Sergueï Karaganov, directeur du Conseil de politique étrangère et de défense, est souvent présenté comme le principal architecte de la politique étrangère russe. Vladimir Poutine assure qu’il fait partie des auteurs qu’il lit régulièrement. Dans les cercles du pouvoir russe, il est l’une des cautions intellectuelles les plus suivies et écoutées du bellicisme que déploie le régime de Vladimir Poutine en Ukraine et contre l’Europe.

Connaître les doctrines concurrentes — comprendre ce que les adversaires visent en nous désignant, en s’adonnant à la manipulation et à la propagande, tout en arsenalisant des imaginaires puissants — reste une clef décisive pour la transformation géopolitique de notre continent. C’est pour cette raison qu’après avoir traduit, contextualisé et commenté les principales publications de Sergueï Karaganov 1 — grâce à l’aide précieuse de Marlène Laruelle et de Guillaume Lancereau — nous avons décidé de l’interroger. 

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Comment comprenez-vous la convergence entre Trump et Poutine ? Vladislav Sourkov 2 semble penser, par exemple, que « la Russie [de Poutine] est désormais entourée de sosies et de parodistes » et que la Maison-Blanche déploie une stratégie vis-à-vis du Canada, du Groenland, ou du canal de Panama qui n’est rien d’autre qu’une « imitation de notre nation [la Russie] audacieuse, consolidée, guerrière et ‘sans frontières’ » ?

Je n’ai pas pour habitude de commenter les déclarations de mes collègues, mais il me semble qu’il est parfaitement idiot de poser la question en ces termes.

Contrairement à ce que certains s’imaginent, Trump dispose d’une philosophie politique et économique tout à fait personnelle d’après laquelle il prend des décisions d’une façon certes radicale, mais, au fond, prudente.

Sa philosophie est, pour l’essentiel, sans rapport avec la Russie et les parallèles de cette nature me paraissent plus risibles qu’autre chose. 

Comment définissez-vous la « philosophie » de Donald Trump ?

Trump est un nationaliste américain qui présente certaines caractéristiques du messianisme traditionnel aux États-Unis. S’il peut parfois surprendre c’est qu’il a été vacciné contre la vermine mondialiste-libérale des trois ou quatre dernières décennies. 

Justement dans ses charges contre le libéralisme, il semble souvent mettre en avant des valeurs communes avec la Russie de Poutine. Même sur la guerre en Ukraine, l’administration Trump semble chercher un rapprochement des États-Unis avec la Russie. Pourquoi ? Comment comprenez-vous cette tentative ? 

On parle beaucoup d’un éventuel compromis et de ses différentes formes. En Russie aussi, dans les médias et ailleurs, on discute avec enthousiasme des options qu’il pourrait ouvrir.

Il me semble toutefois qu’à ce stade, l’administration Trump n’a aucune raison de négocier avec nous selon les conditions que nous avons fixées — et que par conséquent ce rapprochement sera difficile. 

Bien que la guerre en Ukraine soit inutile et même quelque peu nuisible pour le président américain — qui n’est qu’un figurant — du point de vue principal pour les États-Unis, c’est-à-dire du point de vue intérieur, l’équilibre des intérêts est plutôt propice à sa poursuite.

Expliquez-vous.

La guerre est économiquement avantageuse pour les États-Unis, car elle leur permet de moderniser leur complexe militaro-industriel, de piller leurs alliés européens avec une vigueur renouvelée et d’imposer leurs intérêts économiques par le biais de sanctions systématiques à l’encontre de pays du monde entier. 

Et, bien sûr, elle permet aux États-Unis d’infliger davantage de dommages à la Russie dans l’espoir de l’épuiser et, idéalement, de l’écraser ou de la supprimer en tant que noyau militaro-stratégique de la majorité mondiale émergente et émancipée. Sans compter qu’elle est aussi un puissant soutien stratégique du principal concurrent de l’Amérique, la Chine. 

Certains observateurs et plusieurs partisans du président américain mettent en avant aujourd’hui l’existence d’une opération complexe, une sorte de Kissinger in reverse : cinquante ans après la visite de Nixon à Pékin, la Maison-Blanche chercherait à éloigner la Russie de la Chine, en se rapprochant cette fois-ci du Kremlin. Pensez-vous qu’il s’agit d’une interprétation conforme aux tendances actuelles ? Et quel est le risque qu’elle présente vis-à-vis de votre doctrine de la « majorité mondiale » ?

La rupture de la Russie avec la Chine serait absurdement contre-productive pour nous. 

Contrairement à ce que certains peuvent rapporter, alors que les membres de l’administration Trump du premier mandat avaient tenté de nous persuader de le faire, ils comprennent aujourd’hui que la Russie n’acceptera jamais cette condition. 

Il n’y a donc pas pour vous de condition suffisante à conduire à un rapprochement des États-Unis à la Russie ?

Trois éléments pourraient pousser Trump à négocier un accord satisfaisant pour la Russie sur l’Ukraine.

Le premier serait le départ de facto de la Russie de son alliance avec la Chine — nous pouvons l’exclure. 

Le deuxième, la menace d’une répétition de la grotesque retraite de Kaboul, c’est-à-dire la défaite totale et la capitulation honteuse du régime de Kiev et l’échec évident de l’Occident dirigé par les États-Unis. 

Et le troisième est le risque que les hostilités s’étendent aux États-Unis et à leurs actifs vitaux dans le monde entier, avec des pertes humaines américaines massives, y compris la destruction de bases militaires.

Seuls ces deux derniers éléments demeurent à ce jour.

La défaite totale de l’Ukraine — avec sa capitulation pure et simple qui pourrait avoir un effet domino sur l’Europe — reste notre objectif, mais elle sera extrêmement coûteuse, voire prohibitive, car elle conduirait à la mort de plusieurs milliers de nos meilleurs enfants, si elle n’était pas renforcée par un recours plus actif à la dissuasion nucléaire, ce que je préconise pour sortir de cette impasse.

La Russie aurait-elle intérêt à ce que la Maison-Blanche poursuive sa stratégie visant l’annexion du Groenland, en mettant en discussion l’intégralité territoriale de l’un de ses alliés de l’OTAN ?

Pour le dire franchement, l’OTAN n’est pas seulement un vestige de la Guerre froide  : c’est surtout un cancer qui ronge la sécurité européenne. 

J’ignore ce qu’il en sera de l’annexion du Groenland mais, le cas échéant, j’espère qu’elle contribuera à faire finir l’OTAN aux poubelles de l’histoire — et le plus tôt sera le mieux. Elle ne mérite rien d’autre.

Depuis des années, je critique les décideurs russes qui ont tenté de rétablir des liens avec cette organisation qui est, par définition, hostile, productrice de conflits et, de surcroît, criminelle, s’étant rendue coupable d’agressions en série. Je ne rappellerai ici que le viol de la Yougoslavie, la guerre monstrueuse que l’immense majorité des pays de l’OTAN a menée en Irak, où un million de personnes ont trouvé la mort et où les pertes humaines se poursuivent à l’heure où je parle, ou encore l’agression de l’OTAN contre la Libye, qui a abouti à la destruction d’un pays relativement prospère, l’un des pays les plus prospères de l’Afrique du Nord 3.

J’espère que l’OTAN crèvera. Cette organisation n’a pas d’autre avenir. Elle a pu jouer par le passé un rôle plutôt positif, en contenant l’Allemagne, en limitant l’influence du communisme — ce qui était bien son objectif principal —, en contrebalançant l’URSS au sein d’un système relativement stable de confrontation entre grandes puissances. 

Mais il y a bien longtemps que l’OTAN n’est plus rien d’autre qu’une organisation nocive, purement et exclusivement nocive pour la sécurité mondiale. Plus vite elle disparaîtra, mieux ça sera.

L’Union européenne est-elle, selon vous, l’ennemi commun de la Maison-Blanche et du Kremlin  ? L’appellation d’« Europe collective » a-t-elle un sens à vos yeux  ? Est-elle liée à la notion d’« eurofascisme » qu’emploient désormais les services russes qui appellent à une nouvelle alliance entre la Russie et les États-Unis ? 

Je suis affligé par la trajectoire qu’empruntent les pays européens et l’Union européenne.

À cause de la déchéance morale de ses élites, le projet européen est aujourd’hui dans l’impasse, après avoir atteint un certain apogée. La génération politique actuelle échoue sur tous les fronts et cherche son salut dans l’entretien d’une hostilité croissante, voire dans une préparation à la guerre contre la Russie, ce qui est proprement sidérant, une sorte de préparatif à un suicide rapide. Je pense que l’Europe collective est inévitablement amenée à se dissoudre. Il ne me semble pas qu’elle puisse tenir longtemps en tant qu’entité sans se désagréger.

Cela aura évidemment des conséquences positives. Une Europe collective telle qu’elle existe aujourd’hui, sous la double direction d’une élite consumériste et d’une élite faillie, qui souffle sur les braises de l’hystérie guerrière, cela ne sert certainement pas les intérêts de la Russie. L’hypostase précédente, celle d’une Europe pacifique, était bien plus conforme à nos intérêts, sans compter que la politique actuelle de l’Europe ne répond pas non plus aux intérêts de sa propre population — mais je ne veux pas me prononcer à leur place.

Quant à « l’eurofascisme », il est clair qu’on en voit les symptômes 4. Cela fait longtemps que je le dis, bientôt une quinzaine d’années. Les échecs accumulés et le recul de l’Europe dans la compétition internationale font que, tôt ou tard, nous verrons ces symptômes se manifester dans un nombre croissant de pays d’Europe — j’espère simplement que cela ne sera pas le cas partout, même si les signes en sont déjà visibles. L’ultralibéralisme s’est toujours réalisé sous la forme de son propre miroir inversé.

C’est pourquoi je fais l’hypothèse d’une montée en puissance de l’eurofascisme, non pas dans les formes qu’il a prises sous Franco, Mussolini ou Hitler, mais sous les traits du néo-totalitarisme libéral. L’Europe s’apprête à traverser une période difficile  : les tendances fascistes et nationalistes vont certainement se renforcer dans de nombreux pays. J’ai l’impression que l’on a bien conscience de tout cela en Russie et que, cette fois-ci, nous saurons y faire face, nous saurons empêcher l’Europe de devenir une menace pour notre sécurité et celle du monde. En dernier recours, nous saurons y faire face à nous seuls. Je rappelle que je suis un Européen russe, bien qu’eurasiatique. Mais cela ne retire rien au fait que l’Europe a été la source des principales calamités de l’humanité au cours de ces cinq derniers siècles. 

Êtes-vous partisan de l’idée, formulée par Curtis Yarvin et d’autres intellectuels trumpistes, que les nations européennes devraient être aidées — y compris par le biais de changements de régime — à restaurer leur culture traditionnelle et des formes de gouvernement plus autoritaires, en lien avec la Russie  ? 

Je ne partage pas l’idée que les nations européennes devraient y être aidées, mais j’espère qu’elles y parviendront par elles-mêmes, d’une manière ou d’une autre. Toute ingérence extérieure risquerait plutôt de freiner ce mouvement 5. L’Europe a été le berceau des pires courants idéologiques, de guerres monstrueuses, de génocides de masse. Des gouvernements ou des normes plus autoritaires pourraient avoir de nouveau des effets catastrophiques sur le reste du monde. C’est pourquoi l’option que je privilégie consiste plutôt à prendre acte de la fin de l’aventure européenne, à ce que la Russie prenne ses distances vis-à-vis de l’Europe et reconnaisse, enfin, que son voyage européen touche à sa fin. Nous n’avons plus rien à tirer de l’Europe, sauf des menaces militaires et l’infection par ses pseudo-valeurs.

Pensez-vous que l’horizon eurasiatique s’est définitivement clos ?

L’Europe perd du terrain. Son influence culturelle, autrefois bénéfique, est désormais néfaste. J’en suis d’autant plus attristé que la Russie reste dans une large proportion, à 50 ou 60 %, un pays européen d’un point de vue culturel.

L’effondrement de l’Europe, en tant que phénomène culturel et moral, représente une véritable perte, y compris pour la Russie. Mais nous n’avons pas à nous en préoccuper  : ce dont nous devons nous préoccuper, c’est de bâtir des relations constructives avec les différents pays d’Europe, à titre individuel.

Je pressens fortement que, d’ici une dizaine ou une quinzaine d’années, peut-être même plus tôt, les pays du sud de l’Europe et une bonne partie de l’Europe orientale rejoindront la Grande Eurasie. 

Quant aux pays du Nord-Ouest, ils continueront à pourrir sur place et s’effacer de l’arène mondiale, à moins bien sûr qu’ils ne réussissent à dépasser leurs pulsions de rejet de leurs propres valeurs fondamentales.

Le Royaume-Uni et trois ou quatre autres États du continent deviendront la périphérie, l’excroissance européenne des États-Unis. 

Leur position est intenable et on commence à s’en rendre compte : ils ont de plus en plus de mal à s’obstiner dans l’impasse actuelle de leur système de valeurs — un échec qu’ils se sont imposés et qu’ils entretiennent eux-mêmes. Mais je veux insister sur ce point : la dégénérescence ou la renaissance morale de l’Europe ne nous regarde pas.

Pour l’heure, mieux vaut nous en éloigner, en profitant de l’opportunité historique que représente la guerre déclenchée par l’Occident en Ukraine 6

Nous avons évidemment une divergence fondamentale sur la responsabilité du déclenchement et de la continuation de l’agression russe à l’Ukraine. En quoi pensez-vous que cette guerre — que le régime russe d’ailleurs continue à appeler « opération militaire spéciale » pour occulter le massacre qu’elle produit quotidiennement — représente une opportunité historique ? 

Cette guerre nous a été extrêmement bénéfique. Il est tragique que ce résultat ait dû coûter la vie à la fine fleur du pays, mais cette guerre nous a permis de rompre rapidement avec nos derniers restes d’eurocentrisme et d’occidentalocentrisme. 

En attirant le feu sur nous, nous éliminons finalement cette élite consumériste qui a définitivement quitté la Russie, nous restaurons notre propre identité, dans ses aspects à la fois traditionnels et réactualisés, tout en nous tournant résolument vers le Sud et l’Est, là où se trouvent les sources extérieures de notre civilisation et de notre prospérité future.

Si l’Europe renoue avec sa culture, ses valeurs traditionnelles, ainsi que des formes plus autoritaires de gouvernement, si elle parvient à un régime de décision plus efficace sans sombrer dans le fascisme, j’en serai ravi. Il sera alors plus simple pour nous de discuter avec nos voisins européens, de rétablir ces relations d’amitié avec la Russie qui sont aujourd’hui purement et simplement interdites aux Européens.

La Russie considère-t-elle qu’il serait souhaitable de consolider un axe transatlantique illibéral — sachant qu’il semble porter aujourd’hui à la fois des polarités favorables à la Russie, avec Viktor Orbán en Hongrie, et qui lui restent défavorables comme avec le PiS en Pologne ?

Il serait en effet souhaitable ou profitable pour la Russie qu’émerge un axe transatlantique « illibéral », car le libéralisme a fait son temps — tout comme, avant lui, le communisme et le nazisme avaient fait le leur.

Quant à savoir si cet axe sera pro-russe ou anti-russe, nous verrons bien. 

J’observe par ailleurs que le contexte évolue en Europe. Je ne pense pas, par exemple, que l’Italie poursuivra sur sa ligne anti-russe, ne serait-ce qu’à moyen terme. 

J’espère par ailleurs que la France finira par renoncer à sa position actuelle, proprement délirante et suicidaire. La conséquence de cette ligne, c’est qu’une partie considérable de l’Europe ralliera la Grande Eurasie, en tant qu’espace ayant moins vocation à contrebalancer la puissance des États-Unis qu’à faire triompher une politique et des valeurs politiques normales. J’aimerais sincèrement que la France sorte de ce moment pathétique de son histoire. 

Quant à l’Allemagne, je crains fort qu’elle se révèle incapable de sortir de la crise dans laquelle elle s’est engouffrée. Si elle y parvient, tant mieux, mais, à titre personnel, je préfère exclure l’Allemagne de tous mes pronostics, tout en espérant me tromper.

Il existe manifestement, au sein même de la population russe, des personnes qui n’adhèrent pas à votre « idée-rêve russe ». Comment concevez-vous la gestion — ou la possibilité même — du dissensus politique dans la Russie d’aujourd’hui et de demain  ? 

Il y a effectivement parmi nos concitoyens des gens qui ne partagent pas ma conception personnelle de « l’idée-rêve russe », laquelle, au demeurant, ne m’appartient pas en propre. C’est une vision que nous élaborons assidûment, avec des dizaines, des centaines d’intellectuels de premier ordre et de figures politiques du pays.

Cette conception est assez simple  : elle affirme qu’il doit exister dans notre pays une idéologie susceptible de nous porter vers l’avant, une idéologie partagée par la majorité de la population et obligatoire pour l’élite dirigeante. Mais ni moi, ni, je l’espère, mes collègues et amis, ne prétendons imposer à l’ensemble des citoyens cette idéologie, que nous appelons une « idée-rêve » ou un « Code de l’homme russe ».

Nous ne voulons en aucun cas renouer avec le totalitarisme communiste qui nous a mutilés intellectuellement et qui a contribué à l’effondrement de l’Union soviétique.

En revanche, j’estime que nous devons transmettre, dès le plus jeune âge, un socle commun de valeurs déterminées  : les valeurs inscrites dans cette conception et qui commencent aujourd’hui à se diffuser. Il n’y a donc rien là de différent de la manière dont on a inculqué jadis aux enfants russes les commandements divins, puis le Code du bâtisseur du communisme 7.

Ceci étant dit, je m’opposerai catégoriquement à toute forme d’oppression des personnes qui ne partageraient pas cette « idée-rêve » 8. Si vous n’y adhérez pas, mais que vous payez vos impôts, que vous n’allez pas à l’encontre des intérêts de l’État et que vous ne vous mettez pas au service de gouvernements étrangers, alors très bien, vous êtes libre de vivre comme vous l’entendez. Si vous aspirez cependant à faire partie de la classe dirigeante russe, alors vous devez partager ces valeurs et cette politique, promouvoir cette identité. Ceux qui s’y refusent doivent être relégués dans une sorte de semi-isolement 9. Qu’ils fassent des affaires ou qu’ils travaillent à l’usine, tant qu’ils profitent à la société et prennent soin de leur famille, alors qu’ils vivent leur vie. Mais ils ne doivent pas faire partie de la classe dirigeante. Et il faut en écarter ceux qui, aujourd’hui, en font partie sans partager cette vision.

Par quels moyens souhaitez-vous les écarter ?

Heureusement pour nous, nos adversaires occidentaux actuels, ceux que nous appelions tout récemment encore nos « partenaires », nous rendent de grands services sur ce plan. À la faveur de l’opération militaire, nous nous sommes débarrassés en un temps record d’une quantité considérable de personnes que je désigne comme de la « racaille ».

Ces gens ont donc quitté la Russie pour l’Occident  : je vous en félicite.

Le mot « racaille » [šval’], je le rappelle, est un mot russe qui signifie « une personne indigne » et qui vient du français « chevalier ». C’est en entendant les Français le prononcer à l’époque napoléonienne que les Russes ont fini par désigner ainsi des gens indignes de respect 10.

En vous lisant et en vous écoutant, il apparaît que la guerre est désormais devenue la matrice de la Russie contemporaine. Pensez-vous qu’elle sera aussi la clef de son futur ? La Russie est-elle entrée dans une guerre sans fin ?

À l’heure actuelle, un processus accéléré de renaissance spirituelle, morale et intellectuelle est à l’œuvre en Russie, en très grande partie grâce à la guerre. 

On peut regretter que ce processus n’ait pas été en mesure de voir le jour par d’autres moyens. 

Toutefois, la Russie est un pays de guerriers, elle n’a jamais su vivre hors de l’état de guerre. Faire la guerre est dans les gènes des Russes. 

C’est pourquoi, dès que la menace est devenue palpable, nous nous sommes unis, nous avons surmonté nos divisions et rassemblé nos forces. 

Il est tragique que, pour cela, nous devions payer le tribut du sang — la vie de nos fils. Mais l’histoire est tragique.

Sources
  1. Marlène Laruelle dans les pages du Grand Continent sur plusieurs concepts clefs : son rapport de 50 pages sur la « majorité mondiale » ; sa théorie du « multilatéralisme nucléaire » ou de la « grande Eurasie » ; ou encore ses 11 thèses sur la Troisième guerre mondiale ou son plaidoyer pour la guerre nucléaire.
  2. y découvre un discours pseudo-analytique qui cherche à présenter l’Europe comme la source historique du mal, accusée d’une prédisposition au totalitarisme et aux conflits destructeurs. En soutenant l’Ukraine, les pays européens seraient aujourd’hui complices d’un héritage nazi, selon une logique révisionniste qui inverse les rôles et accuse l’Occident d’autoritarisme. L’objectif idéologique est clair : délégitimer l’Europe pour promouvoir une alliance russo-américaine contre elle. Pour ce faire, le texte détournait des épisodes historiques (comme la guerre de Crimée ou la crise de Suez) afin d’imaginer une convergence ancienne entre Washington et Moscou, et finissait même par dépeindre Churchill comme une sorte d’euro-fasciste responsable de la guerre froide, le retournement final présentant la Grande-Bretagne comme l’ennemi historique des États-Unis.
  3. guerre des dix ans », fait l’objet presque quotidiennement d’articles dans nos pages depuis trois ans.
  4. Code moral du bâtisseur du communisme, approuvé en 1961 lors du XXIIe Congrès du PCUS, est fréquemment mentionnée dans les discours de Vladimir Poutine, qui en fait l’une des principales sources de sa politique sur le plan des valeurs.
  5. Le Grand Continent avait publié son dernier grand entretien.
  6. e siècle ou au début du XIXe, des « citoyens actifs » et des « citoyens passifs », ou encore des citoyens électeurs et éligibles en fonction d’un critère censitaire, Karaganov propose que l’exercice plein et entier de la citoyenneté soit réservé aux seuls individus capables de démontrer leur conformité idéologique.
  7. šval’ rappelle plus assurément le mot « cheval » que le mot « chevalier », on voit mal par quel retournement linguistique ce dernier terme aurait acquis une connotation si violemment péjorative en russe. En somme, nous sommes sans doute en présence d’une légende étymologique analogue à celle qui attribue le mot français « bistrot » au russe bystro