Comme chaque année, nous vous invitons dans notre série estivale iconique à explorer le rapport d’affinité entre des personnalités et des espaces géographiques où elles ne sont pas nés ou qu’elles n’ont pas vraiment habités — et qui ont pourtant joué un rôle crucial dans leur trajectoire intellectuelle ou artistique.
Après Nikos Aliagas, Françoise Nyssen, Gérard Araud et Édouard Louis la semaine dernière, la journaliste Anne-Claire Coudray nous fait découvrir son Brésil secret.
Pour recevoir tous les épisodes de Grand Tour, abonnez-vous au Grand Continent
Vous avez choisi de parler du Brésil. Je crois me souvenir que ce pays était au cœur de vos études à un moment donné. Pourriez-vous revenir sur les liens qui vous unissent à ce géant latino-américain ?
Le Brésil est le pays avec lequel j’entretiens le lien le plus intime depuis le plus longtemps.
Tout a commencé avec mes études en effet, tout à fait par hasard. Mon directeur de maîtrise en histoire m’avait proposé de travailler sur la présence française au Brésil pendant la Première Guerre mondiale. À l’époque, en l’absence d’ambassadeur, le ministre plénipotentiaire était Paul Claudel.
Je me suis donc retrouvée à Nantes, dans les archives du ministère des Affaires étrangères, à devoir ranger des cartons qui n’avaient pas du tout été triés et qui contenaient des notes prises par Claudel, ainsi que des articles de journaux et des comptes-rendus d’événements se déroulant à Rio à cette époque… Et à Petrópolis, qui était alors la ville impériale, située dans les hauteurs où ceux qui avaient trop chaud à Rio allaient se réfugier.
Que trouvez-vous dans ces archives ?
La moitié des articles était en français — ce qui m’arrangeait car je ne parlais pas portugais.
J’ai alors découvert une influence française au Brésil qui a totalement disparu au profit des Américains. J’ai également découvert à cette occasion que la France avait inspiré leur constitution et leur devise, notamment sous l’influence d’Auguste Comte. Toutes les élites parlaient français.
J’avais un dictionnaire français-portugais pour éviter les contresens et j’ai terminé cette maîtrise sans difficulté. C’est à ce moment-là que mon histoire d’amour avec le Brésil a commencé.
Les plus belles plages du monde, je les ai vues sur l’archipel de Fernando de Noronha.
Anne-Claire Coudray
Quand vous y allez pour la première fois, comment se passe cette rencontre avec le pays pour de vrai ?
J’ai découvert un pays-continent qui correspondait totalement à ma définition de l’ailleurs.
Le Brésil, c’est mon ailleurs.
C’est presque l’antithèse de mon monde d’aujourd’hui et de mon quotidien. Cette dimension, ce pays-continent, m’a permis de découvrir des paysages. J’ai toujours aimé me sentir toute petite, perdue dans des paysages immenses.
Ce n’est pas du tout un motif d’angoisse pour moi de me sentir toute minuscule. Au contraire, c’est à ce moment-là que j’ai vraiment l’impression de vivre quelque chose d’extraordinaire et d’appartenir au monde — de me sentir vraiment vivante.
Qu’est-ce qui vous plaît ou vous attire le plus là-bas ?
Je me suis déjà rendue une dizaine de fois au Brésil ; où j’ai découvert les plus beaux paysages de ma vie.
J’ai visité le nord du pays, où se trouvent des déserts et des îles aux eaux turquoise d’une couleur que l’on ne voit nulle part ailleurs. Les plus belles plages du monde se trouvent sur l’archipel de Fernando de Noronha. On le connaît tristement parce que c’était la base arrière des recherches pour le vol Rio-Paris, mais il s’agit d’une réserve naturelle qui est vraiment un paradis sur terre. Vous y trouvez toutes sortes d’animaux : des dauphins, des tortues, etc.
Au Brésil, vous vous sentez comme invité par la nature. On y trouve des cascades de fleurs, une végétation luxuriante. C’est ce que j’aime.
Êtes-vous aussi allée plus au sud ?
J’ai visité le Pantanal, au sud de l’Amazonie, qui est la plus grande zone humide du monde. On y trouve des fourmiliers, des cochons sauvages, des vaches, des loutres, des oiseaux incroyables, des jaguars et des haras magnifiques.
C’est d’abord ce qui m’a plu dans ce pays.
Et puis, j’ai découvert la population brésilienne, une société désarmante qui allie tous les contraires.
C’est-à-dire ?
En tant que touriste, on a l’impression qu’il y a une sorte de joie et de capacité à vivre dans l’instant présent, à se réjouir, à faire la fête et à profiter de cette richesse naturelle.
À Rio, les plages se trouvent au cœur de la ville ; tout le monde y va. La forêt tropicale rend la ville simplement incroyable — c’est une ville dans la forêt et sur la plage. J’y ai découvert une société qui me fait beaucoup de bien, car elle me permet de m’éloigner de toute l’actualité.
Au Brésil, vous vous sentez comme invité par la nature.
Anne-Claire Coudray
S’agit-il seulement d’un éloignement spatial ?
Quand vous êtes au Brésil, vous n’avez pas du tout la même perception du monde. Le fait de changer d’hémisphère et de continent me repose beaucoup en tant que journaliste.
J’essaie de retrouver régulièrement cet éloignement avec mon monde du quotidien. Cela me permet de me régénérer.
Avez-vous l’impression d’avoir presque une autre vie sur les terres brésiliennes ?
Je trouve au Brésil une sorte de liberté, de légèreté, une possibilité de vivre dans l’instant présent.
Je ne sais pas si j’y expérimente ma vie en négatif, mais c’est aussi un pays où personne ne me connaît et où tout le monde porte des tongs.
L’un des articles les plus vendus là-bas doit être la paire d’Havaianas, portée par toutes les couches de la société.
Est-ce là un exemple des paradoxes qui peuvent cohabiter au Brésil ?
Il y a énormément de discriminations et d’inégalités sociales, mais nombreux sont aussi les moments dans la vie brésilienne où tout le monde est considéré comme égal. Sur les plages d’Ipanema ou de Copacabana, on est tous égaux. C’est la démocratie à la plage — grâce aux tongs et à l’accès à la mer.
Si vous regardez les favelas, ces bidonvilles où la vie est extrêmement dure et violente, vous constaterez que le fait de s’être installés de façon anarchique leur a permis d’avoir les plus belles vues de Rio sur la mer. C’est un autre paradoxe. Évidemment, cela n’équilibre ni efface rien, mais il s’agit d’une contradiction supplémentaire où le sublime peut côtoyer les conditions les plus sombres.
Est-ce pour les vacances ou pour le travail que vous vous rendez pour la première fois au Brésil ?
La première fois, c’était pour les vacances. Après le travail de recherche pour mon mémoire, j’avais très envie de découvrir ce pays.
Je ne sais pas si cela existe encore mais, à l’époque, il y avait un système qui permettait d’acheter un combiné de billets d’avion : le pays est tellement vaste qu’il faut prendre plusieurs avions pour tenter de le sillonner.
J’étais ainsi allée à Salvador de Bahia, où j’avais été très frappée par l’omniprésence du passé esclavagiste. C’est une ville de tradition noire. Le Brésil a été le plus grand territoire esclavagiste d’Amérique.
Le Brésil est un pays de mélanges. On y trouve notamment ce mélange de religion et d’animisme. Je pense que cela correspond sans doute à ma définition de l’équilibre : la religion catholique peut coexister avec l’animisme et le candomblé sans entrer en contradiction.
Sur les plages d’Ipanema ou de Copacabana, on est tous égaux.
Anne-Claire Coudray
Il y a beaucoup moins de barrières morales. La religion est très importante, mais elle n’est pas teintée de culpabilité comme c’est le cas chez nous — ou du moins, ce n’est pas comme cela qu’elle se manifeste.
Êtes-vous allée du côté de la triple frontière entre le Brésil, l’Argentine et le Paraguay ?
Je me suis rendue pas très loin, à la frontière entre le Brésil et l’Argentine, aux chutes d’Iguazú.
Face à ces chutes, on se retrouve nez à nez avec la puissance de l’eau, face au fracas du monde.
Dans ce coin-là, sur la moindre petite île, on a l’impression de découvrir le monde pour la première fois. Il y a cette impression de virginité, de nature brute qui vous dépasse ; il est rare de nos jours de trouver des pays qui vous procurent cette sensation de découverte totale.
Il me semble que vos voyages au Brésil ont aussi eu à voir avec votre activité de journaliste.
Absolument, j’y suis retournée ensuite pour un reportage et j’ai eu la chance de rencontrer notamment Ivo Pitanguy, le pape de la chirurgie esthétique.
J’étais arrivée avec beaucoup de préjugés. Au Brésil, le rapport au corps est très particulier. Là-bas, un chirurgien esthétique, c’est le cadeau des 18 ans. C’est votre première opération et vous pouvez en encaisser quelques-unes dans votre vie quand vous êtes une Brésilienne lambda.
Au Brésil, il y a un vrai culte du corps. Quelle que soit votre morphologie, vous exploitez, cultivez et prenez soin de votre corps — et vous l’imposez aux autres.
Anne-Claire Coudray
Mais j’ai découvert un homme, Ivo Pitanguy, qui avait une approche humanitaire de la chirurgie esthétique. Il avait en effet une clinique où il soignait les personnes aisées et où il s’exécutait quand les Brésiliens fortunés lui demandaient un lifting à 30 ans. Dans le même temps, il formait des médecins à l’hôpital public et proposait des consultations gratuites tous les mercredis.
Beaucoup de gens des favelas venaient le consulter, car les problèmes de taille de poitrine sont fréquents : les femmes qui ont des poitrines trop importantes souffrent de maux de dos terribles. Il pratiquait des réductions mammaires et travaillait également sur l’obésité. C’était de la chirurgie esthétique médicale — et il ne faisait pas payer la consultation.
Sentez-vous ce rapport particulier au corps dans la vie quotidienne brésilienne ?
Dans nos sociétés, on cache son corps. On ne le montre que dans des circonstances très particulières. Au Brésil, il y a un vrai culte du corps. Quelle que soit votre morphologie, vous exploitez, cultivez et prenez soin de votre corps — et vous l’imposez aux autres.
C’est très agréable de se fondre finalement dans une société où il existe de vrais canons de beauté, mais où il y en a suffisamment pour que chacune se sente belle.
Quand je vais à Rio, je me sens belle — malgré les défauts que je me trouve. C’est une société qui vous met très à l’aise avec toutes ces questions et qui vous rend plus légère dans la façon de trouver votre place.
Êtes-vous retournée au Brésil pour couvrir la Coupe du monde de football en 2014 ?
En réalité, nous y sommes allés un peu avant le début de la compétition. Nous avons fait le tour du Brésil, ce qui m’a permis de continuer à découvrir le pays. Nous avions fait la même chose avec la Russie avant sa Coupe du monde : nous avions lancé une série de modules consacrés à chaque ville où se trouvait un stade. Évidemment, il y avait Rio, São Paulo et Manaus.
Nous sommes également allés au milieu de l’Amazonie, où ils étaient en train de construire le barrage de Belo Monte, qui assure aujourd’hui 10 % de l’électricité brésilienne. C’était gigantesque : vous vous retrouvez au milieu de nulle part, avec cette terre rouge et cette forêt fascinante. Vous entendez beaucoup de bruit, mais vous ne voyez jamais rien. Vous avez constamment la sensation que l’Amazonie peut vous engloutir à tout moment.
Nous nous sommes donc retrouvés dans cet endroit avec des milliers d’ouvriers qui travaillaient sur le barrage : un véritable monstre en train de détruire le fleuve et les tribus qui y vivaient.
Avez-vous pu rencontrer des membres des peuples autochtones qui vivent dans l’Amazonie ?
Oui, nous sommes allés dans un village situé à proximité du barrage de Belo Monte. C’était terrible : pour les besoins du chantier, ils avaient dévié le fleuve. Ils nous expliquaient qu’ils allaient mettre en place des bateaux ascenseurs pour permettre aux tribus dépendantes du fleuve de continuer à vivre…
L’Amazonie peut vous engloutir à tout moment.
Anne-Claire Coudray
Il s’agissait des Kayapos, dont l’une des appellations signifie précisément « peuple de l’eau ».
Ils vivaient le long du fleuve et leurs terres allaient être inondées. C’était absurde, on savait évidemment que l’ascenseur à bateaux n’allait pas fonctionner longtemps.
C’était donc la mort assurée de ces tribus, déjà très touchées par l’alcoolisme et par l’arrivée de la civilisation.
Comment ont-ils réagi à votre arrivée ?
Je me souviens avoir été très marquée par le fait qu’il n’y avait que des femmes à mon arrivée. Les hommes étaient partis manifester en ville et la femme que j’avais interviewée était si petite à côté de moi que je me sentais totalement monstrueuse.
Ils avaient mal vécu ce virage de la civilisation : les jeunes étaient tombés dans l’alcoolisme et avaient perdu leurs traditions. Le barrage n’était malheureusement qu’un des nombreux problèmes de ces sociétés. Le bras de fer entre ces tribus et notre civilisation contemporaine était douloureux à voir, car il était, d’une certaine façon, perdu d’avance. C’est émouvant de voir des mondes disparaître sous ses yeux.
C’était vraiment une expérience de bout du monde.
Êtes-vous retournée ensuite au Brésil pour voir des matchs de la Coupe du monde ?
J’y suis retournée pour les vacances — après avoir réalisé une série de reportages pour la télévision.
Mon mari travaille dans le milieu du football et nous avons eu la chance d’avoir un billet pour le match France-Allemagne, que nous avons lamentablement perdu…
Vous avez donc assisté à un match au Maracanã ?
C’était incroyable !
Cependant, le Maracanã d’aujourd’hui n’est plus le Maracanã d’autrefois. Avant, le stade pouvait accueillir plus de 200 000 personnes. Aujourd’hui, pour des raisons de sécurité — et notamment à l’occasion de la Coupe du monde — ils ont été obligés de mettre le stade aux normes — ce qui a un peu ôté sa magie. Mais l’expérience et l’ambiance étaient impressionnantes.
Comment était l’ambiance en dehors des stades, dans la rue, dans un pays où le football est une autre religion ?
C’était une expérience incroyable. Le plus formidable était effectivement d’assister à une Coupe du monde au Brésil, dans la rue.
Tous les soirs, et a fortiori quand le Brésil jouait, des réunions de quartier s’organisaient dans la rue. Quelqu’un sortait une télé et on donnait tous l’équivalent de 10 euros pour s’inviter à une fête improvisée. On payait notre part, puis quelqu’un s’occupait de la cuisson de la viande sur un barbecue et tout le monde regardait les matchs sur une petite télé.
Le Maracanã d’aujourd’hui n’est pas le Maracanã d’autrefois.
Anne-Claire Coudray
Cette année-là, le Brésil avait perdu 7-1 contre l’Allemagne…
C’était terrible, un véritable drame national. Je me suis dit qu’ils ne se remettraient jamais d’une telle humiliation.
Et puis, finalement, le lendemain matin, on passe à autre chose.
Avez-vous pu emmener votre fille au Brésil avec vous comme vous le souhaitiez ?
Bien sûr, elle y est allée. Je pense que cela lui permet justement de découvrir un ailleurs, des sociétés métissées, une rencontre avec la nature où le luxe n’a pas sa place.
Quand vous allez à la plage, vous êtes à côté de gens qui viennent des favelas et de millionnaires. La plage est une expérience sociale au Brésil : si vous y passez toute la journée, c’est un laboratoire sociologique absolument extraordinaire.
On porte tous les mêmes vêtements, car si vous voulez être tranquille et passer inaperçu, il suffit d’enlever tous vos bijoux, de mettre une jupe en jean, un t-shirt, un sac en tissu.
Et des tongs ?
Et les tongs, toujours !
J’aime beaucoup l’idée que la beauté appartient à tout le monde. La beauté de la plage appartient à tous.
J’ai conscience que, depuis l’Europe, ce sont des vacances de privilégiés. Mais j’espère que ma fille s’en rend compte et qu’elle est sensible à l’authenticité qu’offre ce pays.
Un autre sujet fédérateur au Brésil, qu’on n’a pas encore évoqué, c’est le carnaval — y avez-vous déjà assisté ?
Oui, le carnaval aussi est un grand moment démocratique — bien que plutôt réservé aux adultes, ma fille est encore jeune pour cela…
Vous avez d’un côté les blocos, des carnavals de rue et de l’autre, le sambadrome, un stade d’environ un kilomètre de long pouvant accueillir 80 000 personnes où défilent toutes les écoles de samba les plus réputées de la ville.
Ces écoles ont également une dimension sociale dans les quartiers. Le niveau professionnel est extrêmement élevé : je n’ai jamais vu de chars aussi beaux, aussi sophistiqués. C’est vraiment du grand spectacle. D’ailleurs, c’est une manne absolument gigantesque pour la ville de Rio.
La plage est une expérience sociale au Brésil.
Anne-Claire Coudray
Avez-vous déjà défilé ?
C’est mon rêve !
J’aimerais bien défiler un jour car ces écoles gardent quelques places et quelques costumes. Je pense que la sensation doit être incroyable. En revanche, l’école se désolidarise un peu de vous car son objectif est de gagner le carnaval.
C’est vraiment un événement : les résultats du carnaval sont diffusés à la radio et tout le monde est attentif, dans les taxis, les cafés, etc. Les reines de carnaval font la une des magazines, c’est presque comme une télénovela : elles ont des histoires d’amour, des rivales. Un feuilleton naît ainsi, que la ville suit pendant quelques semaines.
Il y a d’abord le carnaval officiel, puis les blocos dans chaque quartier. C’est une véritable épreuve physique. Il faut être en très bonne forme. Je pense qu’une fois qu’on l’a fait jusqu’au bout, on se fond dans le groupe jusqu’à atteindre un niveau d’abnégation, d’abandon que je n’ai jamais vécu. Mais je sais que les gens qui aiment le carnaval le vivent. C’est une grande communion.
Vous êtes une grande amatrice de musique : quel rapport à la musique avez-vous pu trouver au Brésil ?
C’est un ciment social assez étonnant. Vous pouvez même assister à des choses incroyables : sous les ponts des autoroutes, sont organisés ce qu’on appelle les baile funk, des soirées dansantes qui commencent généralement très tard.
Il s’agit de moments de transe où l’on peut devenir quelqu’un d’autre et se perdre. Mais tout cela est très socialement organisé, avec des rendez-vous. Et c’est toujours très collectif.
Un jour, je me suis rendue dans le centre de musique d’un quartier où des musiciens — tous assis autour d’une table au milieu de la salle — viennent jouer. On se retrouve sur un rythme très régulier qui finit par nous transporter. Cela me rappelle aussi les fest-noz en Bretagne où l’on se retrouve dans des mouvements très répétitifs jusqu’à ne plus être qu’un maillon d’une immense chaîne qui fonctionne au-delà de nous. Le public joue un rôle tout aussi important que les musiciens.
Les reines de carnaval sont des femmes qui font la une des magazines : elles ont des histoires d’amour, des rivales.
Anne-Claire Coudray
En vous écoutant, je me demandais : le travail de terrain en tant que reporter vous manque-t-il ?
Cela me manque de me sentir vraiment dans la vie. Je n’ai pas l’impression d’en être déconnectée car j’essaie d’y retourner régulièrement. J’aime les situations extrêmes. C’est là que j’ai l’impression de me confronter au réel.
Les vibrations que j’ai éprouvées ou rencontrées sur le terrain m’intéressent. J’ai toujours considéré l’information comme quelque chose de multivectoriel. Il y a l’information brute, le concept, et puis il y a tout ce qui passe par la chair, par le monde, avec l’intensité et la nuance qui vous sont données par tous ces vecteurs. Savoir si une situation est grave, dramatique ou légère, c’est percevoir l’électricité dans l’air.
Et c’est ce que vous trouvez au Brésil ?
Le Brésil est une sorte de vague qui ne vous lâche jamais : on est sans cesse dans le bruit, le mouvement et la couleur. On y est en apnée face à la beauté extraordinaire qui nous est offerte.
Je pense que cela me rappelle ce que j’ai aimé dans le métier de journaliste : me confronter à une intensité que je ne retrouve peut-être pas dans mon quotidien, même si j’ai la chance de pouvoir prendre un avion dans l’autre sens pour vivre dans une société beaucoup plus apaisée quelques jours plus tard. C’est facile, évidemment : j’ai conscience que mon propos est extrêmement confortable. Mais c’est précisément pour cette raison que le Brésil est l’extrême inverse de ce que je vis au quotidien.
Racontez-nous votre journée idéale au Brésil.
Je vais à la plage, j’observe — l’horizon, les gens.
Puis je me promène beaucoup, je vais dans un quartier lambda de Rio, je lis de temps à autre la phrase très célèbre au Brésil inscrite aux murs : « Gentileza gera gentileza » (« la gentillesse engendre la gentillesse ») du prédicateur du XXe siècle José Datrino — plus connu comme le « prophète Gentileza ». Puis je tombe sur une cascade de fleurs aux couleurs éclatantes et aux formes d’une complexité inouïe.
La société brésilienne est très sensible à la beauté.
Ce n’est pas un hasard si le Brésil est un exemple en matière de design. Les plus grands designers brésiliens sont d’une créativité et d’une modernité incroyables. C’est un pays qui, en raison de sa taille, a sans doute poussé à tous les excès — mais aussi à toutes les audaces.
Les meubles et le design brésiliens sont d’une pureté qui me touche.
Anne-Claire Coudray
À quoi pensez-vous ?
Prenons l’exemple de Brasilia, cette capitale construite en partant de rien et en un temps éclair. Au début de la construction, il n’y avait pas une seule route qui y menait. On parachutait les bulldozers par avion. C’était une folie quand on y pense. Puis, en cinq ans, cette capitale a poussé au milieu de nulle part.
En matière d’architecture, ce sont des exemples reconnus dans le monde entier. La cathédrale de Brasilia est d’une beauté folle. Quand vous entrez à l’intérieur, un jeu de lumières et de vitraux vous saisit.
Qu’est-ce qui vous attire le plus au Brésil dans le domaine des arts et de l’architecture ?
Je dois avouer que les meubles et le design brésiliens sont d’une pureté qui me touche. Mais si l’on devait retenir un exemple d’art abouti au Brésil, ce seraient les églises baroques.
Je suis allée notamment à Ouro Preto, dans le Minas Gerais, une ville inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, qui compte des églises baroques toutes plus belles les unes que les autres, financées par les chercheurs d’or au XVIIIe siècle.
On y trouve une profusion de peintures et de statues. C’est sublime.
La douleur y est exprimée d’une façon qu’on n’oserait même pas imaginer chez nous. C’est une société décomplexée à tous les niveaux, dans la vie quotidienne comme dans les arts.
Vous avez parlé d’Ouro Preto, la ville d’Aleijadinho…
Absolument, c’est la ville de ce sculpteur mondialement connu, Antonio Francisco Lisboa de son vrai nom, qui était métis et avait un pied difforme. On ignore ce qu’il avait exactement, car les documents manquent, mais cette maladie dégénérative l’avait complètement défiguré.
C’était un petit homme pétri de handicaps, devenu l’artiste le plus reconnu de l’histoire brésilienne et l’un des plus grands noms du baroque américain.
Ouro Preto est un endroit où l’on aurait envie de vivre pour toujours.
Associez-vous une lecture au Brésil ?
J’aime beaucoup le livre La Couturière de Frances de Pontes qui s’inspire de l’histoire de Lampiao et de son épouse Maria Bonita, deux brigands qui sont aussi des héros populaires au Brésil. Lui avait un œil en moins. Ils vivaient dans le nord-est du Brésil dans les années 1920-1930 et faisaient partie du cangaço, une forme de banditisme endémique dans cette région.
Lampiao a fini la tête coupée. Il existe d’ailleurs une photo assez terrible de sa tête et de celles de ses acolytes, très souvent exposée parce qu’il fallait montrer que le pouvoir avait gagné.
Y a-t-il une ville brésilienne en particulier qui vous plaît plus qu’une autre ?
Je dirais Rio de Janeiro, une ville magique — grâce à ses structures géologiques et physiques.
La plage d’abord, avec son incroyable laboratoire social. Les gens ne viennent pas seulement pour profiter du soleil et se baigner, ils y passent la journée. La plage est leur maison secondaire. Ils débarquent avec tout ce qu’il faut pour y rester des heures et des heures à discuter, à manger, à écouter de la musique. Certains installent même leur barbecue.
C’est aussi une ville où l’on a planté une forêt tropicale : la forêt de Tijuca n’existait pas il y a un siècle et demi.
Et le Corcovado ?
Difficile d’échapper effectivement au Corcovado. Qu’on soit croyant ou non, c’est un véritable repère.
Grâce à lui, vous savez toujours où vous vous trouvez.
Mais il y a une sorte de mystère…
De mystère ?
Vous n’êtes jamais sûr de le voir. Il est souvent dans les nuages. Et puis, soudain, les nuages se dissipent. L’on voit alors apparaître lentement cette énorme silhouette qui vous protège — et vous surveille.