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22.11.2024 à 13:02
Cartographier les réactions internationales à l’émission d’un mandat d’arrêt de la CPI contre Benyamin Netanyahou
Marin Saillofest
Hier, jeudi 21 novembre, la Cour pénale internationale a émis des mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien et l’ex-ministre de la Défense Yoav Gallant. Ces derniers feront désormais face à un risque d’arrestation s’ils se rendent dans un pays ayant ratifié le Statut de Rome.
Nous cartographions les réactions à cette annonce au vendredi 22 novembre à 13h (Paris).
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Texte intégral (1003 mots)
Hier, jeudi 21 novembre, la Cour pénale internationale a délivré des mandats d’arrêt à l’encontre de Benjamin Netanyahu et Yoav Gallant pour des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre 1. Le procureur de la CPI Karim Khan avait déposé une requête à cette fin à la fin du mois de mai 2024.
- Les réactions à l’échelle internationale sont très disparates. Au vendredi 22 novembre à 13h (Paris), une trentaine de pays ont publiquement commenté cette annonce.
- Sept pays ont contesté la décision de la Cour : l’Argentine, l’Autriche, les États-Unis, la Hongrie, Israël, le Paraguay et la Tchéquie.
- La Maison-Blanche a déclaré « fondamentalement rejeter la décision de la Cour […] Nous restons profondément préoccupés par la précipitation avec laquelle le procureur a demandé des mandats d’arrêt et par les erreurs de procédure troublantes qui ont conduit à cette décision » 2.
- En mai, en réaction à la requête formulée par le procureur de la CPI, Washington avait très rapidement publié un communiqué qualifiant la requête de Karim Khan de « scandaleuse », ajoutant : « Nous nous tiendrons toujours aux côtés d’Israël contre les menaces qui pèsent sur sa sécurité ».
- Certains pays, notamment la Chine, ont publié des communiqués ambigus. Dans le Global Times, tabloïd du Parti, Pékin a dit « espérer que la CPI maintiendra une position objective et juste, exercera son pouvoir conformément à la loi, et interprétera et appliquera le Statut de Rome et le droit international général de manière globale et de bonne foi selon des normes uniformes » 3.
- Les réactions de l’Allemagne, de la France, de la Norvège, de la Roumanie et du Royaume-Uni sont également « ambiguës » dans le sens où ces pays ont généralement reconnu la décision de la Cour tout en refusant, pour les pays ratificateurs du Statut de Rome, de dire s’ils arrêteraient ou non Netanyahou et Gallant si ces derniers venaient à se rendre dans leur pays.
- C’est notamment le cas de l’Allemagne, dont la ministre des Affaires étrangères a déclaré qu’elle allait « examiner » comment réagir à la décision de la Cour 4, et de la France, qui affirme avoir « toujours soutenu les actions de la Cour » tout en avertissant que cette situation « nécessite beaucoup de précautions juridiques » 5.
La plupart des pays ayant réagi à la décision de la Cour ont déclaré qu’ils respecteraient la décision (19 au total sur 32). En Europe, c’est notamment le cas de l’Italie, de l’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas, l’Irlande, l’Estonie, la Slovénie et de la Suède. Tous ces pays ont ratifié le Statut de Rome et seraient tenus d’arrêter le Premier ministre et l’ex-ministre de la Défense israélien si ces derniers se rendaient dans leur pays.
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22.11.2024 à 06:30
Trump a été élu avec la marge la plus faible depuis 2000
Marin Saillofest
Alors que les derniers bulletins de vote pour l’élection présidentielle sont comptabilisés, le président-élu républicain a obtenu 49,9 % des voix contre 48,3 % pour Kamala Harris — soit une avance de seulement 1,6 point. Bien loin du « mandat » (mandate) supposément conféré par l’électorat américain, la victoire de Trump pourrait nuire à sa crédibilité.
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Texte intégral (548 mots)
Plus de deux semaines après l’élection présidentielle américaine, la quasi-totalité des bulletins de vote ont enfin été comptabilisés. Dans certains États, notamment en Californie, certains comtés ont encore quelques dizaines de milliers de bulletins à dépouiller. Ces derniers ne devraient cependant pas faire bouger significativement le résultat final.
- Bien qu’il ait obtenu une victoire « nette » au collège électoral, obtenant 312 voix contre 226 pour Kamala Harris, la victoire de Trump est loin d’avoir constitué un « raz-de-marée » tel que relayé par ses proches et partisans.
- Avec seulement 1,6 point d’avance au vote populaire sur Kamala Harris, le président-élu républicain a remporté l’élection avec la marge la plus étroite depuis la victoire de George W. Bush contre le démocrate Al Gore en 2000.
- Au 21 novembre, Trump a ainsi obtenu 49,9 % des votes contre 48,3 % pour Kamala Harris, soit un écart de seulement 1,6 point. En 2000, Al Gore avait devancé Bush de 0,5 point (mais avait néanmoins perdu l’élection).
Kamala Harris a obtenu 7 millions de votes de moins que Joe Biden quatre ans auparavant. Elle a cependant rassemblé une coalition bien plus importante que Barack Obama (69,5 millions de voix en 2008 et 65,9 millions en 2012) et Hillary Clinton (65,8 millions en 2016). La démocrate a par ailleurs obtenu plus de voix que Donald Trump en 2020, qui avait perdu le scrutin avec 46,8 %.
Ces chiffres seront importants pour le deuxième mandat de Trump, qui débutera avec son investiture le 20 janvier prochain.
- Depuis l’annonce de sa victoire, l’entourage de Trump a clamé à de nombreuses reprises que l’électorat américain avait confié un « mandat » (mandate) au président-élu, suggérant que les électeurs avaient massivement signalé leur rejet de l’administration Biden.
- En réalité, Trump a obtenu moins de la moitié des votes exprimés : 49,9 %, un chiffre susceptible de nuire à sa crédibilité.
- Le prochain test pour la nouvelle coalition républicaine aura lieu dans seulement deux ans, lors des midterms. Les électeurs se prononceront alors sur la performance de Trump au cours des deux premières années de son mandat.
Comme le rappelait Mathieu Gallard : « À titre de comparaison, l’écart entre Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand lors de l’élection présidentielle de 1974 était de 1,4 point — soit l’élection la plus serrée de l’histoire de la Ve République, et qui est à juste titre toujours présentée sous cet angle ».
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21.11.2024 à 19:00
Quels pays européens seraient le plus impactés par les tarifs douaniers annoncés par Trump ?
Marin Saillofest
Avec plus de 500 milliards d’euros de biens exportés l’an dernier, les États-Unis sont le premier marché pour les exportations européennes — loin devant la Chine, qui a importé deux fois moins de produits européens en 2023. Des tarifs indiscriminés de 10 % pourraient se traduire par une contraction de près de 30 % des exportations européennes vers les États-Unis.
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Texte intégral (764 mots)
L’Allemagne est de loin le premier exportateur européen vers les États-Unis : les entreprises allemandes ont exporté pour près de 158 milliards d’euros de biens outre-atlantique l’an dernier. Elle est suivie par l’Italie (67 milliards), l’Irlande (51 milliards) et la France (44 milliards).
- Si Donald Trump, une fois investi en janvier, mettait en place des tarifs douaniers indiscriminés pour tous les pays exportant des biens vers les États-Unis, ce sont ces États qui seraient principalement impactés au sein de l’Union.
- Le président-élu n’a pas formulé à ce jour de proposition claire quant au taux exact qu’il souhaiterait mettre en place et n’a pas précisé les catégories de bien qui seraient éventuellement ciblées par des tarifs plus importants.
L’Allemagne est particulièrement dépendante du marché américain pour ses exportations : l’institut Ifo estime que les exportations allemandes vers les États-Unis pourraient chuter de 14,9 % en cas d’instauration de tarifs douaniers — soit 23,5 milliards d’euros. Ses exportations automobiles seraient particulièrement touchées avec une baisse de 32 %, et jusqu’à 35 % pour ses produits pharmaceutiques 1.
- Selon des estimations réalisées par Allianz Trade, un scénario de « guerre commerciale contenue » (qui se traduirait par des droits de douane de 25 % sur les biens chinois et de 5 % pour le reste du monde) provoquerait une perte de 135 milliards de dollars d’exportations mondiales 2.
- Un scénario de « guerre commerciale totale » (avec un tarif universel de 10 % et de 60 % sur les exportations chinoises, soit ce que Trump a annoncé à plusieurs reprises) se traduirait quant à lui par une perte globale estimée à 510 milliards de dollars — soit le montant du total des exportations européennes vers les États-Unis.
- Pour l’Union, un tarif universel de 10 % pourrait conduire à une baisse d’environ 30 % du montant des exportations européennes vers les États-Unis, selon des estimations réalisées par la Commission 3.
- En termes de croissance, un tel taux pourrait conduire à une baisse du PIB de la zone euro se situant entre 1,2 et 1,7 points de pourcentage, en supposant une mise en œuvre des tarifs au courant de l’année 2025.
Contrairement à ce que Trump a affirmé au cours de la campagne, des tarifs universels nuiraient aux consommateurs américains en augmentant artificiellement le prix des importations. Par ailleurs, les effets redistributifs ayant tendance à être régressifs, le coût pèserait davantage sur les ménages à faibles revenus.
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21.11.2024 à 18:41
Face à Poutine et après Trump, européaniser la dissuasion française ?
Matheo Malik
La guerre d’Ukraine a ouvert un nouveau contexte stratégique et établi un nouveau modèle pour les conflits d’agression que la Russie pourrait mener à l’avenir face à l’espace européen.
Alors que l’Europe se prépare à entrer dans la deuxième ère Trump, la France doit trouver les moyens d’éviter à la fois la guerre et la soumission.
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La guerre d’Ukraine, par sa durée et l’ampleur des pertes que subissent les belligérants, marque le retour en Europe des conflits conjuguant ampleur et durée, destructions matérielles et pertes humaines avec, pour un des deux belligérants, un enjeu de survie nationale. Alors que la nation ukrainienne lutte pour son existence face à l’agression russe, la France semble doublement à l’abri d’un tel risque.
D’une part grâce à sa situation « d’île stratégique » qui la voit en paix durable et confraternelle avec l’ensemble du continent européen, ce qui lui confère une profondeur stratégique historiquement inédite. D’autre part, grâce à sa dissuasion nucléaire nationale autonome qui la prémunit contre tout anéantissement ou chantage nucléaire. Pour autant, la France est profondément impliquée dans la défense de cet espace européen au sein duquel elle vit une communauté de valeur et de destin avec ses voisins, partenaires et alliés. Mais dans ce contexte, la dissuasion nationale autonome n’est pas une panacée, et le contexte du retour durable d’une Russie agressive et expansionniste crée de nouvelles situations à risque que son modèle de forces actuel ne permettrait pas toujours d’affronter. Notamment en raison de la prolongation potentielle des crises, mais aussi d’un ordre international bien moins binaire et plus économiquement complexe que dans les années de la Guerre froide.
Si les dirigeants français admettent volontiers à travers leurs déclarations depuis les années 1970 qu’une part des « intérêts vitaux » du pays se situe en Europe, force est de constater que la France serait bien incapable, dans le format actuel, d’européaniser sa dissuasion de manière crédible et efficace pour s’ériger en protectrice de dernier ressort de l’intégrité de l’espace européen. Surtout dans un contexte conjuguant crise conflictuelle longue, escalade lente et doutes sur l’engagement américain : trois hypothèses probables à court ou moyen terme. La conséquence est qu’il faut sans doute admettre que les intérêts de la France en Europe ne sont pas « à ce point vitaux » pour que celle-ci puisse offrir une garantie de sécurité avec son seul arsenal nucléaire actuel — qui la verrait prête à « risquer Paris pour Vilnius ».
Il faut donc l’admettre, l’hypothèse d’un conflit conventionnel existe face à la Russie, dont l’escalade pourrait et devrait être maîtrisée. Il faudrait ainsi pouvoir mener celle-ci dans la durée, en coalition, avec l’appui de forces nucléaires françaises « différentes » pour un meilleur épaulement avec les forces conventionnelles. Un point de vue, pour l’heure, résolument hérétique, mais qui découle d’une modification profonde du contexte stratégique.
Une dissuasion française historiquement cohérente
Les fondements de la dissuasion nucléaire française, de la doctrine aux composantes et moyens, reposent en grande partie sur le traumatisme de juin 1940 et servirent son édification pendant la guerre froide, comme une continuité de « l’esprit de résistance » 1. Il s’agissait — et c’est toujours le cas — alors d’éviter le retour d’une situation menaçant la survie même de la France en tant que nation, sans avoir à dépendre du bon vouloir d’un allié anglo-saxon, ni devoir revivre les épouvantables sacrifices humains et matériels des conflits mondiaux. L’arme nucléaire, de par sa puissance, apporta à la fois la menace la plus totale et la solution la plus radicale à l’enjeu central de la défense nationale : survivre en tant que nation 2. La défaite de Dien Bien Phu en 1954 et la crise de Suez en 1956 confirmèrent du point de vue de Paris le caractère à minima aléatoire de l’alliance américaine et la nécessaire indépendance absolue des moyens d’assurer la survie nationale 3.
Avec le développement d’un arsenal crédible, doté de composantes variées, d’une capacité de frappe en second et d’un volume suffisant pour infliger des « dommages inacceptables » à toute puissance quelle que soit sa taille et sa profondeur stratégique, la France se dota d’une « assurance vie » autonome. Celle-ci protège son territoire national et sa population d’une élimination brutale, sans discontinuer depuis 1964 (première prise d’alerte des FAS) et de manière très robuste depuis 1972 (première patrouille de SNLE). Sur le plan doctrinal, une pensée française riche et complexe, incarnée par les généraux Ailleret, Beaufre, Gallois et Poirier, permit de jeter les fondements d’une dissuasion nucléaire autonome, « tous azimuts », strictement défensive — seule justification de l’arme atomique nationale. Une dissuasion centrale dans le modèle des forces militaires françaises, ce que synthétisa pour le grand public le premier Livre blanc de 1972 4.
Pour la France, depuis plus de 50 ans, l’hypothèse d’un conflit majeur en Europe est systématiquement liée à un dialogue dissuasif s’appuyant sur l’arme nucléaire nationale. Face à la nécessité de prévenir le contournement « par le bas » de l’arsenal nucléaire, de témoigner de la solidarité de la France envers ses alliés et de pouvoir justifier, le cas échéant aux yeux du monde, de l’opinion française, et de l’adversaire l’ascension aux extrêmes nucléaires, la France avait articulé à partir des années 1970 son corps de bataille en Allemagne autour de l’idée que son engagement forcerait « l’ennemi » (forcément soviétique mais sans le nommer) à « dévoiler ses intentions » 5. Il s’agissait de faire face à toutes les hypothèses de crise, depuis l’option extrême d’un assaut massif du Pacte de Varsovie sur l’Europe occidentale jusqu’aux hypothèses d’attaques limitées aux frontières de l’OTAN (prise de gage territorial), ou d’une opération de contournement de la lutte armée par l’URSS qui ressemblerait au « coup de Prague » de 1968.
L’engagement hors de France du corps de bataille français composé d’appelés du contingent était alors la manifestation tangible de la détermination politique de Paris ainsi que la justification possible du recours à l’arme nucléaire « tactique », non dans une optique de bataille devant être gagnée, mais plutôt de signalement que la France, après avertissement, serait prête à toutes les options, y compris les plus extrêmes. À aucun moment il ne s’agissait dans l’esprit de « gagner » militairement contre le Pacte de Varsovie, ni même de « durer » en conflit, mais plutôt de restaurer, in extremis, un dialogue politique au bord du gouffre, en assumant le fait de contribuer si nécessaire à l’escalade pour ne pas laisser s’installer un conflit d’usure, destructeur, qui ramènerait les souvenirs de Verdun à l’ombre d’Hiroshima. Le choc avec la superpuissance soviétique ne pouvant déboucher sur une victoire conventionnelle à un prix acceptable, seule la dissuasion apportée par une promesse d’anéantissement mutuel devait pouvoir faire reculer Moscou.
Cet édifice national — doctrinal et capacitaire — qu’est la dissuasion reste, en 2024, d’une surprenante cohérence et globalement d’une saisissante validité. Toutefois, les conditions politiques et militaires « à l’est du Rhin » ont profondément évolué depuis 1991, de même que le modèle des forces de l’armée française, conventionnelles et nucléaires. La dissuasion était devenue après la chute du mur de Berlin réellement « tous azimuts » dans un contexte où aucune puissance hostile ne menaçait réellement la France et où l’hypothèse d’une attaque par armes de destruction massive était réduite à la lubie plus ou moins rationnelle du dirigeant d’un petit État « voyou » ou d’une organisation terroriste. Cet apaisement du contexte stratégique, propice au désarmement et à la maîtrise des armements, a contribué à ramener le format de l’arsenal nucléaire français à un étiage, strictement suffisant pour maintenir une capacité crédible permanente et constituer une assurance vie face à l’impensable, tout en maintenant pour l’avenir des savoir-faire et des capacités (notamment humaines) qui pourraient se perdre en un an, mais mettent trente ans à être (re)créées.
En parallèle, le succès du projet européen a fait de la France une « île stratégique ». Alors que le corps de bataille français se justifiait par la présence de milliers de chars du Pacte de Varsovie à quelques centaines de kilomètres des frontières françaises, l’adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne des anciens pays vassaux de Moscou, leur émancipation démocratique et leur adhésion à un espace européen uni et étroitement intriqué sur le plan économique et culturel, a donné à la France une profondeur stratégique importante au sein d’un espace pacifié qui ne semblait plus menacé par la Russie. Cette évolution très favorable a pleinement justifié les « dividendes de la paix », la professionnalisation des forces françaises, la réduction de leur format, leur transformation expéditionnaire, l’abandon de l’idée de corps de bataille en Europe et, plus largement, de défense territoriale. Elle a aussi justifié le renoncement aux forces nucléaires tactiques qui assuraient le « tuilage » entre l’engagement du corps de bataille et l’ascension au seuil thermonucléaire. Tout cela était cohérent et adapté au contexte, et ne remettait pas en cause les équilibres de la dissuasion — jusqu’en 2022.
La France pouvait sereinement maintenir un arsenal pour sa seule défense, régulièrement professer publiquement le caractère européen de ses intérêts vitaux 6 et douter, à l’occasion, de la sincérité de l’engagement américain en Europe. Sans avoir pour autant à s’interroger réellement sur les scénarios possibles qui pourraient la voir s’engager concrètement au profit de ses voisins d’Europe centrale et orientale avec sa dissuasion en cas de défaut américain, ni investir dans des capacités conventionnelles d’ampleur pour les épauler le cas échéant. La menace était objectivement faible et l’allié américain toujours présent et en apparence fiable pour se contenter d’une rhétorique théorique. Or l’agression de l’Ukraine que mène la Russie depuis 2014 et qu’elle a choisi de transformer en conflit majeur depuis février 2022 illustre les nouvelles formes que pourrait prendre une agression russe contre une partie des alliés et partenaires européens de la France. Une agression qui pourrait prendre en défaut un modèle français pensé pour des crises « courtes, fortes et proches ».
Un modèle pensé pour les « crises courtes, fortes et proches »
L’hypothèse centrale commune à tous les scénarios de la guerre froide était celle d’une crise courte. L’idée que le choc avec le Pacte de Varsovie ne durerait pas était absolument centrale. Elle se fondait sur la préparation des deux camps, sur l’ampleur de leurs moyens militaires nucléaires et conventionnels et sur le caractère idéologique de leur opposition. Pour la France, la menace était très proche. Les plans soviétiques situaient la frontière française à moins de dix jours de combat 7. Dans ces conditions, en cas d’attaque surprise appuyée par des frappes nucléaires tactiques, toute mobilisation nationale était illusoire et le « rouleau compresseur » soviétique ne pourrait que difficilement être freiné. Méfiants envers la crédibilité de l’hypothèse de représailles nucléaires américaines, les Français avaient taillé leur dispositif après leur retrait du commandement intégré de l’OTAN pour que les forces françaises de bataille soient toutes entières déployées en Allemagne et soient à la fois la seule unité de réserve de l’Alliance et le seul rempart « conventionnel » du pays, avec comme but de manœuvre l’ambition non de vaincre, mais de tester la détermination de l’ennemi 8.
Que cette force soit détruite ou malmenée, à quelques centaines de kilomètres au plus de Paris, impliquait que la France serait, très rapidement, en situation de menace existentielle, sinon d’anéantissement au moins d’invasion sur fond de bataille nucléaire tactique. Dans ces conditions, centrer l’hypothèse principale de la défense nationale sur la dissuasion thermonucléaire au bord du gouffre faisait parfaitement sens, et l’autonomie de la dissuasion française en renforçait encore la crédibilité, face aux alliés comme face aux adversaires. Le reste de l’OTAN, pour sa part, était préoccupé par deux risques antagonistes : d’une part, l’invasion en bonne et due forme de l’Europe occidentale, et d’autre part la prise de gages limités, le « Hamburg grab » 9. Une telle hypothèse aurait pu voir l’URSS saisir des « tranches de salami » ou des « feuilles d’artichaut » selon les théoriciens, sous la forme de gages territoriaux limités par une attaque surprise avant de s’enterrer et de demander des négociations, contraignant l’OTAN à « passer pour l’agresseur qui escalade » s’il avait menacé de représailles ou tenté de contre attaquer (un modèle que Vladimir Poutine utilise sous la forme modernisée d’une sanctuarisation agressive 10).
Si le risque d’invasion de grande ampleur plaidait pour un dispositif étalé dans la profondeur, celui de la prise de gages limitée, associé aux inquiétudes ouest-allemandes de n’être qu’un champ de bataille sacrificiel, plaidait pour une défense de l’avant, avec le positionnement permanent de toutes les forces de bataille au plus près de la frontière, ne laissant que les forces françaises (qui refusaient la bataille de l’avant) comme seules réserves 11. Américains comme Soviétiques, peu désireux d’avoir à engager un échange nucléaire tactique pouvant déboucher sur une escalade incontrôlable, s’employèrent à trouver, tout au long de la guerre froide, les moyens de retarder le seuil nucléaire le plus longtemps possible, voire de pouvoir l’emporter, au moins dans la bataille d’Europe, par les seules forces conventionnelles.
D’une position centrale d’usage initial dans les années 1950, à l’époque des « représailles massives », les armes nucléaires ne firent que reculer dans l’esprit des belligérants potentiels, pour ne plus être qu’une forme de garantie contre la défaite en rase campagne pour l’OTAN comme le Pacte de Varsovie à la fin des années 1980 12. Le point commun entre les conceptions de l’OTAN et celles de la France restaient l’hypothèse d’une crise courte. Il était alors peu concevable qu’un conflit en Europe dure plus de quelques semaines. La décision devait être emportée par les forces pré-positionnées et par l’afflux rapide des forces de second échelon (venant d’URSS ou d’Amérique du Nord), sans passer par une mobilisation pluriannuelle. Qu’il s’agisse de contrer une attaque menaçant directement ses frontières ou de se porter en soutien de ses alliés, la dissuasion française demeurait la clé de voûte de la stratégie de la France en cas de conflit, capable de neutraliser rapidement toute agression soviétique par une ascension aux extrêmes qui semblait inéluctable si l’adversaire semblait vouloir s’engager de manière résolue, au-delà d’un gage territorial. Une crise « courte, forte et proche » en somme.
La défense de l’espace européen après 2025 : des crises « longues, lointaines, à l’escalade lente »
L’agression russe de l’Ukraine s’inscrit dans une stratégie pluriannuelle de contournement de la lutte armée 13 qui a échoué et s’est transformée, malgré la volonté des stratèges russes, en un conflit ouvert et prolongé. Elle constitue malheureusement sans doute le modèle des conflits d’agression que la Russie pourrait mener à l’avenir face à l’espace européen. Menant initialement une stratégie de déstabilisation par un mélange d’influence, de propagande et d’actions clandestines ciblées (sabotages, assassinats, cyber attaques), la Russie entreprend le « modelage » de sa cible tout en soufflant le chaud et le froid de manière officielle. Il s’agit d’isoler son adversaire, de semer le doute chez ses soutiens éventuels et au sein de son opinion tout en se créant des points d’appui. Le même schéma s’est dégagé en Géorgie ou en Ukraine hier et pourrait se retrouver en Moldavie, en Finlande ou dans les pays Baltes demain.
Selon une mécanique rôdé, la Russie utiliserait ensuite les opportunités que lui offriraient des crises survenant de manière épisodique ( économiques, migratoires, tensions sociales et ethniques, voire crises climatiques) pour accroître la pression de ses attaques hybrides tout en commençant des opérations armées sous faux drapeau (milices, mercenaires, « petits hommes verts »), notamment pour « protéger » les prétendues minorités russes (ou au moins russophones). Face à des États bénéficiant de garanties explicites de sécurité de la part des États-Unis, la Russie tentera de les faire passer pour les agresseurs, recherchera la conciliation éventuelle d’une administration américaine isolationniste ou occupée en Asie ou au Proche-Orient ou reculera de manière provisoire en patronnant des accords de cessez-le-feu tout en professant son désir de paix et en additionnant les demandes plus larges et sans lien direct avec la crise. Si la crise survient dans un espace « intermédiaire » tel que la Biélorussie (à la faveur d’une révolte) ou la Moldavie, l’engagement russe pourrait être plus direct, surtout si les forces ont été régénérées après une pause ou un arrêt du conflit avec l’Ukraine. Bien entendu, tout au long de la crise, la Russie agiterait la menace nucléaire pour peser sur les opinions (et d’abord la sienne), mais sans signalement stratégique particulier vis-à-vis des trois puissances nucléaires occidentales pour ne pas donner aux spécialistes le sentiment qu’elle sort de la « grammaire nucléaire ». Il s’agit de maintenir une forme de « sanctuarisation stratégique agressive » par la parole, à l’ombre de laquelle la Russie a les mains libres sur le plan conventionnel, en comptant sur le fait que la peur du nucléaire des démocraties occidentales tend, à l’heure des réseaux sociaux, à transformer la dissuasion en une théologie de l’inaction des décideurs politiques.
La crise se prolongeant, elle pourrait déboucher sur des combats ouverts entre les forces d’un pays de l’Union européenne et des unités de l’armée russe, avec ou sans intervention américaine, qui pourraient durer des mois entre déni plausible de la Russie, blocage turc ou hongrois de l’OTAN, polémique sur les réseaux sociaux et atermoiements bruxellois. Pendant le déroulé de cette crise, à aucun moment il ne serait opportun pour la France de faire valoir que l’intégrité du ou des pays menacés constitue un « intérêt vital » pour Paris. Ni l’opinion, ni nos autres alliés, ni la Russie ne jugeraient crédible une menace nucléaire de la part de Paris, qui s’attirerait en outre un feu nourri de critiques en provenance d’une communauté internationale « hors zone OCDE » assez sensible à la question de la retenue dans l’usage, même rhétorique, de l’arme nucléaire.
La crise continuant, en cas de mise en péril de l’intégrité territoriale d’un État de l’Alliance, la question de l’engagement au sol à son profit se poserait. Qu’il se fasse « avec l’OTAN » et sous la justification de l’article 5 du traité de l’Atlantique nord serait le cas le plus favorable, celui que la Russie souhaite éviter : bénéficiant du soutien des forces américaines, de leurs capacités clé de voûte (espace, cyber, C3, dissuasion, guerre électronique), la victoire conventionnelle défensive serait sans doute possible. Encore faudrait-il, pour qu’elle y prenne sa part et tienne ses engagements, que la France soit en capacité de projeter une division de combat, avec ses soutiens, pour de longs mois. L’hypothèse serait alors celle d’une crise qui à défaut d’être proche, serait encore « courte et forte », un conflit dont le risque d’ascension aux extrêmes — s’il ne peut jamais être totalement écarté — pourrait néanmoins être contenu, les dirigeants russes devant comprendre rapidement qu’ils devraient se retirer sous peine de ne pas pouvoir cacher à leur opinion leur défaite face au potentiel de l’Alliance qui leur est très supérieur. Mais ce scénario « OTAN uni » n’est plus (hélas) le seul à considérer. Il est parfaitement possible, au vu de l’évolution de la politique américaine, que les craintes françaises exprimées depuis plus de 70 ans soient finalement fondées, plaçant Paris dans une situation de « victoire morale », mais aussi au pied du mur. Après avoir plaidé pour une défense européenne plus autonome en cas de défaut américain, la France devrait « assumer ».
L’hypothèse d’une Europe qui assume seule la tentative de mise en échec d’une agression russe d’une partie de son espace dans le cadre d’une crise hybride prolongée est un véritable casse-tête. Outre l’aspect diplomatique qui consisterait en la création et surtout au maintien dans la durée d’une coalition de bonnes volontés très dépendantes de l’État, toujours fluctuant, des forces politiques en Europe, il faudrait surtout parvenir sur le plan militaire à assumer un combat potentiellement durable, surtout si la Russie, voyant l’échec (encore) de son contournement de la lutte armée, se décidait à assumer une posture offensive plus transparente après s’être assurée d’un nihil obstat américain. D’un engagement initial de quelques bataillons, la France se retrouverait avec une brigade au bout de quelques semaines, puis une division au bout de quelques mois, au sein d’une coalition hétéroclite pouvant rassembler Britanniques, Belges, Baltes, Polonais, Tchèques, Scandinaves, Canadiens… Mais sans doute sans l’Allemagne, de manière directe, ni la plupart des pays d’Europe occidentale.
Les premiers cercueils des militaires français passant le pont de l’Alma susciteraient une émotion intense, mais on ne va pas au seuil nucléaire pour 10 morts. Ni pour 100. Et pour 1 000 ? Mille morts militaires — professionnels et non conscrits — pour la France serait à la fois immense, mais bien peu au regard de l’histoire ou des hypothèses de la guerre froide, surtout si ce chiffre est atteint au bout de six mois ou un an d’engagement purement conventionnel qui, après quelques mois, n’occuperait plus le devant d’une scène médiatique volatile. Outre le fait que l’armée française serait, au bout de cette année, à la peine pour régénérer un dispositif qui aurait perdu environ 4 000 hommes (avec un ratio de trois blessés pour un tué) et des centaines de véhicules, sa dissuasion pèserait peu dans le conflit : elle se prémunirait contre toute menace nucléaire sur notre territoire national, se sanctuariserait sans doute aussi contre des frappes conventionnelles massives sur la métropole, mais serait peu crédible pour contraindre Moscou… À quoi d’ailleurs ? « Dévoiler ses intentions » ?
Aucun président français ne serait crédible en annonçant à ses adversaires, ses alliés ou le monde qu’il fait de la survie de l’intégrité du territoire estonien une question d’intérêt vital justifiant un « ultime avertissement » sous la forme du tir d’une ou plusieurs armes de 300 kilotonnes, rompant un tabou nucléaire vieux de plus de 80 ans. La Russie, en revanche, aurait beau jeu de rappeler, surtout si elle est en situation de défaite sur le champ de bataille, qu’elle dispose de moyens nucléaires tactiques qu’elle pourrait décider d’employer, y compris sur son propre territoire, pour oblitérer bases ou forces adverses de la coalition européenne, tout en maintenant qu’une guerre nucléaire demeure impossible à gagner et doit être évitée.
Mais même en cas de violation du tabou nucléaire par la Russie sur un champ de bataille qui entraînerait la mort de quelques milliers de militaires européens, serait-il crédible, là encore, d’engager le cœur de la dissuasion dans son format actuel pour contrer cette menace ? La réponse assez candide d’Emmanuel Macron quant à l’absence de réponse nucléaire française à une hypothétique frappe nucléaire russe sur l’Ukraine en 2022 permet au moins d’en douter et, en matière de dissuasion, la volonté du dirigeant est au moins aussi importante que la crédibilité de son arsenal. Une des raisons principales de cette difficulté est que la dissuasion française n’a pas vraiment de « gradation » dans son concept d’emploi et son arsenal. Depuis la disparition de la composante terrestre et de la Force aérienne tactique, son échelle manque de barreaux pour affronter des crises majeures mais non existentielles, trop sérieuses pour qu’on les ignore mais trop lointaines pour qu’on puisse envisager d’assumer la menace radicale d’une destruction mutuelle assurée. Certes, les Forces Aériennes Stratégiques conservent, avec le missile ASMP-A, un moyen aérien permettant des frappes plus « dosées » que les SNLE, mais leur rôle est, comme leur nom le suggère, éminemment stratégique et leur engagement serait porteur d’un signal clair : la France envoie son avertissement nucléaire, elle est prête à monter aux extrêmes, ce qui ne serait pas forcément le cas, loin de là.
Européaniser la dissuasion française : « réponse flexible », « dissuasion intégrée », « arsenal bis »
Le destin de la dissuasion nucléaire française est sans doute, comme certains l’ont écrit avec à-propos, de ne plus être à l’avenir « chimiquement pure 14 », à la fois dans l’isolement de l’arme nucléaire par rapport aux affrontements conventionnels, mais aussi par l’idée que cette arme ne serait qu’un objet dissuasif en toutes circonstances. Le concept français, on l’a vu, était pertinent lorsque la menace était forte, proche et devait se concrétiser de manière brutale et existentielle. Dans ces conditions, il y avait une vraie logique à refuser le principe même d’une guerre conventionnelle (au-delà d’un choc court) et à s’en remettre à la promesse d’anéantissement mutuel pour stopper l’agression au bord du gouffre. Les déclarations françaises qui concernant son étranger frontalier proche (la République Fédérale d’Allemagne) pouvaient être crédibles, car là encore très proches du territoire national et impliquant un corps de bataille de conscrits. Mais l’extension d’un « parapluie » nucléaire français à l’Europe centrale et orientale, à notre profondeur stratégique, ne peut pas se faire avec la même doctrine ni le même arsenal.
Il ne s’agit pas d’ailleurs seulement d’une question de nombre d’armes ou de format des composantes actuelles, mais plutôt de revoir le cœur de la conception de l’arme nucléaire française. L’exemple américain des garanties à l’Europe est ici éclairant : passées les toutes premières années de la guerre froide et dès qu’exista le risque d’anéantissement mutuel, il était devenu évident que les États-Unis ne seraient pas forcément prêts à risquer leur survie s’ils pouvaient espérer, sans désavouer leurs alliés, contenir un conflit au continent européen. La conséquence fut d’une part que les forces conventionnelles prirent une importance croissante et, d’autre part, que les États-Unis, pour prévenir tout découplage en cas d’attaque nucléaire soviétique limitée au continent européen, se dotèrent de moyens à portée limitée pour offrir une garantie crédible de riposte nucléaire depuis l’Europe qui n’engagerait pas le cœur de la triade protégeant l’Amérique du Nord. Cet exemple peut servir de guide pour penser l’avenir d’une forme de dissuasion nucléaire française au profit de l’espace européen.
Cela supposerait bien entendu de commencer par admettre que Berlin, Varsovie ou Tallin ne seront jamais Paris. Il n’y a d’ailleurs ni mépris ni abandon dans cette remarque, simplement le constat lucide que l’organisation actuelle de l’Europe en États nations repose sur une réalité de communautés nationales qui, si elles peuvent être proches, solidaires et confraternelles, ne sont néanmoins ni fongibles ni vouées à se sacrifier les unes au détriment des autres. Mais elles peuvent partager leur défense, et le font déjà pour la plupart au sein de l’OTAN. Pour qu’elle soit crédible, une garantie nucléaire française doit respecter cette réalité, tout en respectant aussi l’ordre nucléaire mondial et sa clé de voûte, le Traité de non prolifération. Il est donc exclu à la fois de transférer des armes nucléaires « à l’Europe », mais aussi d’encourager une prolifération nationale d’autres pays européens.
La première crédibilité de la dissuasion nucléaire française au profit d’une Europe qui serait au moins en partie « abandonnée » par l’allié américain passe donc par le renforcement des forces conventionnelles françaises. Pas pour recréer un corps de bataille sacrificiel de conscrits, mais pour mettre à disposition de l’Alliance, comme Paris s’y est engagée, des forces de combat terrestre d’un volume suffisant (une division avec l’arme aérienne et le soutien naval associés), pouvant être soutenue et relevée dans la durée, malgré des pertes lourdes. Cela suppose un effort capacitaire et industriel, mais aussi humain. Pas sous la forme d’un service national, mais plutôt d’un accroissement volumétrique de la réserve opérationnelle, en nombre mais aussi en jours d’activité annuels. Si, comme le soulignait le chef d’État major de l’armée de terre, avant de penser volume il faut penser cohérence, on ne peut pas faire l’économie de penser le nombre et les pertes. Cet effort est complémentaire du renforcement de la défense antiaérienne et antimissiles ou de l’acquisition de capacités de frappes conventionnelles dans la profondeur, qui donneraient là encore plus de flexibilité pour gérer une escalade avec la Russie.
Ajoutons qu’il faut aussi être prêts à faire cet effort dans le temps long. Si un éventuel conflit entre la Russie et l’espace européen serait sans doute bien moins violent que les hypothèses de 1964-1991, il serait sans doute plus long et pèserait sur des forces plus petites qui doivent gagner autant en profondeur temporelle qu’en cohérence et en masse. Pouvoir non pas dire, mais montrer à nos alliés et nos adversaires que « nous serons là, en nombre, dans la durée » est la première condition pour être crédibles et dissuasifs. Et pouvoir envisager de mettre en échec une agression russe par des moyens purement conventionnels est à la fois devenu possible et tout à fait souhaitable. Dans l’État actuel des choses, tant que dure au moins la garantie nucléaire américaine au profit de l’Europe, il est possible d’en rester là : européaniser la dissuasion française tant que Washington demeure fiable aux yeux de nos alliés n’est sans doute pas envisageable. Or, les États-Unis pourraient vouloir à la fois se retirer ou s’abstenir en cas de crise sur le plan conventionnel, mais maintenir une forme de garantie nucléaire en dernier ressort.
Et si les États-Unis « partaient » ou que certains pays d’Europe admettaient, à l’image de la France, que leur garantie nucléaire pourrait être incertaine ? Bruno Tertrais évoquait la première possibilité dans ces pages en parlant d’un « scénario Trump », qui se traduirait par un lien transatlantique nucléaire délibérément cassé par le président-élu américain. Alors, la seconde étape de la crédibilité serait de disposer, à l’image des Euromissiles, d’une forme d’arsenal « bis », séparé du cœur de la dissuasion nationale qui reposerait toujours sur le tandem FAS-FOST. Centré sur une composante terrestre (missiles balistiques et de croisière sur transport érecteur lanceur), cet arsenal de quelques dizaines d’armes pourrait être basé en totalité hors de France, dans des pays partenaires volontaires, via des accords bilatéraux avec Paris, à l’image des accords permettant aujourd’hui l’implantation d’armes nucléaires américaines en Europe. La dualité des vecteurs serait assumée, ce qui est moins problématique pour des forces non stratégiques (après tout, un Rafale est déjà un « vecteur dual »), et ces forces pourraient à la fois contribuer aux frappes conventionnelles dans la profondeur et permettre d’assumer une escalade nucléaire « non stratégique » si la Russie souhaitait s’engager sur ce terrain. Cet arsenal « bis », qui demeurerait la propriété de la France sous son contrôle exclusif pour être en conformité avec le TNP, offrirait, en cas de crise, une précieuse réassurance collective et une étape intermédiaire dans le dialogue nucléaire, susceptible de répondre aux armes nucléaires tactiques russes engagées contre les forces françaises ou le territoire de ses alliés sans que ses options se limitent à « le M51 ou rien ». Bien entendu, le coût de cette restauration de la composante terrestre ne serait pas négligeable et il serait souhaitable que les pays qui en bénéficient puissent contribuer d’une manière ou d’une autre à la prise en charge de ce fardeau commun, là encore sans violer le cadre de la non-prolifération. La séparation de cet arsenal du reste des forces de dissuasion rendrait la démarche budgétaire plus facile.
Le dernier élément de crédibilité, celui qui en fait fonde les autres, serait une évolution de la doctrine française et de sa pensée stratégique, pour la mettre en cohérence avec les enjeux européens et le niveau de la menace. Encore une fois, il s’agit de défendre de manière crédible une profondeur stratégique qui n’est pas nationale, sans prétendre de manière fallacieuse que son intégrité est « vitale » pour nous. La prise en compte de l’arsenal « bis » impliquerait de construire une doctrine qui serait toujours dissuasive et défensive. La France peut et doit continuer de refuser le principe de la « bataille » nucléaire stratégique. Mais elle peut aussi admettre que certaines armes nucléaires de faible puissance pourraient avoir leur utilité, séparément des forces stratégiques, pour contrer le risque d’usage de telles armes par la Russie, notamment si elle voyait ses forces conventionnelles s’effondrer face à l’Alliance et qu’elle souhaitait pour des raisons de politique intérieure notamment, renverser la table pour éviter la défaite en combinant usage militaire du nucléaire tactique et sanctuarisation agressive par menace nucléaire stratégique. La réponse « flexible » de l’arsenal « bis » français dans le cadre d’une dissuasion européenne « intégrée », cohabitant avec sa propre sanctuarisation stratégique, mettrait ainsi en échec cette option russe — la dissuaderait — et préserverait ce qui resterait le cœur de la réponse alliée, une action défensive conventionnelle. In fine, la France aurait préservé à la fois ses alliés et sa propre liberté d’action, ce qui est un des bénéfices les plus précieux de la dissuasion.
Admettons-le, ces réflexions reposent sur des hypothèses qui peuvent sembler lointaines ou impensables, hétérodoxes, voire hérétiques pour certains. La plus insupportable pour la plupart de nos alliés étant le retrait de la garantie américaine ou son affaiblissement terminal. Pourtant, en 2024, ce risque n’a jamais été aussi élevé depuis 1947 et la situation de la conflictualité en Europe n’a jamais connu un tel emballement depuis la fin des années 1970. Si nous voulons parvenir à éviter à la fois la guerre et la soumission, comme nous y sommes parvenus face à l’URSS, il faut élaborer une nouvelle posture défensive cohérente et crédible. La dissuasion française a admirablement rempli ce rôle ambigu au sein de l’Alliance jusqu’à la chute du mur de Berlin, lorsque la menace était à 300km de ses frontières. Maintenant qu’elle est à 1 500 kilomètres, il faut repenser la totalité de notre modèle de forces et de notre doctrine dissuasive, pour retrouver d’abord une capacité conventionnelle crédible qui sera suffisante tant que la protection américaine sur l’Europe sera crédible, et commencer à réfléchir au format et à la doctrine qui pourraient permettre d’offrir une forme de garantie de sécurité nucléaire élargie à l’Europe qui soit crédible. Ne pas le faire pourrait contribuer à encourager certains pays d’Europe à rechercher, de manière autonome, leur propre dissuasion, relançant les risques de prolifération au cœur du continent. Bien entendu, à l’heure où la France traverse des difficultés budgétaires durables, ce débat impose des choix et, sans doute, des renoncements qui doivent être affrontés en conscience, non par les armées ou la technostructure, mais bien par la classe politique.
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21.11.2024 à 12:21
En Ukraine, une résolution post-Minsk est-elle possible ?
Marin Saillofest
Les dirigeants ukrainien et russe ont répété ces derniers jours qu’ils étaient ouverts à des négociations de cessez-le-feu mais qu’ils s’opposaient à toute concession territoriale – pour l’Ukraine, de son territoire internationalement reconnu, et pour la Russie des zones qu’elle contrôle militairement. Pour penser la fin de la guerre, il faut revenir sur les raisons de l’échec des accords de Minsk.
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Texte intégral (1156 mots)
Cinq ans avant l’arrivée au pouvoir de Volodymyr Zelensky en mai 2019, la Russie et l’Ukraine signaient les accords de Minsk visant à mettre fin à la guerre du Donbass. Lancée après l’invasion russe de la Crimée au printemps 2014, celle-ci opposait Kiev à des séparatistes pro-russes dans les oblasts de Donetsk et Louhansk soutenus par la Russie.
Les accords de Minsk I et II sont aujourd’hui largement perçus comme un échec. Malgré l’implication de la France et de l’Allemagne en tant que médiateurs au sein du format Normandie, les cessez-le-feu prévus ont été violés à de nombreuses reprises.
- La Russie, qui revendiquait avant le 24 février 2022 indirectement environ 7 % du territoire ukrainien via le contrôle partiel des « républiques populaires » de Louhansk et Donetsk ainsi que de la Crimée, contrôle aujourd’hui 18 % de l’Ukraine.
- L’Ukraine, à qui les accords de Minsk I et II ont été imposés par la Russie sous la pression de Paris et Berlin notamment, ne se trouve pas aujourd’hui en position d’accepter un cessez-le-feu dans la continuité des accords de Minsk. Lors du sommet du G20 de 2022, Zelensky a publiquement fermé la porte à cette possibilité 1.
Après plus de 1 000 jours de guerre à haute intensité, la population ukrainienne est aujourd’hui, selon plusieurs enquêtes d’opinion, majoritairement favorable à une solution négociée pour mettre fin à la guerre — un revirement significatif par rapport aux deux premières années du conflit 2. Malgré l’apparente ouverture de Poutine à la négociation d’un accord de cessez-le-feu et les récentes déclarations de Zelensky en ce sens, les deux parties s’opposent à toute concession territoriale 3. La question des garanties de sécurité constitue elle aussi une pomme de discorde majeure.
- Au-delà des concessions que les deux camps seraient prêts à faire, il paraît aujourd’hui clair que l’imprécision et l’ambiguïté du langage utilisé dans Minsk I et II ont constitué un obstacle majeur à toute mise en œuvre des accords 4.
- Les deux parties tenaient des points de vue contradictoires et parfois irréconciliables sur ce qui avait supposément fait l’objet d’accord, rendant l’interprétation et donc le respect des textes impossibles.
Il est difficile à ce jour de voir comment Donald Trump, une fois investi, serait en mesure de pousser les deux camps à négocier un accord que Poutine considérerait comme une victoire tout en garantissant à l’Ukraine des garanties de sécurité suffisantes pour éviter la répétition de l’échec de Minsk.
- L’entourage qui exerce une influence directe sur le président-élu est lui-même divisé : une partie considère que les États-Unis doivent accroître la pression sur Poutine en fournissant plus de moyens militaires à l’Ukraine et en élargissant les sanctions, notamment contre le secteur énergétique russe. D’autres soutiennent qu’il faut pousser Zelensky à reconnaître que l’Ukraine n’accédera pas à l’OTAN et que son armée ne pourra pas reprendre les territoires conquis.
- Le président ukrainien a répété mercredi 20 novembre sur Fox News que l’Ukraine ne pouvait pas « légalement reconnaître une partie du territoire ukrainien comme étant russe » 5 — ce qui s’applique pour les 6 oblasts partiellement occupés par Moscou ainsi que pour la Crimée, contrôlée entièrement depuis 2014.
- Dans un entretien publié dans nos pages, l’ancien ministre de l’Économie ukrainien Tymofiy Mylovanov détaillait : « Il est très important que tout le monde le comprenne. La Constitution de l’Ukraine proclame la souveraineté et l’intégrité territoriale du pays et il est impératif qu’elle soit respectée. ».
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