite de venir puiser la vérité et la nouveauté aux périphéries qu’ils manquent souvent d’apercevoir, car le salut vient des humbles. Il y a là une constante. Déjà dans Laudato Si’, le pape avait proposé que les processus de décision des projets à fort impact environnemental devaient intégrer dans les discussions décisionnelles les habitants des sites concernés 9. Dans la même encyclique, il indiquait qu’une voie de salut similaire existait pour les collectifs menacés par la corruption, le népotisme, ou le détournement des fruits du développement au profit des seules élites 10. Dans Laudate Deum, il ajoute que le fonctionnement des institutions internationales elles-mêmes en sera assaini : « le fait que les réponses aux problèmes peuvent venir de n’importe quel pays, aussi petit soit-il, finit par reconnaître le multilatéralisme comme une voie inévitable » (LD n°40). À chaque fois, l’en-bas en tant que mouvement situé, désigne ce décentrement salutaire, disons même la conversion vers une altérité trop souvent bafouée. Il n’est pas même l’Église qui, dans son propre processus synodal, puisse échapper à cette injonction 11 : en effet, ajoute le pape en citant Dostoïevski à ce propos, « le salut viendra du peuple » 12.
Le troisième front consiste à prendre un peu de recul.
La réfutation des compréhensions unilatérales, puis la compréhension de l’en-bas comme dynamisme situé, nous conduisent à la question de son caractère adéquat et opératif. À quelles convictions veut répondre le pape en avançant une telle proposition ? À quelles nécessités correspond la puissance accrue du geste comparé aux valeurs ? Le plus fondamental des motifs que nous pourrions invoquer est très certainement l’assurance que le monde vit un changement complet de paradigme : « ce temps que nous vivons n’est pas seulement une époque de changement, mais un véritable changement d’époque » 13. Ce qui signifie que la seule réponse qui soit à la hauteur d’un tel changement devrait consister dans le renouvellement de nos manières de penser, restant sauf le contenu pérenne des concepts transmis par la tradition — le positionnement même du pape François à l’égard de ses prédécesseurs en est un exemple. Il n’empêche : le meilleur moyen de renouveler un centre qui s’est bloqué sur son présentisme ou sur son « immobilité fulgurante » — conditions dans lesquelles pour poursuivre une suggestion de l’historien François Hartog 14, la vision s’éteint et, avec elle, la liberté et la créativité — consiste justement à gagner le bas et les marges. Il faut ainsi replacer les points précédents dans le contexte de cette conscience historique. Le recours à l’en-bas ou aux périphéries appartient à cet ordo temporum ; il est une réponse aux « signes des temps » que l’Église cherche à discerner dans la continuité du Concile Vatican II.
Dans Evangelii Gaudium (2013), document programmatique de son pontificat, le pape François avait déjà avancé les principales clés de sa lecture évangélique des temps. Il y proposait une série de quatre critères de discernement permettant à ses yeux de promouvoir le dialogue social dans un tel contexte. L’un d’entre eux mérite d’être mentionné : « le réel est supérieur à l’idée » 15. Bien entendu, ce que nous avons dit plus haut d’une mécompréhension par unilatéralisme — hyper-pragmatisme contre idéalisme — ainsi que de la considération du réel comme lieu privilégié de la manifestation éthique, vaut également à ce stade. Mais sous réserve de cette double garantie, ce critère se traduit en un énoncé dont la fécondité va jusqu’à irriguer une certaine philosophie politique : « le règne de la pure idée (…) réduit la politique ou la foi à la rhétorique » 16.
Les idées « pures » sont ainsi récusées comme étant inaptes à saisir la complexité de ce monde en pleine mutation et à en capter les enjeux éthiques ; elles sont à examiner avec un grand soin critique si l’on veut rendre à la vie politique et diplomatique sa puissance à répondre au réel et à le transformer. Mais surtout, de préférence à l’idée et davantage que les idéologies ou que les intérêts cachés, mieux vaut l’écoute, l’enquête précise des cas singuliers, leur mise en relation (en confluence, ou en conjonction) pour accompagner le surgissement par résonance de leur vérité « symphonique » : en somme, pour recueillir d’eux un commun qui ne nie pas les singularités. C’est dans ce cadre que la diplomatie peut entrer en jeu, dans l’écoute et la proposition, mais également la reprise incessante des énoncés dont la mesure ultime demeure toujours le réel en ses aspérités. C’est seulement au terme de ces négociations que l’idée trouvera sa légitimité ; elle sera hybridée, bricolée, sans aucun doute moins pure, mais plus féconde. Ce tour de force noétique, le pape s’emploie à le décrire en usant d’un nouveau couple de métaphores, celui de la pensée de type polyédrique s’opposant à la pensée de type sphérique :
« Le modèle n’est pas la sphère, qui n’est pas supérieure aux parties, où chaque point est équidistant du centre et où il n’y a pas de différence entre un point et un autre. Le modèle est le polyèdre, qui reflète la confluence de tous les éléments partiels qui, en lui, conservent leur originalité. Tant l’action pastorale que l’action politique cherchent à recueillir dans ce polyèdre le meilleur de chacun. Y entrent les pauvres avec leur culture, leurs projets, et leurs propres potentialités (…). C’est la conjonction des peuples qui, dans l’ordre universel, conservent leur propre particularité ; c’est la totalité des personnes, dans une société qui cherche un bien commun, qui les incorpore toutes en vérité. » 17
Ce processus de montée en généralité polyédrique qui récuse toute universalisation abstraite de l’en-bas, présuppose nécessairement, outre l’enquête que l’on a mentionnée, une méthode comparative, le maniement de l’analogie et, bien entendu, un dialogue interdisciplinaire radicalement ouvert. Il présuppose également une attitude fondamentale de charité à l’égard des personnes et des singuliers. Il suffit de reprendre les textes que le pape François a adressé au monde universitaire et notamment aux théologiens de métier, pour prouver que, par ces déductions, on ne fera pas fausse route 18.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Reste à ouvrir le quatrième et dernier front de réflexion.
Après avoir dénoncé les risques d’incompréhension, puis repéré le caractère dynamiquement situé de ce concept, après en avoir saisi la convenance dans la compréhension historique que s’est forgée le pape de la situation mondiale, il convient d’en souligner la portée théologique. Ce n’est en effet pas seulement dans un changement de paradigme nécessitant un passage du centre aux marges, que le multilatéralisme d’en-bas trouve sa raison d’être. En dernière analyse, en effet, il correspond à la pointe évangélique de l’option préférentielle de l’Église pour les pauvres. Car l’en-bas désigne leur voix. C’est pour cela que le pape fustige avec beaucoup de fermeté les stratégies qui cherchent à les étouffer, ou pire, à les enrôler dans des agendas cachés et des idéologies. À l’inverse, le pari proposé est le suivant : il y a chez ces pauvres, chez les plus fragiles et les humbles, et d’une manière générale il y a dans toutes les réalités de l’en-bas qui sont aussi celles de la Terre, une puissance corrosive d’interpellation qui possède une authentique légitimité à l’égard des structures nationales et internationales. Le « multilatéralisme d’en-bas » n’est alors rien d’autre qu’une réponse située à la « clameur de la Terre et des pauvres » 19, puisque ces êtres sont liés. Et en ce sens, il constitue une formulation politico-diplomatique du commandement de la charité que le Christ a légué à ses disciples. On peut exprimer la même idée en disant que ce multilatéralisme équivaut pour le pape François à une manière de se prémunir contre la préemption des voies de salut dans l’ordre international. Évoquer ces thèmes, c’est une manière de récuser une nouvelle fois la tentation de prendre cet en-bas pour une pure approche purement pragmatique ; bien au contraire, à rebours des paradigmes — dont le pragmatisme fait évidemment partie — il s’agit d’œuvrer en écoutant la voix des pauvres et des plus fragiles, dont l’Écriture elle-même dit qu’elle monte jusqu’à Dieu (cf. Dt 24, 15), ainsi que le cri de la Terre. Maintenant, répondre à ce cri évangélique, prendre la mesure de ce qu’impose ce multilatéralisme d’en-bas, requiert d’interroger la convenance de nos institutions. Comment pourront-elles donc répondre à cet appel, qui implique une telle conversion vers le bas, vers les pauvres et vers le terrestre ?
Trois défis pour le multilatéralisme d’en bas
L’analyse de la proposition du pape montre la cohérence d’une approche qui reste à déplier et qui a donc encore tout son potentiel d’application et de mise en œuvre. C’est un chantier intellectuel et diplomatique à mener qui se heurte à trois obstacles principaux qui sont autant de mises à l’épreuve pour démontrer l’effectivité du multilatéralisme d’en bas.
Quel avenir pour le multilatéralisme dans une écologie de guerre ?
Il peut sembler naïf de défendre un nouveau stade du multilatéralisme au moment où les cadres existants sont remis en cause par l’affirmation des empires et la prégnance d’une écologie de guerre. En effet, les tensions géopolitiques et l’enjeu des ressources pour assurer la transition énergétique créent un chacun pour soi où les nations cherchent à sécuriser les bases matérielles de leur puissance tout en ouvrant de nouveaux territoires qui leur donneront un avantage comparatif décisif. Le Grand Continent a rendu compte, dans de nombreux articles importants, de ce basculement 20.
Mais si l’écologie de guerre est un fait, qu’il faut décrire et analyser, elle ne saurait être un horizon : la guerre appelle la guerre et cette notion n’ouvre vers aucune sortie de cet état, sinon par la défaite d’un camp dont le préalable est la recherche sans limite d’un surcroît de puissance. C’est le visage que prend aujourd’hui l’éco-modernisme dans les pays démocratiques. Pour autant, refuser de prendre en compte les réalités de cette écologie de guerre reviendrait à se condamner à perdre en souveraineté : c’est le sens de la notion d’autonomie stratégique promue par l’Europe. Comment le multilatéralisme peut-il se dégager de la contradiction entre deux voies qui sapent ses fondements : d’une part, le déni de la guerre écologique par un pacifisme dont on connaît les ambiguïtés historiques, d’autre part, l’affirmation d’une guerre juste mais au détriment de la paix. Le multilatéralisme par en bas est-il ce qui épargne de la guerre écologique ou ce qui l’accompagne ?
En réalité, le multilatéralisme n’est pas condamné à se briser contre les annonces d’une guerre à venir, il est ce qui surgit après et même dans les pires moments de souffrances et de destructions. L’histoire des institutions et des traités internationaux en témoigne, avec ces deux moments fondateurs que sont la Première et la Seconde Guerre mondiale. La Déclaration de Philadelphie, un des textes plus importants pour affirmer un nouvel ordre international fondé sur le Droit et la justice, et non sur la force, a été élaborée en pleine guerre et adoptée le 10 mai 1944, quelques jours après le Débarquement 21. C’est parce que la guerre est possible que le multilatéralisme est possible — et souhaitable. C’est lorsque la guerre a eu lieu qu’il faut tout faire pour éviter son retour. Mais que faire quand celle-ci n’a pas encore eu lieu ? C’est ici qu’il faut proposer un geste spéculatif qui change la portée du multilatéralisme d’en bas.
« La guerre a eu lieu » écrivait Maurice Merleau-Ponty dans un article retentissant paru en 1945 dans le premier numéro des Temps modernes 22. Il ne s’agissait pas de révéler un fait connu de tous mais de prendre acte de ce qui s’était passé et qui n’était pas vu. Il en est de même ici. La guerre entre humains et non-humains a eu lieu. Elle a commencé après la Seconde Guerre mondiale lorsque les humains ont retourné contre la nature le mal qu’ils s’étaient fait entre eux, comme s’il était la condition de possibilité de la réconciliation entre humains grâce à une croissance économique sans limites. Derrière la réalité de la reconversion de l’économie de guerre en agriculture industrielle et la généralisation des énergies fossiles se cache un phénomène anthropologique plus profond : les humains font à la nature ce qu’ils se font à eux-mêmes. Ce qu’ont subi les végétaux, les sols, les insectes, les animaux après 1945 n’a pas d’équivalent dans l’histoire et relève d’une guerre systématique.
Le processus de modernisation des Trente Glorieuses pourrait ici être relu dans toute sa violence, celle de l’arrachement à la terre des paysans, des haies, des matières à extraire. Les pays décolonisés ont à leur tour été embarqués dans cette guerre par le projet développementiste défini dans les termes des pays industrialisés, une fois balayés les futurs alternatifs du lendemain des indépendances. Ce n’est donc pas un hasard si l’Anthropocène débute après la Seconde Guerre mondiale. L’envolée qui se lit dans les courbes matérielles de la Grande accélération marque une césure par rapport aux siècles antérieurs de colonisation de la nature dont l’apparition d’éléments radioactifs dans les couches géologiques est un symptôme. Alors que le débat entre géologues se concentrait sur la césure justifiée par un point stratotypique, les sciences sociales ont malheureusement délaissé la racine cène pour se concentrer sur la préposition, c’est-à-dire sur la recherche des coupables — capitalocène, plantationocène, etc — au lieu de prendre acte de la rupture historique constatée par le passage d’une époque à une autre. Quel que soit le préfixe, le substantif révèle une communauté d’expérience sans conscience d’un destin partagée et donc, de ce fait, incapable de définir une responsabilité commune mais différenciée.
Le multilatéralisme d’en bas est la doctrine géopolitique de l’écologie de reconstruction nécessaire en temps de guerre pour gagner celle-ci. En effet, l’objectif de la paix seul ne suffit pas pour gagner une guerre, il faut s’entendre sur les bases d’une nouvelle société capable d’éviter la survenue d’un nouveau conflit. La Seconde Guerre mondiale montre que, pour gagner la guerre, il faut préparer l’après, penser la reconstruction en plein conflit car c’est cet horizon d’attente partagé qui est la condition de la paix et non l’inverse. L’écologie de reconstruction qui suit la guerre entre humains et non humains appelle un effort gigantesque, dans la lignée de ce qui a été fait après 1945 et la guerre entre humains. Tout ce qui n’aura pas été réglé reviendra ensuite avec une puissance décuplée. C’est ce qui nous est arrivé pour avoir refusé de voir les bases matérielles de la globalisation — une guerre entre humains et non-humains qui n’est pas terminée et qui ne pouvait se traduire, ensuite, que par le retour d’une guerre entre humains à l’œuvre aujourd’hui.
Est-ce surinterpréter la doctrine du multilatéralisme d’en bas ? Certes, l’écologie de la reconstruction n’y figure pas. Cependant la critique radicale des origines de la crise écologique peut être lue comme la dénonciation d’un état de guerre entre les êtres vivants, alors que le pape François propose un idéal de fraternité entre eux. Une première différence notable apparaît ici entre le multilatéralisme d’en bas et les formes traditionnelles de multilatéralisme. Le risque de guerre n’a jamais été défini par celles-ci que comme une guerre entre humains et, de ce fait, les institutions du multilatéralisme n’ont pas été élaborées pour répondre à la destruction de la Terre. Ce n’est que bien plus tard qu’elles ont été mobilisées ensuite pour cela, avec toutes les difficultés et limites que l’on connaît. Les accords internationaux se sont heurtés à la fracture écologique entre les pays du Nord et les pays du Sud qui, depuis, bloque la possibilité d’un accord, alors même que la réalité de l’existence unitaire de ces blocs est douteuse. Après 1945, les institutions internationales ont renvoyé les problèmes écologiques à la responsabilité des pays en voie de décolonisation qu’elles accusaient de ne pas être capables de gérer rationnellement leur environnement, alors que l’accélération des courbes matérielles se jouait dans les pays du Nord 23. À partir de 1997, et de la signature du protocole de Kyoto, les pays du Nord sont jugés historiquement responsables du changement climatique, alors que se mettent en place dans certains pays du Sud une croissance qui, depuis, est le moteur principal d’une accélération de l’accélération.
Que faire quand les résistances à la transformation des modes de vie viennent d’en bas ?
Le dernier volume publié par le Grand Continent, Portrait d’un monde cassé, témoigne à lui seul des résistances à la transformation écologique qui viennent d’en bas 24. Dans la radiographie de l’électorat européen dressé par Jean-Yves Dormagen, le camp identitaire et conservateur regroupe la majorité des classes populaires face au camp progressiste qui se signale à la fois par son adhésion aux questions écologiques et un rapport ouvert aux étrangers et aux minorités. Mais — fait remarquer Jean-Marc Jancovici face à Julia Cagé qui défend les redistributions comme moyen de faire baisser les émissions de CO2 — ces progressistes sont caractérisés par l’augmentation parallèle du vote vert, des émissions de CO2 et des revenus. Quant à Paul Magnette, il appelle à ne pas avoir peur de la conflictualité et à opposer classe fossile et non-fossile. Ce rapide état des lieux montre que, en l’absence de consensus sur le positionnement écologique des plus modestes, il serait illusoire d’affirmer que les voix d’en bas sont, par nature, vertueuses et peuvent appuyer collectivement l’expression d’un multilatéralisme pour la planète. Ce n’est donc sans doute pas ce que dit le pape François et il serait réducteur d’identifier sa doctrine à une sociologie.
Le « bas », c’est ce qui fait le lien substantiel entre la Terre et les pauvres car, pour le pape François, la Terre fait partie des plus opprimés. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la fameuse formule de la « clameur de la Terre et de la clameur des pauvres » 25. Traduit parfois par « le cri de la Terre et des pauvres » — la formule de référence en latin désigne bien la clamor, la clameur. Or étymologiquement, le latin clamare désigne un cri particulier, celui qui proclame, qui appelle, ce qui a donné en latin médiéval « faire appel à une autorité judiciaire » (VIIIe-IXe s) 26. Le multilatéralisme d’en bas place la justice sociale au cœur du multilatéralisme en définissant celle-ci comme une justice terrestre. Quelle place occupe aujourd’hui ce double horizon, indissociable, dans les négociations climatiques ? Les COP et les politiques internationales d’adaptation ne visent-elles pas d’abord le soutien à la compétitivité dans les termes du capitalisme libéral en permettant aux secteurs économiques dominants de s’adapter ? Quelle est la place des indicateurs de justice sociale et de dignité humaine dans la répartition des financements du fonds vert pour l’adaptation ? L’alimentation et l’eau saines, la santé, l’éducation, la réduction des inégalités font-ils partie des objectifs prioritaires ? Il suffirait de reprendre, par exemple, l’ensemble des politiques soutenues par les instances multilatérales en faveur des micro-États insulaires, pour voir qu’elles ont financé, et continuent à le faire massivement, deux éléments : d’une part, la construction d’infrastructures (aéroports et routes) branchant ces territoires sur la mondialisation, d’autre part, l’essor de mono-activités de spécialisation apportant des devises soit par les exportations (textile, agriculture, etc.) soit par le tourisme 27. Les effets de ces politiques sur les plus humbles ne sont pas interrogés : avec le multilatéralisme d’en bas, ils le seraient. Les inégalités entre nations sont au cœur des négociations internationales sur le climat, mais pas les inégalités à l’intérieur des nations, et donc la façon dont des gouvernements locaux peuvent capter des capitaux au profit des élites.
Plus encore qu’un objectif commun qui unirait la Terre et les pauvres, le pape affirme l’existence d’un lien anthropologique : « L’attention que nous portons les uns aux autres et l’attention que nous portons à la terre sont intimement liées. » (LD 3) C’est un positionnement fort par rapport à toute une tradition intellectuelle et politique qui oppose l’attention aux humains et l’attention aux non humains, comme si l’un excluait l’autre, mais aussi contre certaines écologies qui demandent de choisir l’un contre l’autre 28. Deux éléments peuvent fonder ce lien substantiel. Le premier est une disposition commune à voir et sentir ce qui est invisibilisé, ce dont la voix est tue ou qui est sans voix. Cette intuition est le fondement scientifique et éthique de l’histoire environnementale qui, dans le contexte des États-Unis de la fin des années 1960, voyait la mobilisation en faveur des animaux, des fleuves, des poissons, des sols comme l’exacte continuation du combat pour les droits civiques 29.
Le devenir terrestre des sciences vise une extension sans précédent des processus de mise en visibilité, considérant que les mobilisations antérieures ont négligé une multitude d’entités et, plus encore, les chaînes et les réseaux d’interdépendance qui les animent et rendent la vie possible. Le second est que cette attention est un remède à l’insensibilité qui est à la fois sociale et écologique. Cette disposition du cœur est centrale dans le message écologique du pape et se retrouve, en particulier, dans sa critique du « paradigme technocratique » qui, précise Laudate Deum, est une expression du péché, et même une structure de péché (cf. LD n°3) qui bafoue la dignité de l’homme, spécialement des pauvres, et du créé. Est visée aussi l’auto-référentialité qui ferme l’attention à autrui, humain comme non humain. La prise en compte de l’altérité et de tout ce qui réduit un être et ses œuvres à une chose et une marchandise, ce que le pape appelle une « culture du déchet » (LS 20), est donc centrale. Le multilatéralisme d’en bas, parce qu’il demande d’écouter la voix des opprimés, leur reconnaît un agir, ce qui vise directement ceux qui auraient la prétention de parler pour eux et à leur place sans les appeler à être présents. Le multilatéralisme par en bas est donc aussi une poétique de la Terre qui interroge les dispositifs de représentation et de visualisation.
Comment équiper les acteurs, anciens et nouveaux, du multilatéralisme ?
Le multilatéralisme d’en bas se distingue du multilatéralisme classique parce qu’il évalue les outils nécessaires à ces politiques par leur capacité à lier le social et l’écologique et à rendre sensible à ce qui est invisible. Il appelle donc à des savoirs situés, c’est-à-dire à des terrains. Le mot a des sens multiples selon les sciences mais il marque clairement la différence avec des démarches normatives fondées seulement sur des fictions juridiques et économiques. Dans le cadre de la chaire Laudato Si’ au Collège des Bernardins, la double expérience d’une connaissance par archives apportée par l’histoire de l’environnement et des visites de terrain a été fondatrice de la démarche intellectuelle et de la collaboration entre des disciplines qui n’avaient plus d’expérience du dialogue. Avant de rechercher les concepts qui permettraient de définir ce qui est juste, il faut s’interroger sur la capacité à décrire le réel.
Comment les acteurs et les institutions élaborent-ils et mobilisent-ils des dispositifs de description d’une réalité située et hétérogène ? C’est une des grandes questions posées par le multilatéralisme d’en bas, y compris à l’Église elle-même. Elle qui a été aux XVIe et XVIIe siècles un des principaux producteurs de savoirs sur les territoires de l’englobement du monde, pour reprendre la belle formule d’Antonella Romano 30, est-elle aujourd’hui capable de faire la même chose pour la terrestrialisation du monde ? Comment l’administration, et les diplomates en particulier, sont-ils formés aujourd’hui à l’art de la description et du terrain ? Il serait intéressant d’examiner à cette aune le contenu des formations obligatoires aux enjeux climatiques et environnementaux proposées pour la fonction publique. Gageons que le résultat serait très décevant. Les sciences du climat ne peuvent faire émerger un multilatéralisme par en bas parce que, même si elles se nourrissent d’une infinité de données obtenues sur le terrain, elles procèdent par agrégation de données et frictions jusqu’à faire émerger un modèle scientifique, le système-Terre, qui n’est pas la Terre des êtres vivants et des sociétés 31.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
L’écart entre les deux se mesure dans une discussion de détail, ancienne et mal connue. Lors de la COP15 de Copenhague, qui avait suscité autant d’espoirs que de déceptions, en étant vue comme la dernière chance pour aboutir un accord avant que la COP21 de Paris ne relègue dans l’oubli ce moment, le logo de la conférence avait suscité d’âpres discussions. Le visuel officiel retenu par la présidence danoise — un globe régulier comme la modélisation numérique du climat de la terre procédant par une résolution de plus en plus fine pour définir le maillage auquel les sociétés humaines doivent s’adapter — ne correspondait pas à la proposition initiale des designers — une boule cabossée faite des pleins et de vides dessinés par les flux de matière et d’énergie, idéalement présentée sous la forme d’une animation et non d’une image. En 2009, l’écart entre la planète vue par les climatologues et le monde social des peuples s’est joué en défaveur du bas. On mesure aujourd’hui, dans un monde cassé, les conséquences du retard pris pour saisir une réalité qui était déjà là, avec des processus de déglobalisation jouant au cœur même de la globalisation. Cette question des « capteurs » est donc fondamentale.
Or il se trouve que la situation a profondément changé. L’accélération de la globalisation qui a suivi la chute du bloc de l’Est a favorisé les économies d’échelle et les mesures de standardisation permettant de fabriquer en masse à moindre coût pour assurer l’essor de la consommation et la sortie de la pauvreté de centaines de millions d’individus. L’englobement du monde donne toujours raison aux économiseurs de complexité, qui sont les plus efficaces pour s’enrichir et affaiblir la puissance publique.
La terrestrialisation du monde est au contraire un enrichissement de complexité, nécessaire pour repérer et s’adapter aux craquements. La question des échelles joue donc différemment entre les deux époques : celle qui se clôt reposait sur le dérèglement des échelles de la généralité, instaurant le mythe d’un lien direct entre le global et le local faisant fi de tous les corps intermédiaires et de l’articulation des échelles qui assurait la circulation des informations et la représentativité, mais aussi des limites physiques des écosystèmes. Celui qui surgit n’est pas un retour en arrière possible, désormais le local est le terrestre, toutes les échelles sont l’une dans l’autre. Le multilatéralisme d’en bas est à la fois une articulation des échelles et un multilatéralisme qui s’exerce à toutes les échelles. Les solidarités y jouent donc un rôle central, mais elles sont toutes à refonder.
Conclusion
Le multilatéralisme d’en bas n’est pas un souhait irénique, c’est un programme de travail et d’action. Parce qu’il allie des normes à une description par en bas, il propose de refonder les termes d’une « prise de réel et d’intelligibilité », pour reprendre une belle formule de Claude Imbert 32. Le multilatéralisme du XXe siècle s’occupait des nations en lutte pour s’approprier un sol supposé stable, le multilatéralisme du XXIe siècle traite des fractures d’une Terre devenue instable. La description des conditions d’existence prend alors une tout autre dimension. Cette proposition du pape François peut donc être reçue comme un appel à l’ensemble des sciences sociales pour renouer avec la vocation qui a présidé à leur naissance : comprendre et infléchir la modernité par un double programme d’intelligibilité et de justice sociale. Si les sciences de la nature ont équipé de capteurs la Terre déstabilisée par le changement climatique, la même importance institutionnelle n’a pas été accordée aux capacités des sciences humaines et sociales à décrire et documenter cette nouvelle condition terrestre, les réduisant à la production de mots d’ordre et d’imaginaires alors que ceux-ci n’ont d’intérêt que s’ils accrochent un réel profus et contradictoire. Les capteurs dont le multilatéralisme d’en bas a besoin ne sont donc pas seulement ceux des sciences de la terre, même s’ils en font partie, mais tout dispositif aidant les sociétés humaines à décrire la terre où — et dont — ils vivent, ainsi que les relations avec autrui que produit la condition terrestre. Cet horizon est porteur d’une espérance terrestre, même au milieu du pire, parce qu’il invite à construire, par en bas, des solidarités étendues à toutes les entités existantes — c’est-à-dire à élaborer une méthodologie d’action.
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