02.11.2025 à 12:00
“John Singer Sargent. Éblouir Paris” au musée d’Orsay : ville-lumière à vif
Vedette outre-Atlantique mais méconnu en France, l’artiste John Singer Sargent a vécu à Paris durant une dizaine d’années, entre 1874 et 1884. C'est à ces années parisiennes que se consacre la grande exposition John Singer Sargent. Éblouir Paris, au musée d’Orsay. Une traduction en peinture du pragmatisme américain, se demande Cédric Enjlabert dans notre nouveau numéro ?
02.11.2025 à 06:00
Denis Moreau : “Nos débats actuels font resurgir de grandes questions sur les hérésies qui ont déchiré la chrétienté”
Du pélagianisme au marcionisme, nous avons oublié jusqu’à leur nom. Et pourtant, comme le montre le philosophe Denis Moreau dans son essai passionnant Tous hérétiques ? Sur l’actualité de quelques débats chrétiens (Seuil), les hérésies chrétiennes continuent de hanter nos débats. Voici comment.
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Comment et pourquoi en êtes-vous venu à vous intéresser aux hérésies chrétiennes ?
Denis Moreau : Il y a près de trente ans, j'ai fait ma thèse sur Antoine Arnauld, un auteur janséniste contemporain de Descartes. Le jansénisme défend une anthropologie sombre, selon laquelle les êtres humains pèchent toujours sans la grâce de Dieu et n’ont pas la possibilité de lui résister quand ils la reçoivent. Le sport préféré des jansénistes était de cogner sur le pélagianisme – une vieille hérésie du Ve siècle après J.-C., beaucoup plus optimiste sur la condition humaine. Contrairement au jansénisme, elle soutenait que l’homme a toujours le choix et la force d’opter pour le bien ou le mal. Les jansénistes identifiaient des résurgences du pélagianisme un peu partout à leur époque, par exemple chez les jésuites ou les amateurs de stoïcisme. Plus près de nous, le pape François a soutenu également que le pélagianisme était, avec le gnosticisme, l’une des deux grandes hérésies qui menaçait la chrétienté aujourd’hui. Je me suis dit : « Dans le fond, ils n’ont pas tort. Nous n’en avons pas tout à fait fini avec cette histoire. Sans le savoir, nos débats rejouent souvent les anciennes querelles chrétiennes sur le libre arbitre, le bien et le mal, etc. » Cela m’a donné envie d’interroger les formes sécularisées des hérésies chrétiennes.
“Quand il n’y a plus d’hérésies dans une religion, c’est le signe d’une certaine pétrification de la pensée”
Comment définit-on une hérésie ?
Une hérésie est une thèse théologique rejetée par l’Église comme inexacte. Le mot grec Hairesis signifie « choix ». L’hérésie est un choix intellectuel, une préférence en faveur d’une thèse. Dans le christianisme, c’est un peu comme dans un parti politique : il arrive que des motions s’affrontent et à la fin des débats l’une d’elles, minoritaire, est écartée. Les hérétiques sont les perdants des débats qui ont agité le christianisme. Et à l’inverse, on pourrait dire que les thèses considérées comme orthodoxes sont des hérésies qui ont réussi. On distingue par ailleurs hérésie matérielle et formelle. Lorsqu’on défend une thèse qui est hérétique sans savoir qu’elle l’est, c’est une hérésie dite « matérielle ». Quand on défend une thèse hérétique délibérément, c’est une hérésie dite « formelle ». Après, de mon point de vue, le fait que l’histoire du catholicisme soit jalonnée d’un très grand nombre d’hérésies est une heureuse et joyeuse chose. C’est le signe que l’on n’a pas cessé de discuter en interne, qu’il y avait de la créativité conceptuelle, un bouillonnement intellectuel… même si cela s’est un peu perdu, car la doctrine s’est stabilisée en 2000 ans d’histoire. Quand il n’y a plus d’hérésies dans une religion, ce n’est pas nécessairement une bonne nouvelle, c’est le signe d’une certaine pétrification de la pensée.
“Nous vivons à l’âge de la résurgence sécularisée et inconsciente des grandes questions qui ont déchiré la chrétienté”
Aujourd’hui, qu’en est-il ? L’esprit hérétique fait-il retour ?
La thèse que je défends, c’est que nous assistons à une résurgence d’hérésies matérielles en grand nombre : sur toute une série de sujets, du libre arbitre à la question du pardon, les gens défendent ou retrouvent des positions hérétiques sans le savoir. Nous vivons à l’âge de la résurgence sécularisée et inconsciente des grandes questions qui ont déchiré la chrétienté. C’est un cas particulier de ce que dit Marx dans Le 18 Brumaire… [1851] : « La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. »
Est-ce que cela a à voir avec le retour d’une certaine orthodoxie sur les questions morales, d’un politiquement correct ?
Il y a en effet, en dehors des questions religieuses, un durcissement des positions morales et politiques, le retour d'une forme d'orthodoxie rigide et excluante que l’on avait reprochée, à raison, à l'Église catholique. J'ai un peu fréquenté les milieux d’extrême gauche, et il y règne souvent une forme de dogmatisme insupportable où les gens passent leur temps à condamner les personnes qui ne pensent pas comme eux. Une expression apparue récemment m’a frappé, celle de « pureté militante ». Cet idéal complique les relations avec les autres, que l’on regarde avec condescendance ou mépris, depuis une position de supériorité morale. Invoquer la « pureté » risque aussi de produire des déceptions et des pertes de confiance en soi : les phénomènes de burn-out dans les milieux militants sont bien documentés. On retrouve ici la question que posent toutes les hérésies dites « cathares ». « Cathare », en grec, est le mot pour dire « pureté » justement. Une série d’hérésies (par exemple, le novatianisme, au IIIe siècle) sont venues de gens qui se considéraient comme des chrétiens « purs », face à un monde tenu pour hostile et corrompu. Avec les phénomènes contemporains de communautarisation et de condamnation a priori du monde extérieur, on rencontre cette structure dans des groupuscules militants qui ignorent pourtant tout de ces enjeux théologiques – mais aussi, de nouveau, dans certaines franges conservatrices du christianisme.
Si excluant soient-ils parfois, les militants d’aujourd’hui ne parlent pas au nom de Dieu. Les deux domaines, séculier et religieux, sont-ils vraiment comparables ?
C’est le problème de la « sécularisation », le recyclage d’idées et de débats religieux dans le siècle. Je crois important de repérer des transferts d’un espace à l’autre. C’est aussi la raison pour laquelle je me suis davantage intéressé aux hérésies qui engagent des questions morales, plutôt qu’à celles qui portent sur des problèmes strictement théologiques. Là où le pape assume de se référer à Dieu, à une transcendance qui fonde d’après lui son propos, certains militants sont d’autant plus dogmatiques qu’ils parlent justement sans le secours d’une certitude extérieure à la raison.
Prenons quelques exemples d’hérésies dont vous sondez l’actualité. Le marcionisme, par exemple, source de la haine des chrétiens vis-à-vis des juifs. Que nous apprend-il sur aujourd’hui ?
Cette hérésie porte sur l'interprétation du rapport entre l’Ancien et le Nouveau Testament, sur le sens de la Nouvelle Alliance. Rappelons d’abord une évidence : Jésus est juif, et tous ses apôtres, tous les premiers chrétiens qu'on n'appelait d’ailleurs pas encore ainsi, sont des juifs. Mais de la source juive est assez vite née une nouvelle religion : en un sens, le christianisme est une hérésie juive qui a eu du succès ! Très vite, la question s'est posée du rapport à cette origine. La ligne qui l’a emportée, sur les rites (comme la circoncision ou la cacheroute), est celle de la rupture. Mais s’est posée également la question du rapport à l'Ancien Testament. Et là, Marcion a proposé de rejeter l’Ancien Testament en totalité, en opposant un Dieu juif, de colère, législateur brutal, et un Dieu chrétien de miséricorde, qui envoie son fils pour sauver l’humanité. C’est l’idée que la religion de l’Amour prend la relève de la religion de la Loi. Si l’hérésie marcioniste a été condamnée très tôt par l’Église catholique, elle a durablement nourri l’antijudaïsme chrétien, et même au-delà. On entend souvent dire : « Du moment qu’il y a de l’amour, tout va bien. » Comme s’il fallait se débarrasser de la loi pour agir par amour. Je suis très réticent face à cette idée. Je pense – comme Freud, juif lui aussi – que c'est une bonne chose qu'il y ait de la loi, qu’il y a une « portée structurante de l’interdit ». On a retrouvé ce problème avec la libération sexuelle. Si tous les interdits sautent et qu’on oublie la loi au nom de l’amour en se disant « dès que j’aime, tout est permis », c’est la porte ouverte à de graves violences sexuelles.
“Ceux qui veulent atteindre par leur seule volonté, leur endurance et leur talent supposé, un idéal trop élevé sont victimes d’une forme de pélagianisme sécularisé”
Deuxième exemple, le pélagianisme. Quelles leçons en tirez-vous ?
C'est l’hérésie dont la résurgence actuelle est la plus frappante. Le débat est assez simple. Il oppose Pélage à saint Augustin… qu’on appelle ainsi parce qu’il a gagné : s’il avait perdu, on parlerait aujourd’hui d’Augustin et de saint Pélage ! Pélage, homme de vertu, était un moine irlandais venu enseigner à Rome vers 380. Face à lui, Augustin d’Hippone, qui a une vision de l’homme assez pessimiste, insiste sur la corruption fondamentale de l'être humain. Selon lui, on ne peut pas se sauver soi-même, on a besoin de Dieu. De son côté, Pélage, plus optimiste, considère qu’on peut sculpter sa propre statue à la force du poignet. La grâce divine est, pour lui, une aide secondaire. Cette vision a une incidence existentielle forte : quand je traverse un coup dur dans la vie, est-ce que je dois tenter de m’en sortir seul ou est-ce que j’appelle Dieu à l’aide ? Ce débat n’a cessé d’être relancé. Ainsi quand Rousseau défend l’idée de la bonté naturelle d’un homme qui peut se former lui-même, le clergé lui tombe dessus en le traitant de pélagien… Et aujourd’hui, le problème resurgit avec le développement personnel. En anglais, on appelle cela le « self-help », le fait de s’aider soi-même : c’est typiquement pélagien ! Vouloir absolument s’en sortir tout seul, c’est une exigence énorme (qui finit par être culpabilisante quand on n’y arrive pas)… et peut-être une impasse. À titre personnel, j’ai longtemps été pélagien, et ça m'a coûté cher. Sans trop le savoir, ceux qui veulent atteindre par leur seule volonté, leur endurance et leur talent supposé, un idéal trop élevé sont victimes d’une forme de pélagianisme sécularisé.
“Tant que l'Église a voulu traiter le problème des violences sexuelles en son sein en interne, ‘à la pélagienne’, cela n'a pas fonctionné. C'est en allant chercher à l'extérieur de l'aide et un nouveau regard, à la Augustin, qu’un chemin s’est ouvert”
Vous en tirez un enseignement institutionnel, également…
Oui, à propos de la stratégie adoptée par l’Église pour traiter les graves affaires de violence sexuelles en son sein. Pendant longtemps, quand elle a accepté d’affronter le problème (ce qui n’a pas toujours été le cas, hélas !), l’Église de France a cru pouvoir le traiter « en interne », en ayant recours aux seules ressources de l’institution – le plus souvent des membres du clergé. Or cela n’a pas marché. Alors que depuis qu’elle a mis en place une Commission indépendante, la Ciase, dirigé par le haut-fonctionnaire Jean-Marc Sauvé, composée d’universitaires, de psychologues, de divers spécialistes souvent athées ou agnostiques, les choses ont commencé à bouger. Tant que l'Église a voulu traiter ce problème par ses propres forces, en interne, « à la pélagienne », cela n'a pas fonctionné. C'est en allant chercher à l'extérieur de l'aide et un nouveau regard, à la Augustin, qu’un chemin s’est ouvert.
Derrière le pélagianisme, il y aussi la question du péché originel. Vous confrontez par exemple le visage de Zidane, désespéré, après son coup de boule en finale de la Coupe du monde 2006, à celui d’Adam et Eve dans une fresque de Masaccio, expulsés du paradis après avoir mangé à l’arbre de la connaissance…
Je vois dans ce récit de la Genèse non pas un récit littéral mais une sorte de mythe qui donne à penser beaucoup de choses sur nos existences tumultueuses. Si saint Augustin considère qu'on ne peut pas se tirer d'affaire par ses propres forces, c'est parce que notre humanité est selon lui profondément déréglée par rapport à une condition idéale. Saint Paul le disait déjà : « Je ne fais pas le bien que je veux, mais je commets le mal que je ne veux pas », dont je sais très bien qu’il ne faudrait pas le commettre. C’est ce que font Adam et Ève au paradis, et c’est exactement ce que fait Zidane quand il colle son coup de boule à Materazzi. Cela dit quelque chose de fondamental sur la condition humaine. C’est cette espèce de tendance inscrite dans nos êtres qui nous fait pencher vers la pulsion de mort, cette trouble manière que nous avons parfois de saboter ce qu’il y a de bon et de beau. J’ai en tête des exemples précis de moments de ma vie où j'ai sévèrement dévissé alors que je savais très bien que ce n’était pas ce qu'il fallait que je fasse. Quand j’évoque ce genre de situation avec mes étudiants, ils comprennent de suite de quoi je parle ! Le mythe du péché originel est un miroir qui nous éclaire sur cette part sombre de nous-mêmes. Au lieu de se considérer comme des anges, il vaut mieux en avoir conscience. Je prends donc le péché originel comme une donnée anthropologique fondamentale. En un sens, il n'y a pas besoin d'être chrétien pour y croire. Et j’ai le sentiment que certaines grandes tendances du monde contemporain, du transhumanisme au progressisme, sont habitées par une forme de déni pélagien de cette donnée anthropologique.
Il y a aussi l’encratisme, une hérésie qui revient notamment au travers du mouvement « No kids »…
L’encratisme est une hérésie des premiers siècles du christianisme selon laquelle il est mal de faire des enfants – en grec, enkratès signifie « continent » au sens de « sexuellement abstinent »). Sa première figure fut Tatien le Syrien. Cette hérésie se rattache à une forme de gnose et de manichéisme qui considère que la matière et la chair, créés par un esprit maléfique, sont essentiellement mauvais. Dans ce cadre, engendrer est une faute morale. Un autre argument, qui entre en résonance avec le temps présent et la crise climatique, était que la fin du monde était proche, si bien que ce n’était pas la peine d’engendrer. Cette hérésie a finalement été mise en minorité dans le christianisme, au bénéfice du « Croissez et multipliez-vous ! ». Je ne porte aucun jugement moral sur ce point, je peux comprendre cette position « No kids ». Mais je retrouve dans cette attitude une forme de nihilisme, de refus de la vie et de la matière, comme dans l’encratisme. Au-delà des arguments sur les avantages et les inconvénients qu’il y a à faire des enfants, décider d’engendrer implique l’idée que l’Être, le fait que l’enfant existe, est une bonne chose, préférable au néant – même si on sait par ailleurs que la vie est compliquée, pleine d’adversités et de souffrances. Engendrer, c’est postuler qu’il vaut mieux vouloir quelque chose que de vouloir le rien ou ne rien vouloir. C’est une sorte de pari métaphysique que j’ai retrouvé, aussi étonnant que celui puisse paraître, chez des philosophes comme Spinoza (le sage considère que « le désir d’unir les corps n’est pas seulement engendré par la beauté mais par l’amour de procréer ») et Nietzsche (« je veux que ta victoire et ta liberté aspirent à se perpétuer par l’enfant »). Ces penseurs n’étaient pourtant pas chrétiens et ils n’ont pas eu d’enfants non plus. Mais en rupture avec tous les encratistes, Spinoza et Nietzsche proclament leur amour de l’Être en défendant la procréation.
Certains hérétiques ont des noms et des propositions farfelues, aussi. Quels sont ceux qui ont votre préférence ?
J'aime bien Rhétorius parce qu’il affirme que toutes les hérésies sont vraies : c’est amusant. Et il y a beaucoup d’hérétiques qui ont, en effet, des noms et des théories pittoresques. Comme les androniciens qui considéraient que la moitié supérieure du corps humain était créée par Dieu… et la moitié inférieure par le diable – ce qui devait compliquer leur vie sexuelle. Ou les passalorynchites, aussi appelés tascadrugistes, qui exigeaient que l’on prie en silence avec un doigt sur le nez. Ou encore les omphalopsychiques, des moines bulgares persuadés (du moins d’après leurs adversaires) qu’en regardant à travers leur nombril, ils verraient filtrer la lumière du mont Thabor où Jésus fut transfiguré. Les hérétiques bricolent des concepts et des théories, ils nous montrent l’esprit humain comme une prodigieuse machine à penser qui part dans tous les sens. Nietzsche dit des concepts « sérieux » de la métaphysique qu’ils nous apparaîtront dans quelques siècles comme les jouets d’un enfant. Peut-être regarderons-nous un jour les débats autour des hérésies comme des jeux dérisoires. Mais en attendant ils nous donnent encore à penser… et à sourire. Ce n’est pas rien !
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