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03.07.2025 à 14:00

Un droit sans pays ? Géopolitique du « 28e État » européen

Matheo Malik

La clef de la construction européenne serait-elle d’intégrer un État inexistant ?

Préconisé par les rapports d’Enrico Letta et de Mario Draghi, la création d’un régime juridique commun — celui d’un « 28e État » fictif — fait son chemin.

Mais qu’implique-t-elle au juste ?

Une étude juridique et géopolitique pour s’orienter.

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Texte intégral (5019 mots)

L’idée de créer un régime unique du 28e État européen n’est pas nouvelle. Elle naît du besoin de dépasser la diversité des régimes nationaux et de renforcer l’Union des marchés de capitaux. Si plusieurs initiatives ont déjà été lancées — du projet de code civil européen à la création de la forme juridique de la Société européenne (SE) — c’est surtout ces dernières années, grâce aux rapports d’Enrico Letta et de Mario Draghi, que la question a repris de l’ampleur.

Face aux défis de l’innovation et à la nécessité pour l’Union de coordonner un effort d’économies d’échelle, la fragmentation des droits nationaux est perçue comme un frein à la compétitivité du continent. Les partisans du régime du 28e État plaident ainsi pour un instrument d’ingénierie juridique accélérée, dans l’espoir d’enclencher une dynamique politique.

Dans la « Boussole pour la compétitivité de l’Union » présentée par la Commission, cette proposition figure parmi les grands axes de travail pour les années à venir.

Si un tel régime ne devrait en tout état de cause pas être mis en œuvre avant 2026, son ambition est déjà assez claire : offrir aux entreprises — et tout particulièrement aux start-ups innovantes — un cadre unique réunissant le droit des sociétés, le droit des procédures collectives, le droit du travail et la fiscalité, afin de réduire les coûts des faillites d’entreprise et d’assurer un traitement uniforme dans l’ensemble du marché unique.

Trois motifs principaux sont d’ordinaire avancés pour justifier cette idée :

  1. Surmonter la fragmentation juridique qui nuit à la compétitivité européenne ;
  2. S’inspirer du modèle de l’État du Delaware où près de la moitié des sociétés cotées américaines sont immatriculées ;
  3. Profiter de la liberté d’établissement, qui incite déjà de nombreuses entreprises à transférer leur siège dans les États offrant le droit le plus favorable — comme les Pays-Bas.

L’objectif serait ainsi de donner corps à un « 28e État » virtuel, c’est-à-dire un régime juridique capable de concurrencer l’attrait actuel des Pays-Bas et d’aboutir enfin à une véritable harmonisation.

Le risque d’une telle fiction juridique est toutefois évident : un cadre incomplet serait peu sûr et donc moins attractif que les dispositifs existants. 

En mêlant réflexion théorique et exemples concrets, nous tentons dans cette étude de cartographier les principaux sujets qu’il nous semble crucial de surmonter pour aboutir à une proposition sérieuse.

Géographie européenne du droit des sociétés

C’est d’ordinaire le siège social d’une société définit l’ordre juridique dans lequel elle est constituée, le droit qui lui est applicable et les autorités auxquelles elle est soumise 1. S’il coïncide toujours, au départ, avec le lieu de constitution, matérialisé par l’inscription au registre du commerce, il peut également être transféré vers d’autres lieux et donc d’autres ordres juridiques.

Le siège administratif, qui peut être identique ou non au siège social, correspond au lieu opérationnel où se réunissent les dirigeants exécutifs pour prendre les décisions. Pour ne prendre l’exemple que de quelques entreprises « italiennes » : Unicredit S.p.A. a à la fois son siège social et son siège administratif à Milan et est en conséquence régie exclusivement par le droit italien. Stellantis N.V. a quant à elle son siège social à Amsterdam et son siège administratif au Pays Bas. EssilorLuxottica S.A., issue de la fusion entre la société italienne Luxottica et la société française Essilor, est la holding du groupe leader mondial dans la production de lunettes : son siège social est à Paris et elle relève donc du droit français.

Le risque de la fiction juridique d’un 28e État est évident : un cadre incomplet serait peu sûr et donc moins attractif que les dispositifs existants.

Luca Picotti

Pour les sociétés cotées, on considère en outre le siège de la cotation, c’est-à-dire la place de marché sur laquelle les titres sont négociés. Là encore, les réalités peuvent être multiples : Unicredit S.p.A. est cotée à Milan, Francfort et Varsovie ; Stellantis N.V., à Milan, New York et Paris ; et EssilorLuxottica S.A. à la Bourse de Paris. La principale holding qui gère la majorité des places de cotation européennes est Euronext N.V., société de droit néerlandais dont le siège social est à Amsterdam et le siège administratif à Paris, qui contrôle notamment Borsa Italiana S.p.A.

Ces différents sièges n’emportent pas tous les mêmes effets et les mêmes conséquences : le siège social détermine le droit des sociétés applicable, l’autorité chargée de le faire respecter et, le cas échéant, le régime de surveillance en cas de cotation ; le siège administratif définit le droit fiscal en vigueur et les autorités compétentes en matière d’imposition ; enfin, le siège de cotation soumet la société aux règles spécifiques de transparence et de supervision des marchés propres à chaque place financière 2.

Cet agencement complexe montre déjà en quoi la fragmentation en vingt-sept régimes normatifs — chacun avec ses principes, ses autorités et ses pratiques — représente une complication de taille. Il faut y ajouter la particularité du système communautaire : la possibilité pour les entreprises européennes de circuler entre ces régimes afin de choisir l’environnement juridique le plus favorable.

Bien choisir son siège : le dumping entrepreneurial après l’arrêt Centros

L’une des principales incongruités du dispositif juridique européen tient à la consécration du principe de liberté d’établissement en l’absence d’un cadre juridique unifié.

Tout en cherchant à protéger les libertés au sein du marché unique, les institutions européennes ont encouragé un environnement où les entreprises sont libres de circuler entre des ordres juridiques très différents. Si le but est évidemment de stimuler l’entreprise, le résultat concret est une concurrence entre ces différents régimes pour attirer les sociétés, certains systèmes étant plus avantageux, aux dépens des autres.

À cet égard, le tournant décisif a été l’arrêt Centros rendu en 1999 par la Cour de justice qui demeure l’instance ayant le plus marqué le processus d’intégration par sa jurisprudence souvent innovante.

Dans cette affaire emblématique, la Cour a légitimé cette concurrence des ordres juridiques 3

En l’espèce, deux ressortissants danois, le couple Bryde, avaient créé une private limited company, dénommée Centros, de droit anglais, puis demandé à la direction générale du commerce du Danemark l’inscription d’une succursale dans ce pays, où ils exerçaient effectivement leur activité. Ils avaient privilégié le droit anglais en raison de ses exigences moins élevées en matière de capital minimum : pour constituer une société au Danemark, il fallait en effet apporter au capital la somme de 200 000 couronnes danoises tandis qu’en Angleterre, aucun seuil n’était fixé. Les époux Bryde avaient donc fondé Centros avec seulement 100 livres sterling, soit l’équivalent d’environ mille couronnes danoises. La direction générale du commerce danois avait refusé l’inscription de leur demande de succursale au registre du commerce, estimant que le choix du droit anglais visait à éluder les règles danoises dans une affaire par ailleurs strictement domestique dont toute l’activité se déroulait au Danemark.

La conséquence concrète de la liberté d’établissement a été une concurrence entre les différents régimes pour attirer les sociétés, certains systèmes étant plus avantageux, aux dépens des autres.

Luca Picotti

La Cour de justice a cependant donné raison aux époux Bryde, énonçant un principe qui sera confirmé par plusieurs arrêts ultérieurs comme Überseering ou Inspire Art :

« le fait, pour un ressortissant d’un État membre qui souhaite créer une société, de choisir de la constituer dans l’État membre dont les règles de droit des sociétés lui paraissent les moins contraignantes et de créer des succursales dans d’autres États membres ne saurait constituer en soi un usage abusif du droit d’établissement. En effet, le droit de constituer une société en conformité avec la législation d’un État membre et de créer des succursales dans d’autres États membres est inhérent à l’exercice, dans un marché unique, de la liberté d’établissement garantie par le traité. »

La validation par la Cour de la séparation entre siège social et siège réel, motivée par la recherche d’un droit plus favorable, a stimulé le phénomène désormais bien connu — et fustigé, en Italie comme ailleurs 4 — des fuites de domiciliations de sociétés.

Après s’être principalement tournées vers le Royaume-Uni et le Luxembourg dans les années qui ont suivi l’arrêt Centros, les entreprises se sont de plus en plus orientées vers les Pays-Bas.

Pourquoi la Hollande ?

Le phénomène est devenu objet de débat surtout à partir des années 2010. L’élément déclencheur, en ce qui concerne l’Italie, a été le transfert en 2014 du siège social de Fiat S.p.A. vers les Pays-Bas, sous la nouvelle dénomination de Fiat Chrysler Automobiles N.V. (Naamloze Vennootschap). Cette opération a ensuite concerné l’ensemble du groupe Agnelli et perduré avec Stellantis N.V.

De nombreux autres cas ont suscité la controverse : Cementir Holding, Campari, MFE, Ariston, Iveco ou encore Brembo. C’est aussi aux Pays-Bas que devrait par ailleurs être constituée la coentreprise de gestion d’actifs en discussion entre Generali et Natixis. 

Beaucoup ont interprété ces transferts de siège ou ces choix initiaux d’implantation de société comme de simples tentatives d’obtenir des avantages fiscaux.

Ce n’est pourtant pas la véritable raison : si l’on met de côté quelques bénéfices liés à la distribution des dividendes, le transfert du siège social repose surtout sur la commodité du droit des sociétés applicable plus que sur des motifs purement fiscaux — la dimension fiscale demeurant in fine essentiellement liée au lieu de production effective des revenus 5.

Certes, il arrive fréquemment qu’un transfert de siège social s’accompagne ou précède le déplacement du siège administratif, du lieu de cotation ou de la résidence fiscale. Toutefois, ce phénomène de « fuite vers la Hollande » semble surtout s’expliquer par l’attrait supérieur d’un ordre juridique par rapport à un autre. À cet égard, le droit néerlandais — notamment en ce qui concerne la gouvernance d’entreprise, les droits de vote majorés, les rapports avec les minoritaires, l’autonomie contractuelle et la protection juridictionnelle — a poussé plusieurs groupes industriels — notamment italiens mais pas seulement — à se prêter au jeu.

Deux ingrédients fondamentaux expliquent cette préférence : d’une part, les normes de droit des sociétés applicables — à commencer par le droit de vote majoré, qui permet aux actionnaires de longue date de détenir plusieurs voix par action — ; d’autre part, un écosystème néerlandais désormais bien constitué et attractif, fruit de pratiques bien établies, de la présence de professionnels reconnus et d’une portée internationale, qui se manifeste notamment par la présence de juges spécialisés, dotés de vastes compétences et d’une sensibilité juridique et économique ainsi que par la concentration du contentieux des sociétés devant une juridiction unique, l’Enterprise Chamber de la Cour d’appel d’Amsterdam.

Le phénomène de « fuite vers la Hollande » semble surtout s’expliquer par l’attrait supérieur d’un ordre juridique par rapport à un autre.

Luca Picotti

En mariant la culture du droit civil avec celle de la Common Law, les principes continentaux et une large autonomie statutaire, l’environnement néerlandais s’est imposé comme un modèle de référence plus attractif que les systèmes italien, français, allemand et même luxembourgeois — ce dernier étant principalement prisé pour les holdings familiales et la gestion de patrimoines, sans toutefois pouvoir revendiquer la même culture d’entreprise que celle développée aux Pays-Bas.

Les dangers d’un faux « Delaware européen »

À première vue, les Pays-Bas ont tout d’un Delaware européen.

Aux États-Unis, c’est en effet dans ce petit État business-friendly et fiscalement avantageux de la côté Est que sont enregistrées près de la moitié des 500 premières sociétés américaines et autant de celles cotées.

Au Delaware également, un écosystème hautement professionnalisé s’est développé, centré sur la qualité du droit avec la Delaware Court of Chancery et ses juges spécialisés et une grande autonomie statutaire et contractuelle, très prisée des entreprises. 

Il y a cependant une différence essentielle entre les Pays-Bas et le Delaware.

D’un côté, un État membre d’un ensemble multiscalaire fragmenté, traversé par divers systèmes normatifs, cultures juridiques, langues et pratiques.

De l’autre, un seul État intégré au sein d’un système fédéral cohérent 6.

Les implications sont considérables et montrent que les Pays-Bas n’offrent en réalité que partiellement l’image d’un « Delaware européen » dans un contexte où, par ailleurs, les autres États subissent ces migrations — perçues comme un appauvrissement de leur tissu juridique et économique.

Car l’incorporation au Delaware modifie certes le droit des sociétés applicable, mais n’affecte ni la place de cotation — unique aux États-Unis, à New York, et non divisée en plusieurs bourses nationales comme en Europe — ni l’autorité de régulation, la Securities and Exchange Commission (SEC), seule compétente outre-Atlantique, à la différence des multiples autorités européennes — la Consob en Italie, l’AMF en France, la BaFin en Allemagne, la CNMV en Espagne, etc.

Le système néerlandais est peut-être avantageux pour les entreprises qui en bénéficient — mais il est pénalisant pour le système européen dans son ensemble.

Luca Picotti

Enfin, opter pour le Delaware ne bouleverse pas le marché des services professionnels puisque son droit est enseigné dans toutes les universités américaines, en anglais, et les diplômes des différentes facultés de droit permettent de passer l’examen dans cet État — et donc d’y exercer en tant qu’avocat. Cette communauté de langues et de cultures juridiques facilite également l’accès aux conseils d’administration ou aux fonctions de conseil pour des ressortissants d’autres États.

Comme l’a lucidement observé Alessandro Pomelli, « dans un système fédéral politiquement, culturellement et économiquement intégré comme celui des États-Unis, la prééminence du Delaware en matière de droit des sociétés n’a pas de conséquences systémiques particulières pour les autres États fédérés ».

Dans le système européen, en revanche, les migrations vers les Pays-Bas créent une concurrence entre ordres juridiques : il n’existe ni place de cotation unique, ni autorité de régulation unique, ni langue commune, ni cursus universitaires harmonisés — autant de facteurs qui ont des répercussions sur le tissu juridique et économique ainsi que sur le marché des professions juridiques.

En d’autres termes : le système néerlandais est peut-être avantageux pour les entreprises qui en bénéficient — mais il est pénalisant pour le système européen dans son ensemble.

D’ailleurs, de nombreux États tentent aujourd’hui de freiner ces migrations : faute de pouvoir ériger des barrières — les principes européens interdisant toute restriction à la liberté d’établissement sauf pour des raisons de sécurité nationale —, ils s’engagent dans une course aux réformes législatives pour imiter ce modèle. En somme, une concurrence normative par le bas pour attirer — ou même simplement retenir — les sièges sociaux des plus grandes entreprises.

Les six obstacles à lever vers la création d’un régime du « 28e État »

L’idée d’un régime du 28e État — qui viendrait s’ajouter aux cadres nationaux existants sans les remplacer — vise à corriger les disparités qui entravent aujourd’hui les artères du marché unique.

L’objectif est, comme on l’a dit, de créer un système vertueux, à l’image du modèle du Delaware, capable de surmonter la fragmentation pour favoriser le développement des entreprises européennes, et plus particulièrement des start-ups innovantes, tout en régularisant les transferts de siège pratiqués entre différents ordres juridiques.

Concrètement, une société pourrait décider d’opter pour l’application du régime du 28e État — à l’instar de ce qu’elle fait aujourd’hui en choisissant le droit néerlandais — tout en continuant d’exercer son activité dans un autre pays. Le cadre juridique serait conçu pour être attractif : par ce premier pas d’« ingénierie juridique », on espère voir émerger, au fil des années, un régime parallèle et harmonisé, d’abord facultatif et principalement destiné aux start-ups, puis massivement adopté, au point de devenir de facto unique. Il fournirait ainsi la base institutionnelle de l’Union des marchés de capitaux : au droit des sociétés unique s’ajouteraient une place de cotation unique et une autorité de supervision unique.

Ces ambitions sont nobles et, dans une certaine mesure, cohérentes.

Le risque — renforcé par l’échec de précédentes tentatives — consiste toutefois à mettre la charrue avant les bœufs, en créant une juridiction sans État, ou du moins fragmentée entre plusieurs États, à la fois autonome et dépendante des législations souveraines. L’Union européenne aurait pourtant dû tirer la leçon — particulièrement en cette phase délicate de transition — qu’« ajouter sans supprimer » génère souvent davantage de problèmes : incertitude réglementaire, hypertrophie des normes, dysfonctionnements et contentieux d’interprétation sur l’équilibre du système à plusieurs niveaux.

Un véritable régime du 28e État devrait émaner d’un législateur atypique — l’Union — capable de marier les différentes sensibilités pour créer un corpus cohérent.

Luca Picotti

Partant du constat qu’on ne peut pas remplacer les droits civils et commerciaux nationaux par un code unique, et en décidant malgré tout de créer un nouveau corpus de règles, on s’expose à perdre la partie dès l’ouverture du débat. Sans pour autant rejeter d’emblée l’idée, il importe de dresser ici les principaux points de tension que toute discussion sérieuse devra affronter — et idéalement résoudre — avant d’aller de s’engager dans cette voie.

1 — Un droit sectoriel est souvent problématique

Le droit forme un système cohérent, fruit d’une culture juridique particulière où les normes interagissent entre elles. Le droit des sociétés italien puise ainsi principalement ses fondements dans le code civil et s’inscrit donc dans le cadre général du droit privé. De même, le droit des procédures collectives, essentiel pour une réelle intégration du marché unique — pensons aux sort des obligations après une liquidation… — fonctionne presque toujours en dialogue avec le droit privé, régulant sa « phase pathologique ».

Se concentrer sur un « régime du 28e État » limité à certains domaines — sociétés, faillites, travail et fiscalité — risque d’être un geste purement « chirurgical » uniformisant quelques pans du droit sans disposer d’un système global capable de combler les lacunes, d’interpréter et d’appliquer ces règles. Le champ de référence, en réalité, est bien plus complexe que celui du droit public européen classique.

2 — De quelle tradition juridique serait le 28e État ?

La culture juridique est un autre pilier incontournable : elle s’entrelace avec la langue et les traditions propres à chaque État.

Un véritable régime du 28e État devrait émaner d’un législateur atypique — l’Union — capable de marier ces différentes sensibilités pour créer un corpus cohérent.

À la différence du Delaware ou des Pays-Bas, qui ont développé leurs règles spontanément et vu leur culture juridique évoluer « sur le terrain », le régime du 28e État serait un droit « descendant » et par sa nature même « hors sol » — résultat de compromis inévitablement artificiels et qui ne pourrait véritablement s’enraciner comme culture jurisprudentielle qu’après de longues années de pratique.

3 — Un droit sans juridiction

Cette fiction juridique buterait aussi sur l’absence de juridiction propre. 

Le Delaware et les Pays-Bas sont attractifs parce que leur droit est connu, interprété et appliqué depuis des décennies par des juges qualifiés : les entreprises y apprécient la sécurité juridique, la rapidité des décisions et l’expertise des formations de jugement. 

Le droit du 28e État ne pourrait être rattaché qu’aux cours nationales existantes, qui devraient donc traiter un droit étranger, nouveau et rédigé dans une langue différente — sans parler du risque de surcharge au Tribunal et à la Cour de justice de l’Union européenne pour qui la matière du droit du 28e État serait tout aussi nouvelle.

4 — Un droit sans territoire

Ce régime serait de plus pris dans une tension entre fiction juridique et territorialité — toute entreprise étant de toute façon localisée dans un pays. 

Il faudrait donc articuler les règles du 28e État à l’ordre juridique d’implantation pour tout ce qui touche à l’ordre public de l’État hôte sans pouvoir y déroger. La présence physique et la dépendance à un droit national soulèveraient ainsi d’innombrables questions qui surgissent dans la vie quotidienne de toute entreprise : normes pénales applicables, autorités compétentes, tribunaux, supervision, droit du travail, etc.

Le régime du 28e État serait un droit « descendant » et par sa nature même « hors sol » — résultat de compromis inévitablement artificiels et qui ne pourrait véritablement s’enraciner comme culture jurisprudentielle qu’après de longues années de pratique.

Luca Picotti

5 — Des limites sécuritaires

Sur le plan de la sécurité nationale, l’absence d’un État responsable complique encore la donne : qui contrôlerait, au nom de la sûreté, les investissements étrangers ou les transferts de technologies stratégiques (semi-conducteurs, spatial…) ? 

La sécurité nationale relève des États membres (art. 4 TUE), chacun protégeant les entreprises sous sa juridiction. Comme on l’a déjà constaté avec les holdings, l’hybridation d’un régime européen et d’un État d’implantation engendrerait potentiellement de nouveaux points de friction.

6 — Un État inexistant est toujours un État concurrent

Enfin, alors que de plus en plus d’États voient déjà d’un très mauvais œil l’exode de leurs sièges sociaux — jugé nuisible à leur tissu juridique, économique et politique (professions juridiques, influence des autorités locales, cours nationales…) — il serait illusoire d’imaginer qu’ils accepteront volontiers un nouvel ordre concurrent d’origine européenne.

D’une part, les pays déjà affectés par ces migrations lutteront pour freiner non seulement l’exode vers un autre État membre, mais aussi vers ce « 28e État ». D’autre part, des pays comme les Pays-Bas, qui ont bâti leur réputation en attirant ces sièges, n’auront guère intérêt à partager cet avantage avec un régime fictif.

En définitive, obtenir un consensus politique sera extrêmement difficile, surtout à un moment où les États cherchent à retenir leurs entreprises, à défendre leurs places financières et à améliorer leurs propres cadres réglementaires.

*

Culture juridique, langue, qualité de la rédaction, rôle des tribunaux et des professionnels, ordre public et sécurité nationale, rivalités nationales, droit comme système : voilà quelques-uns des points qu’il faudra prendre en compte pour avancer vers le régime du 28e État. 

Ces obstacles sont-ils insurmontables ?

Il est impossible de le dire, mais ils sont en tout cas trop importants pour être négligés.

L’espoir est que les décideurs parviennent à concilier ces ambitions élevées avec la prudence nécessaire — trouvant le juste équilibre entre l’audace des avancées et la vigilance pour ne pas brûler les étapes.

Sources
  1. È più importante la lex societatis o la nazionalità del controllo ?, in Osservatorio Golden Power, 3 juin 2024.
  2. Dall’arbitraggio regolamentare all’arbitraggio sistemico : il vero gioco (e rischio) delle migrazioni societarie in Olanda, in Corporate Governance, 2, 2024, pp. 340-341.
  3. Il diritto privato e i suoi confini, il Mulino, 2020, pp. 98-101.
  4. Corporate Governance e arbitraggio regolamentare. Premesse metodologiche e valutazioni operative, in Corporate Governance, 2, 2024, p. 318.
  5. Migrazioni societarie in Olanda e voto maggiorato, in FCHub Financial Community Hub.
  6. Dall’arbitraggio regolamentare all’arbitraggio sistemico : il vero gioco (e rischio) delle migrazioni societarie in Olanda, in Corporate Governance, pp. 351-352.

03.07.2025 à 06:30

L’armée russe a conquis 556 km² de territoire ukrainien en juin — soit 25 % de plus qu’en mai

Ramona Bloj

Moscou continue de progresser sur le terrain en Ukraine dans le cadre de son offensive d’été lancée il y a quelques semaines, sans pour autant parvenir à une percée majeure. Au rythme actuel, il faudrait plus de deux ans à l’armée russe pour occuper le reste de l’oblast de Donetsk.

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Texte intégral (527 mots)

Au cours du mois de juin, l’armée russe a conquis 556 km² de territoire supplémentaire en Ukraine, selon le groupe ukrainien DeepState, soit la progression mensuelle la plus importante depuis novembre 2024 — et une augmentation de près de 25 % par rapport au mois précédent 1.

  • La majeure partie des gains russes au cours du mois de juin se trouve dans l’oblast de Donetsk, notamment sur la ligne allant de Pokrovsk à Velyka Novossilka, dans l’ouest de la région.
  • Moscou a également progressé de quelques dizaines de kilomètres carrés dans l’oblast de Kharkiv, au nord et à l’est de la ville de Koupiansk.
  • Environ 15 % des gains russes en juin, soit près de 85 km², se trouvent au nord de la capitale régionale de l’oblast de Soumy, dans un secteur où Moscou a déployé plus de 50 000 hommes récemment pour tenter de créer une « zone tampon ».

La Russie a intensifié ses opérations dans l’est de l’Ukraine ces dernières semaines dans le cadre de son offensive d’été. Celle-ci se traduit par une augmentation du nombre d’assauts menés dans certains secteurs du front plutôt que par le lancement d’une vaste opération blindée et de manœuvres rapides.

  • Si la dynamique à l’œuvre sur le terrain en Ukraine ne laisse pas percevoir de modifications dans le rapport de force, qui demeure à l’avantage de la Russie, les avancées russes de ces dernières semaines demeurent faibles en comparaison des premiers mois de la guerre.
  • Les deux armées souffrent d’un manque de combattants disponibles qui se traduit par une raréfaction des grandes opérations au profit d’assauts menés par des groupes de quelques combattants montés sur des véhicules légers.
  • Si le front ukrainien s’érode, l’armée russe ne semble pas en mesure de capturer, à court terme, des villes d’importance comme Kostiantynivka ou Pokrovsk, dans l’oblast de Donetsk, un noeud logistique vital assiégé depuis près d’un an.

Au rythme actuel, il faudrait plus de deux ans (26 mois) à l’armée russe pour occuper le reste de l’oblast de Donetsk, l’un des principaux objectifs de guerre fixés par Vladimir Poutine.

Sources
  1. Publication de DeepState sur Telegram, 1er juillet 2025.

03.07.2025 à 06:00

Le transhumanisme selon Peter Thiel : l’IA, Mars, la géopolitique

Matheo Malik

« — Vous préféreriez que l'espèce humaine survive, n'est-ce pas ?
— Euh...
— Vous hésitez.
— Eh bien, je ne sais pas. »

Nous traduisons et commentons le dernier entretien fleuve de Peter Thiel.

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Texte intégral (11389 mots)

Peter Thiel a une vision du monde très étrange — et aussi très monothématique.

On sait qu’une idée fixe guide ses réflexions depuis vingt ans : nous vivons une crise de l’avenir.

Face au journaliste du New York Times Ross Douthat, qui l’a longuement interrogé au cours d’un échange que nous traduisons et commentons ici, il en fait l’historique de manière cavalière :

« Nous avons marché sur la lune en juillet 1969. 

Woodstock a commencé trois semaines plus tard.

Avec le recul, c’est à ce moment-là que le progrès s’est arrêté et que les hippies ont gagné. »

Contrairement au fondateur d’OpenAI pour qui « le décollage a commencé », Thiel considère en effet que nous stagnons. 

Sur le continent européen, par exemple : « l’avenir est une idée d’un futur qui semble différent du présent : les trois seules options proposées en Europe sont l’écologie, la charia et l’État communiste totalitaire. »

Que faire pour sortir de la stagnation ? Le fondateur de PayPal et Palantir et investisseur dans Facebook a une réponse toute prête : prendre des risques — le plus possible. Y compris sur la santé, le nucléaire — ou l’intelligence artificielle.

Il n’est d’ailleurs pas convaincu du bien fondé ou de la supériorité de l’IA en soi. Pour lui, l’intérêt est ailleurs : un peu comme un drogue aux effets très durs — même s’il n’utilise pas cette image — il faudrait « l’essayer » car elle permettrait peut-être de retenir la fin.

Il le dit presque aussi explicitement ; pour lui, l’IA est une sorte d’excitant : « toutes sortes de choses intéressantes peuvent arriver. Peut-être que, dans un contexte militaire, les drones seront combinés à l’IA. C’est effrayant, dangereux, dystopique. Mais si vous enlevez l’IA, il ne se passe tout simplement plus rien. »

Comme il aime à le répéter, Thiel est un disciple de René Girard qui croit à l’Apocalypse et qui semble désormais s’être fait une obligation de mettre en garde tous ses interlocuteurs contre l’arrivée de l’Antéchrist

Pour lui, il aura la forme d’un gouvernement mondial autoritaire — mais qui pourrait prendre le visage de Greta Thunberg. Ses signes avant-coureurs sont déjà là : ce sont les grandes agences de régulation — des médicaments, de l’énergie atomique, des plateformes…

Peter Thiel est aussi un multi-milliardaire désormais totalement arrimé à l’appareil d’État et de sécurité américain.

Comme nous le rappelions dans la revue, le nombre de contrats de Palantir avec l’État fédéral a considérablement gonflé depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump : l’entreprise fondée par Thiel comble le vide laissé par les coupes budgétaires drastiques des six premiers mois de mandat.

Elle propose aussi une vision du futur fondée sur le contrôle et la surveillance.

Son action a plus que doublé depuis l’élection de Trump, passant de 60 à 130 dollars — et Peter Thiel en possède environ 100 millions.

Sans être interrogé de manière si directe sur la dimension économique de ses activités, Thiel est, peut-être pour la première fois, confronté dans cet entretien à certaines de ses contradictions — notamment politiques — les plus profondes que, selon son expression « la Silicon Valley s’est ajustée ». 

Il est utile de le lire pour comprendre comment il pourrait vouloir les déjouer.

Il y a treize ans, vous avez écrit un essai pour le magazine conservateur National Review, intitulé « The End of the Future » (La fin du futur). En substance, vous y affirmiez que le monde moderne, dynamique, en constante évolution, n’était pas aussi dynamique que les gens le pensaient et que nous étions en réalité entrés dans une période de stagnation technologique. Que la vie numérique était une avancée majeure, mais pas aussi importante que les gens l’avaient espéré — et que le monde était en quelque sorte dans une impasse.

Oui.

Vous n’étiez pas le seul à avancer ce genre d’arguments, mais ils avaient un poids particulier venant de vous, qui étiez un initié de la Silicon Valley ayant fait fortune grâce à la révolution numérique. En 2025, pensez-vous que ce diagnostic est toujours valable ?

Je continue de croire globalement à la thèse de la stagnation. Cela n’a toutefois jamais été une thèse absolue : je ne prétendais pas que nous étions absolument et complètement enlisés ; il s’agissait plutôt d’un ralentissement de la vitesse d’évolution. Entre 1750 et 1970, soit plus de 200 ans, le changement s’était accéléré. Nous allions sans cesse plus vite : les bateaux, les trains, les voitures et les avions étaient de plus en plus rapides. Cela a culminé avec le Concorde et les missions Apollo. 

Puis, dans toutes sortes de domaines, les choses ont ralenti.

J’ai toujours fait une exception pour le monde des bits — avec les ordinateurs, les logiciels, Internet et l’Internet mobile. Au cours des 10 à 15 dernières années, il y a aussi eu la cryptomonnaie et la révolution de l’intelligence artificielle, qui sont, je pense, assez importantes dans un sens. Mais la question est la suivante : est-ce suffisant pour vraiment sortir de ce sentiment général de stagnation ?

Mon essai soulevait une question épistémologique : comment savoir si nous sommes en train de stagner ou en train d’accélérer ? 

L’une des caractéristiques de la modernité tardive étant l’hyperspécialisation, peut-on dire que nous ne faisons pas de progrès en physique si l’on n’a pas consacré la moitié de sa vie à étudier la théorie des cordes ? Qu’en est-il des ordinateurs quantiques ? Ou encore de la recherche sur le cancer, des biotechnologies et de tous ces domaines verticaux ? Et puis, quelle est l’importance des progrès réalisés dans le domaine du cancer par rapport à ceux de la théorie des cordes ? Il faut donner un poids à toutes ces choses.

De manière a priori paradoxale, la spécialisation scientifique est l’une des cibles des néoréactionnaires actifs dans la Silicon Valley. Dans les élaborations complotistes de Curtis Yarvin — qui reprenait lui aussi dans nos pages un exemple sur la « théorie des cordes » — c’est le fonctionnement de la science qui serait responsable du Covid-19. Pour Thiel, la spécialisation dans de nombreux aurait eu pour revers de priver la modernité d’un progrès global. C’est une idée qu’il développe depuis plusieurs années et qui revient dans plusieurs de ses textes que nous avons traduits.

Au plan théorique, c’est une question extrêmement difficile à cadrer.

Le fait qu’il soit si difficile d’y répondre, que nous ayons des groupes de gardiens de plus en plus restreints qui se protègent eux-mêmes, est en soi une source de scepticisme.

Pour vous répondre : oui, je pense que, d’une manière générale, nous vivons dans un monde qui est encore assez bloqué, mais pas complètement. (…)

La question qui m’intéresse est épistémologique : comment savoir si nous sommes en train de stagner ou en train d’accélérer ?

Peter Thiel

Qu’est-ce qui pourrait vous convaincre que nous vivons une période de décollage ? La croissance économique ? La croissance de la productivité ? Peut-on quantifier cette question de la stagnation contre l’accélération ?

Un indicateur économique, bien sûr, serait le suivant : quel est votre niveau de vie par rapport à celui de vos parents ? Si vous êtes un millénial de 30 ans, comment vous en sortez-vous par rapport à vos parents baby-boomers lorsqu’ils avaient 30 ans ? Comment se débrouillaient-ils à l’époque ?

Il y a des indicateurs intellectuels : combien de percées réalisons-nous ? Comment les quantifier ? Quels sont les retours sur investissement dans la recherche ?

Il est certain que les retours sur investissement dans les sciences ou dans le monde universitaire en général sont de moins en moins importants.

C’est peut-être pour cela que ce milieu semble souvent sociopathe et malthusien : il faut y investir de plus en plus pour obtenir les mêmes résultats. À un moment donné, les gens abandonnent et tout s’effondre.

Selon vous, il y aurait eu un changement culturel majeur dans le monde occidental dans les années 1970 : c’est à peu près à ce moment-là que les choses auraient commencé à ralentir et à stagner. Les gens se seraient alors mis à s’inquiéter des coûts de la croissance, surtout les coûts environnementaux. L’idée est que l’on en arrive à une perspective largement partagée selon laquelle nous serions tous suffisamment riches et que si un trop grand nombre d’entre nous essayait de devenir encore plus riche, la planète ne pourrait plus tenir et nous subirions des dégradations de toutes sortes. Qu’y a-t-il de mal à cela ? Autrement dit : pourquoi devrions-nous rechercher la croissance et le dynamisme ? 

Je pense qu’il y a des raisons profondes à cette stagnation.

Au fond, il y a toujours trois questions historiques : que s’est-il réellement passé ? Que faut-il faire ? Pourquoi cela s’est-il produit ?

Ma réponse à la dernière est : les gens ont été à court d’idées.

Les institutions se sont dégradées et sont devenues averses au risque ; on pourrait décrire et documenter ce phénomène. Mais je pense aussi que, dans une certaine mesure, des inquiétudes très légitimes sur l’avenir sont apparues : si nous continuions à progresser à un rythme accéléré, allions-nous courir vers une apocalypse environnementale, une apocalypse nucléaire ou autre chose de plus inquiétant encore ?

Pour autant, je pense que si nous ne trouvons pas le chemin du retour vers le futur — la société s’effondrera.

La classe moyenne — que je définis comme les personnes qui s’attendent à ce que leurs enfants aient une vie meilleure que la leur — aspire au progrès.  Lorsque cette attente s’effondre, nous n’avons plus de société de classe moyenne

Peut-être y a-t-il un moyen de revenir à une société féodale dans laquelle les choses sont toujours statiques et figées — ou peut-être existe-t-il un moyen de passer à une société radicalement différente. Mais ce n’est pas ainsi que le monde occidental a fonctionné, ce n’est pas ainsi que les États-Unis ont fonctionné pendant les 200 premières années de leur existence.

À terme, vous pensez donc que les gens ordinaires n’accepteront pas la stagnation, qu’ils se rebelleront et détruiront tout autour d’eux au cours de cette rébellion ?

lls pourraient se rebeller. 

Ou peut-être simplement que nos institutions ne fonctionnent pas puisque toutes nos institutions sont fondées sur la croissance.

Nos budgets sont fondés sur la croissance.

Prenez Reagan et Obama.

Reagan, c’était le capitalisme de consommation — ce qui est un oxymore. Un vrai capitaliste n’épargne pas, il emprunte.

Obama, c’était le socialisme à faible fiscalité — tout aussi oxymorique que le capitalisme consumériste de Reagan. Je préfère de loin le socialisme à faible fiscalité au socialisme à forte fiscalité, mais je crains qu’il ne soit pas viable. À un moment donné, les impôts doivent augmenter ou le socialisme prend fin. 

Tout cela est profondément instable. C’est pour cela que les gens ne sont pas optimistes : ils ne pensent pas que nous ayons atteint un état stable de l’avenir, à la Greta. Cela pourra peut-être fonctionner un jour, mais nous n’en sommes pas encore là.

Puisque son nom reviendra probablement dans cette conversation, vous faites référence à Greta Thunberg, la militante connue pour ses manifestations contre le changement climatique, qui, selon vous, représente le symbole d’un avenir anti-croissance, autoritaire et dominé par les écologistes.

Bien sûr. Mais nous n’en sommes pas encore là.

Ce serait une société très, très différente.

Je ne suis pas sûr que ce serait la Corée du Nord, mais ce serait extrêmement oppressant.

Une chose qui m’a toujours frappé, c’est que lorsqu’il y a un sentiment de stagnation, de décadence dans une société — pour utiliser un terme que j’aime bien — certains finissent par attendre avec impatience une crise, un moment où ils pourront radicalement réorienter la société. J’ai tendance à penser que dans les cas où l’on atteint un certain niveau de richesse, les gens deviennent très à l’aise, ils deviennent réfractaires au risque, et il est difficile de sortir de la décadence pour aller vers quelque chose de nouveau sans crise. Mon exemple initial était donc le suivant : après le 11 septembre, les néoconservateurs considéraient que nous avions été décadents et stagnants et qu’il était désormais temps de se réveiller, de lancer une nouvelle croisade et de refaire le monde. On sait comment cela s’est terminé.

Bush qui a dit aux gens d’aller faire du shopping immédiatement.

Ce n’était pas assez « anti-décadent » vous voulez dire ?

Dans l’ensemble, oui.

Il y avait bien une enclave néoconservatrice en matière de politique étrangère où les gens jouaient un rôle pour sortir de la décadence. Mais ce qui dominait, c’était les partisans de Bush qui disaient aux gens d’aller faire du shopping.

Un vrai capitaliste n’épargne pas, il emprunte. 

Peter Thiel

Quels risques faudrait-il donc être prêt à prendre pour échapper à la décadence ? Nous sommes face à un danger puisque les personnes qui veulent lutter contre la décadence doivent prendre beaucoup de risques. Elles doivent dire : « Écoutez, vous avez une société agréable, stable et confortable, mais devinez quoi ? Nous aimerions avoir une guerre, une crise ou une réorganisation totale du gouvernement. » Elles doivent se jeter dans le danger.

Je ne sais pas si je peux vous donner une réponse précise, mais, de manière générale, nous devrions prendre beaucoup plus de risques.

Regardons dans les différents secteurs. 

Par exemple, en 40 ou 50 ans, on n’a fait aucun progrès dans la biotechnologie pour soigner la maladie d’Alzheimer. Les gens sont complètement bloqués sur les bêta-amyloïdes. Ça ne marche pas. C’est comme un racket stupide où tout le monde s’enrichit. Oui. Il faut prendre plus de risques dans ce domaine.

Ce passage mérite d’être relevé car il explique en grande partie l’influence de Peter Thiel sur un discours prégnant dans la Silicon Valley : la science ne serait plus efficace car elle aurait évacué le facteur du « risque ». Cette approche qui se présente comme pragmatique est en réalité une manière dangereuse de subvertir ce qui garantit les conditions même de la scientificité : la méthode expérimentale. En prenant l’exemple de la recherche sur la maladie d’Alzheimer, Thiel reprend une obsession des néoréactionnaires, déjà citée par Yarvin et présente dans le « Manifeste techno-optimiste » de Marc Andreessen qui comporte un passage sur la « principe de précaution » — reposant sur un contresens.

Pour rester concret, je voudrais revenir un instant sur cet exemple et poser la question suivante : que signifie exactement « prendre plus de risques dans la recherche anti-vieillissement » ? Cela signifie-t-il que la FDA doit prendre du recul et dire : « Toute personne qui dispose d’un nouveau traitement contre la maladie d’Alzheimer peut le commercialiser librement » ? À quoi ressemble le risque dans le domaine médical ?

On peut prendre beaucoup plus de risques : si vous souffrez d’une maladie mortelle, il est clair que vous pouvez probablement prendre beaucoup plus de risques. Les chercheurs peuvent donc prendre beaucoup plus de risques.

Culturellement, j’imagine que cela ressemble à la modernité précoce, où les gens pensaient que nous allions guérir les maladies. Ils pensaient que nous allions prolonger radicalement la vie. 

L’immortalité faisait partie du projet de la modernité précoce. On la trouve chez Francis Bacon, chez Condorcet. C’était peut-être anti-chrétien — peut-être une conséquence du christianisme. C’était surtout une question de compétition : si le christianisme promettait une résurrection physique, la science ne pouvait réussir que si elle promettait exactement la même chose.

Je me souviens qu’en 1999 ou 2000, lorsque nous dirigions PayPal, l’un de mes cofondateurs, Luke Nosek, était passionné par Alcor et la cryogénisation. Il croyait que les gens devraient se faire congeler. Nous avons emmené toute l’entreprise à une réunion de congélation. Vous connaissez les réunions Tupperware ? Les gens vendent des contrats Tupperware. Lors d’une fête de congélation, ils vendent…

Était-ce seulement votre tête — qu’allait-on congeler ?

On pouvait choisir le corps entier ou seulement la tête.

L’option « seulement la tête » était moins chère.

C’était inquiétant : l’imprimante matricielle ne fonctionnait pas correctement et on ne pouvait pas imprimer les contrats de cryogénisation.

La stagnation technologique toujours, n’est-ce pas ?

Rétrospectivement, c’est même un symptôme du déclin. En 1999 — ce n’était pas une opinion dominante — mais il y avait encore une frange de baby-boomers qui croyaient qu’ils pouvaient vivre éternellement. C’était la dernière génération.

Je suis certes toujours anti-boomers, mais peut-être y a-t-il quelque chose que nous avons perdu, même dans ce narcissisme, marginal, des baby-boomers qui croyaient encore que la science guérirait toutes leurs maladies.

Plus aucun millénial n’y croit aujourd’hui.

Il y a bien toutefois des gens qui croient aujourd’hui en une autre forme d’immortalité. Je pense qu’une partie de la fascination pour l’intelligence artificielle est liée à une vision spécifique du dépassement des limites. L’une des choses qui m’a frappé dans votre argumentation initiale sur la stagnation, qui portait principalement sur la technologie et l’économie, c’est qu’elle pouvait s’appliquer à un très large éventail de domaines. À l’époque où vous écriviez l’essai que nous citions au début de la conversation, vous vous intéressiez au seasteading — c’est-à-dire à l’idée de construire de nouvelles entités politiques indépendantes du monde occidental sclérosé — mais vous avez changé d’avis dans les années 2010. Vous étiez l’une des rares, voire la seule personnalité influente de la Silicon Valley à soutenir Donald Trump en 2016. Vous avez soutenu quelques candidats républicains soigneusement sélectionnés au Sénat : l’un d’eux est aujourd’hui vice-président des États-Unis. On a l’impression que vous êtes une sorte d’investisseur en capital-risque de la politique et que vous vous seriez dit : voici quelques agents disruptifs qui pourraient changer le statu quo politique — cela vaut la peine de prendre un certain risque. Est-ce ainsi que vous voyez les choses ?

Bien sûr, et à plusieurs niveaux.

À un certain niveau, nous espérions pouvoir faire dériver le Titanic hors de la trajectoire de l’iceberg, afin de vraiment changer le cours de notre société.

Par le biais d’un changement politique.

Une aspiration peut-être plus modeste était de pouvoir au moins avoir une conversation à ce sujet. Quand Trump a dit « Make America Great Again », était-ce un programme positif, optimiste, ambitieux ? Ou s’agissait-il simplement d’une évaluation très pessimiste de notre situation actuelle — à savoir que nous ne sommes plus un grand pays ?

Je n’avais pas de grandes attentes quant à ce que Trump ferait de positif. Néanmoins, je croyais qu’au moins, pour la première fois en cent ans, nous avions un républicain qui ne nous servait pas le discours sirupeux et absurde de Bush. Ce n’était pas synonyme de progrès, mais nous pouvions au moins avoir une conversation.

Avec le recul, c’était un fantasme absurde.

La Silicon Valley s’est ajustée.

Peter Thiel

J’avais ces deux pensées en 2016 — et on a souvent des idées qui se situent juste en dessous du niveau de conscience — mais les deux pensées que je n’arrivais pas à concilier étaient les suivantes : premièrement, personne ne m’en voudrait de soutenir Trump s’il perdait. Et deuxièmement, je pensais qu’il avait 50 % de chances de gagner. Et j’avais cette idée implicite…

Pourquoi personne ne vous en voudrait s’il perdait ?

Cela aurait juste été tellement bizarre que cela n’aurait pas vraiment eu d’importance.

Mais je pensais qu’il avait 50 % de chances parce que les problèmes étaient profonds et que la stagnation était frustrante. La réalité, c’est que les gens n’étaient pas prêts pour ça.

Peut-être que nous aurons progressé au point de pouvoir avoir cette conversation en 2025 — dix ans après Trump. 

Et bien sûr, vous n’êtes pas un zombie de gauche, Ross…

…on m’a donné beaucoup de noms, Peter…

…mais je prendrai tous les progrès que je pourrai obtenir.

De votre point de vue, il y aurait donc deux niveaux : un sentiment fondamental selon lequel cette société a besoin de bouleversements et de risques ; Trump est synonyme de bouleversements, Trump est synonyme de risques. Le deuxième niveau serait le suivant : Trump est prêt à dire des choses qui sont vraies sur le déclin américain. En tant qu’investisseur en capital-risque, pensez-vous avoir retiré quelque chose du premier mandat de Trump ? Qu’a fait Trump au cours de son premier mandat qui vous a semblé aller à l’encontre de la décadence ou de la stagnation ? 

Je pense que cela a pris plus de temps que je ne l’aurais souhaité — mais nous sommes arrivés à un point où beaucoup de gens pensaient que quelque chose n’allait pas. Et ce n’était pas le discours que je tenais entre 2012 et 2014. J’ai eu un débat avec Eric Schmidt en 2012, Marc Andreessen en 2013 et Jeff Bezos en 2014.

Je disais qu’il y avait un problème de stagnation — et tous les trois me répondaient en substance que tout allait très bien. Or je pense que ces trois personnes — au moins — ont, à des degrés divers, mis à jour et ajusté leur point de vue. La Silicon Valley s’est ajustée.

Elle a fait plus que s’ajuster…

Sur la question de la stagnation.

Une grande partie de la Silicon Valley a fini par soutenir Trump en 2024, y compris, bien sûr, le plus célèbre d’entre eux, Elon Musk.

Cela est étroitement lié à la question de la stagnation, selon moi.

Ces choses sont toujours très compliquées, mais mon opinion — et encore une fois, j’hésite beaucoup à parler au nom de toutes ces personnes — est que quelqu’un comme Mark Zuckerberg n’était pas très idéologue. Il n’avait pas beaucoup réfléchi à tout cela. La position par défaut était d’être libéral et la question était toujours : si le libéralisme ne fonctionne pas, que faire ? Et année après année, la réponse était : il faut en faire plus. Si quelque chose ne fonctionne pas, il suffit d’en faire plus. On augmente la dose, encore et encore, on dépense des centaines de millions de dollars, on devient complètement woke et tout le monde vous déteste.

Et à un moment donné, on se dit : d’accord, peut-être que ça ne marche pas.

Alors ils changent de cap.

Et ce n’est pas une question de soutien à Trump.

Ce n’est pas une question de soutien à Trump mais c’est, tant dans le débat public que privé, le sentiment que le trumpisme et le populisme en 2024 — peut-être pas en 2016, quand vous étiez le seul à les soutenir, mais maintenant, en 2024 — peuvent être un vecteur d’innovation technologique, de dynamisme économique, etc.

Vous présentez les choses de manière très, très optimiste.

Je sais que vous êtes pessimiste. 

Lorsque vous présentez les choses de manière optimiste, vous risquez de décevoir.

Je veux dire que les gens ont exprimé beaucoup d’optimisme. Elon Musk a exprimé des craintes apocalyptiques sur la façon dont les déficits budgétaires allaient tous nous tuer, mais il a rejoint l’administration Trump et d’autres gens autour de lui en disant essentiellement : « Notre partenariat avec cette administration vise à poursuivre la grandeur technologique. » Je pense qu’ils étaient optimistes. Vous partez d’un point de vue plus pessimiste — ou réaliste. Ce que je vous demande, c’est votre évaluation de la situation actuelle — pas la leur. Le populisme de Trump 2.0 vous semble-t-il être un vecteur de dynamisme technologique ?

C’est encore de loin la meilleure option dont nous disposons.

Harvard va-t-il guérir la démence en continuant à faire la même chose qui n’a pas fonctionné depuis cinquante ans ?

C’est juste une façon de dire : cela ne peut pas être pire, alors faisons table rase. Mais la critique du populisme aujourd’hui serait la suivante : la Silicon Valley s’est alliée aux populistes. Les populistes se moquent de la science. Ils ne veulent pas dépenser d’argent pour la science. Ils veulent supprimer les financements à Harvard simplement parce qu’ils n’aiment pas Harvard. Et à la fin, vous n’obtiendrez pas les investissements que la Silicon Valley souhaitait pour l’avenir. Est-ce faux ?

Mais nous devons revenir à cette question : dans quelle mesure la science fonctionne-t-elle ? 

C’est là que les partisans du New Deal, quels que soient leurs défauts, ont fait la différence : ils ont fortement encouragé la science, l’ont financée, ont donné de l’argent aux gens et l’ont développée. Aujourd’hui, si un équivalent d’Einstein écrivait une lettre à la Maison Blanche, elle se perdrait dans le service du courrier. Le projet Manhattan aujourd’hui serait inimaginable.

Dans les années 1960, un projet « moonshot » signifiait encore que l’on allait sur la lune. Aujourd’hui, un « moonshot » désigne quelque chose de complètement fictif qui n’arrivera jamais.

Pourtant — contrairement à d’autres personnes de la Silicon Valley peut-être — la valeur du populisme réside pour vous dans le fait de lever le voile et de briser les illusions. Et nous ne sommes pas nécessairement à un stade où l’on attend de l’administration Trump qu’elle mette en œuvre le projet Manhattan ou qu’elle réalise un « moonshot ». Le populisme ne nous aide-t-il pas plutôt à voir que tout cela n’était que faux-semblants…

Il faut essayer de faire les deux. Les deux sont très liés.

Il y a une dérégulation de l’énergie nucléaire et à un moment donné nous reviendrons à la construction de nouvelles centrales nucléaires ou de centrales mieux conçues, voire de réacteurs à fusion. Pour construire, il faut dé-réguler, dé-construire. D’une certaine manière, construire implique de dégager le terrain.

En 2024, Elon Musk en était venu à croire que même s’il réussissait à aller sur Mars, le gouvernement socialiste américain et l’intelligence artificielle woke l’y suivraient.

Peter Thiel

Avez-vous, à titre personnel, cessé de financer les politiciens ?

Je suis un peu schizophrène sur ce sujet. 

Je pense que c’est à la fois extrêmement important et extrêmement toxique.

Je change donc d’avis sans cesse sur ce qu’il faut faire…

Extrêmement toxique pour vous personnellement ?

Pour tous ceux qui s’impliquent. C’est un jeu à somme nulle. C’est fou. Et puis, d’une certaine manière… 

Parce que tout le monde vous déteste et vous associe à Trump. En quoi est-ce toxique pour vous personnellement ?

C’est toxique parce que c’est un monde à somme nulle : les enjeux me semblent vraiment très élevés.

Et vous vous retrouvez avec des ennemis que vous n’aviez pas auparavant ?

C’est toxique pour toutes les personnes qui s’impliquent de différentes manières. 

Il y a une dimension politique dans le fait de rechercher un « retour vers le futur » : vous ne pouvez pas… 

C’est une conversation que j’ai eue avec Elon en 2024 sur le seasteading justement, où je lui disais : « Si Trump ne gagne pas, je veux tout simplement quitter le pays. » 

Musk m’avait répondu : « Il n’y a nulle part où aller. »

On trouve toujours les bons arguments après coup. C’est environ deux heures après ce dîner, une fois rentré chez moi, que j’ai pensé : « Mais Elon Musk ne croit plus au projet Mars ? »

2024 est l’année où Elon a cessé de croire en Mars — non pas comme projet scientifique farfelu mais comme projet politique. 

Mars était censé être un projet politique, une alternative. 

En 2024, Elon Musk en était venu à croire que même s’il réussissait à aller sur Mars, le gouvernement socialiste américain et l’intelligence artificielle woke l’y suivraient.

Tout a commencé lors d’une réunion entre Elon et le PDG de DeepMind, Demis Hassabis, que nous avions organisée.

Demis avait dit à Elon : « Je travaille sur le projet le plus important au monde. Je suis en train de créer une intelligence artificielle surhumaine. »

Elon a surenchéri : « Eh bien, moi je travaille sur le projet le plus important au monde. Je suis en train de faire de nous une espèce interplanétaire. »

Demis a alors répondu : « Eh bien, tu sais, mon IA sera capable de te suivre sur Mars. »

Elon est resté silencieux. 

D’après ce que je sais, il a fallu des années pour que cela l’atteigne vraiment — jusqu’en 2024.

Mais cela ne signifie pas qu’il ne croit pas en Mars. Cela signifie simplement qu’il a décidé qu’il devait gagner une bataille contre les déficits budgétaires ou le « wokisme » pour arriver sur Mars.

Oui, mais que signifie Mars ?

Allez-y : que signifie Mars ?

S’agit-il simplement d’un projet scientifique ? Ou est-ce comme chez Heinlein, la Lune comme paradis libertaire ?

La vision d’une nouvelle société, sans doute peuplée par de nombreux descendants d’Elon Musk…

Eh bien, je ne sais pas si cela a été concrétisé de manière aussi précise, mais si vous concrétisez les choses, vous vous rendrez peut-être compte que Mars est censé être plus qu’un projet scientifique. C’est censé être un projet politique. Quand vous le concrétisez, vous devez commencer à réfléchir : l’IA woke vous suivra, le gouvernement socialiste vous suivra.

Vous devrez donc peut-être faire autre chose que simplement aller sur Mars.

L’intelligence artificielle, justement, semble être la plus grande exception à un domaine qui a connu des progrès remarquables, surprenants pour beaucoup de gens. C’est aussi le domaine — nous parlions justement de politique — où l’administration Trump, je pense, donne dans une large mesure aux investisseurs dans l’IA beaucoup de ce qu’ils voulaient, à la fois en prenant du recul et en mettant en place des partenariats public-privé. C’est donc un domaine de progrès et d’engagement gouvernemental. Et vous êtes un investisseur dans l’IA. Si oui : dans quoi pensez-vous investir ?

Je ne sais pas.

Une question que nous pouvons nous poser est la suivante : quelle importance accorder à l’IA ? Et ma réponse stupide est : c’est plus qu’un simple gadget, mais moins qu’une transformation totale de notre société.

Je dirais que cela correspond à peu près à l’importance d’Internet à la fin des années 90. 

Autrement dit : je ne suis pas sûr que cela suffise pour mettre fin à la stagnation. 

Cela pourrait suffire à créer de grandes entreprises. Et Internet a peut-être ajouté quelques points de pourcentage au PIB, peut-être 1 % de croissance du PIB chaque année pendant 10 ou 15 ans. Cela a contribué à la productivité. C’est donc à peu près ma position provisoire sur l’IA.

Il est un peu malsain que cela soit si déséquilibré mais c’est la seule chose que nous avons. J’aimerais que les progrès soient plus multidimensionnels : j’aimerais que nous allions sur Mars, j’aimerais que nous trouvions des remèdes à la démence. 

Si tout ce que nous avons, c’est l’IA — alors je m’en contenterai. Il y a des risques. Il y a évidemment des dangers liés à cette technologie. 

Vous êtes donc sceptique quant à ce que l’on pourrait appeler une théorie du ruissellement de superintelligence, qui dit en substance que, si l’IA réussit, elle deviendra si intelligente qu’elle portera des progrès dans le monde des atomes et que si nous ne sommes pas capables de guérir la démence ou de construire l’usine parfaite qui fabriquera les fusées qui iront sur Mars, l’IA le peut. À un certain moment, on franchirait un certain seuil. Cela nous apporterait non seulement davantage de progrès numériques, mais aussi de nombreuses autres formes de progrès. À vous entendre, on dirait que vous n’y croyez pas — ou que vous pensez que c’est peu probable.

Oui, je ne sais pas vraiment si cela a été le facteur déterminant.

Que voulez-vous dire par « facteur déterminant » ?

Je pense que cela reflète simplement une idéologie de la Silicon Valley.

D’une manière étrange, c’est peut-être plus une idée libérale que conservatrice, mais les gens sont vraiment obsédés par le QI dans la Silicon Valley, et ils pensent que tout repose sur l’intelligence. Et que si vous avez plus de gens intelligents, ils feront de grandes choses.

Il s’agit là d’un point essentiel. L’idéologie à laquelle fait référence Thiel s’exprime notamment dans les différents textes de Sam Altman, qui reposent explicitement sur le présupposé selon lequel l’augmentation et l’accroissement de l’intelligence quantifiable ne peuvent qu’améliorer la société. Cette idée est bien reflétée dans son dernier texte dans lequel il affirme que « ChatGPT est déjà plus puissant que n’importe quel être humain ayant jamais vécu. »

Or il y a selon moi un argument économique anti-QI assez fort : les gens intelligents qui font moins bien que les autres. On pourrait même observer une tendance où plus quelqu’un est intelligent, moins il réussit. Soit ils ne savent pas comment appliquer leur intelligence, soit notre société ne sait pas quoi faire d’eux — et ils ne trouvent pas leur place. 

Cela suggère donc que le facteur déterminant n’est pas le QI mais quelque chose qui ne va vraiment pas dans notre société.

Si vous enlevez l’IA, il ne se passe tout simplement plus rien.

Peter Thiel

Mais s’agit-il d’une limite de l’intelligence ou d’un problème lié aux types de personnalité créés par la superintelligence humaine ? Je ne suis pas très favorable à l’idée — et je l’ai exprimée lors d’un épisode de ce podcast avec le chercheur Daniel Kokotajlo — selon laquelle certains problèmes peuvent être résolus simplement en augmentant l’intelligence. 

Oui, c’est difficile à prouver. Il est toujours difficile de prouver ce genre de choses.

Mais je partage votre intuition, car je pense que nous n’avons pas manqué de gens intelligents mais que les choses ont stagné pour d’autres raisons. 

Peut-être nos problèmes sont-ils insolubles — ce qui serait une vision pessimiste. Peut-être n’y a-t-il pas de remède contre la démence ; peut-être n’y a-t-il pas de remède contre la mortalité… Peut-être est-ce un problème insoluble.

Ou peut-être que ce sont des choses culturelles.

La solution serait donc moins à rechercher dans une question d’intelligence individuelle que dans la manière dont tout cela s’intègre dans notre société.

Tolérons-nous les personnes intelligentes et hétérodoxes ? Peut-être avons-nous besoin de personnes intelligentes et hétérodoxes pour mener des expériences folles. Et si l’IA est simplement intelligente au sens conventionnel du terme alors elle sera aussi conformiste. Ce n’est peut-être pas de cette intelligence-là dont nous avons besoin.

Craignez-vous donc un futur où l’IA deviendrait en quelque sorte stagnationniste ? Qu’elle soit très intelligente mais créative d’une manière conformiste — qu’un peu à la manière de l’algorithme Netflix, elle produise une infinité de films corrects que les gens regardent mais pas de chefs d’œuvres ?

C’est tout à fait possible.

C’est sans doute un risque.

Mais je pense que nous devrions quand même essayer l’IA — car l’alternative est la stagnation totale.

Toutes sortes de choses intéressantes peuvent arriver. Peut-être que les drones dans un contexte militaire seront combinés à l’IA. C’est effrayant, dangereux, dystopique. Peut-être cela va-t-il radicalement changer les choses. Mais si vous enlevez l’IA, il ne se passe tout simplement plus rien.

Il existe une version de ce débat à propos d’Internet : Internet a-t-il conduit à plus de conformisme et à plus d’ouverture ?

Et il existe toutes sortes de raisons pour lesquelles cela n’a pas conduit à l’explosion d’abondance dont rêvaient les libertariens en 1999. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait penser, je dirais que c’était quand même mieux que l’alternative, que si nous n’avions pas eu Internet. Cela aurait peut-être été pire.

L’IA est meilleure que l’alternative. Car l’alternative, ce n’est rien du tout.

Voici un domaine où les arguments stagnationnistes sont encore renforcés : parler autant de l’IA est une reconnaissance implicite que sans l’IA, nous serions dans une stagnation presque totale.

Mais le monde de l’IA est clairement peuplé de personnes qui, à tout le moins, semblent avoir une vision plus utopique ou plus transformatrice — appelez-la comme vous voulez — de la technologie que celle que vous exprimez ici. Et vous avez mentionné plus tôt l’idée que le monde moderne promettait autrefois un allongement radical de la durée de vie, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Il me semble très clair qu’un certain nombre de personnes profondément impliquées dans le développement de l’IA la considèrent comme un mécanisme de transhumanisme, de transcendance de notre chair mortelle, et soit comme une sorte de création d’une espèce successeur, soit comme une sorte de fusion entre l’esprit et la machine. Pensez-vous que tout cela n’est qu’un fantasme sans fondement ? Ou pensez-vous que ce n’est qu’un effet de mode ? Pensez-vous que les gens collectent des fonds en prétendant que nous allons construire un dieu machine ? Est-ce du battage médiatique ? Est-ce une illusion ? Est-ce quelque chose qui vous inquiète ?

Oui…

Vous préféreriez que l’espèce humaine survive, n’est-ce pas ?

Euh…

Vous hésitez.

Eh bien, je ne sais pas. Je voudrais… Je voudrais…

Vous hésitez très longtemps !

Il y a tellement de questions implicites dans cette phrase.

L’espèce humaine doit-elle survivre ?

Oui.

D’accord.

Mais j’aimerais aussi que nous résolvions radicalement ces problèmes. 

Prenons le transhumanisme.

L’idéal de départ était cette transformation radicale où votre corps humain naturel se transforme en un corps immortel. 

Il y a déjà des transformations, dans un contexte sexuel. Un travesti est quelqu’un qui change de vêtements et se déguise et un transsexuel est quelqu’un qui change son pénis en vagin. On peut ensuite débattre de l’efficacité de ces opérations chirurgicales. 

Je crois que le mot « nature » n’apparaît pas une seule fois dans l’Ancien Testament. 

Peter Thiel

Mais nous voulons beaucoup plus qu’une simple transformation.

La critique n’est pas de dire que c’est bizarre et contre nature, mais plutôt : « C’est totalement pathétique et insignifiant. » Nous voulons plus que le travestissement ou le changement d’organes sexuels. Nous voulons que vous puissiez changer votre cœur, changer votre esprit et changer tout votre corps.

Le christianisme orthodoxe, d’ailleurs, critique le fait que cela ne va pas assez loin. Le transhumanisme ne fait que changer votre corps, mais vous devez aussi transformer votre âme et tout votre être. Et donc…

Attendez. Je suis globalement d’accord avec ce que je pense être votre conviction — à savoir que la religion doit être l’amie de la science et des idées de progrès scientifique et que toute toute idée de providence divine doit englober le fait que nous avons progressé, accompli et réalisé des choses qui auraient été inimaginables pour nos ancêtres — mais il semble tout de même que la promesse du christianisme soit, en fin de compte, d’obtenir un corps parfait et une âme parfaite à travers la grâce de Dieu. Et celui qui tente d’y parvenir par ses propres moyens à l’aide d’une multitude de machines risque fort de finir comme un personnage dystopique.

Clarifions cela.

Je crois que le mot « nature » n’apparaît pas une seule fois dans l’Ancien Testament. Il y a donc un mot, un sens, dans lequel, d’après ma compréhension de l’inspiration judéo-chrétienne, il s’agit de transcender la nature. Il s’agit de surmonter les choses. Et la chose la plus proche que l’on puisse dire de la nature, c’est que les gens sont déchus. Être naturel, au sens chrétien, c’est être dans un état pitoyable. Et c’est vrai. Mais il existe des moyens, avec l’aide de Dieu, de transcender cela et de le surmonter.

La plupart des gens qui travaillent à la construction de cette machine divine hypothétique ne pensent pas qu’ils coopèrent avec Yahweh, Jéhovah, le Seigneur des armées…

Bien sûr, bien sûr. Mais…

Ils pensent qu’ils construisent l’immortalité par eux-mêmes, n’est-ce pas ?

Nous sautons d’un sujet à l’autre. Encore une fois, la critique que je fais est la suivante : ils ne sont pas assez ambitieux. D’un point de vue chrétien, ces gens ne sont pas assez ambitieux. 

Mais ils ne sont pas assez ambitieux sur le plan moral et spirituel ?

Sont-ils encore suffisamment ambitieux sur le plan physique ?

Sont-ils encore vraiment transhumanistes ?

La cryogénisation semble être une mode ringarde, très 1999, plus vraiment d’actualité. Non, ils ne sont pas transhumanistes sur le plan physique. 

Peut-être d’ailleurs n’est-ce pas une question de cryogénisation mais de téléchargement. Ce qui n’est pas tout à fait pareil : je préfère garder mon corps. Je ne veux pas d’un simple programme informatique qui me simule.

Je suis d’accord.

Le téléchargement semblait donc être un pas en arrière par rapport à la cryogénisation.

Mais même cela fait partie du débat, et c’est là que les choses deviennent très difficiles à évaluer. Je ne veux pas dire qu’ils inventent tout et que tout est faux, mais je ne…

Pensez-vous qu’une partie de tout cela est faux ?

Je ne pense pas que ce soit faux, car cela impliquerait que les gens mentent, mais je veux dire que ce n’est pas le centre de gravité.

Oui.

Il y a donc un langage optimiste.

J’ai eu une conversation avec Elon Musk à ce sujet il y a quelques semaines.

Il m’expliquait que nous allions avoir un milliard de robots humanoïdes aux États-Unis dans dix ans. 

Je lui ai répondu que si cela venait à s’avérer, il n’aurait plus à se soucier du déficit budgétaire car la croissance permettrait de les combler — il est très inquiet sur le déficit. Cela ne prouve pas qu’il ne croit pas à l’existence d’un milliard de robots, mais cela suggère peut-être qu’il n’y a pas réfléchi suffisamment, qu’il ne pense pas que cela aura un impact économique aussi transformateur, ou qu’il y a une grande marge d’erreur. D’une certaine manière, ces choses ne sont pas tout à fait mûrement réfléchies.

Si je devais critiquer la Silicon Valley, je dirais qu’elle a toujours du mal à comprendre la signification de la technologie.

Les conversations ont tendance à se perdre dans des détails microscopiques, comme : « Quel est le QI-ELO de l’IA ? » ou « Comment définissez-vous exactement l’AGI ? » 

Nous nous lançons dans des débats techniques sans fin, alors qu’il y a beaucoup de questions d’ordre intermédiaire qui me semblent très importantes comme : « Quelles sont les implications pour le déficit budgétaire ? Quelles sont les implications pour l’économie ? Quelles sont les implications pour la géopolitique ? »

L’une des conversations que j’ai eues récemment avec vous portait sur la question suivante : l’IA change-t-elle les calculs de la Chine concernant une invasion de Taïwan ? Si la révolution de l’IA s’accélère, l’armée chinoise prendra-t-elle du retard ?

Nous ne réfléchissons pas à l’impact de l’IA sur la géopolitique.

Peter Thiel

D’un point de vue optimiste, cela pourrait dissuader la Chine, car elle aurait alors perdu la partie.

D’un point de vue pessimiste, cela pourrait l’inciter à agir plus rapidement, car elle saurait que c’est maintenant ou jamais : si elle ne s’empare pas de Taïwan maintenant, elle prendra du retard.

Dans tous les cas, c’est un sujet très important qui n’a pas été suffisamment approfondi. 

Nous ne réfléchissons pas à l’impact de l’IA sur la géopolitique. Nous ne réfléchissons pas à son impact sur la macroéconomie. Ce sont le genre de questions que j’aimerais que nous approfondissions davantage.

Il y a une autre question macroéconomique qui vous intéresse. Nous allons aborder un peu le sujet de la religion. Vous avez récemment donné des conférences sur le concept de l’Antéchrist, qui est un concept chrétien, un concept apocalyptique. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Qu’est-ce que l’Antéchrist ?

Combien de temps avons-nous ?

Autant qu’il en faudra pour parler de l’Antéchrist.

Très bien. 

Je pourrais en parler longtemps. 

Je pense qu’il faut toujours savoir comment parler des risques et des défis de notre époque. 

Ils relèvent souvent d’un discours scientifique dystopique et effrayant : la guerre nucléaire, la catastrophe environnementale — peut-être à travers quelque chose d’encore plus spécifique comme le changement climatique —, le risque lié aux armes biologiques. Tous les scénarios de science-fiction y passent. Et bien sûr, il existe certains types de risques liés à l’intelligence artificielle.

Mais je pense toujours que si nous voulons parler de risques existentiels, nous devrions peut-être aussi parler du risque d’un autre type de singularité néfaste, que je décrirais comme un État totalitaire mondial. 

Car la solution politique par défaut que les gens ont pour tous ces risques existentiels est une gouvernance mondiale unique.

Que faire des armes nucléaires ? Nous avons une Organisation des Nations unies dotée de pouvoirs réels qui les contrôle, et elles sont contrôlées par un ordre politique international. Et puis, il y a aussi la question suivante : que faire de l’IA ? Nous avons besoin d’une gouvernance informatique mondiale. Nous avons besoin d’un gouvernement mondial pour contrôler tous les ordinateurs, enregistrer chaque frappe au clavier, afin de s’assurer que personne ne programme une IA dangereuse.

Je me demande si cela ne revient pas à sortir de l’enfer pour tomber dans la fosse aux lions.

Derrière la façade « judéo-chrétienne » de son argumentation, Thiel reste un milliardaire libertarien. La dénonciation d’un gouvernement mondial — qui joue habilement sur un lieu commun du complotisme pour capter l’attention des auditeurs — sert au fond à exprimer une chose assez simple : sa plus grande crainte est plus d’État et plus de dérégulation.

Afin de compenser la réduction drastique des financements octroyés à la santé, à la recherche en médecine ainsi qu’à l’innovation biomédicale contenue dans son projet de loi budgétaire, l’administration Trump veut donner une place plus importante aux algorithmes et à l’intelligence artificielle pour réaliser des percées scientifiques, notamment en passant par Palantir, le géant de la surveillance informatique enfanté par Thiel.

À la veille de l’élection de Donald Trump, une action Palantir s’échangeait à 60 dollars. Aujourd’hui, elle en vaut plus de 130 aujourd’hui. 

Peter Thiel en détient 100 millions.

Le cadre philosophique athée est « Un monde ou rien ». C’était un court métrage produit par la Fédération des scientifiques américains à la fin des années 1940. Il commence par l’explosion d’une bombe nucléaire qui détruit le monde, et il est évident qu’il faut un gouvernement mondial pour l’empêcher : un monde ou rien. 

Le cadre chrétien, qui pose en quelque sorte la même question, est le suivant : l’Antéchrist ou l’Armageddon ?

Soit nous avons l’État mondial de l’Antéchrist, soit nous marchons vers l’Armageddon — « un seul monde ou aucun », « l’Antéchrist ou l’Armageddon », dans une certaine, sont la même question.

Pour comprendre cette partie du raisonnement de Peter Thiel, nous renvoyons à la lecture du texte et des commentaires de l’un de ses précédents entretiens en deux partie dans lequel il détaille longuement ce point.

J’ai beaucoup de réflexions sur ce sujet, mais une question se pose : comment l’Antéchrist prend-il le contrôle du monde ? Il prononce des discours démoniaques et hypnotiques, et les gens tombent dans le piège ? Une sorte de demonium ex machina ?

C’est totalement invraisemblable.

C’est une faille scénaristique très peu plausible.

Mais je pense que nous avons une réponse à cette faille.

La façon dont l’Antéchrist prendrait le contrôle du monde, c’est en parlant sans arrêt de l’Armageddon : on parle sans arrêt du risque existentiel et de comment il faut réglementer. C’est à l’opposé de l’image de la science baconienne des XVIIe et XVIIIe siècles — où l’Antéchrist est une sorte de génie technologique maléfique, un scientifique maléfique qui invente cette machine pour conquérir le monde. Les gens ont beaucoup trop peur de cela.

Sur les arguments que Thiel va puiser dans la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, voir son texte « Nihilsm is not enough », traduit et commenté dans la revue.

Dans notre monde, c’est le contraire qui trouve une résonance politique.

Ce qui a une résonance politique, c’est l’idée que nous devons arrêter la science et simplement dire « stop » à tout cela. 

Au XVIIe siècle, je peux imaginer un Docteur Folamour, un personnage à la Edward Teller, prendre le contrôle du monde. Dans notre monde, c’est beaucoup plus susceptible d’être Greta Thunberg.

Le Hongrois Ede Teller est l’un des physiciens du projet Manhattan et le « père » de la bombe à hydrogène qu’il a promu avec ferveur.

Autrefois, la crainte raisonnable était que l’Antéchrist soit une sorte de sorcier de la technologie. Aujourd’hui, ce serait une personne qui promet de contrôler la technologie, de la rendre sûre et d’instaurer ce qui, de votre point de vue, serait une stagnation universelle, n’est-ce pas ?

C’est à peu près ma description de la façon dont cela se passerait.

Je pense que 

Oui, mais vous dites que le véritable Antéchrist jouerait sur cette peur et dirait : « Vous devez me suivre pour éviter l’Armageddon nucléaire. »

Oui.

J’ai tendance à penser, en regardant le monde tel qu’il est aujourd’hui, qu’il faudrait un certain type de progrès technologique radical pour que cette peur devienne vraiment tangible. Je peux concevoir que le monde puisse se tourner vers quelqu’un promettant la paix et la régulation, si l’on venait à croire que l’intelligence artificielle est sur le point d’anéantir l’humanité. Mais pour en arriver là, il faudrait qu’un scénario apocalyptique de type « accélérationniste » commence à se concrétiser. Pour obtenir un Antéchrist de la « paix et sécurité », il faudrait donc davantage de progrès technologique. L’un des grands échecs du totalitarisme au XXe siècle, c’est qu’il souffrait d’un déficit de connaissance — il ne pouvait pas savoir ce qui se passait partout dans le monde. Il faudrait donc une intelligence artificielle, ou une autre technologie équivalente, capable de soutenir un tel régime totalitaire au nom de la stabilité. En somme, ne pensez-vous pas que le pire scénario possible implique d’abord une poussée de progrès technologique, qui serait ensuite domestiquée pour instaurer une forme de stagnation totalitaire ?

C’est possible…

Prenez Greta Thunberg, qui est sur un bateau en Méditerranée pour protester contre Israël. Je ne vois tout simplement pas comment l’IA, la technologie ou même la lutte contre le changement climatique pourraient constituer un puissant cri de ralliement universel à l’heure actuelle — en l’absence d’une accélération du changement et d’une véritable crainte d’une catastrophe totale.

C’est très difficile à évaluer. Mais je pense que l’écologisme est assez puissant. Je ne sais pas s’il est suffisamment puissant pour créer un État totalitaire mondial, mais bon, il est… Je dirais que c’est la seule chose à laquelle les gens croient encore en Europe.

En Europe, les gens croient davantage à l’écologie qu’à la charia islamique ou à la prise de pouvoir totalitaire du communisme chinois.

L’avenir est une idée d’un futur qui semble différent du présent : les trois seules options proposées en Europe sont l’écologie, la charia et l’État communiste totalitaire.

Et l’écologie est de loin la plus forte.

Dans une Europe en déclin, en décomposition, qui n’est plus un acteur dominant dans le monde.

Tout est toujours lié à un contexte.

Nous avons eu une relation très complexe avec la technologie nucléaire. Et certes, cela ne nous a pas menés à un État mondial totalitaire. Mais, dans les années 1970, une manière de raconter la stagnation consistait à dire que le progrès technologique galopant avait fini par faire peur — que la science à la Francis Bacon s’était arrêtée à Los Alamos.

Et ensuite, on a décidé que ça suffisait. Que c’en était fini. On ne voulait plus aller plus loin.

Quand Charles Manson prend du LSD à la fin des années 1960 et que les meurtres commencent, ce qu’il découvre sous LSD, c’est qu’on peut devenir une sorte d’anti-héros dostoïevskien à qui tout est permis.

Bien sûr, tout le monde n’est pas devenu Charles Manson.

Mais dans la manière dont je raconte cette histoire, tout le monde est devenu aussi dérangé que lui — et les hippies ont pris le contrôle.

En Europe, les gens croient davantage à l’écologie qu’à la charia islamique ou à la prise de pouvoir totalitaire du communisme chinois.

Peter Thiel

Mais Charles Manson n’est pas devenu l’Antéchrist et n’a pas pris le contrôle du monde. Nous finissons dans l’apocalypse, et vous…

Mon récit de l’histoire des années 1970 est que les hippies ont gagné.

Nous avons marché sur la lune en juillet 1969. 

Woodstock a commencé trois semaines plus tard.

Avec le recul, c’est à ce moment-là que le progrès s’est arrêté et que les hippies ont gagné. 

Et oui, ce n’était pas littéralement Charles Manson…

Restons sur la figure de l’Antéchrist, pour conclure. Mais nous ne vivons pas actuellement sous l’Antéchrist puisque nous sommes simplement, selon vous, dans une période de stagnation. Et vous suggérez que quelque chose de pire pourrait apparaître à l’horizon — quelque chose qui rendrait cette stagnation permanente, alimentée par la peur. Et ce que je propose, c’est que pour qu’un tel scénario se produise, il faudrait une nouvelle poussée de progrès technologique, comparable à celle de Los Alamos, qui susciterait une peur généralisée. Voici donc ma question très précise : vous investissez dans l’intelligence artificielle. Vous êtes fortement impliqué dans Palantir, dans la technologie militaire, la surveillance, les technologies de guerre. On a simplement le sentiment que, lorsque vous me racontez une histoire dans laquelle l’Antéchrist prendrait le pouvoir en exploitant la peur du progrès technologique pour imposer l’ordre au monde, cet Antéchrist utiliserait peut-être les outils que vous êtes en train de construire. Il pourrait se dire : « Nous allons mettre fin au progrès technologique… mais ce que Palantir a accompli jusque-là est vraiment utile. » Cela ne vous inquiète-t-il pas ? Ne serait-il pas ironique que celui qui s’inquiète publiquement de l’Antéchrist contribue involontairement à sa venue ?

Écoutez, il existe une multitude de scénarios.

Évidemment, je ne pense pas que c’est ce que je suis en train de faire.

Pour être clair, je ne pense pas non plus que ce soit ce que vous faites. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre comment on en arrive à un monde prêt à se soumettre à une autorité autoritaire permanente.

Il y a différents degrés dans ce processus, que l’on peut décrire.

Mais est-ce que ce que je viens de vous exposer est si absurde, en tant que récit général de la stagnation — l’idée que le monde entier se serait soumis depuis cinquante ans à un régime de « paix et sécurité » ? 

C’est ce que dit la Première Épître aux Thessaloniciens, 5:3 : le slogan de l’Antéchrist sera « paix et sécurité ».

Et nous nous sommes soumis à la FDA — elle ne régule pas seulement les médicaments aux États-Unis, mais de facto dans le monde entier, parce que les autres pays s’en remettent à ses décisions. La Commission de régulation nucléaire américaine (NRC) régule en pratique les centrales nucléaires dans le monde entier. On ne peut pas simplement concevoir un réacteur nucléaire modulaire et le construire en Argentine. Personne ne fera confiance aux régulateurs argentins. Ils se tourneront vers les autorités américaines.

Donc, la question reste entière : pourquoi avons-nous connu cinquante ans de stagnation ? 

Une réponse possible, c’est que nous avons cessé d’avoir des idées.

Une autre, c’est qu’un changement culturel a eu lieu, qui a rendu tout cela impossible.

Et cette réponse culturelle peut être interprétée de manière ascendante : l’humanité se serait transformée en une espèce plus docile.

Ou bien, en partie au moins, de manière descendante : les institutions de gouvernement se seraient transformées en un appareil favorable à la stagnation.

L’énergie nucléaire en est le meilleur exemple : elle devait être l’énergie du XXIe siècle : elle a été mise de côté partout dans le monde.

D’une certaine manière, on vivrait déjà sous une forme modérée du règne de l’Antéchrist selon ce que vous dites. Pensez-vous que Dieu contrôle le cours de l’histoire ?

Je pense qu’il y a toujours une place pour la liberté humaine, pour le choix.

Les choses ne sont pas complètement prédéterminées dans un sens ou dans l’autre.

Mais Dieu ne nous laisserait pas indéfiniment sous le règne d’un Antéchrist modéré et stagnant, n’est-ce pas ? Ce n’est pas comme ça que l’histoire est censée se terminer — pas vrai ?

Attribuer trop de causalité à Dieu est toujours problématique.

Je pourrais vous citer plusieurs versets, mais je vais prendre Jean 15:25, où le Christ dit : « Ils m’ont haï sans raison. » Tous ces gens qui persécutent le Christ n’ont en réalité aucune raison de le faire. Et si on interprète ce verset comme une remarque sur la causalité ultime, ce serait : « Je persécute parce que Dieu m’a poussé à le faire. » Dieu serait à l’origine de tout.

Or la vision chrétienne va à l’encontre de cela. Elle n’est pas calviniste. Dieu n’est pas derrière chaque événement historique. Il ne cause pas tout. Si vous dites que Dieu est la cause de tout, vous êtes en train de faire de Dieu un bouc émissaire.

Mais Dieu est bien à l’origine de l’entrée de Jésus-Christ dans l’histoire, non ? Parce qu’Il ne voulait pas nous laisser dans un Empire romain stagnant et décadent. Donc, à un moment donné, Dieu intervient.

Je ne suis pas calviniste à ce point.

Ce n’est pas du calvinisme. C’est simplement le christianisme : selon votre logique, Dieu ne devrait pas nous laisser éternellement rivés à nos écrans, écoutant les sermons de Greta Thunberg.

Pour le meilleur et pour le pire, je pense qu’il y a une grande place pour l’action humaine, pour la liberté humaine. 

Si je pensais que tout cela était déterminé d’avance, alors autant se résigner — les lions arrivent. Il ne resterait plus qu’à faire un peu de yoga, prier en silence et attendre qu’ils vous dévorent.

Mais je ne crois pas que ce soit ce qu’on est censé faire.

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