Grand Tour, notre historique série d’été est de retour pour une nouvelle saison.
Comme chaque année, nous vous invitons à explorer le rapport d’affinité entre des personnalités et des espaces géographiques où elles ne sont pas nés ou qu’elles n’ont pas vraiment habités — et qui ont pourtant joué un rôle crucial dans leur propre trajectoire intellectuelle ou artistique.
Après Nikos Aliagas sur Missolonghi, Françoise Nyssen sur Arles, Gérard Araud sur Hydra, Édouard Louis sur Athènes, Anne-Claire Coudray sur Rio ou encore Edoardo Nesi sur Forte dei Marmi, nous restons sur les côtes italiennes : Helen Thompson nous fait découvrir sa baie de Naples.
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Comment avez-vous découvert pour la première fois la baie de Naples ?
La baie de Naples a été le lieu de ma première véritable rencontre avec la Méditerranée — que j’ai, depuis, tant aimée.
J’avais douze ou treize ans, et cette rencontre m’avait profondément marquée.
Je me souviens parfaitement de ma première vision du Vésuve.
Nous étions arrivés en train depuis Nottingham avec ma famille — mon père travaillait pour British Rail — et, cette première nuit, nous séjournions à Vico Equense : une petite ville nichée dans la courbure de la baie, en direction de Sorrente.
Je me souviens m’être réveillée ce matin-là, avoir regardé par la fenêtre, contemplé la mer, et avoir été absorbée par cette vue du Vésuve.
Cette première impression a façonné par la suite mon attachement à Naples, en particulier à son musée archéologique, mais aussi à Pompéi, Herculanum et Cumes.
J’étais alors — et je le suis encore — marquée par le contraste entre la présence du passé antique et un décor dominé par la saisissante beauté du volcan qui souligne la fragilité de la vie.
Aviez-vous rêvé de Naples avant de la rencontrer ?
En prenant du recul, je me rends compte avoir été attirée, presque instinctivement, par la dimension mythique de la baie de Naples. C’est du moins ce qui, enfant, guidait mon interprétation du paysage, tant il semblait résonner avec les mythes grecs, notamment L’Odyssée, que j’aimais tant.
On dit que la baie de Naples fut le lieu des sirènes auxquelles Ulysse sut résister. Il importait peu que ce soit vrai ou non à mes douze ou treize ans — je pouvais y projeter mon imagination.
Et depuis, en grandissant, en allant à Cumes, lié cette fois à l’Énéide, j’ai continué à éprouver cette sensation que, là, peut-être, les dieux ne sont pas si loin.
Après votre première rencontre, comment votre relation avec Naples a-t-elle évolué au fil des ans ? A-t-elle renforcé la dimension mythique de votre expérience ?
Je suis revenue une seconde fois à 19 ou 20 ans, je faisais un tour d’Europe avec une amie. J’ai insisté pour qu’on se rende dans la baie de Naples, même si cela ne correspondait pas à notre itinéraire : je tenais absolument à revoir Pompéi, ce que nous avons fait.
Au fil du temps, mon intérêt s’est davantage orienté vers l’histoire et l’art, et plus précisément vers le musée archéologique de Naples.
La baie de Naples en est venue à incarner à mes yeux la fragilité de la civilisation.
Lors de ma dernière visite en 2023, je commençais à réfléchir à la grandeur et à la décadence des civilisations, ainsi qu’au lien profond entre ces phénomènes sociaux et l’extraction des ressources. L’omniprésence du volcan est comme un memento mori à l’échelle de la société. Elle témoigne de la soudaineté avec laquelle ses limites peuvent s’imposer à toute civilisation humaine.
Voyez-vous un lien direct entre vos réflexions à Naples et votre dernier livre, Une histoire politique du monde fossile ?
Dans un certain sens, oui.
En grandissant et en développant une sensibilité historique, la baie de Naples est devenue pour moi — à cause du volcan et de la densité historique du lieu — un point de départ symbolique pour interroger la contingence du progrès humain. C’est dans cette démarche que s’inscrit mon dernier livre : Une histoire politique du monde fossile.
Le cadre architectural et naturel de la baie souligne en permanence la cyclicité de l’histoire des civilisations — faite d’ascensions et de chutes — une idée à laquelle je suis intellectuellement très sensible, même si l’exploitation des ressources la complique.
La cyclicité traverse toute la baie de Naples. Peu de choses ont changé depuis qu’Homère a décrit la côte.
Roberto Calasso écrit dans Les Noces de Cadmos et Harmonie que toute notion de progrès est réfutée par l’existence de l’Iliade : cette idée me semble assez juste.
Plus je visite l’Italie et la Grèce, plus je me rends compte de la supériorité évidente de l’imagination des modèles classiques par rapport à leurs homologues de la Renaissance.
Helen Thompson
Vos voyages dans la baie de Naples s’ancrent dans une très longue histoire qui remonte à l’époque grecque et romaine. Cependant, il existe également une tradition plus récente, particulièrement anglaise, qui est celle du Grand Tour, et dont Naples était le point d’arrivée final…
Oui, bien sûr, même si les Grands Tours étaient généralement l’apanage de la noblesse, monde dans lequel je n’ai pas grandi.
Mais je pense qu’il y a encore quelque chose de particulièrement anglais — peut-être plus anglais que britannique — dans le fait d’être attiré par la baie de Naples et par des paysages terrestres et maritimes similaires en Méditerranée.
Quant aux jeunes aristocrates qui voyageaient en Europe au XIXe siècle, la découverte de Naples, et en particulier de sa dimension historique et mythique, faisait partie de leur « éducation européenne ».
Aujourd’hui, l’Interrail vise à reconstituer certains éléments du Grand Tour, mais sans le confort !
Quels sont vos lieux préférés dans la baie de Naples ?
Je suis très attirée par le musée archéologique, dont les sculptures et les fresques romaines et grecques me fascinent, ainsi que l’art de la Renaissance.
La Renaissance a été pour moi un moyen d’accès au vrai goût pour l’art.
Cependant, plus je visite l’Italie et la Grèce, plus je me rends compte de la supériorité évidente de l’imagination des modèles classiques par rapport à leurs homologues de la Renaissance.
Vous avez évoqué précédemment la place fondamentale qu’occupent l’histoire et la mythologie dans votre amour de la baie. Naples frappe également par l’importance que revêt le fait religieux dans la vie quotidienne et dans l’art et l’architecture. Par son architecture, on pourrait dire la même chose de Cambridge…
Oui, tout à fait. Cependant, ce n’est pas cette similitude qui m’a fait aimer la baie de Naples.
C’est même plutôt le contraire : j’ai tant aimé l’architecture ecclésiastique italienne que j’ai eu beaucoup de mal, pendant longtemps, à apprécier les églises et les cathédrales anglaises. Il est inimaginable en Angleterre d’entrer dans une église et de tomber — presque par hasard — sur un Titien ou un Caravage. C’est en partie l’héritage de la Réforme — que je ne rejette pas — mais qui implique un vide artistique dans les églises anglaises.
Mon éducation artistique était tellement ancrée en Italie qu’il m’a fallu beaucoup de temps, même à l’âge adulte, pour vraiment apprécier le style gothique anglais et donc l’architecture de Cambridge.
Mais cela a peu à peu évolué : ces dernières années, j’ai appris à apprécier la beauté de la ville médiévale. J’aime maintenant la coexistence des bâtiments anciens et des paysages : le brouillard matinal, les marais, puis la beauté et la verticalité saisissantes de la chapelle de King’s College.
Concrètement, comment organisez-vous vos voyages dans la baie de Naples ?
Je suis restée plusieurs fois à Naples, mais je séjourne principalement dans une ville proche de Sorrente, à environ cinq arrêts de là, sur la Circumvesuviana 1, à Vico Equense. Là-bas, je séjourne dans le même hôtel que lorsque j’étais adolescente : l’hôtel Aequa.
Pour arriver à Cumes depuis Naples, il faut prendre différents bus, attendre longtemps — et toujours les voir arriver au moment où vous êtes sur le point d’abandonner.
Helen Thompson
À quoi passez-vous vos journées ?
Une fois sur place, mes journées sont assez répétitives.
J’aime passer du temps à la plage, car j’adore nager dans la baie. Il n’y a pas d’endroit où je préfère nager autant que dans cette partie de la Méditerranée.
Ensuite, je retourne toujours aux mêmes endroits : Pompéi, Herculanum et, bien sûr, le musée archéologique. Parfois, lors d’un même voyage, je vais deux fois à Pompéi, pour en profiter davantage.
J’essaie toujours d’aller à Cumes, qui se trouve de l’autre côté de Naples. Pour y arriver, il faut prendre différents bus, attendre longtemps et les voir arriver au moment où vous êtes sur le point d’abandonner.
C’est du moins ce qui m’est arrivé les trois dernières fois. Cela fait probablement partie de l’expérience, du voyage à la grotte de la Sibylle, où Énée s’est rendu pour demander conseil avant de descendre aux Enfers. Une fois sur place, on a vraiment l’impression d’être en présence du mythique et du surnaturel, hors du temps, ce que j’aime beaucoup.
Au XIXe siècle, les jeunes aristocrates anglais se rendaient à Naples à la recherche des racines gréco-romaines de la civilisation européenne. Aujourd’hui, un élément fondamental continue de rapprocher Naples et l’Angleterre : le passage, l’ouverture sur le monde. À Naples, les deux rives de la Méditerranée se rejoignent, tandis qu’en Angleterre, l’afflux est beaucoup plus large…
On pourrait comparer Naples à Liverpool. La nature portuaire des deux villes influence évidemment leur rapport au monde, mais aussi avec le reste du pays.
Ainsi, Naples est la plus importante des villes du sud de l’Italie : elle est en constante tension avec le nord du pays. Liverpool se distingue du nord de l’Angleterre par sa relation avec l’Irlande, mais aussi parce qu’elle fut longtemps la seconde ville d’Angleterre, presque rivale de Londres.
En outre, les deux villes partagent une relation particulière avec le football. Je suis toujours frappée par les nombreuses photos de Maradona, que l’on peut également voir à Vico Equense. Dans un certain sens, Maradona était un Napolitain dans l’âme, un rebelle créatif. Le football dans ces deux villes incarne cette passion provocatrice.
Peut-on étendre la comparaison à Naples et Londres ?
Bien sûr, comme Naples, Londres est une ville portuaire. Bien que situés hors du centre-ville, dans l’East End, le port et les docks ont joué un rôle fondamental dans le développement de la ville telle qu’elle est aujourd’hui.
Toutefois, les ports méditerranéens — plus enclavés et calmes en raison de la géographie maritime — sont très différents des ports atlantiques.
D’autre part, les particularités des ports britanniques sont le fruit non seulement de leur géographie, mais aussi de leur histoire. Tout le succès économique de la Grande-Bretagne à partir du XVIIIe siècle dépendait de son ouverture sur l’océan.
Les ports façonnent l’identité profonde des villes, et l’histoire de leur essor et de leur déclin explique également en grande partie les bouleversements de l’histoire mondiale. Ainsi, lorsqu’on étudie l’histoire médiévale de l’Angleterre, on se rend compte que les ports tournés vers le continent étaient les plus importants. Norwich était un port majeur et la ville était la deuxième plus grande d’Angleterre après Londres, grâce à son port. À cette époque, Liverpool n’était encore qu’un petit village.
À partir du XVIIIe siècle, Liverpool, qui est devenue le centre de la traite des esclaves, s’impose comme la deuxième ville du pays, après Londres, tant par sa population que par son dynamisme économique. Sa grandeur se reflète dans l’architecture néoclassique de la ville, probablement la plus belle du Royaume-Uni.
De la même manière, Manille s’est développée en tant que ville portuaire afin de faciliter le commerce de l’argent provenant des colonies espagnoles d’Amérique du Sud vers la Chine, sans avoir à passer par l’Europe.
Mon éducation artistique était tellement ancrée en Italie qu’il m’a fallu beaucoup de temps, même à l’âge adulte, pour vraiment apprécier le style gothique anglais et donc l’architecture de Cambridge.
Helen Thompson
Vous avez précédemment mentionné les mythes grecs et romains ainsi que Roberto Calasso : que lisez-vous à Naples ?
J’emporte toujours Calasso avec moi. C’est en tout cas ce que j’ai fait lors de mes trois derniers séjours.
Quand je vais en Italie, j’ai tendance à emporter quelques livres à relire, comme Voyage en Italie de Goethe, ou les Voyages en Italie de Stendhal ; ou encore les Heures italiennes d’Henry James.
En ce qui concerne les romans qui racontent le sud de l’Italie, j’aime particulièrement Le Guépard, que j’ai emporté avec moi dans la baie de Naples par le passé, bien que l’histoire se déroule en Sicile.
Curieusement, lors de mon dernier voyage, j’ai pris Moby Dick avec moi. Bien que cela puisse sembler très distant de la baie de Naples, je ne l’avais jamais lu auparavant et j’ai pensé que ce serait un bon livre pour un long voyage en train. Et j’ai adoré être au bord de la mer et lire ce livre où la mer traverse chaque page.
Par ailleurs, Moby Dick n’est pas si éloigné de mes écrits universitaires.
Le parallèle entre la quête de l’huile de baleine et la recherche contemporaine d’hydrocarbures est saisissant. Tout comme les baleiniers du roman, qui font tout pour trouver de l’huile de baleine, le globe entier — terre et mers — est aujourd’hui fouillé en quête d’hydrocarbures. Ironiquement, l’huile de baleine a été remplacée par le kérosène, qui l’a reléguée au rang d’objet du passé, mais le coût de cette quête, la destruction qu’elle implique et la précarité de la vie sont toujours présents. Tous ces thèmes sont abordés dans Moby Dick.
Le séjour à Naples implique le développement d’une relation particulière avec le Vésuve. Vous avez évoqué sa capacité à inspirer à souligner la fragilité de la vie et la vacuité du progrès. Votre travail sur l’énergie s’inscrit dans une réflexion sur le pouvoir prométhéen de l’humanité et sa capacité à utiliser l’environnement pour nourrir son propre progrès. Le Vésuve en est un contre-exemple…
Oui, comme vous l’avez dit, le volcan rappelle la fragilité de la civilisation. Cela est d’autant plus vrai que, où que l’on se trouve dans la baie, il est impossible d’échapper au volcan. À Vico Equense – où l’on a l’une des meilleures vues sur le Vésuve, sinon la meilleure — il surplombe tout. On ne peut tout simplement pas l’ignorer.
En même temps, son existence est profondément liée à la vie de la baie de Naples. Une grande partie de l’attrait de la baie tient à la menace latente du volcan. Une partie de l’expérience de la visite de Pompéi consiste à être témoin de sa puissance destructrice. L’immortalité de Pompéi est aussi le produit de son éruption. C’est un équilibre complexe entre la vie et la destruction.
Il ne faut toutefois pas y voir l’origine de mon intérêt pour l’énergie. En 2013, mon sujet était l’économie politique ; j’ai ensuite appris la géopolitique — en autodidacte — afin de pouvoir réfléchir à la géopolitique de l’énergie. Telles étaient les prémisses de mon Histoire politique du monde fossile, plutôt que la longue histoire de l’extraction des ressources.
Ce n’est qu’une fois l’écriture de mon livre terminée, alors que je rédigeais des textes plus courts sur le même sujet, que je me suis penchée sur les dysfonctionnements de l’énergie fossile dans un contexte historique beaucoup plus long. Enfin, s’est posée la question du lien entre extraction des combustibles fossiles et la fragilité de la civilisation.
Le contraste entre Naples et Milan met en évidence la fragilité d’une idée forte de nation italienne commune pouvant agir comme une force stabilisatrice pour la politique démocratique.
Helen Thompson
Faites-vous de Naples un lieu d’observation politique ?
Bien sûr, mais je ne peux pas prétendre suivre de près la politique napolitaine.
Cependant, je pense que Naples est un bon point de départ pour réfléchir aux difficultés de l’Italie en tant qu’État-nation, à la contingence de cette construction étatique et à ce que cela implique pour la stabilité politique démocratique en Italie.
Tout part de l’histoire de Naples, et plus généralement du sud de l’Italie.
Lorsqu’on visite Florence ou Venise, et dans une moindre mesure Milan, on se rend véritablement compte de leur passé républicain et indépendant.
Ce sentiment n’est pas du tout présent à Naples, qui était autrefois le centre d’un royaume monarchique s’étendant sur le sud de l’Italie.
À ce titre, le contraste entre Naples et Milan, par exemple, souligne l’origine des difficultés rencontrées dans la formation d’un État démocratique italien unifié à partir de la fin du XIXe siècle. Ce contraste met en évidence la fragilité d’une idée forte de nation italienne commune pouvant agir comme une force stabilisatrice pour la politique démocratique.
Cela est particulièrement évident dans les tendances technocratiques du système politique italien et dans les tensions résultant du contraste entre cette impulsion technocratique et les conflits ouverts de l’histoire napolitaine.