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30.07.2025 à 07:19

 « À Naples, les dieux ne sont pas si loin », Grand Tour avec Helen Thompson

daravelikova

Lorsqu’elle descend en train vers Vico Equense depuis son université de Cambridge, Helen Thompson a toujours un ou deux volumes de Roberto Calasso dans sa valise.

L’été dernier, elle a lu Moby Dick en regardant la mer.

Depuis ses douze ans, elle revient dans la baie dangereuse, entre beauté et destruction  —  comme aimantée par le volcan.

Pour l'économiste anglaise, le Vésuve a été « un point de départ symbolique ».

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Texte intégral (3701 mots)

Grand Tour, notre historique série d’été est de retour pour une nouvelle saison.

Comme chaque année, nous vous invitons à explorer le rapport d’affinité entre des personnalités et des espaces géographiques où elles ne sont pas nés ou qu’elles n’ont pas vraiment habités — et qui ont pourtant joué un rôle crucial dans leur propre trajectoire intellectuelle ou artistique.

Après Nikos Aliagas sur Missolonghi, Françoise Nyssen sur Arles, Gérard Araud sur Hydra, Édouard Louis sur Athènes, Anne-Claire Coudray sur Rio ou encore Edoardo Nesi sur Forte dei Marmi, nous restons sur les côtes italiennes : Helen Thompson nous fait découvrir sa baie de Naples.

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Comment avez-vous découvert pour la première fois la baie de Naples ?

La baie de Naples a été le lieu de ma première véritable rencontre avec la Méditerranée que j’ai, depuis, tant aimée. 

J’avais douze ou treize ans, et cette rencontre m’avait profondément marquée.

Je me souviens parfaitement de ma première vision du Vésuve.

Nous étions arrivés en train depuis Nottingham avec ma famille — mon père travaillait pour British Rail — et, cette première nuit, nous séjournions à Vico Equense : une petite ville nichée dans la courbure de la baie, en direction de Sorrente.

Je me souviens m’être réveillée ce matin-là, avoir regardé par la fenêtre, contemplé la mer, et avoir été absorbée par cette vue du Vésuve.

Cette première impression a façonné par la suite mon attachement à Naples, en particulier à son musée archéologique, mais aussi à Pompéi, Herculanum et Cumes.

J’étais alors — et je le suis encore — marquée par le contraste entre la présence du passé antique et un décor dominé par la saisissante beauté du volcan qui souligne la fragilité de la vie. 

Au fil du temps, mon intérêt s’est davantage orienté vers l’histoire et l’art, et plus précisément vers le musée archéologique de Naples. © Helen Thompson
J’étais alors — et je le suis encore — marquée par le contraste entre la présence du passé antique et un décor dominé par la saisissante beauté du volcan qui souligne la fragilité de la vie. © Helen Thompson 

Aviez-vous rêvé de Naples avant de la rencontrer ?

En prenant du recul, je me rends compte avoir été attirée, presque instinctivement, par la dimension mythique de la baie de Naples. C’est du moins ce qui, enfant, guidait mon interprétation du paysage, tant il semblait résonner avec les mythes grecs, notamment L’Odyssée, que j’aimais tant.

On dit que la baie de Naples fut le lieu des sirènes auxquelles Ulysse sut résister. Il importait peu que ce soit vrai ou non à mes douze ou treize ans — je pouvais y projeter mon imagination.

Et depuis, en grandissant, en allant à Cumes, lié cette fois à l’Énéide, j’ai continué à éprouver cette sensation que, là, peut-être, les dieux ne sont pas si loin.

Après votre première rencontre, comment votre relation avec Naples a-t-elle évolué au fil des ans ? A-t-elle renforcé la dimension mythique de votre expérience ?

Je suis revenue une seconde fois à 19 ou 20 ans, je faisais un tour d’Europe avec une amie. J’ai insisté pour qu’on se rende dans la baie de Naples, même si cela ne correspondait pas à notre itinéraire : je tenais absolument à revoir Pompéi, ce que nous avons fait. 

Au fil du temps, mon intérêt s’est davantage orienté vers l’histoire et l’art, et plus précisément vers le musée archéologique de Naples.

La baie de Naples en est venue à incarner à mes yeux la fragilité de la civilisation. 

Lors de ma dernière visite en 2023, je commençais à réfléchir à la grandeur et à la décadence des civilisations, ainsi qu’au lien profond entre ces phénomènes sociaux et l’extraction des ressources. L’omniprésence du volcan est comme un memento mori à l’échelle de la société. Elle témoigne de la soudaineté avec laquelle ses limites peuvent s’imposer à toute civilisation humaine.

Voyez-vous un lien direct entre vos réflexions à Naples et votre dernier livre, Une histoire politique du monde fossile ?

Dans un certain sens, oui.

En grandissant et en développant une sensibilité historique, la baie de Naples est devenue pour moi — à cause du volcan et de la densité historique du lieu — un point de départ symbolique pour interroger la contingence du progrès humain. C’est dans cette démarche que s’inscrit mon dernier livre : Une histoire politique du monde fossile.

Le cadre architectural et naturel de la baie souligne en permanence la cyclicité de l’histoire des civilisations — faite d’ascensions et de chutes — une idée à laquelle je suis intellectuellement très sensible, même si l’exploitation des ressources la complique.

La cyclicité traverse toute la baie de Naples. Peu de choses ont changé depuis qu’Homère a décrit la côte.

Roberto Calasso écrit dans Les Noces de Cadmos et Harmonie que toute notion de progrès est réfutée par l’existence de l’Iliade : cette idée me semble assez juste.

Plus je visite l’Italie et la Grèce, plus je me rends compte de la supériorité évidente de l’imagination des modèles classiques par rapport à leurs homologues de la Renaissance.

Helen Thompson

Vos voyages dans la baie de Naples s’ancrent dans une très longue histoire qui remonte à l’époque grecque et romaine. Cependant, il existe également une tradition plus récente, particulièrement anglaise, qui est celle du Grand Tour, et dont Naples était le point d’arrivée final…

Oui, bien sûr, même si les Grands Tours étaient généralement l’apanage de la noblesse, monde dans lequel je n’ai pas grandi.

Mais je pense qu’il y a encore quelque chose de particulièrement anglais — peut-être plus anglais que britannique — dans le fait d’être attiré par la baie de Naples et par des paysages terrestres et maritimes similaires en Méditerranée.

Quant aux jeunes aristocrates qui voyageaient en Europe au XIXe siècle, la découverte de Naples, et en particulier de sa dimension historique et mythique, faisait partie de leur « éducation européenne ». 

Aujourd’hui, l’Interrail vise à reconstituer certains éléments du Grand Tour, mais sans le confort !

Quels sont vos lieux préférés dans la baie de Naples ?

Je suis très attirée par le musée archéologique, dont les sculptures et les fresques romaines et grecques me fascinent, ainsi que l’art de la Renaissance.

La Renaissance a été pour moi un moyen d’accès au vrai goût pour l’art.

Cependant, plus je visite l’Italie et la Grèce, plus je me rends compte de la supériorité évidente de l’imagination des modèles classiques par rapport à leurs homologues de la Renaissance.

Plus je visite l’Italie et la Grèce, plus je me rends compte de la supériorité évidente de l’imagination des modèles classiques par rapport à leurs homologues de la Renaissance. © Helen Thompson
Ma première impression a façonné mon attachement à Naples, en particulier à son musée archéologique, mais aussi à Pompéi, Herculanum et Cumes. © Helen Thompson

Vous avez évoqué précédemment la place fondamentale qu’occupent l’histoire et la mythologie dans votre amour de la baie. Naples frappe également par l’importance que revêt le fait religieux dans la vie quotidienne et dans l’art et l’architecture. Par son architecture, on pourrait dire la même chose de Cambridge…

Oui, tout à fait. Cependant, ce n’est pas cette similitude qui m’a fait aimer la baie de Naples.

C’est même plutôt le contraire : j’ai tant aimé l’architecture ecclésiastique italienne que j’ai eu beaucoup de mal, pendant longtemps, à apprécier les églises et les cathédrales anglaises. Il est inimaginable en Angleterre d’entrer dans une église et de tomber — presque par hasard — sur un Titien ou un Caravage. C’est en partie l’héritage de la Réforme — que je ne rejette pas — mais qui implique un vide artistique dans les églises anglaises.

Mon éducation artistique était tellement ancrée en Italie qu’il m’a fallu beaucoup de temps, même à l’âge adulte, pour vraiment apprécier le style gothique anglais et donc l’architecture de Cambridge.

Mais cela a peu à peu évolué : ces dernières années, j’ai appris à apprécier la beauté de la ville médiévale. J’aime maintenant la coexistence des bâtiments anciens et des paysages : le brouillard matinal, les marais, puis la beauté et la verticalité saisissantes de la chapelle de King’s College.

Concrètement, comment organisez-vous vos voyages dans la baie de Naples ?

Je suis restée plusieurs fois à Naples, mais je séjourne principalement dans une ville proche de Sorrente, à environ cinq arrêts de là, sur la Circumvesuviana 1, à Vico Equense. Là-bas, je séjourne dans le même hôtel que lorsque j’étais adolescente : l’hôtel Aequa.

Pour arriver à Cumes depuis Naples, il faut prendre différents bus, attendre longtemps — et toujours les voir arriver au moment où vous êtes sur le point d’abandonner.

Helen Thompson

À quoi passez-vous vos journées ?

Une fois sur place, mes journées sont assez répétitives. 

J’aime passer du temps à la plage, car j’adore nager dans la baie. Il n’y a pas d’endroit où je préfère nager autant que dans cette partie de la Méditerranée. 

Ensuite, je retourne toujours aux mêmes endroits : Pompéi, Herculanum et, bien sûr, le musée archéologique. Parfois, lors d’un même voyage, je vais deux fois à Pompéi, pour en profiter davantage.

J’essaie toujours d’aller à Cumes, qui se trouve de l’autre côté de Naples. Pour y arriver, il faut prendre différents bus, attendre longtemps et les voir arriver au moment où vous êtes sur le point d’abandonner.

C’est du moins ce qui m’est arrivé les trois dernières fois. Cela fait probablement partie de l’expérience, du voyage à la grotte de la Sibylle, où Énée s’est rendu pour demander conseil avant de descendre aux Enfers. Une fois sur place, on a vraiment l’impression d’être en présence du mythique et du surnaturel, hors du temps, ce que j’aime beaucoup.

Au XIXe siècle, les jeunes aristocrates anglais se rendaient à Naples à la recherche des racines gréco-romaines de la civilisation européenne. Aujourd’hui, un élément fondamental continue de rapprocher Naples et l’Angleterre : le passage, l’ouverture sur le monde. À Naples, les deux rives de la Méditerranée se rejoignent, tandis qu’en Angleterre, l’afflux est beaucoup plus large…

On pourrait comparer Naples à Liverpool. La nature portuaire des deux villes influence évidemment leur rapport au monde, mais aussi avec le reste du pays.

Ainsi, Naples est la plus importante des villes du sud de l’Italie : elle est en constante tension avec le nord du pays. Liverpool se distingue du nord de l’Angleterre par sa relation avec l’Irlande, mais aussi parce qu’elle fut longtemps la seconde ville d’Angleterre, presque rivale de Londres.

En outre, les deux villes partagent une relation particulière avec le football. Je suis toujours frappée par les nombreuses photos de Maradona, que l’on peut également voir à Vico Equense. Dans un certain sens, Maradona était un Napolitain dans l’âme, un rebelle créatif. Le football dans ces deux villes incarne cette passion provocatrice.

Peut-on étendre la comparaison à Naples et Londres ?

Bien sûr, comme Naples, Londres est une ville portuaire. Bien que situés hors du centre-ville, dans l’East End, le port et les docks ont joué un rôle fondamental dans le développement de la ville telle qu’elle est aujourd’hui.

Toutefois, les ports méditerranéens — plus enclavés et calmes en raison de la géographie maritime — sont très différents des ports atlantiques.

D’autre part, les particularités des ports britanniques sont le fruit non seulement de leur géographie, mais aussi de leur histoire. Tout le succès économique de la Grande-Bretagne à partir du XVIIIe siècle dépendait de son ouverture sur l’océan.

Les ports façonnent l’identité profonde des villes, et l’histoire de leur essor et de leur déclin explique également en grande partie les bouleversements de l’histoire mondiale. Ainsi, lorsqu’on étudie l’histoire médiévale de l’Angleterre, on se rend compte que les ports tournés vers le continent étaient les plus importants. Norwich était un port majeur et la ville était la deuxième plus grande d’Angleterre après Londres, grâce à son port. À cette époque, Liverpool n’était encore qu’un petit village. 

À partir du XVIIIe siècle, Liverpool, qui est devenue le centre de la traite des esclaves, s’impose comme la deuxième ville du pays, après Londres, tant par sa population que par son dynamisme économique. Sa grandeur se reflète dans l’architecture néoclassique de la ville, probablement la plus belle du Royaume-Uni.

De la même manière, Manille s’est développée en tant que ville portuaire afin de faciliter le commerce de l’argent provenant des colonies espagnoles d’Amérique du Sud vers la Chine, sans avoir à passer par l’Europe.

Mon éducation artistique était tellement ancrée en Italie qu’il m’a fallu beaucoup de temps, même à l’âge adulte, pour vraiment apprécier le style gothique anglais et donc l’architecture de Cambridge.

Helen Thompson

Vous avez précédemment mentionné les mythes grecs et romains ainsi que Roberto Calasso : que lisez-vous à Naples ?

J’emporte toujours Calasso avec moi. C’est en tout cas ce que j’ai fait lors de mes trois derniers séjours.

Quand je vais en Italie, j’ai tendance à emporter quelques livres à relire, comme Voyage en Italie de Goethe, ou les Voyages en Italie de Stendhal ; ou encore les Heures italiennes d’Henry James.

En ce qui concerne les romans qui racontent le sud de l’Italie, j’aime particulièrement Le Guépard, que j’ai emporté avec moi dans la baie de Naples par le passé, bien que l’histoire se déroule en Sicile.

Curieusement, lors de mon dernier voyage, j’ai pris Moby Dick avec moi. Bien que cela puisse sembler très distant de la baie de Naples, je ne l’avais jamais lu auparavant et j’ai pensé que ce serait un bon livre pour un long voyage en train. Et j’ai adoré être au bord de la mer et lire ce livre où la mer traverse chaque page.

Par ailleurs, Moby Dick n’est pas si éloigné de mes écrits universitaires. 

Le parallèle entre la quête de l’huile de baleine et la recherche contemporaine d’hydrocarbures est saisissant. Tout comme les baleiniers du roman, qui font tout pour trouver de l’huile de baleine, le globe entier — terre et mers — est aujourd’hui fouillé en quête d’hydrocarbures. Ironiquement, l’huile de baleine a été remplacée par le kérosène, qui l’a reléguée au rang d’objet du passé, mais le coût de cette quête, la destruction qu’elle implique et la précarité de la vie sont toujours présents. Tous ces thèmes sont abordés dans Moby Dick.

Le séjour à Naples implique le développement d’une relation particulière avec le Vésuve. Vous avez évoqué sa capacité à inspirer à souligner la fragilité de la vie et la vacuité du progrès. Votre travail sur l’énergie s’inscrit dans une réflexion sur le pouvoir prométhéen de l’humanité et sa capacité à utiliser l’environnement pour nourrir son propre progrès. Le Vésuve en est un contre-exemple… 

Oui, comme vous l’avez dit, le volcan rappelle la fragilité de la civilisation. Cela est d’autant plus vrai que, où que l’on se trouve dans la baie, il est impossible d’échapper au volcan. À Vico Equense – où l’on a l’une des meilleures vues sur le Vésuve, sinon la meilleure — il surplombe tout. On ne peut tout simplement pas l’ignorer.

En même temps, son existence est profondément liée à la vie de la baie de Naples. Une grande partie de l’attrait de la baie tient à la menace latente du volcan. Une partie de l’expérience de la visite de Pompéi consiste à être témoin de sa puissance destructrice. L’immortalité de Pompéi est aussi le produit de son éruption. C’est un équilibre complexe entre la vie et la destruction. 

Il ne faut toutefois pas y voir l’origine de mon intérêt pour l’énergie. En 2013, mon sujet était l’économie politique ; j’ai ensuite appris la géopolitique — en autodidacte — afin de pouvoir réfléchir à la géopolitique de l’énergie. Telles étaient les prémisses de mon Histoire politique du monde fossile, plutôt que la longue histoire de l’extraction des ressources.

Ce n’est qu’une fois l’écriture de mon livre terminée, alors que je rédigeais des textes plus courts sur le même sujet, que je me suis penchée sur les dysfonctionnements de l’énergie fossile dans un contexte historique beaucoup plus long. Enfin, s’est posée la question du lien entre extraction des combustibles fossiles et la fragilité de la civilisation.

Le contraste entre Naples et Milan met en évidence la fragilité d’une idée forte de nation italienne commune pouvant agir comme une force stabilisatrice pour la politique démocratique. 

Helen Thompson

Faites-vous de Naples un lieu d’observation politique ?

Bien sûr, mais je ne peux pas prétendre suivre de près la politique napolitaine. 

Cependant, je pense que Naples est un bon point de départ pour réfléchir aux difficultés de l’Italie en tant qu’État-nation, à la contingence de cette construction étatique et à ce que cela implique pour la stabilité politique démocratique en Italie.

Tout part de l’histoire de Naples, et plus généralement du sud de l’Italie.

Lorsqu’on visite Florence ou Venise, et dans une moindre mesure Milan, on se rend véritablement compte de leur passé républicain et indépendant. 

Ce sentiment n’est pas du tout présent à Naples, qui était autrefois le centre d’un royaume monarchique s’étendant sur le sud de l’Italie.

À ce titre, le contraste entre Naples et Milan, par exemple, souligne l’origine des difficultés rencontrées dans la formation d’un État démocratique italien unifié à partir de la fin du XIXe siècle. Ce contraste met en évidence la fragilité d’une idée forte de nation italienne commune pouvant agir comme une force stabilisatrice pour la politique démocratique. 

Cela est particulièrement évident dans les tendances technocratiques du système politique italien et dans les tensions résultant du contraste entre cette impulsion technocratique et les conflits ouverts de l’histoire napolitaine.

Sources

30.07.2025 à 06:30

Selon Donald Trump, Israël « porte une grande responsabilité » dans la famine à Gaza 

Ramona Bloj

Face à la dégradation continue de la situation humanitaire à Gaza et au risque de famine généralisée, la position du gouvernement israélien provoque une opposition croissante et de plus en plus assumée en Europe.

Si les États-Unis continuent de soutenir pleinement le gouvernement de Benjamin Netanyahou, des récentes déclarations du président américain pourraient indiquer un infléchissement.

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Texte intégral (1057 mots)

Les Nations unies ont averti hier, le 29 juillet, que pour la première fois depuis le 7 octobre 2023, le seuil de famine avait été atteint en matière de consommation alimentaire « dans la majeure partie de la bande de Gaza » 1. Tandis qu’une personne sur trois passe désormais plusieurs jours sans nourriture, les opérations militaires israéliennes continuent.

  • Benyamin Netanyahou a nié à plusieurs reprises au cours des derniers jours l’existence d’une famine à Gaza, qualifiant ces allégations de « mensonges éhontés ».
  • Lundi 28 juillet, 78 Palestiniens ont été tués par des frappes et des tirs israéliens.
  • Selon le ministère de la Santé de Gaza, contrôlé par le Hamas et dont les chiffres sont utilisés par l’ONU pour évaluer le bilan humain dans l’enclave, plus de 60 000 Palestiniens auraient été tués par Tsahal depuis octobre 2023.

La position maximaliste de Netanyahou et son refus de conclure un accord de cessez-le-feu suscitent une opposition croissante et de plus en plus assumée en Europe. La France a annoncé qu’elle reconnaîtrait l’État de Palestine en septembre, et le Royaume-Uni pourrait faire de même en l’absence d’un cessez-le-feu selon le Premier ministre Keir Starmer. Les Pays-Bas ont annoncé hier, mardi 29 juillet, leur décision d’interdire l’accès à leur territoire aux ministres israéliens de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir et des Finances Bezalel Smotrich.

  • La Commission européenne n’est toutefois pas parvenue à trouver, hier, 29 juillet, une majorité en faveur de sa proposition de suspendre partiellement la participation d’Israël au programme Horizon Europe.

Le président américain considère toujours que le Hamas est le principal obstacle à un accord de cessez-le-feu, et a déclaré la semaine dernière qu’il allait « examiner d’autres options pour ramener les otages chez eux et tenter de créer un environnement plus stable pour la population de Gaza ».

  • En parallèle, en voyage en Écosse, Trump a déclaré qu’Israël « portait une grande responsabilité » dans l’aggravation de la crise dans l’enclave.

Le refus de Netanyahou de laisser entrer en quantité suffisante de la nourriture, des médicaments et des produits de première nécessité dans l’enclave pourrait l’exposer à des critiques plus prononcées de l’administration Trump.

  • Après avoir réussi à faire passer une part importante de son agenda domestique au cours de ses six premiers mois, et alors que la date butoir du 1er août pour l’imposition des tarifs approche, Trump pourrait se concentrer davantage sur le Moyen-Orient et l’Ukraine ces prochaines semaines, dans l’espoir d’obtenir une victoire diplomatique.

Les bombardements israéliens en Syrie du 16 juillet ainsi que la destruction partielle d’une église à Gaza auraient également suscité une vague d’indignation au sein de la Maison-Blanche. Parmi les hauts responsables et proches alliés du président ayant exprimé leur incompréhension figure Steve Witkoff, qui dirigeait jusqu’à présent la délégation américaine dans le cadre des négociations entre Israël et le Hamas 2.

  • Selon un expert américain de la région qui s’entretient régulièrement avec l’administration Trump cité dans le Financial Times, le président américain aurait déclaré à un important donateur juif : « Mon peuple commence à détester Israël » 3.
  • Parmi les électeurs républicains âgés de moins de 50 ans, seulement un tiers dit avoir « confiance » en Nétanyahou pour prendre des bonnes décisions, soit une part égale à la moyenne de la population américaine dans son ensemble 4.
  • Ces derniers mois, un nombre croissant de sondages suggère que la jeune base du Parti républicain a une opinion de plus en plus négative du Premier ministre israélien.
Sources
  1. Worst-case scenario of Famine unfolding in the Gaza Strip, IPC, 29 juillet 2025.
  2. « He’s a madman » : Trump’s team frets about Netanyahu after Syria strikes », Axios, 20 juillet 2025.
  3. Has Gaza tested the limits of Donald Trump’s support for Benjamin Netanyahu ? », Financial Times, 30 juillet 2025.
  4. How Americans view Israel and the Israel-Hamas war at the start of Trump’s second term, Pew Research Center, 8 avril 2025.

29.07.2025 à 20:55

L’Europe après le Jour de la Dépendance

Gilles Gressani

« Le silence que l’Europe a opposé aux intimidations de Donald Trump a fait le tour du monde, résonnant comme l’aveu de notre impuissance. Il nous appartient désormais de redonner à l’Europe une voix forte — celle de peuples unis, conscients de leur poids et déterminés à bâtir ensemble leur destin. »

Une pièce de doctrine signée Dominique de Villepin.

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Texte intégral (5531 mots)

L’étendue d’une capitulation

Le 27 juillet 2025, date de l’annonce d’un accord commercial préliminaire entre l’Union européenne et les États-Unis, restera comme un jour funeste dans l’histoire de l’Europe. 

Sans coup férir, l’Union vient de subir un revers politique, économique et moral d’une gravité inédite : son allié américain est devenu pour l’occasion un prédateur. Au terme de mois de négociations sous la pression permanente de la Maison-Blanche, Bruxelles a accepté un accord profondément déséquilibré – une capitulation pure et simple déguisée en compromis – face au diktat américain.

Jamais, entre alliés occidentaux, on n’avait osé imposer de telles conditions à l’Europe. L’Union se voit contrainte de consentir à un tarif douanier uniforme de 15 % sur l’essentiel de ses exportations vers les États-Unis, 70 % d’après les premiers décomptes, frappant notamment l’industrie automobile – fleuron de notre compétitivité – tandis que les concessions américaines ne sont pour l’essentiel que des retraits de menaces antérieures.

Pour mesurer l’ampleur de ce camouflet, rappelons qu’il s’agit d’une multiplication par trois des taxes douanières, puisqu’elles s’élevaient à 4,8 % en moyenne avant le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, et que ce taux de 15 % dépasse même celui de 10 % consenti par le Royaume-Uni dans un accord bilatéral précédent.

En outre, l’Union s’est engagée à ce que ses entreprises investissent 600 milliards de dollars sur le sol américain – alors même que notre continent souffre d’un chômage structurel et d’une désindustrialisation rampante qui réclament d’urgence des investissements chez nous, à hauteur de plus de 800 milliards d’euros par an pour respecter la trajectoire de neutralité carbone, comme l’a rappelé le rapport Draghi.

Jamais, entre alliés occidentaux, on n’avait osé imposer de telles conditions à l’Europe.

Dominique de Villepin

Enfin, l’Union s’est engagée à ’acheter 750 milliards de dollars d’énergie américaine sur trois ans, pour l’essentiel du gaz naturel liquéfié (GNL), remplaçant ainsi une dépendance russe par une dépendance américaine, cédant au chantage au mépris de nos propres engagements climatiques.

Cela représenterait une multiplication par plus de trois de nos achats énergétiques auprès des États-Unis. Est-ce à dire que nos objectifs environnementaux sont négociables ? La Commission européenne avait elle-même présenté en début d’année un plan pour la compétitivité visant à ce que l’épargne européenne s’investisse ici plutôt qu’aux États-Unis – plan totalement contradictoire avec l’accord commercial annoncé.

Au-delà de ces chiffres bruts, ce pacte inégal touche aux piliers mêmes de la souveraineté européenne, tant il vise à satelliser plus encore notre continent dans l’orbite de Washington.

Sur le plan économique, l’imposition de tarifs douaniers prohibitifs, combinée à la promesse d’investissements directs massifs en Amérique, incite les entreprises européennes à délocaliser une partie de leur appareil productif outre-Atlantique. L’industrie européenne risque ainsi de se spécialiser dans l’approvisionnement du marché américain, ce qui rendrait impossible tout pivot stratégique vers l’Asie et placerait nombre de nos usines sous le contrôle administratif de Washington. 

Sur le plan militaire, l’accord entérine et renforce la dépendance en matière de défense : les Européens se sont engagés à commander davantage de matériel américain, ce qui hypothéque l’émergence d’une base industrielle et technologique de défense européenne autonome. Nos armées resteront donc encore un peu plus tributaires des pièces détachées et logiciels venus des États-Unis, et donc du feu vert de Washington pour l’entretien et l’usage de nos équipements. 

Sur le plan technologique et idéologique, cet accord torpille de fait les velléités européennes de nouvelles régulations des géants du numérique américains, sacrifiant une part de notre souveraineté numérique. Incapable d’encadrer ces plateformes, l’Europe renonce à contrôler pleinement sa sphère publique en ligne – avec les risques que cela comporte pour l’intégrité de nos processus démocratiques et de nos données. 

Pour les euro-atlantistes convaincus, cet accord est la garantie que les États-Unis ne délaisseront pas de sitôt une Europe devenue leur plus lucrative province impériale.

Dominique de Villepin

Cette absorption quasi-totale — conçue à Washington pour Washington — est un revers historique pour les partisans d’une Europe véritablement indépendante. À l’inverse, pour les euro-atlantistes convaincus, c’est la garantie que les États-Unis ne délaisseront pas de sitôt une Europe devenue leur plus lucrative province impériale.

Il ne s’agit donc pas d’un accord commercial, mais bel et bien d’un abandon. Car même si les industriels, les producteurs et les exportateurs européens peuvent se réjouir de pouvoir compter sur une plus grande stabilité et prévisibilité pour certains de leurs secteurs stratégiques, le prix à payer est exorbitant.

Cet accord aura des conséquences très négatives pour les Européens comme pour les Français. Les économistes du Kiel Institute ont évalué à plusieurs milliards les pertes de richesse pour la France – ce qui signifie moins de richesses et moins d’emplois pour les Français. C’est une trahison de la promesse européenne de prospérité partagée.

Une telle humiliation collective ne peut qu’interpeller chaque citoyen européen, d’autant plus que l’Union avait pourtant les moyens d’agir, alors que chacun des 27 États n’aurait eu, pris individuellement, aucune chance de pouvoir résister à la pression américaine. 

Déjà, certains responsables à Bruxelles tentent de présenter cette capitulation sous un jour acceptable, par une rationalisation a posteriori bien connue : on assure que cela aurait pu être pire et que cet accord déséquilibré est préférable à une guerre commerciale totale ; on veut croire qu’il ne sera que temporaire et qu’une future administration démocrate à Washington finira par le renégocier dans un sens plus favorable. 

Il est illusoire de croire que Donald Trump arrêtera là ses revendications face à une Europe dont il méprise ouvertement la souveraineté, et il est tout aussi illusoire de croire qu’un futur président américain plus raisonnable reviendra sans contreparties sur l’aubaine de ces droits de douane –  ; on répète que c’est le prix à payer pour préserver l’unité de l’Occident face à la Chine ; on promet même, à demi-mot, qu’on saura traîner les pieds pour limiter l’application la plus dommageable de certaines clauses. Mais ces arguties ressemblent fort à un voile pudique jeté sur une réalité plus crue. 

 Nos concessions actuelles appelleront logiquement des exigences encore plus lourdes la prochaine fois. Préparons-nous.

Dominique de Villepin

En réalité, cette reculade historique est le symptôme d’une impuissance stratégique européenne. Une équipe de politiques de série B n’avait aucune chance de remporter un bras de fer géopolitique musclé. La Commission a navigué à vue, louvoyant sans cesse, et a transformé sa pusillanimité en semblant de stratégie. 

Ne nous y trompons pas : en se montrant prête à tout céder sans ligne rouge apparente, l’Europe a laissé entendre que la limite de ce qui peut lui être imposé n’est pas encore atteinte. Nos concessions actuelles appelleront logiquement des exigences encore plus lourdes la prochaine fois. Préparons-nous.

Les raisons d’un échec 

Comment en est-on arrivé là ? Comment une Union forte de 450 millions d’habitants a-t-elle pu accepter ce qu’il faut bien appeler un diktat ? Les réponses se trouvent autant dans les rapports de force implacables à l’œuvre sur la scène mondiale que dans les faiblesses que l’Europe s’est infligées à elle-même.

La première explication est étroitement liée à la division des Européens : l’Allemagne et l’Italie, premiers partenaires commerciaux des États-Unis en Europe et qui soutenaient déjà le TAFTA il y a quelques années, ont voulu un accord – même très inégal – pour donner de la visibilité à leurs secteurs exportateurs.

De leur côté, les pays d’Europe de l’Est ont privilégié le maintien du soutien militaire américain plutôt qu’un accord équilibré. La Commission, pour sa part, a essentiellement relayé la position allemande, comme elle le fait sur de nombreux dossiers depuis les dernières élections européennes, y compris en matière climatique.

La France a aussi sa part de responsabilité dans cette débâcle. Elle a avancé en cavalier solitaire, sans se préoccuper de former des majorités autour de l’idée de souveraineté européenne, et a pratiqué l’ambiguïté voire l’hypocrisie, en plaidant la fermeté vis-à-vis de Washington, mais en demandant que ses produits en soient exemptés.

Tous les grands discours prononcés depuis 2019 sur la nécessité d’une Europe plus souveraine n’auront pas survécu à cette première épreuve. Ce choix révèle aussi qu’une partie de l’élite européenne – ancrée générationnellement, idéologiquement et culturellement dans le camp occidental – imagine le monde non pas en trois blocs distincts  : États-Unis, Europe, Chine, mais en deux : l’Occident d’un côté et la Chine de l’autre, l’Europe s’effaçant alors dans le giron américain.

Tous les grands discours prononcés depuis 2019 sur la nécessité d’une Europe plus souveraine n’auront pas survécu à cette première épreuve.

Dominique de Villepin

La deuxième explication rejoint une leçon immuable de l’Histoire : c’est le prix de la servitude volontaire. Depuis son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump applique sans fard sa méthode favorite : la domination unilatérale et le marchandage brutal. Il ne cache pas son mépris à l’égard de l’Union européenne, qu’il considère tour à tour comme un vassal ingrat, un obstacle à la puissance américaine, voire un parasite vivant aux crochets des États-Unis.

Cette vision caricaturale s’était déjà exprimée lors de son premier mandat ; elle trouve aujourd’hui un terrain d’expression encore plus direct. Ce n’est ni une surprise ni une dérive, mais bien une méthode que le président américain applique froidement et avec succès face à une Europe qu’il juge faible.

Pour Donald Trump, cet accord inique imposé à l’Europe constitue d’ailleurs une double victoire. Sur le plan géopolitique, il consacre l’arrimage du Vieux Continent à l’Amérique, isole un peu plus la Chine et renforce la suprématie énergétique et militaire des États-Unis. Sur le plan intérieur, il offre au président américain un argument électoral de poids : Donald Trump peut se vanter d’avoir satisfait à l’ambition MAGA de l’«  America First  » en obtenant des commandes industrielles et énergétiques massives, notamment dans la plupart des États clefs qui décideront des scrutins de 2026 et 2028. 

Ce triomphe politique a toutefois un coût économique non négligeable pour les États-Unis eux-mêmes : la note sera en partie payée par les consommateurs américains, contraints à des produits importés plus onéreux, et par les entreprises américaines dépendantes d’intrants étrangers désormais renchéris, le reste de la facture étant, bien sûr, à la charge des actionnaires et des employés européens.

Fallait-il pour autant que l’Europe s’y résigne ? Devions-nous opposer le silence aux menaces et multiplier les concessions face aux ultimatums ? Non, assurément. Et pourtant, c’est exactement le piège dans lequel nos dirigeants sont tombés. Par peur de l’escalade, par l’illusion que la conciliation finirait par amadouer Washington, l’Union a systématiquement minimisé la brutalité du rapport de force.

Depuis des décennies, l’Europe s’est pensée comme un modèle « post-historique » où le droit et le commerce remplaceraient la puissance et la realpolitik. Forte de son expérience d’intégration réussie, elle a cru que son exemple s’imposerait naturellement aux autres. Or, le monde de 2025 est tout sauf régi par ces doux principes : il est redevenu le théâtre cru de la compétition entre puissances.

À chaque fois, l’absence de riposte crédible a conforté les partisans de la loi du plus fort dans l’idée que l’Europe ne voulait pas ou ne pouvait pas se défendre. 

Dominique de Villepin

Cette naïveté européenne face à la brutalité du monde ne date pas d’hier.

On l’a déjà vue avec le manque de détermination de l’Europe à pousser une solution politique exigeante à la crise ukrainienne en 2014 ou dans son incapacité à empêcher les guerres en ex-Yougoslavie dans les années 1990. Plus récemment, lorsque l’administration Trump, dès 2018, a imposé des tarifs douaniers unilatéraux sur l’acier et l’aluminium européens, l’Union a protesté par des mots – non par des actes – et a dû encaisser ces mesures sans contrepartie notable. De même, quand Donald Trump s’est retiré de l’accord nucléaire iranien, nos entreprises se sont pliées aux sanctions américaines, faute de soutien concret de nos propres institutions pour les protéger. À chaque fois, l’absence de riposte crédible a conforté les partisans de la loi du plus fort dans l’idée que l’Europe ne voulait pas ou ne pouvait pas se défendre. 

L’épisode actuel en est l’aboutissement logique.

Pourtant, l’Union ne manquait pas d’atouts dans cette épreuve de force. Forte d’un marché de 450 millions de consommateurs au pouvoir d’achat élevé, elle demeure la première puissance commerciale de la planète. L’accès au marché européen est crucial pour d’innombrables entreprises américaines.

Nos dirigeants disposaient même d’un outil tout neuf, créé justement à la suite des abus de l’administration Trump en 2017-2020 : l’instrument anti-coercition. Ce mécanisme juridique, voté par les 27, autorise des mesures de rétorsion rapides et massives contre tout pays cherchant à faire plier l’Europe par des moyens économiques illégitimes. Il pouvait permettre, par exemple, de suspendre l’accès des entreprises américaines aux marchés publics européens, de restreindre certains transferts de technologies sensibles, ou de frapper les intérêts financiers des États-Unis en Europe. En somme, une véritable arme de dissuasion économique – parfois qualifiée de « bazooka commercial ».

Au moment critique, nous avons refusé de dégainer cette arme pourtant approuvée par tous. Seule la France aurait réclamé son activation immédiate, tandis que la plupart des autres États membres rechignaient, arguant qu’il fallait préserver le dialogue.

Ne pas montrer ses dents quand on le peut, c’est encourager l’autre à mordre plus fort.

Dominique de Villepin

La division et la frilosité ont eu des conséquences directes. D’abord, elles nous ont fait perdre un temps précieux. Au lieu de réagir du tac au tac dès les premières menaces tarifaires de Washington, nous avons tergiversé. Lorsque Donald Trump a brandi la menace d’une taxe de 30 % sur toutes les importations européennes, il aurait fallu annoncer immédiatement une riposte équivalente et activer notre instrument anti-coercition.

L’Union n’a pas su valoriser ses atouts face à un adversaire déterminé mais qui connaissait de nombreuses vulnérabilités. Ne pas montrer ses dents quand on le peut, c’est encourager l’autre à mordre plus fort. En n’opposant dès le début que des protestations verbales, l’Europe a envoyé à Donald Trump le signal désastreux qu’elle était prête à céder si les menaces devenaient assourdissantes. Il n’en fallait pas plus pour décupler l’appétit du prédateur.

Par ailleurs, notre dépendance stratégique vis-à-vis de Washington a lourdement pesé. Alors même que l’Europe négociait sous la contrainte commerciale, nombre de responsables redoutaient en filigrane une remise en cause du « parapluie » sécuritaire américain. Depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022, la sécurité européenne repose plus que jamais sur l’OTAN et donc sur les États-Unis. En 2024, les pays européens de l’Alliance atlantique ont beau avoir augmenté significativement leurs budgets militaires, ils n’en assument encore qu’environ 30 %, contre 66 % pour les États-Unis.

Cette réalité nourrit une crainte diffuse : si l’Europe tenait tête à Washington sur le commerce, celui-ci pourrait bouder son engagement dans la défense du continent, que ce soit face à la Russie ou ailleurs. Donald Trump, rappelons-le, a d’ailleurs qualifié l’OTAN d’« obsolète » et laissé planer le doute sur le soutien automatique de l’Amérique en cas d’agression. Plusieurs gouvernements d’Europe centrale et orientale, très dépendants du bouclier américain, ont refusé toute confrontation économique qui aurait pu, selon eux, irriter Washington. 

Cet accord illustre crûment le cercle vicieux de la dépendance : plus on dépend d’un allié, moins on ose s’opposer à lui, et plus cet allié en profite pour imposer sa loi.

Dominique de Villepin

Ce calcul à court terme – sacrifier nos intérêts commerciaux pour ne pas risquer le courroux du protecteur militaire – a sans doute contribué à paralyser la négociation collective. Il illustre crûment le cercle vicieux de la dépendance : plus on dépend d’un allié, moins on ose s’opposer à lui, et plus cet allié en profite pour imposer sa loi.

Pourtant, ailleurs dans le monde, une autre puissance a montré qu’un autre chemin était possible. La voie choisie par la Chine au cours des derniers mois aurait dû, à tout le moins, nous servir de contre-exemple.

Dès le mois d’avril, confrontée elle aussi aux nouvelles mesures protectionnistes de Washington,  la Chine a aussitôt répondu par des rétorsions ciblées et assumées. Pékin a frappé là où cela faisait mal à l’économie américaine, en visant notamment les exportations agricoles, quelques fleurons technologiques et en mettant en place des restrictions drastiques à l’exportation des terres rares et d’aimants. Le choc a été tel que Washington a dû temporiser et rouvrir un canal de négociation, reportant les hausses de tarifs qu’il envisageait. 

L’Union demeure la première puissance commerciale mondiale : elle avait donc, elle aussi, de solides cartes en main. Bruxelles aurait dû comprendre qu’on ne négocie efficacement avec Donald Trump qu’en lui opposant un rapport de force clair. Au lieu de cela, l’Europe est apparue divisée et timorée. Cette différence d’attitude a pesé lourd dans l’issue des deux confrontations : Washington a traité Pékin en adversaire stratégique dangereux, mais a osé considérer Bruxelles comme une proie facile.

L’heure des bâtisseurs 

L’heure n’est plus aux lamentations ni aux demi-mesures ; elle est à un sursaut stratégique. 

Cette crise doit marquer le réveil de la volonté politique européenne et un changement radical de doctrine dans notre rapport au monde. Concentrons dès à présent nos efforts sur quelques priorités claires pour redresser la barre.

D’abord, l’Europe doit retrouver une véritable stratégie d’affirmation. Elle ne peut plus se contenter d’être un doux géant économique et un modèle normatif, en espérant que son exemple suffira à façonner le monde. Elle doit retrouver la maîtrise de son destin en reprenant les leviers de la puissance sur la scène internationale et se rendre capable d’initiative et de dissuasion. 

Comme l’écrivait Thucydide il y a 25 siècles, « les forts font ce qu’ils peuvent et les faibles subissent ce qu’ils doivent ». Ne soyons plus faibles par choix. 

Dominique de Villepin

En matière commerciale, l’Union doit agir comme les autres grandes puissances : déployer sans délai des mesures de rétorsion face aux coercitions, et défendre vigoureusement ses intérêts commerciaux et industriels. Mais cela signifie dans le même temps promouvoir un commerce mondial juste et réglé par la coopération et les principes du droit. 

Sur la scène diplomatique, l’Union doit être prête à prendre des positions fermes – y compris vis-à-vis de ses alliés – et à mettre tout son poids économique dans la balance pour faire avancer ses vues. L’Europe en a les atouts – son immense marché, sa maîtrise de hautes technologies dans certains domaines, sa monnaie, son réseau diplomatique mondial –, à elle de s’en servir stratégiquement. Comme l’écrivait Thucydide il y a 25 siècles, « les forts font ce qu’ils peuvent et les faibles subissent ce qu’ils doivent ». Ne soyons plus faibles par choix. 

Ensuite, l’Europe doit reconquérir son autonomie industrielle et technologique. Des décennies de laisser-faire ont conduit à l’érosion dangereuse de l’industrie européenne. Il est temps d’inverser la tendance. L’Europe doit lancer un plan massif d’investissements mutualisés dans les secteurs clefs de demain : l’énergie, le numérique et les hautes technologies, la défense, ainsi que l’agriculture, pour garantir notre sécurité alimentaire. Des initiatives existent déjà – plan de relance post-Covid, Alliance européenne des batteries –, mais il faut désormais amplifier et accélérer cette dynamique. Parallèlement, nous devons assumer une « préférence européenne » pour ne plus être les dupes d’un libre-échange biaisé. Les États-Unis pratiquent depuis longtemps le Buy American Act et subventionnent massivement leur industrie  : 369 milliards de dollars d’aides vertes dans l’Inflation Reduction Act de 2022. La Chine protège ses marchés publics et soutient lourdement ses secteurs stratégiques. 

L’Europe doit cesser d’être le seul acteur de premier plan à jouer à visage découvert dans un monde où les autres trichent avec les règles. Il nous faut instaurer un «  Buy European Act  » intelligent : chaque fois qu’une alternative européenne existe dans un secteur crucial, la privilégier systématiquement dans les marchés publics et les projets financés par l’argent public. Ce n’est pas du protectionnisme chauvin, c’est du pragmatisme éclairé pour garantir des conditions de concurrence équitables. 

Sur les technologies, le retard accumulé doit être comblé en favorisant systématiquement des solutions de cloud souveraines, en soutenant une IA européenne évitant les compétitions stériles entre États membres et en déployant un programme de formation d’ingénieurs, de techniciens et de chercheurs, car c’est le capital humain qui reste notre plus grand atout. 

La bataille sera également financière. Nous devons mieux mobiliser les 35 000 milliards d’euros d’épargne européenne, trop souvent stérilisée, en développant un écosystème financier diversifié, complétant la force historique de nos réseaux bancaires. En réduisant certaines dépendances critiques, nous renforcerons notre sécurité économique et préserverons des emplois ainsi que des savoir-faire européens. Bien sûr, cela doit se faire graduellement et dans le respect de nos propres règles de concurrence interne, mais l’urgence commande d’agir.

Sans évolution de notre gouvernance, la prochaine crise nous trouvera aussi impuissants et divisés que la précédente. L’Europe politique doit gagner en maturité et en capacité d’action.

Dominique de Villepin

En troisième lieu, nous devons renforcer la gouvernance et l’unité politique de l’Union. 

Une Europe à 27 ne parviendra jamais à parler d’une seule voix ni à réagir vite aux crises et urgences sans de profondes réformes institutionnelles. L’épreuve que nous venons de vivre a montré le prix de nos lenteurs et de nos divisions. 

Dans les domaines stratégiques – commerce, sécurité, diplomatie –, nous devons imaginer des mécanismes de décision plus réactifs. 

Plusieurs pistes méritent d’être explorées. D’une part, étendre les domaines où la majorité qualifiée suffirait au Conseil – par exemple pour la politique étrangère ou commerciale lorsqu’une coercition extérieure est avérée –, afin d’éviter que l’opposition d’un seul État ne puisse paralyser l’ensemble de l’Union. D’autre part, s’appuyer sur une avant-garde européenne rassemblant un petit nombre de pays moteurs, chargée de prendre les devants en cas de crise majeure. Une telle idée mérite d’être débattue lucidement : en temps de crise, la rapidité de réaction sauve des emplois, des industries, parfois des vies. Nos adversaires potentiels le savent et jouent de nos lenteurs. Il ne s’agit pas de créer durablement une Europe à deux vitesses, mais de reconnaître qu’une avant-garde décisionnelle peut, à l’occasion, servir l’intérêt de tous par son agilité, surtout face à des chocs extérieurs. 

Sans évolution de notre gouvernance, la prochaine crise nous trouvera aussi impuissants et divisés que la précédente. L’Europe politique doit gagner en maturité et en capacité d’action.

Enfin, l’heure est venue de refonder dans la clarté et la réciprocité notre relation avec les États-Unis.

Cela signifie nous donner les moyens de notre indépendance, afin d’avoir les moyens de peser d’égal à égal face aux États-Unis et en allié libre. C’est de l’intérêt de l’Europe, mais aussi, au fond des États-Unis, et plus largement de la paix dans le monde qui gagnera à s’extraire d’un face à face stérile entre un supposé «  bloc occidental  » et la Chine.

Une alliance occidentale cimentée par des valeurs démocratiques communes et une défense partagée demeure un pilier de notre sécurité et de notre prospérité. Mais elle exige de poursuivre l’effort de défense européenne.

Rien n’est inéluctable : cette défaite politique peut au contraire devenir le ferment d’une renaissance stratégique.

Dominique de Villepin

Les progrès récents sont réels : de nombreux États membres augmentent sensiblement leurs budgets militaires et investissent dans de nouvelles capacités. Mais accroître les dépenses exige également un effort important de coordination et de planification si l’on veut parvenir à une réelle indépendance. Il faut donc employer intelligemment ces moyens accrus afin de développer une base industrielle de défense européenne intégrée, de mutualiser les programmes d’armement – plutôt que d’acheter systématiquement américain –, et de renforcer les structures de commandement communes.

Plus l’Europe sera capable, le cas échéant, d’assurer elle-même sa propre sécurité, plus son partenariat avec Washington pourra devenir serein et équilibré. C’est un chantier de longue haleine, mais indispensable pour que l’Europe pèse d’un poids égal aux autres grands pôles de puissance au XXIe siècle.

Bouleversée par l’humiliation du 27 juillet 2025, l’Europe pourrait sombrer dans le doute et l’abattement. La réaction la plus probable, si rien ne change, est que les États-Unis chercheront à pousser toujours plus leur avantage – tels une puissance impériale face à la Chine de l’impératrice Cixi, soumise par la Grande Bretagne et la France aux Traités inégaux du XIXe siècle. 

Une telle emprise croissante fera naître inévitablement des mécontentements de plus en plus vifs : au sein d’une fraction de nos élites, qui verront leur influence et leurs intérêts décliner, comme parmi les peuples, dont le modèle social deviendra de moins en moins finançable.

Les dirigeants européens, attachés au statu quo qui les maintient au pouvoir, tenteront de mater ces contestations pour préserver l’ordre établi. Mais cette tension ne pourra s’éterniser : tôt ou tard, face à cette spirale de dépendance et de colère, l’Europe sera forcée de choisir son destin. 

Rien n’est inéluctable : cette défaite politique peut au contraire devenir le ferment d’une renaissance stratégique.

Aujourd’hui, l’alternative est simple : soit nous persistons dans la soumission – et nous suivrons la voie de la Chine de la fin du XIXe siècle, condamnée à un « siècle d’humiliation », soit nous relevons la tête. 

Si nous persistons dans l’inaction, nous enverrons un signal de faiblesse permanente qui ne manquera pas de susciter d’autres diktats à l’avenir, qu’ils viennent d’Amérique ou d’ailleurs.

L’Europe risquerait alors de rétrograder au rang d’objet dans le jeu mondial, ballottée entre les décisions prises à Washington, Pékin ou ailleurs sans plus pouvoir infléchir son destin, et de s’enfoncer ainsi dans un nouveau cycle d’humiliation. 

Aujourd’hui, l’alternative est simple : soit nous persistons dans la soumission – et nous suivrons la voie de la Chine de la fin du XIXe siècle, condamnée à un « siècle d’humiliation », soit nous relevons la tête. 

Dominique de Villepin

En revanche, si nous opérons le sursaut indispensable, l’Europe pourrait redevenir un acteur central et respecté. Elle serait à même de défendre et de promouvoir activement les intérêts et les valeurs qui lui sont chers : une mondialisation régulée et équitable, la lutte contre le changement climatique dont elle fut le fer de lance, la démocratie et l’État de droit, la paix fondée sur la coopération et la sécurité partagée. Mais pour porter haut ce message, encore faut-il ne pas disparaître de la scène.

Le silence que l’Europe a opposé aux intimidations de Donald Trump a fait le tour du monde, résonnant comme l’aveu de notre impuissance. Il nous appartient désormais de briser ce silence honteux et de redonner à l’Europe une voix forte – celle de peuples unis, conscients de leur poids et déterminés à bâtir ensemble leur destin. 

L’heure est venue de dire Non à ce qui nous avilit, et oui à une Europe ambitieuse, maîtresse de son avenir. C’est à ce prix que, demain, l’Histoire s’écrira avec nous, et non sans nous.

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