Si Xi Jinping semble conserver un contrôle absolu sur l’appareil étatique, plusieurs signes suggèrent qu’il n’est pas pour autant immunisé face toute contestation.
Dans le scénario d’un retrait contraint de Xi du pouvoir, c’est l’armée qui pourrait jouer un rôle central, et notamment le premier vice-président de la Commission militaire centrale, le général Zhang Youxia.
Afin de « tester » la popularité du président chinois et tenter de quantifier une éventuelle perte d’influence sur les structures du Parti, le China Media Project (CMP) a comparé début juillet le nombre de mentions du nom du président dans les premières pages du Quotidien du peuple, principal organe du PCC.
L’analyse du CMP révèle que Xi apparaît moins souvent depuis le début de l’année qu’en 2023 — une baisse de 14 % sur la période janvier-juillet 1.
Les auteurs de l’étude se refusent toutefois à tirer des conclusions sur la seule base de ces chiffres, soulignant que l’écart avec les autres cadres du Parti demeure conséquent.
Le nom du Premier ministre Li Qiang est apparu à 99 reprises depuis janvier, le président de la Conférence consultative politique Wang Huning 57 fois, et le premier vice-Premier ministre du Conseil des affaires de l’État, Ding Xuexiang, 55.
Xi, quant à lui, figurait dans 323 premières pages du journal.
Le nom d’un général largement inconnu hors de Chine, Zhang Youxia, n’apparaît pas dans l’étude du CMP. Pour cause, il est une figure bien plus discrète à l’intérieur même de la vie politique chinoise. Zhang est toutefois susceptible de jouer à l’avenir un rôle central si les équilibres politiques venaient à bouger — et si Xi venait à perdre sa place de « noyau dur » (核心) au sein de la direction du Parti —, en amont du 21e congrès national du PCC, prévu pour 2027.
Zhang Youxia est un militaire de carrière. Né en 1950 à Pékin, il rejoint l’Armée populaire de libération (APL) dès ses 18 ans, puis monte progressivement les échelons avant d’intégrer le Bureau politique du Parti en 2017 ainsi que la Commission militaire centrale (CMC).
Fils du général Zhang Zongxun, ami proche de Xi Zhongxun, père de Xi Jinping, il a pris part à la guerre sino-vietnamienne de 1979, ce qui en fait l’un des rares généraux en poste disposant d’une expérience de terrain, perçue comme un rare atout par le dirigeant chinois.
Depuis 2022, Zhang Youxia est le membre le plus âgé du Politburo suite à la suppression par Xi des normes relatives aux limites d’âge. Seuls trois de ses membres âgés de plus de 68 ans ont pu continuer à exercer leurs fonctions à l’issue du 20e Congrès : Zhang, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi et Xi Jinping.
Âgé de 75 ans, Zhang est de trois ans l’aîné de Xi.
De nombreux analystes avaient été surpris du maintien de Zhang à son poste à l’issue du dernier congrès. Pour certains, sa reconduction signalait la mise en avant par le dirigeant chinois de deux priorités : une loyauté sans faille au sein des plus hautes instances de l’État, et une préparation au combat en vue d’une prise de contrôle par la force de Taïwan2. Xi a fixé 2027 comme année au cours de laquelle l’armée chinoise devait devenir une force « moderne », afin de marquer le centenaire de la fondation de l’APL.
Zhang a survécu aux purges menées ces dernières années au sein de l’APL. Le mois dernier, le vice-amiral Li Hanjun, chef d’état-major de la marine, ainsi que le directeur du département du travail politique de la CMC, Miao Hua, ont été démis de leurs fonctions.
Fin mars, c’est le numéro deux de l’APL, le général He Weidong, qui a mystérieusement cessé d’apparaître lors de réunions et d’événements officiels. En novembre, une enquête a été ouverte sur le ministre de la Défense Dong Jun.
Depuis 2023, 45 responsables de l’armée ainsi que du complexe militaro-industriel ont été démis de leurs fonctions, parmi lesquels 17 commandants opérationnels, 8 responsables de la logistique et des achats et 9 commissaires politiques 3.
Zhang Youxia est impliqué au plus haut niveau dans les efforts de modernisation de l’APL, les relations bilatérales avec la Russie mais également les investissements menés dans le cadre des Nouvelles routes de la soie 4. Comme le note le chercheur à l’Asia Society Policy Neil Thomas : « Le parti commande les armes, mais tout successeur devra au moins obtenir l’acceptation, voire le soutien, de la direction de l’APL […] En cas de crise de succession, Zhang Youxia pourrait tenter de soutenir un fidèle de Xi prêt à apaiser les tensions politiques avec l’armée » 5.
Pour dresser le bilan provisoire d’une présidence qui veut changer le cours de l’histoire en transformant la vieille république américaine en empire, nous publions cette semaine notre première série d’été pour essayer de comprendre — au-delà des sources — ce qu’a mis en acte concrètement Donald Trump pendant six mois.
Selon Fernand Braudel, l’histoire enseigne que le déclin d’une hégémonie s’accompagne souvent d’une financiarisation. Face à une baisse de rentabilité de la production et du commerce, les détenteurs de capital transfèrent davantage leurs actifs vers la finance. Pour l’historien, il s’agit là d’un « signe de l’automne » — lorsque les empires « se transforment en société de rentiers-investisseurs à l’affût de tout ce qui pourrait leur garantir une vie tranquille et privilégiée » 1.
Le spectre du déclin braudélien hante les figures clefs de la seconde administration Trump.
« Qu’est-ce que toutes les anciennes monnaies de réserve ont en commun », s’interrogeait ainsi Scott Bessent, devenu secrétaire au Trésor, pendant la campagne 2. « Le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas, la France, le Royaume-Uni… Pourquoi ont-ils perdu leur statut de monnaie de réserve ? » Sa réponse : « Ils se sont fortement endettés et n’ont plus été en mesure de financer leur armée. » Si Bessent, ancien gestionnaire de hedge funds, nie officiellement l’existence d’un programme de dépréciation du dollar, les marchés n’ont eu de cesse de faire baisser le taux de change américain depuis l’arrivée au pouvoir de Trump en janvier.
Le secrétaire d’État Marco Rubio est l’auteur d’un rapport, datant de 2019, sur « l’investissement américain au XXIe siècle », dans lequel il fustige Wall Street pour son régime de valeur actionnariale qui « oriente les décisions commerciales vers un retour rapide et prévisible de l’argent aux investisseurs plutôt que vers le renforcement des capacités à long terme des entreprises ». Son point de vue sur la finance est partagé par des « populistes » républicains autoproclamés tels que Josh Hawley.
Cette hostilité résiduelle envers Wall Street a marqué une rupture idéologique au cours des premiers mois du second mandat de Trump : d’un côté, les droits de douane imposés par le président à l’occasion du « Liberation Day » ont secoué les marchés financiers ; de l’autre, Wall Street a riposté en provoquant une panique financière afin de discipliner la Maison-Blanche.
Le spectre du déclin braudélien hante les figures clefs de la deuxième administration Trump.
Benjamin Braun et Cédric Durand
La question centrale du second mandat de Trump est celle de la viabilité d’une coalition qui comprend en son sein les partisans du mouvement MAGA qui se revendique explicitement du populisme et une base électorale qui attend une amélioration du niveau de vie et une sécurisation de l’emploi grâce à une relance de l’industrie manufacturière américaine par les droits de douane, et un resserrement du marché du travail via l’expulsion des immigrés. Les entreprises du secteur des énergies fossiles et les entreprises technologiques de défense telles que Palantir et Anduril voient d’un œil favorable cette espèce de nativisme militarisé.
Mais la politique commerciale de Trump nuit clairement au secteur financier privé et aux grandes entreprises de la Tech — deux secteurs qui ont soutenu Trump et qui s’attendent à être récompensés. S’attaquer à ces secteurs risque d’aliéner les factions mêmes du capital américain qui l’ont ramené au pouvoir. Pour celles-ci en effet, le déclin des États-Unis est relatif et pourrait — à l’instar du Japon — être géré avec plus de doigté 3.
Comme l’avait observé Giovanni Arrighi en 1994, la finance a toujours joué un rôle d’intermédiaire et donc tiré profit des moments de déclin hégémonique 4. Aujourd’hui, les géants de la gestion d’actifs 5 profitent à la fois du rééquilibrage des portefeuilles américains — qui s’éloignent de l’hégémon en déclin — et de l’accès aux actifs américains qu’ils offrent aux pools de capitaux en forte croissance de la Chine et d’autres économies asiatiques émergentes. Les entreprises de la Tech, quant à elles, visent le contrôle général de la connaissance et la coordination économique 6. Elles ont beaucoup à perdre d’une fragmentation géoéconomique qui pourrait les priver de l’accès aux données, réduire leurs effets de réseau, augmenter le coût de leurs infrastructures matérielles et pousser les politiques non alignées à rechercher la souveraineté numérique 7.
Dans ses efforts pour relancer l’empire américain, l’administration Trump devra donc trouver un équilibre délicat entre les intérêts des nativistes orientés vers l’industrie manufacturière et les factions capitalistes dont les intérêts s’étendent à l’échelle mondiale. La gestion de ces attentes contradictoires constitue un défi à la fois pour la pérennisation de la coalition trumpienne et pour la stabilité du système financier mondial dans son ensemble.
La politique commerciale de Trump nuit clairement au secteur financier privé et aux grandes entreprises de la Tech — deux secteurs qui ont soutenu Trump et qui s’attendent à être récompensés.
Benjamin Braun et Cédric Durand
Pourquoi la finance privée soutient Trump
L’élection de 2016 avait provoqué une scission spectaculaire à Wall Street.
Alors que les grandes banquesprivate equity), capital-risque et hedge funds — s’étaient révélés être de fervents partisans de la première candidature de Trump à la présidence.
Cette division reflétait celle qu’on avait déjà vu émerger de manière similaire au Royaume-Uni, où un groupe enhardi de magnats du capital-investissement et plusieurs hedge funds avait apporté son soutien au Brexit quand la finance traditionnelle avait plutôt eu tendance à soutenir le camp du maintien dans l’Union 8.
Comment expliquer une telle scission ?
Les gestionnaires d’actifs alternatifs cherchent en réalité essentiellement deux choses : des privilèges fiscaux et plus de dérégulation. Le facteur le plus important derrière l’ascension inexorable des patrons de la finance privée dans le classement Forbes 400 est ainsi la niche fiscale de « l’intérêt porté » (carried interest). Au cours des vingt-cinq dernières années, le « carry » — la rémunération basée sur la performance des associés commandités de ces fonds privés — s’est hissé au montant colossal de 1 000 milliards de dollars 9.
En 2010, Obama avait tenté en vain de supprimer cette niche fiscale — une initiative que Stephen Schwarzman, PDG de Blackstone, avait jugé approprié de comparer à l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie 10. Son maintien avait été une demande de dernière minute de la sénatrice Kristen Sinema au moment du vote de l’Inflation Reduction Act (IRA) de l’administration sortante 11 — un rétropédalage qui aggravait l’échec plus large d’une augmentation des impôts sur les entreprises et les riches pendant les années Biden.
Sur le front de la dérégulation, le plus grand gain pour la faction du capitalisme financier privé est l’accès à l’immense réservoir que constituent les actifs de retraite individuels.
À l’heure actuelle, les fonds de capital-investissement et les hedge funds engrangent des bénéfices colossaux grâce aux particuliers fortunés et aux détenteurs d’actifs institutionnels. Leur principale clientèle est de loin constituée par les fonds de pension à prestations définies, tant publics que privés, c’est-à-dire des investisseurs institutionnels ayant des engagements fixes.
Or depuis la crise financière de 2008, aux États-Unis, les plans individuels à cotisations définies — tels que le fameux « 401(k) » tirant son nom de la section du Code fiscal qui en définit le périmètre et de l’IRA — ont connu une croissance deux fois plus rapide que les plans collectifs. Aujourd’hui, un peu moins de 10 000 milliards de dollars sont détenus au titre de ces deux types de plans, tous gérés par les piliers de la faction la plus libérale de Wall Street — composée notamment de BlackRock, Vanguard ou State Street.
Dans sa quête pour accéder à cette gigantesque manne, la finance privée avait déjà remporté une première victoire dès la fin du premier mandat de Donald Trump. En 2020, le sous-secrétaire du département du Travail (Department of Labor), Eugene Scalia, fils de l’éminent juge conservateur à la Cour Suprême Antonin Scalia, avait ainsi publié une lettre indiquant que les règles existantes autorisaient déjà les promoteurs de plans 401(k) à allouer de l’argent collecté dans ce cadre à des sociétés de capital-investissement (private equity) 12. Une lettre du département du travail n’est pas aussi solide qu’un règlement de la Securities and Exchange Commission (SEC) et repose sur des bases juridiques fragiles — elle n’en indiquait pas moins de manière significative une nouvelle orientation en la matière.
Peu après l’entrée en fonction de Trump pour son second mandat, les mastodontes du capital-investissement ont tout fait pour ouvrir le robinet des plans 401(k) — qui, selon eux, pourraient doubler la demande pour leurs fonds — et accéder aux 60 millions d’Américains qui y souscrivent 13. Leur argument est simple : en limitant leurs options d’investissement aux actions et aux obligations cotées en bourse, les régulateurs privent les détenteurs de plans 401(k) de la possibilité de diversifier leur portefeuille et d’améliorer leurs rendements.
Marc Rowan, directeur général d’Apollo, s’est plaint que les fonds 401(k) « sont investis dans des fonds indiciels liquides cotés quotidiennement, principalement le S&P 500 » 14. Larry Fink, PDG de BlackRock, qui s’est récemment lancé dans les actifs d’infrastructure, a également déploré que ces actifs soient « sur des marchés privés, enfermés derrière des murs élevés, dont les portes ne s’ouvrent qu’aux acteurs les plus riches ou les plus importants du marché » 15. L’entrée de BlackRock dans le capital-investissement reflète en fait le glissement général vers la droite des gestionnaires d’actifs publics, qui vendent l’accès aux rendements du capital-investissement aux épargnants américains comme un pas vers une plus grande démocratie financière.
Alors que les attentes de rendement irréalistes s’accumulent, le moyen le plus sûr de garantir une sortie rentable aux investisseurs actuels est encore d’en attirer de nouveaux.
Benjamin Braun et Cédric Durand
En réalité, le secteur du capital-investissement cherche à obtenir un plan de sauvetage pour ce que l’économiste Ludovic Phalippou appelle son « usine à milliardaires » 16.
Depuis 2006, les rendements des fonds de capital-investissement n’ont pas surpassé ceux du marché boursier — mais le nombre de milliardaires devant leur fortune au private equity est quant à lui passé de 3 en 2005 à 22 en 2020. Ces dernières années, ces fonds de rachat ont eu du mal à se désengager de leurs investissements, cherchant à les transmettre à d’autres acteurs du secteur comme une patate chaude.
En 2024, le secteur a connu sa première contraction depuis des décennies 17. Les opérations de fusion-acquisition, dans le collimateur de l’administration Biden, ont repris et offrent une voie de retour à la croissance. « Le secteur s’est réjoui du retour des fusions-acquisitions en partie pour justifier les capitaux qu’il a levés », a récemment déclaré aux investisseurs le directeur des investissements de Sixth Street, un gestionnaire d’actifs alternatifs 18. « Le problème, c’est que les gens ont payé trop cher pour des actifs entre 2019 et 2022, et que personne ne veut vendre ces actifs sans un rendement acceptable. »
Alors que les attentes de rendement irréalistes s’accumulent, le moyen le plus sûr de garantir une sortie rentable aux investisseurs actuels est encore d’en attirer de nouveaux. Selon la logique du secteur, l’apport de 1 000 milliards de dollars provenant de l’argent des « stupides » plans de retraite 401(k) permettrait aux fonds de pension, aux fonds souverains et aux grands détenteurs de fortunes individuelles de se débarrasser de leurs participations avec un bénéfice.
Les petits épargnants se retrouveraient alors avec, entre les mains, une masse colossale d’actifs surévalués — en d’autres termes, un système de Ponzi.
Le réalignement de la Tech
Alors que le monde de la finance se divisait en deux factions politiques, l’élite de la Silicon Valley s’est quant à elle tournée vers la droite comme un seul homme.
Pendant trois décennies, les entrepreneurs de la tech et les financiers privés ont pu mettre en œuvre la politique du « move fast and break things » selon l’expression de Mark Zuckerberg, sans avoir à craindre de répercussions majeures imposées par l’État. Ayant eu la vie trop facile, ces prédateurs de haut-vol ont décidé qu’il fallait mettre un terme à la lutte antitrust menée par l’administration Biden et le Parti démocrate. En ce sens, leur ralliement à la bannière de Trump vise à rétablir le statu quo antitrust de l’ère Obama-Trump.
En ce sens, leur ralliement à la bannière de Trump vise à rétablir le statu quo antitrust de l’ère Obama-Trump.
Évoquant l’inquiétude des dirigeants du secteur, l’investisseur en capital-risque Marc Andreessen a aussi décrit la menace de ce qu’il percevait comme une « révolution sociale » à la fois sur les campus universitaire et dans la Silicon Valley. Selon lui, ce qui était engagé c’était « la renaissance d’une New Left » qui radicaliserait la main-d’œuvre : « Il est très clair que les entreprises sont en train d’être détournées de leur finalité pour servir de moteurs au changement social, à la révolution sociale. Les employés se rebellent. Sous l’ère Trump I, plusieurs entreprises que je connais ont eu l’impression d’être à sur le point de faire face à des émeutes sur leurs propres sites, menées par leurs propres employés. »
Le ralliement spectaculaire des patrons de la Tech le jour de l’investiture de Trump, il y a six mois, a scellé une alliance.
Benjamin Braun et Cédric Durand
Il s’avère que le libéralisme de la Silicon Valley n’était qu’une phase temporaire liée à une période désormais révolue de liquidité maximale et de réglementation minimale du capitalisme américain.
Lorsque la pandémie de Covid a frappé, et le gouvernement a accordé des aides substantielles aux travailleurs, dont certains se sont sentis habilités à formuler de nouvelles revendications. Dans le même temps, la branche la plus activiste de l’administration Biden, la Federal Trade Commission de Lina Khan, a orienté son action antitrust précisément vers les entreprises de la Tech. Il faut ajouter à cela la tentative de coordination internationale en matière de fiscalité des entreprises de Janet Yellen, secrétaire au Trésor de Biden, et le soutien rhétorique du président démocrate à la mobilisation syndicale.
On comprend alors mieux pourquoi Andreessen a vécu cette période comme « un immense moment de radicalisation » et a passé énormément de temps à promouvoir la conscience de classe des milliardaires 19.
Ce sont ces circonstances qui ont conduit les Big Tech à rejoindre la finance privée comme deuxième faction capitaliste soutenant le retour de Trump. Le ralliement spectaculaire des patrons de la Tech le jour de l’investiture de Donald Trump, il y a six mois, a scellé cette alliance 20.
Ils ont été rapidement récompensés par une série de décrets présidentiels supprimant les garde-fous en matière de sécurité publique pour les entreprises d’IA et les obstacles réglementaires pour les entreprises de cryptomonnaie. En effet, contrairement à la réaction rapide de l’administration Biden contre le projet de Facebook de créer un système de paiement mondial appelé Libra, lancé en 2019 et abandonné en 2022, la nouvelle administration semble prête à soutenir le secteur des cryptomonnaies avec toute la confiance et le crédit de l’État.
D’ailleurs, les acteurs du secteur des cryptos ont adopté la stratégie des fonds d’investissement privés en cherchant à attirer les fonds de pension. Depuis la réélection de Trump, 23 États ont introduit une législation autorisant les entités publiques à investir dans les cryptomonnaies 21. Dans plusieurs cas, ces projets de loi mentionnent spécifiquement les fonds de pension publics.
Alors que la loi « Guiding and Establishing National Innovation for US Stablecoins » (GENIUS), visant à fournir un cadre réglementaire permissif pour les stablecoin vient d’être ratifiée par Trump, l’assaut lancé par le DOGE contre les agences de régulation financière, de la Securities Exchange Commission (SEC) au Consumer Financial Protection Bureau (CFPB), affaiblit la surveillance et incite à la prise de risques dans l’ensemble du système financier.
En six mois, les germes d’une crise beaucoup plus grave que celle de la Silicon Valley Bank ont été semés. Ainsi, les graves tensions financières qui ont perturbé la nouvelle administration relèvent moins de l’anomalie que de la structure même de la coalition entrepreneuriale du président. Les ambitions de la nouvelle élite de la Tech ne se limitent pas à paralyser la bureaucratie fédérale — la Silicon Valley veut détrôner Wall Street.
Depuis la réélection de Trump, 23 États ont introduit une législation autorisant les entités publiques à investir dans les cryptomonnaies. Dans plusieurs cas, ces projets de loi mentionnent spécifiquement les fonds de pension publics.
Malgré une crise financière majeure, la Fed a bénéficié d’une longue période de domination monétaire dans la politique macroéconomique américaine. Lorsque l’inflation est repartie à la hausse, la politique monétaire a pris en charge la stabilité financière et la stabilité des prix — la politique budgétaire passant au second plan. La politique de « high-pressure economy » mise en place par Yellen 22 dans le cadre de sa stratégie « go-big-go-early » en réponse à la récession pandémique, combinée à la hausse des prix due aux retards dans les chaînes d’approvisionnement, a justifié le resserrement de la politique monétaire de la Fed afin de corriger les effets de l’inflation sur les marchés financiers et les marchés du travail.
Sous le deuxième mandat Trump, cependant, la Fed s’engage sur une voie beaucoup plus périlleuse.
Les droits de douane imposés par Trump et l’affaiblissement du dollar rendent très probable le retour des pressions inflationnistes. Une administration compétente et disciplinée pourrait peut-être empêcher la hausse des prix des produits de première nécessité grâce à un stockage stratégique et à un contrôle des prix 23. Mais l’administration actuelle n’est ni compétente ni disciplinée — et les attaques systématiques du DOGE contre le gouvernement fédéral n’ont fait que renforcer l’impression que le fardeau de la maîtrise de l’inflation incombera uniquement à la Fed.
Son gouverneur, Jerome Powell, se trouve donc face à un dilemme. L’aggravation des tensions financières due à des taux d’intérêt plus élevés que prévu et à une croissance des revenus plus faible que prévu — les propriétaires de voitures enregistrent le taux le plus élevé de défauts de paiement de prêts depuis trois décennies 24 — pourrait contraindre la Fed à intervenir pour soutenir la valeur des actifs, comme elle l’a fait fin 2019 et début 2023, par le biais de prêts d’urgence et d’achats d’actifs.
Plus encore, Trump et Bessent n’ont de cesse d’indiquer qu’ils souhaitent une baisse des taux d’intérêt sur la dette publique américaine, une perspective qui compliquerait considérablement tout projet de resserrement monétaire.
Le dilemme de Powell est d’autant plus urgent que sa carte maîtresse est fragilisée : le statut des bons du Trésor américain en tant qu’actif refuge mondial, et donc le statut du dollar américain en tant que monnaie de réserve et de financement mondiale. L’appétit des gestionnaires de réserves officielles pour les titres américains est en effet en baisse depuis des années 25, la part du dollar dans les réserves mondiales étant passée de 71 % en 2000 à 57 % en 2024. Des signes d’inquiétude croissante parmi les investisseurs obligataires sont apparus dès février, lorsque le directeur des investissements du gestionnaire d’actifs français Amundi a déclaré, en réponse aux mesures prises par la Maison-Blanche pour assouplir la réglementation des valeurs mobilières, que « de plus en plus de mesures […] pourraient commencer à éroder la confiance […] dans le système américain, dans la Fed et dans l’économie américaine ».
Au cours des semaines suivantes, cette menace à peine voilée a commencé à se concrétiser par une forte correction des marchés boursiers et, plus inquiétant encore, par une hausse des rendements des bons du Trésor américain.
Après l’annonce par Trump de droits de douane « réciproques » le 2 avril, les États-Unis ont connu un phénomène extraordinaire : la fuite des capitaux. Si la Fed est contrainte de laisser les taux d’intérêt réels baisser alors que l’inflation augmente, une fuite des capitaux à une échelle beaucoup plus grande est une véritable possibilité.
On sait depuis longtemps que les objectifs d’élimination du déficit commercial américain et de préservation du statut de monnaie de réserve du dollar sont incompatibles. Depuis les travaux de Robert Triffin à la fin des années 1950 sur la « surabondance du dollar », les économistes monétaires internationaux savent que la croissance économique mondiale par le commerce dépendait de la disponibilité des réserves. En l’absence d’un nouvel étalon de réserve après l’or, l’abondance des dollars a été considérée comme une offre nécessaire, fournie au reste du monde par le biais de déficits commerciaux américains permanents.
Après l’annonce par Trump de droits de douane « réciproques » le 2 avril, les États-Unis ont connu un phénomène extraordinaire : la fuite des capitaux.
Benjamin Braun et Cédric Durand
La liquidité mondiale n’est plus nécessairement liée au compte courant américain 26 mais les idées de l’administration pour dissocier les deux ne sont guère rassurantes. Elles comprennent notamment la promesse de « promouvoir le développement et la croissance légales et légitimes de stablecoin adossés au dollar dans le monde entier » 27.
Quand la classe dirigeante dirige : le piège du deuxième mandat Trump
Le retour de Trump au pouvoir a fait apparaître les failles qui minent la coalition qui a contribué à sa victoire.
Les factions populaires du mouvement MAGA ont soutenu Trump pour sa position nationaliste. Mais celle-ci a peu de points communs avec les intérêts de la finance traditionnelle et du secteur technologique qui souhaitent des marchés financiers et numériques mondiaux ouverts.
Ces « deux mondes » — celui de la Tech et celui du mouvement MAGA — pourraient potentiellement se rejoindre sur l’ambition de relancer la base industrielle américaine, mais cela remettrait en cause le fondement même du dollar fort, dont dépendent autant le secteur financier traditionnel que le secteur privé pour conserver leur primauté.
Même si, comme le dit Steve Bannon, « beaucoup de partisans du mouvement MAGA bénéficient de Medicaid » 28, le budget fédéral récemment adopté par la Chambre des représentants, contrôlée par le Parti républicain, prévoit des coupes radicales dans les prestations sociales, défendues par le secteur de la finance privée. Malgré les discours, ces coupes budgétaires ne compensent pas les réductions d’impôts : les déficits publics vont se poursuivre pendant que la guerre commerciale et la dérégulation administrative menacent la stabilité financière.
Les théoriciens de l’État soutiennent depuis longtemps que « la classe dirigeante ne dirige pas ». Selon l’expression heureuse de Fred Block, les démocraties libérales se caractérisent par une division du travail entre les capitalistes — qui dirigent leurs entreprises — et les « gestionnaires de l’État » — qui dirigent le gouvernement 29. Comme les capitalistes individuels ont du mal à voir au-delà de leurs propres résultats financiers, leur fortune dépend de la capacité des gestionnaires de l’État à maintenir les conditions nécessaires à la reproduction du système dans son ensemble, notamment dans ses dimensions sociales, écologiques et financières.
Selon Block, l’État capitaliste assurerait donc sa propre survie en agrégeant des intérêts capitalistes disparates.
Après six mois de Trump, la question qui se pose est de savoir si la nouvelle administration américaine, déjà à bout de souffle, sera capable d’agréger les intérêts des multiples factions rivales qui sous-tendent le trumpisme.
Des droits de douane qui épargnent les intérêts manufacturiers américains dans le secteur technologique en Chine tout en apaisant les nationalistes pro-Trump, combinés à une dévaluation du dollar orchestrée à l’échelle internationale, contribueraient grandement à soutenir le boom des investissements manufacturiers enclenchés pas les Bidenomics.
La dérégulation financière et l’ouverture des plans 401(k) au capital-investissement pourraient être combinées avec le retour de taux d’imposition élevés sur les revenus, à leur niveau d’avant 2017 soit 39,6 % — contre 37 aujourd’hui — comme l’a suggéré Trump lors du débat à la Chambre sur le budget fédéral. Reste à voir si des compromis de ce type pourront être trouvés.
Après seulement six mois, les contradictions des Trumponomics sont criantes — et aucune solution évidente ne se dégage.
Sources
Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe – XVIIIe siècle, 1979.
The ruling class does not rule : Notes on the Marxist theory of the state. In Revising state theory : Essays in politics and postindustrialism, Temple University Press, 1987, pp. 51–68.
Crédits
L'édition anglaise a été publiée sur Phenomenal World.