URL du flux RSS
Groupe d'Etudes Géopolitiques

Abonnés Articles en ACCÈS LIBRE Actu Economie Guerre

▸ les 6 dernières parutions

18.04.2025 à 12:42

Après l’échec du cessez-le-feu sur les infrastructures énergétiques, Washington implique les Européens dans les négociations sur la guerre en Ukraine

Marin Saillofest

La réunion de Paris entre des représentants américains, européens et ukrainiens qui a eu lieu hier, jeudi 17 avril, semble indiquer une forme d’infléchissement de la position américaine. Alors que le cessez-le-feu partiel sur les infrastructures énergétiques – qui a été un échec, la Russie l’ayant violé à 29 reprises depuis le 25 mars – est sur le point d’expirer, Washington semble prêt à travailler plus étroitement avec les Européens en vue des prochaines négociations.

L’article Après l’échec du cessez-le-feu sur les infrastructures énergétiques, Washington implique les Européens dans les négociations sur la guerre en Ukraine est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (1253 mots)

Un mois après que Poutine a accepté une proposition de Washington de mise en place d’un cessez-le-feu d’une durée de 30 jours limité aux infrastructures énergétiques, les négociateurs américains ont reconnu hier, jeudi 17 avril, lors d’une réunion à Paris, que cette stratégie a été un échec.

  • En raison de l’absence d’une définition et d’une liste claire, acceptée par l’Ukraine et la Russie, des infrastructures concernées, le cessez-le-feu partiel n’a pas été respecté ni par l’Ukraine ni par la Russie. 
  • Aucune partie tierce n’a par ailleurs été formellement désignée pour garantir le respect de la trêve partielle.
  • Nous avons été en mesure d’identifier 29 violations du cessez-le-feu par la partie russe entre le 25 mars et le 11 avril, tandis que le Kremlin dit avoir recensé des frappes contre des infrastructures énergétiques dans 18 régions au cours des 30 derniers jours 1.
  • Depuis l’appel entre Trump et Poutine du 18 mars, Kiev et Moscou sont par ailleurs en désaccord sur la date d’expiration effective du cessez-le-feu : 18 avril, soit aujourd’hui, pour la Russie, et 25 avril, soit un mois après la publication des communiqués, pour Kiev.

Suite à une rencontre ayant réuni des représentants américains (Steve Witkoff, Marco Rubio et Keith Kellogg), ukrainiens (Andriy Yermak, Roustem Oumierov et Andrii Sybiha) ainsi que des responsables français, britanniques et allemands à Paris le 17 avril, l’Élysée a fait savoir que les États-Unis, l’Ukraine et l’Europe étaient désormais alignés sur la nécessité d’un cessez-le-feu « complet, le plus rapidement possible » 2. À l’issue de la réunion, Rubio a eu un appel avec Sergueï Lavrov afin de le tenir informé des discussions 3.

  • La réunion de Paris — la première réunion de négociations sur la paix en Ukraine qui réunit autour de la table à la fois les Européens, les Américains, les Ukrainiens — indique un d’infléchissement de la position américaine qui a caractérisé les négociations entamées par Washington depuis janvier.
  • Convaincu qu’un rapprochement avec Moscou et la défense des intérêts de la Russie dans les enceintes internationales (notamment aux Nations unies) seraient susceptibles de conduire Poutine à accepter un cessez-le-feu, Donald Trump a signalé dès les premiers jours de son deuxième mandat qu’il ne chercherait pas à obtenir un accord juste et durable pour l’Ukraine, mais une résolution rapide du conflit.
  • Face à l’échec de cette stratégie, le secrétaire d’État Marco Rubio a déclaré vendredi 18 avril en quittant Paris : « S’il n’est pas possible de mettre fin à la guerre en Ukraine, nous devons passer à autre chose […] Nous devons déterminer très rapidement, et je parle ici de quelques jours, si cela est faisable ou non » 4.
  • Il n’est pas clair si cette position est également partagée par Donald Trump.

Un désengagement américain des négociations sur la guerre en Ukraine constituerait un aveu d’échec pour Donald Trump, qui a construit sa campagne sur l’idée que lui seul était en mesure de mettre fin au conflit, et qu’il était également le seul capable de discuter et négocier avec n’importe quel dirigeant : avec la Chine sur des questions commerciales, avec l’Iran sur le nucléaire, et la Corée du Nord sur la sécurité notamment.

  • Une grande partie de l’électorat de Trump partage l’avis de Rubio énoncé vendredi 18 avril selon lequel la guerre en Ukraine « n’est pas celle » des États-Unis. 
  • Seulement 23 % des électeurs du GOP estiment désormais que Washington a la « responsabilité d’aider l’Ukraine à se défendre contre l’invasion russe », soit 13 points de moins qu’à l’été 2024 5.
  • En orientant les négociations avec les États-Unis sur la relation bilatérale ainsi que des sujets annexes, comme la navigation en mer Noire, la Russie de Poutine a détourné l’attention de l’administration républicaine de la situation sur le terrain en Ukraine.
  • En parallèle des discussions en Arabie saoudite et en Turquie ainsi que des aller-retours des émissaires des deux présidents, Witkoff et Dmitriev, à Washington et Moscou, Poutine a lancé de nouvelles offensives en Ukraine, augmenté les quotas de conscription et porté les bonus offerts aux combattants volontaires à leurs niveaux le plus élevé depuis le début de la guerre.
Sources
  1. ВСУ атаковали энергообъекты в 18 регионах РФ », TASS, 18 avril 2025
  2. Guerre en Ukraine : à Paris, de premières discussions, sans réelle avancée, entre Américains, Ukrainiens et Européens », Le Monde, 18 avril 2025.
  3. Secretary Rubio’s Call with Russian Foreign Minister Sergey Lavrov, U.S. Department of State, 17 avril 2025.
  4. Rubio warns if it’s not possible to end the war in Ukraine, US needs to ‘move on’ », CNN, 18 avril 2025.
  5. Republican Opinion Shifts on Russia-Ukraine War, Pew Research Center, 17 avril 2025.

18.04.2025 à 06:30

Que sait-on de Kilmar Ábrego García, expulsé « par erreur » par Trump et détenu dans la méga-prison de Bukele ?

Ramona Bloj

Kilmar Ábrego García se trouvait parmi les migrants expulsés des États-Unis et envoyés dans la méga-prison de Bukele au Salvador le 15 mars dernier. Ce père de famille salvadorien de 29 ans, marié à une citoyenne américaine, habitait dans le Maryland après avoir fui le Salvador en 2011, et bénéficiait d’un statut qui le protégeait de toute expulsion.

La Maison Blanche a reconnu une « erreur administrative », la Cour suprême a demandé à l’administration républicaine de « faciliter et assurer » son retour aux États-Unis. Bukele a déclaré qu’il ne pouvait rien faire.

Nous faisons le point.

L’article Que sait-on de Kilmar Ábrego García, expulsé « par erreur » par Trump et détenu dans la méga-prison de Bukele ? est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (1001 mots)

Le 15 mars dernier, Trump a expulsé 261 migrants vers le Salvador où ils ont été emprisonnés dans le « Centre de confinement du terrorisme (CECOT) », la méga–prison de Bukele située à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de la capitale.

  • L’administration Trump avait assuré que les expulsés étaient tous des criminels, une information qui a été rapidement démentie par le gouvernement américain lui-même qui a affirmé dans une déclaration judiciaire que « beaucoup » d’individus parmi les expulsés n’avaient en réalité aucun casier judiciaire au moment de leur arrestation.

Parmi ces cas, celui de Kilmar Ábrego García pose particulièrement problème. Cet habitant salvadorien du Maryland, âgé 29 ans et père de famille, faisait partie des expulsés envoyés dans la méga-prison salvadorienne.

  • Il y a quinze ans, Ábrego García avait fui le Salvador car il était menacé par un des gangs salvadoriens, Barrio 18 — ces mêmes gangs avec lesquels il se trouve maintenant enfermé. 
  • Il avait été arrêté en 2019 dans le comté du Prince George, au Maryland, avec trois autres personnes, dont une l’avait accusé de faire partie d’un gang, bien que cela n’ait jamais été prouvé.
  • Depuis 2019, Ábrego García bénéficiait d’une protection contre toute expulsion en vertu du statut « interdiction de renvoi » (withholding of removal) et possédait un permis de travail aux États-Unis.
  • Depuis son arrestation et son expulsion il y a un mois, une juge fédérale américaine a ordonné au gouvernement son rapatriement immédiat dans le Maryland et, à la suite d’un appel de la Maison Blanche, la Cour suprême a ordonné au gouvernement de « faciliter et assurer » son retour. 

Interrogés à ce sujet lors de leur rencontre le 14 avril à la Maison-Blanche, Nayib Bukele et Donald Trump ont tous deux affirmé qu’ils ne feraient rien. 

  • Bukele a notamment déclaré : « Comment voulez-vous que je le renvoie aux États-Unis ? En le ramenant clandestinement ? Bien sûr que je ne vais pas faire ça. Nous n’aimons pas relâcher des terroristes dans la nature ».
  • En parlant des journalistes, Trump a ajouté : « Ils adoreraient qu’on relâche un criminel dans notre pays. Ils sont malades ».

Mercredi 16 avril, le sénateur démocrate du Maryland Chris Van Hollen s’est rendu au Salvador dans l’espoir d’obtenir un rendez-vous avec Kilmar Ábrego García, mais il n’a pas pu, dans un premier instant, se rapprocher de la prison à plus d’un kilomètre et demi.

  • Il a rencontré le vice-président du Salvador Félix Ulloa, qui a refusé toute visite au CECOT. En réponse aux demandes concernant l’organisation d’un appel vidéo ou d’un simple appel téléphonique avec le détenu, ce dernier a affirmé que toute demande devait être formulée via l’ambassade des États-Unis au Salvador.
  • Dans une déclaration à la presse, Van Hallen a affirmé que le régime salvadorien avait emprisonné Ábrego García, car l’administration américaine paie pour ces services – la Maison Blanche avait déjà déclaré qu’elle verserait 6 millions de dollars au gouvernement salvadorien pour garder les détenus envoyés pour au moins un an.

Avec l’état d’exception qui dure depuis plus de trois ans au Salvador (instauré le 27 mars 2022), les personnes sont arrêtées puis envoyées au CECOT sans mandat et n’ont aucune possibilité de se défendre.

  • Plus de 85 000 criminels supposés ont été arrêtés pour appartenance ou association à des gangs. Le gouvernement lui-même a reconnu que 90 % de ces personnes sont en prison sans avoir été condamnées. 
  • Des organisations de droits de l’homme estiment qu’il y aurait environ 25 000 personnes innocentes actuellement emprisonnées au Salvador. Près de 6 900 plaintes pour violations des droits humains (coups, mauvais traitements, actes de cruauté, viols) dans les prisons ont été enregistrées. 
  • Socorro Jurídico Humanitario affirme avoir documenté la mort de 374 personnes en détention, parmi lesquelles 25 femmes et quatre bébés 1.
  • À ce jour, Human Rights Watch n’a connaissance d’aucune personne ayant été autorisée à sortir après avoir été détenue au CECOT.

Des groupes de défense des droits humains ont qualifié la détention des migrants expulsés des États-Unis vers la méga-prison de « disparition forcée ».

  • Bien que l’administration Bukele ait verrouillé toute information le sénateur Van Holler a finalement réussi à voir Kilmar Ábrego García avec lequel il s’est entretenu le jeudi 17 avril en fin de journée (heure du Salvador).
  • Nayib Bukele a également publié sur son compte X des photos de la rencontre et a indiqué qu’Ábrego García allait rester détenu au Salvador, sans pour autant préciser s’il retournerait ou non au CECOT.
Sources
  1. Seis crímenes en marzo, pero 8.000 inocentes fueron a prisión. El Salvador lleva 3 años en excepción », Associated Press, 27 mars 2025.

18.04.2025 à 06:00

J. D. Vance au Vatican ? L’Église face à l’Empire et contre le séparatisme chrétien

Matheo Malik

Depuis quelques mois, deux visions très différentes de l’Église et du monde s’opposent violemment : celle de son chef, le pape François, et celle du vice-président de la première puissance mondiale, converti catholique, J. D. Vance.

À Rome, assistera-t-on aujourd’hui à l’explosion d’une « crise de l’américanisme » à front renversé ?

L’article J. D. Vance au Vatican ? L’Église face à l’Empire et contre le séparatisme chrétien est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (4045 mots)

Après le voyage express de la présidente du Conseil Giorgia Meloni à Washington pour rencontrer une nouvelle fois Donald Trump, c’est désormais le vice-président états-unien J. D. Vance qui est attendu à Rome ce vendredi 18 avril — un Vendredi Saint. Il paraît plus que probable que cette visite romaine comporte, pour le vice-président converti au catholicisme en 2019, une étape au Vatican, et peut-être même une rencontre avec le pape François. Il est bien sûr d’usage que les délégations diplomatiques reçues au Palazzo Chigi, spécialement celles en provenance de pays lointains, en profitent pour être également reçues au Palais apostolique du Vatican par le chef de l’Église catholique — et réciproquement. 

Mais dans le cas qui nous occupe, une telle rencontre à un tel moment serait triplement inhabituelle.

D’abord parce que l’Église catholique, qui vit la Semaine Sainte, acmé du Carême, entre désormais dans le triduum pascal, les trois jours les plus sacrés de l’année liturgique  : l’Église se recueille alors sur le sens spirituel du mystère pascal 1 qu’elle célèbre, et le Saint-Siège réduit ou suspend alors ses voyages, audiences et activités diplomatiques habituelles, tant il est vrai que, pour le pape, le triduum s’apparente souvent à un marathon de cérémonies romaines éprouvantes, entre le lavement des pieds du Jeudi Saint — un rite que Jorge Mario Bergoglio a ouvert aux femmes, et qu’il a souvent accompli en milieu carcéral —, les méditations du chemin de croix public au Colisée le Vendredi Saint, la longue veillée pascale dans la nuit de samedi à dimanche, et, le lendemain, la messe solennelle suivie de la bénédiction Urbi et Orbi place Saint-Pierre.

Depuis quelques mois, deux visions très différentes de l’Église et du monde paraissent s’opposer, entre celle de son chef visible, et le vice-président de la première puissance mondiale, converti catholique.

Jean-Benoît Poulle

Ensuite, parce que le pape François, en l’espèce, est encore en convalescence prolongée après la sévère alerte qui l’a vu hospitalisé cinq semaines pour une pneumonie aggravée, laquelle, selon les révélations de son chirurgien, n’a pas été loin de l’emporter. Le pape Bergoglio s’est vu imposer par ses médecins une période de repos strict, qui passe notamment par le refus de tout programme chargé ou audience officielle  ; celle qu’il devait accorder au roi Charles III et à la reine Camilla d’Angleterre a été annulée, au profit d’une simple rencontre de courtoisie, au protocole simplifié. Depuis lors, néanmoins, le pape François a fait quelques apparitions inopinées en fauteuil roulant, place Saint-Pierre, lors du dimanche des Rameaux, et auparavant, à l’intérieur même de la basilique pour une visite privée. Une apparition déconcertante, puisque pour la première fois un pape se montrait en habits civils — pantalon sombre et maillot de corps recouvert d’une sorte de poncho argentin —, sans aucun ornement pontifical ou même insigne clérical  ; le pape François est encore apparu en public lors d’une visite à la basilique Sainte-Marie Majeure, une des quatre grandes basiliques romaines, pour laquelle il a une prédilection particulière, qui lui permet de manifester sa profonde piété mariale — c’est là qu’il souhaite être inhumé, comme sept autres papes avant lui. 

Enfin, et surtout, parce que cette rencontre prendrait sans doute des allures de confrontation : depuis quelques mois, deux visions très différentes de l’Église et du monde paraissent s’opposer, entre celle de son chef visible, et le vice-président de la première puissance mondiale, converti catholique. Dans une lettre pastorale aux évêques américains, le pape François s’est érigé contre la politique migratoire très répressive et la suppression des programmes d’assistance mis en œuvre par l’administration Trump. Chacun garde en mémoire le visage sombre et fermé du pape lors de l’audience officielle de Donald Trump au Vatican en 2017, au cours de son premier mandat ; ce dernier, bien davantage qu’un Emmanuel Macron — pourtant mieux et plus souvent reçu par François — avait néanmoins respecté à la lettre le protocole en usage pour les audiences de chef d’Etat, jusque dans des aspects jugés désuets : une mantille noire pour les épouses de chefs d’Etat, là où seules les épouses légitimes de monarques catholiques sont autorisées à porter du blanc en présence du souverain pontife. Le président américain, on le sait, met en œuvre dans les évènements officiels un grand formalisme vestimentaire, parfois quelque peu suranné, notamment lors des soirées de gala 2 ; ce respect de l’étiquette détonne d’ailleurs en regard d’autres comportements du président Trump, qui, eux, rappellent sans doute davantage l’amateur d’UFC.

L’isolationnisme radical que défend Vance, avec plus de constance que Trump, peut in fine apparaître comme la transposition dans les domaines diplomatique et économique du communautarisme chrétien à tendance séparatiste.

Jean-Benoît Poulle

Le nationalisme « bénédictin » de J. D. Vance

De manière apparemment paradoxale, J. D. Vance est à la fois plus prévisible et, en un sens, moins protocolaire que Trump. Certains le voient également comme plus idéologue et plus dangereux. Au sein de la nouvelle administration, tiraillée de toute part, il a représenté une ligne anti-européenne affirmée, et ne s’est pas privé d’attaquer constamment les instances dirigeantes du continent, y compris lors de son retentissant discours à la conférence de Munich sur la sécurité. Pourtant, l’on pourrait s’attendre à ce que, en tant que défenseur attitré du rôle culturel du christianisme, il endosse davantage l’héritage du seul continent où le christianisme a donné lieu à une véritable Chrétienté. Parmi les influences intellectuelles que Vance revendique, nombreux, en effet, sont les penseurs européens, même établis aux États-Unis, comme René Girard (1923-2015), le grand théoricien de la violence mimétique, dont la réception a été plus aisée outre-Atlantique qu’en France, où il a longtemps été ignoré ou combattu.

Pour ce qui regarde les rapports de l’Église avec la société, Vance s’est également déclaré très influencé par l’intellectuel américain Rod Dreher (né en 1967), éditorialiste à The American Conservative.

Élevé dans le protestantisme méthodiste, Dreher s’est tout d’abord converti au catholicisme en 1993, avant de rejoindre en 2006 le christianisme orthodoxe, à ses yeux meilleur garant d’une Tradition authentique. Les conceptions communautaires de Dreher ont été exprimées dans son livre le plus connu, The Benedict Option (traduit en français sous le titre Le Pari bénédictin), un titre inspiré du philosophe Alasdair MacIntyre 3. Dans cet ouvrage, Dreher assimile la société libérale post-moderne, de plus en plus éloignée des « valeurs chrétiennes » (en particulier dans le domaine des politiques de genre), à de nouvelles « invasions barbares », semblables à celles qui mirent fin à l’Empire romain christianisé aux IVe-Ve siècles  ; face à la survenue de ce « nouvel âge sombre », les chrétiens devraient s’inspirer de la solution mise en œuvre au siècle suivant par saint Benoît de Nursie (480-547), un des pères fondateurs du monachisme occidental  : de petits îlots de chrétienté communautaire, où serait conservée précieusement le trésor de la connaissance sacrée et la pratique assidue des vertus chrétiennes. En attendant des jours meilleurs, ces îlots de vie fervente devant se consacrer à la perpétuation et la dissémination réticulaire d’une religion pure de toute compromission, mais aussi renoncer totalement à convertir la société environnante pour y porter un discours majoritaire. Ce livre a occasionné des débats nourris, en ce qu’il paraissait légitimer un communautarisme chrétien comme mode de survie dans des sociétés postchrétiennes, ou « sorties de la religion » 4. Il est intéressant de constater qu’approbateurs et détracteurs du livre se sont joués des frontières confessionnelles comme politiques  : The Benedictine Option a eu des défenseurs de toute confession, et des critiques venues des liberals et progressistes comme du camp conservateur. Il faut aussi noter que Vance, même s’il a en commun avec Dreher un programme familialiste (érigeant en priorité le « droit à la vie ») et communautaire, ne partage sans doute pas toutes ses conclusions. 

Cette thèse, qu’elle soit jugée « programmatique » pour Vance ou non, n’en soulève pas moins différents paradoxes, qui peuvent lui être adressés du dedans comme du dehors de l’Église, et qui orientent aussi la lecture que le Saint-Siège peut faire des bouleversements en cours dans l’administration Trump. Pour ce qui regarde la conception de l’histoire mise en œuvre par Dreher, on peut d’abord constater que celui-ci fait une lecture des « Grandes Invasions » fréquente chez les historiens romantiques, mais qui n’est plus guère de mise dans l’historiographie actuelle  : le monachisme avait pour but premier de se rapprocher de Dieu par la pénitence et l’ascèse, non de se protéger « d’invasions barbares », lesquelles n’ont d’ailleurs pas pris la forme que leur prête Dreher d’un ouragan dévastateur, mais d’un processus relativement lent et graduel. Ces mêmes peuples et rois « barbares », d’ailleurs, ont le plus souvent adopté le christianisme, fût-ce une de ses variantes hétérodoxes (arianisme, homéisme) qui s’effacèrent finalement elle-même devant la « Grande Église » catholique  : quel besoin y avait-il, dès lors, de protéger le christianisme de peuples qui l’avaient embrassé 5  ? Si les monastères jouèrent certes, au Haut Moyen Âge, un rôle de conservatoire de la culture écrite qui recula hors de leurs clôtures, il faut remarquer que la « culture chrétienne » (au sens du corpus des écrivains sacrés) ne fut d’ailleurs pas la seule à être perpétuée par eux  : les moines « sauvèrent » en fait bien davantage la culture païenne antique, en ce sens qu’elle fut chez eux relativement entretenue et copiée, à l’écart d’un milieu ambiant métamorphosé par les changements sociaux, et en passe de l’oublier.  

Un autre paradoxe de la thèse de Dreher ou, si l’on veut, une autre critique à lui adresser, est que la voie communautaire ainsi tracée semble faire bon marché de l’universalité du message chrétien, proclamée depuis ses origines évangéliques 6  : le christianisme est constitutivement universel, de même que l’Église qui a pour mission de le communiquer, l’Église catholique se revendiquant, dans son nom même, universelle. Il n’y a dès lors pas de sens à revendiquer un ancrage communautaire du christianisme tel qu’il soit considéré comme le bien propre et exclusif d’une culture, d’une ethnie ou d’une nation. À cet égard, le « nationalisme chrétien » que Vance (qui, certes, s’écarte sur ce point de Dreher) prétend vouloir retrouver, s’il est bien adossé sur l’exceptionnalisme américain de la « destinée manifeste », ne peut aboutir qu’à des apories, à moins qu’il ne signifie autre chose que la redécouverte de l’esprit chrétien des Pères fondateurs. 

Même d’un point de vue catholique conservateur ou traditionaliste, l’idée communautaire voire séparatiste du « Pari bénédictin » paraît entrer directement en contradiction avec la doctrine de la royauté sociale du Christ telle qu’elle a été formulée par Pie XI dans l’encyclique Quas primas (1925)  : de même que, selon elle, Jésus Christ doit régner sur toutes les sociétés — et donc tâcher de gagner à lui celles qui ne lui sont pas acquises —, de même l’Église ne peut renoncer à s’adresser à tous, en vue de la conversion, ou, plus récemment, du témoignage. On arguera, avec raison, que le pape François est très différent de Pie XI, et qu’il n’a pas les visées totalisantes de son prédécesseur. Mais ici encore, il semble que les conceptions ecclésiologiques bergogliennes diffèrent notablement des idées de Dreher  : le pape François souhaite une Église décentrée d’elle-même, dé-mondanisée, à la rencontre des périphéries sociales et existentielles  ; une Église, en somme « en sortie » dans un monde hostile, avec l’image souvent reprise de l’hôpital de campagne. Il existe certes à ce dernier égard des points de convergence, ténus mais réels entre la vision bergoglienne et le « pari bénédictin »  ; les moines ne furent-ils pas parmi les premiers fondateurs d’hôpitaux et de dispensaires pour leurs hôtes de passage  ? Cependant, là où Dreher installe l’idée d’un repli communautaire, qui n’est que souterrainement fécond, le pape François plaide au contraire pour une Église ouverte, en mission, prêchant humblement à tous par l’exemple plutôt que par des discours prosélytes.

Le « nationalisme chrétien » que Vance prétend vouloir retrouver ne peut aboutir qu’à des apories — à moins qu’il ne signifie autre chose que la redécouverte de l’esprit chrétien des Pères fondateurs. 

Jean-Benoît Poulle

Un troisième paradoxe, certes moins imputable à Dreher 7 qu’à Vance, réside dans le fait que saint Benoît a été érigé par Paul VI en 1964 en saint patron de l’Europe  : le monachisme bénédictin, sa mise en culture de la terre comme son amour de l’étude intellectuelle 8 — de même que toutes les autres formes de vie monastique et communautaires qui se sont inspirées de lui — a si fortement marqué de son empreinte le continent européen qu’il a valeur de fait de civilisation, comme aimait à le rappeler Benoît XVI, pape d’esprit européen et bénédictin s’il en fut. D’une certaine manière, on peut même dire que la « civilisation monastique » a été l’aspect le plus emblématique de la Chrétienté en Europe occidentale. Or tout se passe désormais comme si J. D. Vance considérait l’Europe comme une marâtre abâtardie et un continent indigne de son noble héritage religieux. Cet héritage, les institutions européennes actuelles le renieraient en s’ouvrant à tout va à de nouveaux « envahisseurs » du Sud global, ceux-là guère empressés de se convertir. On aura reconnu la parenté de cette conception avec les thèses du grand remplacement, qu’on le considère ou non comme téléguidé d’en haut. L’Europe, semble croire le vice-président, en reniant sa matrice chrétienne, aurait perdu son rôle de porte-flambeau des valeurs universelles, et de défenseur de l’Etat de droit. Elle devrait alors renoncer à se poser en guide éclairée des autres continents (Vance ne dédaigne pas adopter des accents anticolonialistes), et cesser de faire la leçon à une nation, les États-Unis, qui reprend l’héritage chrétien qu’elle avait délaissé  : ultime avatar surprenant de la translatio imperii

L’isolationnisme radical que défend Vance, avec plus de constance que Trump, peut in fine apparaître comme la transposition dans les domaines diplomatique et économique du communautarisme chrétien à tendance séparatiste pour lequel plaide Dreher dans Le Pari bénédictin. Ce faisant, tous deux mettent à distance, ou du moins transforment profondément le legs de la tradition chrétienne qu’ils prétendent de bonne foi défendre, et entrent en contradiction avec les visées universalistes et missionnaires de l’Église, comme, plus conjoncturellement, avec les priorités du pontificat bergoglien. Dreher, en passant à l’orthodoxie, s’est certes montré conséquent en se soustrayant au magistère catholique  ; mais qu’en est-il de Vance, qui connaît très bien la doctrine sociale de l’Église et l’invoque souvent  ?

Une « hérésie américaniste » à l’envers

Un ultime paradoxe de cet affrontement est qu’il semble rejouer, mais à fronts renversés, un épisode de tension dans les relations entre certains catholiques des États-Unis et le Saint-Siège des années 1890 aujourd’hui relativement oublié, la crise de l’américanisme.

La hiérarchie de l’Église catholique américaine, d’abord confrontée à l’hostilité de la vieille élite anglo-saxonne, avait ensuite considéré les valeurs nouvelles de ce « pays neuf », le libéralisme philosophique, la liberté de conscience et la pluralité religieuse, comme de formidables opportunités de développement  : et de fait, l’Église états-unienne connaissait à la fin du XIXe siècle une croissance numérique et relative très importante dans la société américaine  ; elle se déployait aussi dans de multiples secteurs d’activité, avec des œuvres sociales très importantes, qui attiraient à elle de nombreuses populations immigrées, et parfois des paroisses nationales 9. Léon XIII — pourtant le pape de Rerum novarum, texte fondateur de la doctrine sociale de l’Église — vit dans une telle configuration plus de périls réels que de chances alléguées  : en 1899, par la lettre apostolique Testem benevolentiae nostrae adressée au cardinal Gibbons, primat des États-Unis d’Amérique, il condamna la nouvelle « hérésie américaniste » chez les catholiques américains, à vrai dire plutôt un état d’esprit qu’une hérésie constituée. 

Les tensions entre le Vatican du pape François et les courants conservateurs et communautaires des catholiques états-uniens — ceux de Vance et Dreher — se tiennent sur des positions quasi-exactement inverses.

Jean-Benoît Poulle

« L’hérésie » reposait d’une part dans la suprématie accordée à l’activisme missionnaire et social, les vertus actives, au détriment de la traditionnelle primauté des  vertus passives pratiquées dans la vie religieuse, la prière, l’ascèse pénitente et la vie intérieure  ; d’autre part, elle était coupable de considérer le pluralisme religieux comme une chance pour le développement de l’Église, au lieu de s’en tenir à le déplorer, comme les papes l’avaient tous fait au cours du XIXe siècle. C’était en quelque sorte une hérésie qui péchait par optimisme face au monde moderne. La lettre condamne, enfin, l’idée d’un particularisme américain nécessaire dans l’organisation de l’Église, au profit du centralisme romain unificateur. En tant que tel, l’américanisme ne fut sans doute qu’un épisode mineur et modéré de la grande crise moderniste, aux conséquences intellectuelles autrement plus lourdes 10. Mais il est frappant de constater aujourd’hui que les tensions entre le Vatican du pape François et les courants conservateurs et communautaires des catholiques états-uniens — ceux de Vance et Dreher — se tiennent sur des positions quasi-exactement inverses  : l’avocat du modèle de la vie contemplative et du rejet radical du monde moderne sécularisé, au risque du séparatisme chrétien, c’est aujourd’hui l’Américain Dreher, tandis que c’est le pape François qui se fait le défenseur d’une présence active de l’Église dans le monde, et d’une appréhension résolument positive de la diversité de religion — ainsi qu’il l’a rappelé dans la déclaration d’Abu Dhabi — considérée comme une chance pour l’Église — au risque de l’activisme humanitariste  ? 

Entre des Américains héritiers des ultramontains mais devenus opposants à la politique du Saint-Siège, et un pape peut-être moins culturellement anti-américain que doctrinalement néo-américaniste — les termes du débat ayant de toute manière changé depuis Vatican II —, ce sont bien deux conceptions divergentes de l’avenir de l’Église, et aussi deux modèles de la vie en commun, qui sont amenés à s’affronter inévitablement.

Sources
  1. triduum dans la piété liturgique.
  2. After the virtue, arguant que saint Benoît n’avait jamais cherché à fonder un nouvel ordre social.
  3. Faire de l’histoire religieuse dans une société sortie de la religion, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020.
  4. L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, Paris, éd. du Cerf, 1957.
  5. The Great Crisis In American Catholic History : 1895-1900, Chicago, 1957.
  6. Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Albin Michel, 1996.

17.04.2025 à 19:00

À l’ONU, les États-Unis de Donald Trump votent contre l’Ukraine avec la Russie, le Mali et la Corée du Nord

Marin Saillofest

Hier, mercredi 16 avril, les États-Unis ont voté pour la deuxième fois en deux mois contre une résolution des Nations unies condamnant la guerre d’agression russe à grande échelle menée contre l’Ukraine depuis 2022, confirmant le renversement d’alliance initié par Trump depuis son retour au pouvoir.

Défendant la position de Washington, le représentant américain auprès de l'institution, Jonathan Shrier, a fait savoir que « la résolution répète des déclarations sur la guerre entre la Russie et l'Ukraine que les États-Unis considèrent comme inutiles pour faire avancer la cause de la paix ».

L’article À l’ONU, les États-Unis de Donald Trump votent contre l’Ukraine avec la Russie, le Mali et la Corée du Nord est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (771 mots)

Hier, mercredi 16 avril, les pays membres des Nations unies ont voté sur une résolution portant sur la Coopération entre l’Organisation des Nations Unies et le Conseil de l’Europe (A/79/L.75), co-signée par une quarantaine de pays dont 26 États membres de l’Union (tous à l’exception de la Hongrie). Celle-ci contenait plusieurs mentions de la guerre d’agression russe à grande échelle lancée contre l’Ukraine en février 2022 1.

Pour la deuxième fois en deux mois, les États-Unis de Donald Trump ont voté contre cette résolution aux côtés de la Russie, du Bélarus et de la Corée du Nord.

  • Seulement 9 pays se sont opposés hier à la résolution : États-Unis, Bélarus, Corée du Nord, Erythrée, Mali, Nicaragua, Niger, Russie et Soudan.
  • 105 pays ont voté en faveur dont le Qatar, la Mongolie ou le Myanmar, 33 se sont abstenus et 46 n’ont pas pris part au vote.

Dans sa prise de parole, le représentant par intérim des États-Unis auprès du Conseil économique et social de l’institution, Jonathan Shrier, a déclaré que « la résolution actuelle répète des déclarations sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine que les États-Unis considèrent comme inutiles pour faire avancer la cause de la paix ».

Il a ajouté, en référence aux éléments de la résolution portant sur le respect des principes démocratiques : « L’exclusion de personnes du processus politique est particulièrement préoccupante compte tenu de la “guerre juridique” (lawfare) agressive et corrompue menée contre le président Trump aux États-Unis. Une telle guerre juridique n’a pas sa place dans nos sociétés. Nous soutenons le droit de chacun à exprimer son point de vue sur la place publique » 2.

  • En février, à l’occasion du troisième anniversaire de l’invasion russe à grande échelle, Washington s’était opposé à une résolution qui réaffirmait « l’engagement des Nations unies en faveur de la souveraineté, de l’indépendance, de l’unité et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine » et appelait « à une désescalade, à une cessation rapide des hostilités et à une résolution pacifique de la guerre contre l’Ukraine ».
  • Quelques jours plus tôt, Trump déclarait que Kiev n’aurait « jamais dû commencer la guerre », attribuant ainsi la responsabilité de la guerre à l’Ukraine elle-même et à son président.
  • Lundi 14 avril, le président américain a de nouveau blâmé Volodymyr Zelensky pour avoir « commencé la guerre contre quelqu’un qui fait 20 fois votre taille en espérant que les gens vous donneront des missiles ».

La position des États-Unis n’est pas isolée à l’échelle globale. Selon notre recension, en février 2025, 16 pays (dont la Russie, la Corée du Nord, l’Iran ou bien le Venezuela) considéraient que l’Ukraine était responsable de l’invasion de son territoire par l’armée russe, tandis que 74 pays refusaient de se prononcer sur la question. Une majorité de pays (101) affirmait cependant que la Russie est le responsable de la guerre.

Sources
  1. Cooperation between the United Nations and the Council of Europe, A/79/L.75, 8 avril 2025
  2. Remarks at the GA 64th Plenary Meeting on Item 125 (l) : Draft resolution (A/79/L.75) on the Cooperation between the UN and the Council of Europe, Représentation permanente des États-Unis auprès des Nations unies, 16 avril 2025.

16.04.2025 à 18:16

« Sur la Chine, l’Espagne ne fait pas cavalier seul », une conversation avec José Manuel Albares

Matheo Malik

Alors que la « pause » dans la guerre commerciale de Trump épargne — partiellement et temporairement — les Européens, la visite de Pedro Sánchez a Pékin a beaucoup fait débat.

L’Espagne est-elle aux avant-postes d’un changement de cap dans la politique chinoise de l’Union ?

Nous avons interrogé son ministre des Affaires étrangères, José Manuel Albares.

L’article « Sur la Chine, l’Espagne ne fait pas cavalier seul », une conversation avec José Manuel Albares est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (2627 mots)

La pause de 90 jours annoncée par Donald Trump dans la mise en œuvre des droits de douane « réciproques » dans le monde entier sauf en Chine a rassuré — mais elle ne garantit en rien qu’un accord sera finalement trouvé avec l’Union. Quels sont les scénarios envisagés à l’heure actuelle ?

Je ferais trois remarques.

Premièrement, l’Espagne et l’Union européenne croient au libre-échange, non seulement comme un élément essentiel de la projection de l’Europe dans le monde  mais aussi comme un pilier de sa propre construction en tant qu’Union basée sur un marché unique qui élimine les barrières et produit de la stabilité et de la prospérité.

Deuxièmement, nous avons avec les États-Unis la relation commerciale la plus étendue au monde et elle est mutuellement bénéfique depuis des décennies — à la fois pour les Européens et pour les Nord-Américains. Nous avons à cœur que cela continue.

Troisièmement, une guerre commerciale ne fait jamais de gagnants, elle appauvrit tout le monde. Ces 90 jours doivent donc être l’occasion d’entamer des négociations fondées sur le dialogue en vue d’un accord qui soit bénéfique aux deux parties et qui préserve l’esprit du libre-échange entre l’Europe et les États-Unis.

Notre ligne rouge est évidente : c’est l’intégrité du marché unique et la défense de nos entreprises, de nos travailleurs, de nos agriculteurs et de nos consommateurs.

José Manuel Albares

Vous ne dites pas pour autant que cet accord devrait se faire à n’importe quel prix : quelles sont vos lignes rouges dans les négociations avec les États-Unis de Donald Trump ?

J’insiste : nous croyons au libre-échange.

Il y a une proposition sur la table, basée sur le principe de droits de douane « zéro pour zéro », qui vise, au lieu de créer des barrières, à encourager la plus grande mobilité commerciale possible et le coût le plus bas possible pour nos consommateurs. Comme l’a déjà annoncé la Commission, c’est un bon point de départ pour les négociations.

Notre ligne rouge est évidente : c’est l’intégrité du marché unique et la défense de nos entreprises, de nos travailleurs, de nos agriculteurs et de nos consommateurs. Le monde entier doit en être conscient. 

Dans la préparation de tous les scénarios possibles, la Commission envisage également d’utiliser son « bazooka », l’« instrument anti-coercition ». Cet outil offre un large éventail de mesures inédites en matière de commerce et de souveraineté. L’Espagne serait-elle favorable à son utilisation si aucun accord satisfaisant n’était trouvé ?

L’Espagne est favorable à des solutions négociées et issues du dialogue. Si cela n’était pas possible, nous devrions réagir de manière proportionnée, avec sang-froid et sérénité — mais avec beaucoup de fermeté.

En Europe, nous disposons à la fois des instruments et de la volonté politique pour le faire.

Cette volonté inclurait-elle l’instrument anti-coercition ?

Je ne voudrais pas spéculer au moment même où, pour 90 jours, une fenêtre de négociation est ouverte.

Mais que personne ne s’y trompe : les instruments sont là et, si nécessaire, la volonté politique aussi.

La présidente du Conseil italienne Giorgia Meloni est à Washington. Pensez-vous que ce voyage puisse être utile et qu’elle soit un interlocuteur valable ?

Je n’ai aucune information ni aucun détail sur les raisons ou le programme de ce voyage.

Tout ce que je peux dire, c’est que tout ce qui peut être bénéfique au marché unique européen sera le bienvenu. 

La semaine dernière, le président du gouvernement espagnol, Pedro Sánchez, s’est rendu en Chine. De son côté, le secrétaire américain au Trésor, Scott Bessent, a averti qu’embrasser Pékin reviendrait à « se trancher le cou ». C’est une image violente. Y a-t-il actuellement un malentendu entre Madrid et Washington ?

Aucun.

Je voudrais rappeler que j’ai moi-même eu récemment une conversation téléphonique très cordiale avec mon homologue Marco Rubio. Quant au ministre de l’Économie, Carlos Cuerpo, il s’est rendu à Washington cette semaine pour rencontrer Scott Bessent. Le président du gouvernement a également eu une conversation téléphonique très cordiale avec le président Trump.

L’Espagne a une politique étrangère qui lui est propre et qui défend ses intérêts comme ceux de l’Europe. Mais cette politique étrangère est globale, car l’Espagne a une histoire, une langue et une vision du monde qui sont globales. Les États-Unis sont notre allié naturel et historique, ainsi que celui des Européens, et nous avons un lien transatlantique absolument unique au monde — que l’Espagne veut préserver et maintenir. Cela n’empêche pas que nous nous tournions également vers d’autres partenaires tels que le Mercosur, le continent africain, l’Inde ou la Chine. 

Vous ne pensez pas que l’Espagne soit aujourd’hui dans le collimateur des États-Unis ?

Pas du tout.

Tous les contacts officiels que nous avons eus — dans mon cas avec Marco Rubio et le général Kellogg — ont été très cordiaux. La relation est d’une totale cordialité.

Comment définiriez-vous la relation entre l’Espagne et la Chine ? Pedro Sánchez est-il le point de contact des Chinois en Europe ?

En ce moment, le monde a plus que jamais besoin de voix comme celle que représente la politique étrangère espagnole, à la recherche de l’équilibre et du dialogue. Le monde ne peut pas aller vers de nouvelles guerres froides. Il doit aller vers un multilatéralisme avancé, serein, où tout différend peut être résolu par le dialogue.

Il existe actuellement une multipolarité très agressive dans de nombreuses régions du monde, la guerre est revenue en force comme moyen de résoudre les conflits entre les peuples et les États ; nous le voyons à Gaza et en Ukraine. La politique étrangère de l’Espagne repose sur le contraire.

L’Union doit être une puissance modératrice, une puissance d’équilibre, une puissance qui promeut la paix, le multilatéralisme et les valeurs démocratiques. C’est ainsi que l’Espagne mène sa politique étrangère avec sa propre identité. 

Le monde ne peut pas aller vers de nouvelles guerres froides.

José Manuel Albares

Ne craignez-vous pas que la Chine voit en l’Espagne un maillon faible de l’Union ?

Je puis vous assurer que ce n’est pas le cas.

Pourquoi avoir fait trois visites en Chine en deux ans ?

L’Espagne ne fait pas cavalier seul dans sa relation avec Pékin : vous noterez que la présidente de la Commission et le président du Conseil se rendront en Chine en juin. De même, les dirigeants français et allemand se sont rendus en Chine lors de voyages bilatéraux et je suis sûr qu’ils y retourneront.

L’Espagne a une vision globale de sa politique étrangère. C’est pourquoi notre voix est entendue à Washington comme à Pékin et à Bruxelles — parce que notre influence est mondiale et parce que le monde a actuellement besoin de dialogue : ceux qui considèrent que l’on pourrait mener une politique étrangère globale sans parler à la Chine,ou aux États-Unis, au Mercosur ou à l’Afrique, ou encore à l’Inde se trompent complètement.

La Chine ne considère pas l’Espagne comme un pays hostile : ne craignez-vous pas que cela ne soit perçu comme une faiblesse ?

Pas du tout.

Il ne s’agit d’ailleurs pas que de la Chine : l’Espagne n’est hostile à aucun pays ni à aucune région du monde.

Nous nous opposons à ceux qui violent la Charte des Nations unies, à ceux qui croient que la guerre est un instrument légitime pour atteindre leurs fins, à ceux qui tentent de porter atteinte aux valeurs démocratiques auxquelles nous croyons.

L’Espagne défend partout les mêmes idées et les mêmes valeurs, que ce soit à Bruxelles, à Kiev, à Gaza, à Pékin ou à Washington. Notre politique étrangère a son identité propre et sa cohérence — et cela nous donne une présence et un poids dans le monde.

Vous êtes-vous coordonné avec la présidente de la Commission avant le voyage à Pékin ?

Même si la politique étrangère de chaque pays est déterminée par le pays lui-même, nous avons bien sûr discuté au préalable avec la présidente de la Commission. 

Vladimir Poutine ne donne évidemment aucun signe de vouloir un cessez-le-feu.

José Manuel Albares

Lors de son voyage en Chine, le président du gouvernement espagnol a évoqué une relation fondée sur le respect et le bénéfice mutuel, chacun selon sa vision. Cependant, les dernières données économiques témoignent du déficit commercial croissant entre la Chine et l’Union — dans une relation déséquilibrée en faveur de la Chine. Assistera-t-on à un rééquilibrage dans les prochains trimestres ?

Le dialogue avec la Chine se fait à différents niveaux.

Nous échangeons aussi bien sur des questions globales telles que la lutte contre le changement climatique que sur les questions liées au Conseil de sécurité et au maintien de la paix et de la stabilité mondiale. Mais je précise qu’il existe également un dialogue avec les autres pays d’Asie du Sud-Est. Ce voyage en Chine s’inscrivait d’ailleurs dans le cadre d’une tournée plus large avec le Vietnam qui s’est également avérée très productive.

Il existe bien sûr des questions bilatérales, notamment l’obtention d’une balance commerciale plus équilibrée et la capacité d’ouvrir de nouveaux marchés pour les entreprises espagnoles et européennes en Chine. 

Ce week-end, en Ukraine, la Russie a lancé une attaque particulièrement meurtrière contre des civils dans la ville de Soumy. Peut-on encore parler de la perspective d’un cessez-le-feu ?

Vladimir Poutine ne donne évidemment aucun signe de vouloir ce cessez-le-feu.

Cette terrible attaque a démontré que la Russie maintient sa stratégie de la terreur. Deux missiles balistiques tirés contre une ville, en plein dimanche des Rameaux, faisant exclusivement des victimes civiles, ne font que démontrer une cruauté sans précédent qui va également à l’encontre du droit international humanitaire.

Si cela n’était pas assez clair, nous voyons bien qui veut la paix et qui veut la guerre.

Le président Zelensky, qui a mis sur la table un cessez-le-feu inconditionnel, veut la paix.

Et celui qui veut la guerre est celui qui l’a commencée, celui qui la poursuit et celui qui utilise des tactiques dilatoires pour ne pas accepter le cessez-le-feu : Vladimir Poutine.

Ce que nous, les autres pays de la communauté internationale et très clairement les Européens, devons faire, c’est utiliser toute notre force diplomatique pour obliger la Russie à accepter ce cessez-le-feu, qui doit être un premier pas vers une paix juste et durable.

Le président Trump a qualifié l’attaque de « terrible erreur ». S’agit-il selon vous d’un crime de guerre ?

Sans aucun doute. C’est une attaque directe contre des civils qui va totalement à l’encontre du droit international humanitaire.

À ce stade, il semble ne rester que deux moyens de forcer la Russie à s’asseoir à la table des négociations : augmenter la pression sur le front et user des sanctions. L’Espagne soutiendrait-elle un nouveau paquet de sanctions en mai ?

L’Espagne est favorable à l’augmentation continue des sanctions jusqu’à ce que la paix juste et durable soit atteinte. Nous soutiendrions sans hésiter un nouveau paquet de sanctions au niveau européen.

L’Espagne a reconnu la Palestine en tant qu’État l’année dernière et a adopté et maintenu une position critique envers le gouvernement israélien. Où en est aujourd’hui la solution des deux États ?

Elle bénéficie de toute notre volonté politique. Nous le manifesterons lors de la conférence des Nations unies prévue en juin, que l’Espagne a contribué à mettre en place et qui cherche une alliance mondiale autour de la solution à deux États. C’est toujours le moment. Nous ne devons pas attendre plus longtemps ; comme je l’ai écrit dans ces pages, il est temps de mettre en place un État palestinien viable, aux côtés d’Israël, de manière à ce que les deux États se garantissent mutuellement la paix et la prospérité.

Nous connaissons déjà la bonne formule : un État palestinien comprenant Gaza et la Cisjordanie sous le contrôle d’une Autorité nationale palestinienne unique, avec Jérusalem-Est pour capitale, en échange de la reconnaissance mutuelle d’Israël et de la Palestine et de la reconnaissance d’Israël par les tous autres pays arabes qui ne l’ont pas encore fait.

Celui qui veut la guerre est celui qui l’a commencée, celui qui la poursuit et celui qui utilise des tactiques dilatoires pour ne pas accepter le cessez-le-feu : Vladimir Poutine.

José Manuel Albares

Mais alors que Donald Trump a suggéré de transformer Gaza en resort hôtelier et a récemment apporté son soutien public au Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, pensez-vous que ces objectifs soient réellement crédibles ?

Avant toute chose, je voudrais souligner que nous sommes face à une terrible catastrophe humanitaire, qui est absolument contraire au droit international.

Nous rejetons catégoriquement le déplacement forcé des Palestiniens de Gaza, qui serait là encore totalement contraire au droit international.

Il y a des partenaires pour la paix des deux côtés. L’Autorité nationale palestinienne est notre partenaire pour la paix en Palestine. Et je suis sûr que nous trouverons les bons interlocuteurs le moment venu.

Je ne me résignerai jamais à ce que la guerre soit la forme naturelle des relations entre les peuples du Moyen-Orient.

Je ne me résignerai jamais à ce que les Palestiniens soient, comme par l’effet d’une sorte de malédiction divine, condamnés à être éternellement un peuple de réfugiés.

Le travail continue, donc. 

6 / 6

 

  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
   FIABILITÉ FAIBLE
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌞