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11.09.2025 à 17:20
L’expression « culture du viol » est-elle exagérée ?
Texte intégral (2649 mots)
Le mouvement international #MeToo de lutte contre les violences sexuelles et sexistes a, en quelques années, mis en évidence le poids et l'enracinement historique des dominations exercées sur les femmes dans la société moderne. Que signifie l’expression « culture du viol » apparue dès lors dans l’espace public pour en rendre compte ? Quelle réalité traduit-elle ?
Depuis #MeToo, on commence à reconnaître le caractère massif et structurel des violences sexuelles et sexistes. Mais il reste à percer un mystère : pourquoi sont-elles si omniprésentes dans nos sociétés ? C’est ce que vise à comprendre l’expression « culture du viol », qui a émergé dans le débat public, mais qui est souvent mal comprise et semble donc exagérée à beaucoup, qui rétorquent :
« Mais enfin, nous ne vivons pas dans une société qui promeut le viol ! Tous les hommes ne sont pas des violeurs ! »
C’est vrai. Mais l’expression « culture du viol » vise à analyser une réalité bien plus diffuse et dérangeante. La notion a été élaborée dans les années 1970 aux États-Unis par des sociologues féministes pour saisir un point aveugle de notre organisation sociale. Elle désigne à la fois une contradiction puissante et la stratégie collective de défense qui nous permet de faire avec.
La culture du viol : sous l’expression choc, une réalité complexe
Quand on pense au mot « viol », on a en tête une scène bien identifiée : l’agression sauvage d’une femme, jeune et jolie et court vêtue, au fond d’un parking, par un inconnu armé et dangereux. Cette image nous repousse… mais elle nous rassure aussi. Car elle est aux antipodes de la réalité statistique des violences sexuelles et sexistes (VSS).
Dans la vie réelle, les agressions sont avant tout commises par des proches, et n’impliquent donc que rarement une violence déchaînée, mais plutôt d’autres formes de contrainte moins visibles (économique, affective, psychologique, etc.).
Et ce n’est pas un hasard si notre image type du viol nous empêche de voir en face la réalité des violences sexistes et sexuelles. Elle est faite pour ça, pour nous empêcher de voir ou plutôt nous permettre de ne pas voir. Et pour rendre ainsi supportable le gouffre qui sépare, d’un côté, les valeurs d’une société démocratique moderne qui se veut acquise à l’égalité femmes/hommes ; d’un autre côté, ou plutôt en dessous de cette surface lisse et valorisante, un imaginaire collectif bien plus sombre. Lequel nourrit encore nos normes et nos institutions et continue à invisibiliser, normaliser et érotiser des formes d’asymétrie, de domination et de violences exercées par le groupe social des hommes.

C’est cela, la culture du viol. Dans mon essai le Viol, notre culture (2025), j’interroge spécifiquement la responsabilité des productions culturelles dans sa perpétuation. Si le fait d’associer le mot « culture », qui évoque les arts, le savoir, le raffinement, à celui de « viol » choque nos oreilles et notre sensibilité, il n’en reste pas moins que, selon moi, la culture du viol est un problème indissolublement politique et esthétique. Car les abus sexuels sont toujours aussi des abus de langage et impliquent une déformation de nos perceptions.
La culture du viol, une question esthétique autant que politique
Les professionnels de la prise en charge des auteurs de violences sexistes et sexuelles ont repéré une stratégie de défense, à la fois psychique et rhétorique, récurrente chez les personnes qui commettent ces violences, résumée par l’acronyme anglo-saxon « DARVO » pour :
- le « déni » (qui comprend la dénégation mais aussi l’euphémisation des faits ; par exemple, dire « pousser » en lieu et place de « frapper », etc.) ;
- la « attaque » (insulter, dénigrer la victime)
- et le « renversement des rôles de victime et d’agresseur » – en anglais, « offender » (« C’est elle qui m’a cherché », « Elle m’a poussé à bout », etc.).
Mais, à vrai dire, cette stratégie de défense largement inconsciente n’est pas seulement le fait des personnes qui commettent des violences, elle est partagée par beaucoup d’entre nous. Il faut dire que voir les violences et croire les personnes qui les dénoncent, impliquerait d’agir. Or, cela a un coût : se mettre à dos une personne qui a quasiment toujours plus de pouvoir que ses victimes – car, autre idée reçue, les VSS ne sont pas une question de pulsion sexuelle, mais de domination.
Au tribunal, comme au café du coin, aujourd’hui encore, on croit beaucoup plus les hommes que les femmes (ou les enfants), et la priorité demeure la réputation des premiers plus que la vie des secondes.
Il est une autre notion clé sur laquelle s’accordent les experts des VSS, mais qui passe encore mal dans le débat public, parce qu’elle implique la remise en cause de comportements beaucoup plus fréquents et banalisés que les agressions les plus graves : la notion de_ continuum_. C’est qu’il est difficile d’admettre que, de la blague sexiste au viol ou au féminicide, il existe une différence de degré, bien sûr, mais pas de nature.
Ces mécanismes et ces systèmes de valeur, nous les absorbons par le biais de nos récits collectifs et notamment des représentations culturelles, qui jouent ainsi un rôle important dans la perpétuation de cette culture du viol. Elles façonnent nos manières de sentir, de percevoir et d’interpréter ce qui nous arrive et beaucoup (trop souvent) nous apprennent à douter de nos perceptions en matière de violences sexistes et sexuelles.
Certains veulent croire que cette culture du viol serait limitée à certaines époques – le « monde d’avant », situé quelque part entre l’Ancien Régime et les années 1970 – ou à certains genres de productions culturelles – le rap ou la pop culture. C’est faux. Elle traverse toutes les époques, tous les arts et tous les styles. On la retrouve dans les grands classiques de la littérature d’hier comme dans la culture légitime d’aujourd’hui.
De Blanche-Neige et les Sept nains (1937), dont on retient que l’héroïne de conte de fées est sauvée par son prince charmant en oubliant qu’il l’a embrassée sans son consentement, jusqu’aux comédies romantiques comme Love Actually (2003), où le harcèlement est sublimé en preuve d’amour, l’histoire des arts et du divertissement regorge d’images où les viols, les féminicides et d’autres formes d’abus plus ou moins graves se cachent sous le désir brûlant ou sous la passion amoureuse. Elle nourrit en chacun de nous un imaginaire saturé par le male gaze, autre notion clé pour comprendre comment opère la culture du viol.
Le « male gaze », un regard prédateur qui organise le monde entre proies et chasseurs
Contrairement à ce que l’expression pourrait laisser croire, ce regard prédateur n’est pas tant un regard masculin que masculiniste et misogyne. Il réduit en effet les personnages de femmes à des corps, et ces corps à des objets de désir et même à des proies à chasser. La culture du viol passe par ce regard qui opère sur plusieurs plans :
L’image (la caméra qui déshabille l’actrice).
Le récit (le plus souvent construit selon des scripts sexuels et relationnels où l’homme jouit de conquérir du terrain et de faire céder sa partenaire, laquelle se trouve comblée de se soumettre à ce désir insistant plutôt que d’écouter le sien).
Le mode de narration et d’énonciation, soit le point de vue qui nous est présenté à la fois comme digne de confiance et comme universel dans les œuvres, puisque c’est celui depuis lequel le monde et les personnages sont regardés. C’est l’outil le plus puissant pour nous faire incorporer le male gaze, car il implique que l’on s’identifie tous et toutes à ce regard masculin, qu’il nous profite ou non.
C’est ce qui explique l’empathie différenciée pour ce point de vue masculin (l’himpathy, selon la philosophe Kate Manne) de l’empathie pour celles qui subissent ces assauts – non seulement dans les fictions mais aussi dans la vraie vie. Ce que nous enseignent les œuvres qui relèvent de la culture du viol, c’est, in fine, de voir le monde dans la version de l’agresseur. Et cet apprentissage est d’autant plus efficace que les stratégies esthétiques sont diverses. J’en ai repéré trois principales.
Trois stratégies esthétiques au service de la culture du viol
La première stratégie consiste à assumer fièrement la violence misogyne. C’est ce qu’on voit par exemple dans certaines chansons de rap d’Orelsan (« Sale Pute » et « Suce ma bite pour la Saint-Valentin » notamment) qui ont donné lieu à des procès intentés par des associations féministes pour « incitation à la haine envers les femmes ». Cette violence décomplexée a de quoi faire peur tant elle s’affiche aujourd’hui dans le discours d’hommes politiques de premier plan à l’échelle internationale (Trump, Erdogan, etc.) aussi bien que sur les réseaux sociaux où les discours masculinistes prolifèrent. Cependant, cette stratégie n’est pas la plus dangereuse pour nos imaginaires. Elle a en effet le mérite d’être claire.
Les deux autres sont bien plus retorses et ancrent d’autant plus la culture du viol qu’elles nous leurrent. Elles maquillent en effet les violences jusqu’à les rendre méconnaissables.
La seconde stratégie consiste à dénoncer le viol… tout en érotisant les violences sexuelles et en les banalisant, les transformant en simple ressort dramatique. Je consacre un chapitre entier au film Irréversible, de Gaspard Noé (2002), exemplaire de cette stratégie.
La troisième, enfin, consiste à maquiller la violence en amour ou en humour. En amour, c’est le féminicide caché du roman Rebecca, de Daphné du Maurier (1938), et de l’adaptation Hitchcock du même nom (1940) ; c’est aussi l’érotisation de la zone grise comme dans la chanson Blurred Line, de Pharrell Williams et Robin Thicke (2013) ; c’est encore le culte des amours toxiques qui a toujours le vent en poupe en 2025, dans les dernières séries de dark romance pour adolescentes ou dans le blockbuster français L’Amour Ouf, de Gilles Lellouche (2024).
En humour, ce sont les grosses blagues qui tachent d’un Jean-Marie Bigard ou d’un Patrick Sébastien, dont la mécanique comique repose intégralement sur les stéréotypes sexistes, ou le rire d’humiliation pratiqué à l’écran, sur les plateaux ou dans la chambre à coucher par le cinéaste culte estampillé « de films d’auteur » Bertrand Blier.
Que faire ? Ni censure ni déni : apprendre à voir, à entendre et à dire les violences
Face à celles et à ceux qui critiquent cette culture du viol, on crie volontiers à la « cancel culture » et à la censure, et on en appelle à la défense de la liberté d’expression.
Sans développer les diverses réponses que j’aborde dans l’essai que j’ai publié, je veux insister ici sur le fait que, pour la plupart de celles et ceux qui dénoncent la culture du viol, il n’est pas question d’interdire les œuvres. Il s’agit tout au contraire, pour les œuvres d’aujourd’hui comme d’hier, d’apprendre à les lire/relire, à les contextualiser et à voir et à nommer les violences, à développer un regard critique qui n’empêche pas l’amour des œuvres, mais permette de les regarder en face, avec lucidité et en rompant avec le déni de ce qu’elles racontent.
L’expression « culture du viol » n’est pas un slogan, mais une grille de lecture qui permet de mieux comprendre comment les productions culturelles participent de la perpétuation d’un imaginaire qui promeut les violences de genre tout en les invisibilisant. Elle invite à un regard nouveau, critique sans être ascétique, sur notre héritage culturel. Elle permet aussi, par contraste, de mettre en lumière les œuvres qui déjouent cette culture du viol aujourd’hui comme hier, et d’explorer les stratégies esthétiques qu’elles déploient pour rendre les violences visibles comme telles, mais aussi pour valoriser d’autres imaginaires érotiques et affectifs fondés sur la liberté, sur l’égalité et sur la réciprocité du désir et du plaisir pour toutes et pour tous.

Bérénice Hamidi a reçu des financements de l'IUF, la MSH Lyon Saint Etienne.
10.09.2025 à 13:47
Nintendo : « Super Mario Bros. », quarante ans de jeunesse éternelle
Texte intégral (2179 mots)
L’iconique plombier à moustaches, mascotte de la firme Nintendo, célèbre, le 13 septembre, le quarantième anniversaire de sa première aventure vidéoludique. Cet emblème intergénérationnel n’en finit pas de séduire de nouveaux adeptes en réussissant à se renouveler constamment. Alors, d’où ce sympathique personnage puise-t-il son secret de jouvence ?
Avant qu’il ne soit Mario, le personnage est d’abord introduit sous le sobriquet de Jumpman dans le jeu d’arcade Donkey Kong, en 1981. La figure mythique du petit plombier espiègle – à cette époque charpentier et aujourd’hui sans profession attitrée – montrait déjà la volonté du fabricant Nintendo d’installer une mécanique de jeu simple et audacieuse. Le joueur incarne, dans cette première mouture, un personnage haut en couleur évoluant sur des plateaux urbains ascensionnels. Le but du jeu est de déjouer les assauts du gorille Donkey Kong au moyen de sauts allègres, exécutables à l’aide d’une simple pression sur une touche jusqu’à atteindre le vil primate et libérer une demoiselle en détresse.
La fantaisie de l’action et des éléments narratifs affiche d’emblée une forte envie de proposer un univers durable, amusant et identifiable. Plus encore, la volonté initiale du concepteur, Shigeru Miyamoto, est de conférer à son personnage une stature marquée et une vraie personnalité. Ainsi, cette vedette en devenir synthétise dès sa première apparition les attributs d’une entité originale et attractive, qui se démarque de ses prédécesseurs, Pacman ou les space invaders. C’est donc après une seconde incursion dans les salles d’arcade que l’élu de Nintendo va réellement marquer le début de sa légende, durant l’année 1985.
Le raz-de-marée « Super Mario Bros. »
L’arrivée de son propre jeu attitré marque un tournant dans le jeu de plateformes et plus globalement dans l’industrie du jeu vidéo. Désormais baptisé Mario, cet attachant héros dispose alors de tout un « lore » (l’ensemble des éléments relatifs à l’univers d’un jeu) qui lui est propre, jonché de créatures alliées (la princesse Peach, Toad le champignon, etc.) ou ennemies (Bowser, les Koopas, etc.) qui définissent également le caractère incontournable de cette mythologie.
En plus de parcourir des dizaines de niveaux, tous plus colorés, riches en animation et périlleux dans les dangers dont ils sont parsemés, le joueur découvre au cours des péripéties du plombier une approche bien plus enchanteresse du challenge dans le jeu vidéo. Le médium, qui reposait jusqu’ici sur des principes réitératifs et contenus dans des parties courtes, trouve avec Super Mario Bros. la possibilité de combiner le sens de l’amusement machinal et le sentiment pur de voyage immersif. Les effets de jouabilité, simples d’utilisation mais extrêmement exigeants dans ce qu’ils invoquent de dextérité et d’attention, inaugurent également une nouvelle manière de ressentir la difficulté graduelle des épreuves au fil de cette odyssée d’un genre nouveau.
Un univers qui inspire et qui s’exporte
Très rapidement, le modèle instauré par cet opus fondateur cristallise une nouvelle ère vidéoludique, qui se caractérise par une réutilisation appuyée du système simple et efficace des fondements de Mario. Outre les innombrables créations qui s’inspirent directement de cette œuvre instauratrice (Castle of Illusion, Disney’s Duck Tales, Castlevania II: Simon’s Quest, etc.), de nouveaux volets de la saga Mario vont être logiquement mis en chantier. Le personnage évolue continuellement au gré de nombreuses modifications de modélisation (character design), de nouveaux pouvoirs à sa disposition (feu, glace, agilité féline, etc.) et de nouvelles rencontres de personnages en tout genre, en même temps que le public grandit aussi de son côté.
Cette proximité entretenue entre les joueurs et le personnage de fiction marque une permanence de cet espace de dérivation, d’époque en époque. Telle une saga cinématographique ou une série télé, l’univers de Mario se décline en plusieurs épisodes (Super Mario Land, en 1989, Super Mario World, en 1990, etc.) qui apportent tous leurs lots de nouveautés tant sur la technique que sur l’agrandissement du lore.
Ainsi, de nouvelles figures incontournables de l’estampille Nintendo sont introduites pour la première fois dans les jeux Mario. C’est le cas de l’attendrissant dinosaure Yoshi, dans la série Super Mario World, ou du patibulaire double maléfique Wario, dans Super Mario Land 2 en 1992, qui bénéficieront par la suite de leurs propres jeux à succès.
De son côté, Mario ne va cesser d’asseoir son hégémonie et d’étendre sa galaxie. Au cinéma, avec une première adaptation en prises de vue réelles en 1993, à la télévision, avec une série animée datant de 1989, en jeux de société ou en produits dérivés, la machine tentaculaire de Nintendo entend bien investir tous les secteurs du divertissement. L’amélioration substantielle des graphismes au gré de chaque génération de consoles va ensuite permettre la réalisation des ambitions les plus folles des concepteurs.
L’avènement de nouveaux enjeux
L’exploitation du monde de Mario se ressent donc avant tout dans la sphère vidéoludique. Chacune de ses nouvelles apparitions est synonyme d’une version soit alternative, soit sublimée de sa dialectique. Les séries secondaires, telles que le jeu de course Mario Kart 64 (1996) ou le jeu de plateau et minijeu Mario Party (1998), deviennent par conséquent des ouvrages aussi appréciés que les opus de la série mère.
Par la suite, le plombier et sa myriade de compagnons s’inviteront dans toutes sortes de genres vidéoludiques (football, basketball, jeux olympiques, jeux de réflexion, jeux de rôle, jeux de modélisation, etc.) pour définir une mosaïque où l’universalité est au centre du propos. C’est pourtant bel et bien avec son arrivée dans la sphère du jeu de plateformes en 3D que l’égérie de Nintendo marque une nouvelle révolution à l’aube du XIXe siècle.
Jouissant désormais d’une technique graphique permettant de profiter des environnements de façon totale avec une profondeur de champ à 360°, Mario s’illustre dans Super Mario 64 (1996) de façon homérique.
La 3D polygonale, qui était jusqu’à présent l’adage de créations globalement plus sérieuses, atteint avec ce titre des sommets de liberté, de dépaysement et d’enivrement pour l’époque. Les contrées visitées par le plombier (déserts, volcans, plaines enneigées, îles tropicales, etc.), dans ses anciennes aventures, sont remises au goût du jour pour permettre au joueur de redécouvrir leur exotisme à travers un prisme complètement remanié. Le fait de pouvoir aborder ces surfaces en profitant des nouvelles aptitudes du héros, désormais fort de 28 mouvements distincts, configure une ergonomie de l’exploration encore jamais atteinte dans un jeu de ce type.
Cette étape d’innovation marque un tournant dans l’approche du jeu de plateformes et d’aventure dans le secteur du jeu vidéo, qui deviennent des références en matière de prouesses interactives.
Un personnage qui mute dans le sens du perfectionnement
Chaque nouvelle sortie devient ainsi l’occasion de faire évoluer cette formule dans le sens de la modernité, en capitalisant toujours sur l’effet d’originalité et d’amélioration. Les différents gameplay (jouabilité) mis en œuvre participent à cet état de réinvention puisqu’ils mettent à l’honneur une thématique différente à chaque aventure. Super Mario Sunshine (2002) fait la part belle au maniement d’un jetpack (réacteur dorsal) aquatique, qui propulse le personnage pour parcourir les environnements tropicaux de l’île Delfino, pendant que Super Mario Galaxy (2007) mise sur la découverte de plusieurs planètes en mettant au centre du gameplay la gravitation.
Des tonalités atypiques qui composent l’effet de dérivation – un concept qui désigne l’agentivité des règles de fonctionnement et de participation du jeu – et qui créent par conséquent des attentes fortes dans le public quant aux prochaines trouvailles. En 2017, un nouveau cap d’immersion et d’ambition artistique est franchi pour la franchise. Mario s’essaye au genre révolutionnaire de l’open-world (jeu en monde complètement ouvert) avec Super Mario Odyssey, qui propose d’arpenter différentes époques et différents pays (Égypte ancienne, Japon féodal, mégapole américaine, etc.) à la façon des voyages dans le temps. Cette vision de l’épopée spatio-temporelle résonne comme l’aboutissement suprême des prédispositions originelles de la formule Mario.
Le personnage s’est développé au fil du temps, il a éveillé de nouvelles capacités, il a rencontré de nouveaux compagnons puis quitté son royaume Champignon natal pour découvrir le reste du monde jusqu’aux tréfonds de l’espace.
Cette empreinte impérissable démontre la virtuosité de la série à garder constamment en vue les changements de la modernité pour se les approprier sans pour autant perdre l’essence traditionnelle qui a construit la légende de ses premiers triomphes.
La postérité toujours en ligne de mire
Dans son sillage, il laisse une multitude d’influences conceptuelles qui se ressentent jusque dans l’actualité la plus récente. Kirby et le monde oublié (2022) et le tout nouveau Donkey Kong Bananza (2025), des studios Nintendo, réutilisent clairement le système de jeu libre instauré dans Super Mario Odyssey.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2025, la saga Mario Bros. (sans les séries secondaires) a franchi le seuil des 400 millions d’exemplaires vendus depuis ses débuts en 1985. Plus encore, le blockbuster cinématographique de 2023 produit par le studio américain Illumination enregistre la même année plus de 1,3 milliard de dollars de recette, devenant le second long-métrage d’animation le plus rentable au monde.
Aujourd’hui plus que jamais, Super Mario montre son statut d’œuvre indéfectible du jeu vidéo et de la pop culture mondiale, avec ce que cela implique d’adaptation permanente au public et aux transformations sociales. Comme Mickey Mouse en son temps, Mario a littéralement ouvert des portes à tout un espace de création et de rêverie aux yeux du monde. Il est devenu l’ambassadeur légitime de ces contrées virtuelles où s’animent l’ivresse d’un instant stimulant, la féerie d’un univers facétieux, la joie d’un défi relevé.

Arnault Djaoui ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
08.09.2025 à 17:05
Télé, radio, presse, réseaux sociaux : quels médias captent vraiment l’attention des Français ?
Texte intégral (1249 mots)

Qui capte vraiment l’attention des Français quand il s’agit d’information ? En combinant télévision, presse, radio, réseaux sociaux ou agrégateurs, une nouvelle mesure permet d’évaluer avec finesse la place réelle des médias dans notre quotidien. À la clé, une carte inédite du paysage médiatique, marqué par une forte concentration autour de quelques grands groupes – et une place centrale, souvent oubliée, du service public.
Pour répondre à ces questions, nous avons déployé une nouvelle mesure de consommation des médias : la part d’attention, (initialement introduite par l’économiste Andrea Prat). Contrairement aux mesures traditionnelles d’audience, cet indicateur permet de tenir compte de la multiplicité des sources et des plateformes par lesquelles l’actualité est consommée (TV, radio, presse, médias sociaux, etc.), tout en considérant que certains vont partager leur attention entre plusieurs sources alors que d’autres n’en consultent qu’une seule. Par exemple, une chaîne de télévision qui est la seule source d’information d’une population concentre 100 % de l’attention de cette population. Elle a davantage de pouvoir attentionnel qu’une chaîne qui est consommée en même temps que d’autres sources (une station de radio, un titre de presse et un média social, par exemple). Dans ce cas, si chaque source est consommée à la même fréquence, la part d’attention de la chaîne de télévision sera de 25 %, tout comme celle de la station de radio, celle du titre de presse et celle du média social.
Télé, radio, réseaux sociaux : qui capte vraiment l’attention des Français ?
À partir des données d’une enquête, menée en 2022, obtenues auprès d’un échantillon représentatif de 6 000 Français, les résultats indiquent de faibles écarts entre les sources médiatiques, même si l’attention des Français se concentre principalement sur les chaînes de télévision et les médias sociaux.
TF1 arrive en tête en cumulant 5,9 % de l’attention des Français, suivi par Facebook (4,8 %), France 2 (4,5 %), M6 (4,4 %) et BFMTV (4,1 %). Le premier agrégateur de contenus, Google actualités, arrive en onzième position (2,3 %), la première station de radio (RTL) en vingt-deuxième (1,33 %) et le premier titre de presse (20 minutes) en vingt-troisième (1,31 %).
Un marché des médias dominé par quelques groupes
En revanche, le regroupement des sources par groupe médiatique (par exemple, Facebook, Instagram et WhatsApp appartiennent à Meta) révèle une importante concentration. Les quatre premiers groupes concentrent 47 % de l’attention des Français. Si l’on prend les huit premiers groupes, on arrive à 70 % de l’attention des Français captée.
En moyenne, le groupe public composé principalement de France Télévisions et Radio France est, de loin, celui qui concentre le plus l’attention des consommateurs de médias (19,8 %), suivi par le Groupe Meta (10,1 %) et le Groupe TF1 (9,9 %).
La place centrale de médias publics
Le service public d’information, contrairement à une idée reçue, n’est donc pas réservé à une élite, mais occupe une place centrale dans le menu de consommation médiatique des Français.
Ce résultat peut s’expliquer par la confiance accordée aux médias du service public dans la production d’information (voir l’enquête du Parlement européen) et légitime l’octroi d’un budget suffisant pour y répondre. Cela met également en lumière l’importance de son indépendance vis-à-vis de l’État.
La place croissante des médias sociaux
Notons que le Groupe Meta dispose du pouvoir attentionnel le plus fort auprès des 18-34 ans, avec une part d’attention de l’ordre de 14 %, devant les groupes de médias du service public (11 %) et Alphabet-Google News (8 %).
Même si Meta ne produit pas directement d’information, il met en avant et ordonne les différentes informations auprès de ses usagers. Sans être soumis aux mêmes règles que les médias traditionnels, les médias sociaux disposent donc d’un rôle clé sur la vie démocratique.
Pourquoi cette mesure doit peser dans les décisions sur les fusions médiatiques ?
L’analyse par groupe s’avère particulièrement importante dans un contexte où les groupes de médias contrôlent une part de plus en plus importante de titres de presse, de chaînes de télévision, de stations de radios ou de plateformes d’informations au travers d’opérations de fusions ou d’acquisitions (par exemple, l’OPA de Vivendi sur Lagardère).
De récents rapports sur le secteur des médias recommandent, d’ailleurs, le recours à la part d’attention comme un nouvel outil d’évaluation des opérations de concentration sur le marché des médias d’information par les autorités de la concurrence (Autorité de la concurrence, Commission européenne, Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique [ARCOM]). Cet outil est particulièrement adapté pour juger si la nouvelle entité formée à l’issue de la fusion de deux groupes ou de l’acquisition de nouvelles sources par un groupe n’aurait pas un trop grand pouvoir attentionel et si le marché des médias serait trop concentré autour de quelques acteurs dans un contexte où les médias sont au cœur du processus démocratique. La littérature académique reconnaît, en effet, qu’ils peuvent influencer les positions idéologiques des citoyens, les votes et la démocratie et peuvent être idéologiquement biaisés.
Pour approfondir : S. Dejean, M. Lumeau, S. Peltier, « Une analyse de la concentration de l’attention par les groupes médiatiques en France », Revue économique, 76(2), pp. 133 à 177.

Marianne Lumeau a reçu des financements de l'ANR (Projet de recherche Pluralisme de l’Information en Ligne – PIL).
Stéphanie Peltier et Sylvain Dejean ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
07.09.2025 à 16:13
La franc-maçonnerie est-elle une religion malgré elle ?
Texte intégral (1865 mots)
« La franc-maçonnerie est une religion pour ceux qui n’en ont pas. » Cette phrase résume parfaitement l’ambiguïté qui entoure cette « société ». Car la franc-maçonnerie est souvent perçue comme une religion – ou du moins comme une spiritualité parallèle. Pourtant, elle s’en défend avec force. Alors pourquoi cette confusion ? Pourquoi, alors que la maçonnerie se veut fondamentalement non dogmatique, voire adogmatique selon les obédiences, continue-t-on à l’assimiler à une religion ?
Apparu dans l’Angleterre du XVIIe siècle, le latitudinarisme est un courant philosophique et théologique qui cherchait à unir les chrétiens au-delà de leurs divisions. Les Constitutions d’Anderson de 1723, texte fondateur de la franc-maçonnerie anglaise, s’inscrit clairement dans cette mouvance, mais elle ne crée pas une religion universelle. Les “Constitutions” établissent une maçonnerie résolument chrétienne, où seuls sont admis ceux qui professent la religion « sur laquelle tous les hommes sont d’accord » – à savoir dans l’esprit de ces Britanniques du début du XVIIIe siècle, le christianisme dans sa version la plus large. Les musulmans, les juifs, les déistes purs en sont explicitement exclus. En effet, nous sommes alors en plein cœur de l’Europe chrétienne, mais divisée entre catholiques, protestants… et anglicans.
Cette approche latitudinaire – chrétienne donc – crée une spiritualité minimale, un cadre suffisamment large pour accueillir anglicans, presbytériens, luthériens, mais pas au-delà. C’est ce qui explique que la maçonnerie des origines ait pu être perçue comme une forme de religion, une religion chrétienne minimaliste.
L’hébraïsme maçonnique, un leurre ?
Le qualificatif de judéo-chrétien est régulièrement usité pour qualifier la franc-maçonnerie. Cette « appellation » participe à la ranger du côté des religions. Alors, cette assertion est-elle véridique ? La référence à l’Ancien Testament dans la symbolique maçonnique ne fait pas de l’Ordre maçonnique une institution judéo-chrétienne. Bien au contraire, d’ailleurs les Juifs furent longtemps exclus de la maçonnerie !
L’utilisation du Temple de Salomon, des colonnes Jakin et Boaz (les deux piliers qui soutiennent le temple de Salomon forment un rappel latitudinaire), ou des références à la Kabbale – en ce qui concerne certains degrés dits de perfection – ne sont en fait qu’un alibi latitudinaire au service d’une vision fondamentalement chrétienne. Pour les rédacteurs des Constitutions d’Anderson, l’Ancien Testament n’est qu’une préfiguration du Nouveau, et son utilisation en loge vise à créer un « plus petit dénominateur commun » selon l’historien Pierre-Yves Beaurepaire. Les chrétiens envisagent l’Ancien Testament comme un texte prophétique qui annonce le Nouveau tandis que le monde juif le considère comme une finalité !
Ainsi, lorsque l’on parle d’hébraïsme maçonnique, il faut comprendre un hébraïsme réinterprété, christianisé, vidé de sa substance juive originelle. Le Delta lumineux avec l’œil divin n’est plus une simple reprise du Tétragramme hébraïque, mais devient la symbolique chrétienne de la Providence !
À ce stade du raisonnement, relisons Pierre-Yves Beaurepaire qui affirme que la franc-maçonnerie n’est pas une religion (Op. cit.) pour deux raisons fondamentales.
Un christianisme minimaliste
En premier lieu, son latitudinarisme originel est en réalité un christianisme minimaliste, loin de l’universalisme qu’on lui prête parfois. Cet universalisme des origines est donc chrétien ; c’est le basculement dans la modernité avec l’aventure coloniale du XIXe siècle qui va permettre à l’Europe, donc à la franc-maçonnerie de se confronter à l’altérité. La notion de laïcité va aussi participer à ouvrir les portes des temples maçonniques à d’autres religions, comme le montre Daniel Tollet.
Ensuite, son hébraïsme apparent est un vernis symbolique au service d’une vision chrétienne du monde, ce que montre très bien Roger Dachez dans son article Hébraïsme et franc-maçonnerie, heurt et malheur d’une filiation incertaine (La chaîne d’Union n°51, 2010).
Pourtant, la franc-maçonnerie continue d’être perçue comme religieuse parce qu’elle utilise des formes sacrées, des rituels, une symbolique qui parlent à l’inconscient collectif. En cela, elle répond à un besoin de sacré que les religions traditionnelles ne satisfont plus dans nos sociétés actuelles très sécularisées, donc détachée du religieux – un phénomène décrit notamment par Denis Pelletier. La question qui demeure est donc celle-ci : « dans un monde où les grands récits religieux s’effritent, la franc-maçonnerie offre-t-elle une voie pour explorer le sacré sans dogme ? » Sans dogme car la force de la maçonnerie réside dans le fait qu’elle propose sans imposer.
Rites et rituels maçonniques : entre sacralisation et fonction sociale
Si donc la franc-maçonnerie n’est pas une religion, elle en partage certaines caractéristiques fonctionnelles. C’est là que se situe la confusion. Comme l’envisage l’universitaire spécialiste de l’Angleterre des Lumières, Cécile Révauger, on peut envisager la maçonnerie comme une spiritualité sans théologie, des rites sans dogme, une communauté sans Église…
Trois éléments essentiels créent cette ambiguïté : la sacralisation de l’espace, une forme particulière de croyance évolutive, et surtout un système rituel d’une extraordinaire richesse ; car c’est cette mécanique rituelle qui fait de la franc-maçonnerie un système parareligieux si particulier.
Une distinction anthropologique fondamentale
Le rituel constitue le cadre cérémoniel global, ce que les anthropologues appellent le « cérémonial englobant ». L’ouverture des travaux maçonniques se fait toujours autour d’un ouvrage sacré ou sacralisé, souvent l’Ancien Testament, les Constitutions d’Anderson ou le livre de la Constitution de l’obédience dont il est question. C’est ce texte sacralisé qui régit l’ouverture et la fermeture des travaux, comme le missel régit la messe. Les rites sont les actes particuliers, des « unités minimales de sens » selon l’expression de Roger Dachez, comme le comportement du maçon, à savoir la batterie, le signe, la marche, l’agenouillement devant l’autel…
Les rites maçonniques incarnent ce que l’on a coutume d’appeler un « invariant anthropologique » que l’historien des religions Mircea Eliade avait identifié, à savoir que toute société humaine crée du rite pour conjurer le désordre. En loge, le profane entre dans un état de « chaos » symbolique (bandeau sur les yeux…). Les rites successifs qu’il va subir pour renaître à l’état de maçon (purification, serment, lumière) reconstruisent un ordre symbolique, ainsi la loge devient un microcosme organisé, à l’image du Temple de Salomon, dont tout temple maçonnique est l’allégorie.
La Bible comme « objet-frontière »
Concrètement, c’est la place de la Bible sur l’autel des serments dans de nombreuses loges qui laisse place à la confusion entre démarche maçonnique et religion. Contrairement à l’image que la Bible véhicule, l’ouvrage n’est pas ici un vestige religieux. Pierre-Yves Beaurepaire, professeur d’Histoire moderne à l’université Côte d’Azur et grand spécialiste de la franc-maçonnerie, propose de la considérer à la fois comme un outil de travail symbolique (elle sert de support aux serments) (Dictionnaire de la Franc-maçonnerie, Armand Colin, 2014), un objet mémoriel chrétien partagé et un artefact davantage culturel que religieux ; en effet, lorsqu’un athée prête serment sur la Bible, il ne sacralise pas le texte, mais sa propre parole donnée. Nuance essentielle.
Le rituel – constitué par l’addition des rites – est en maçonnerie « consciemment théâtralisés » : le frère sait qu’il joue un rôle, il n’est jamais dans cette posture dans sa vie profane. Ainsi, lorsque les maçons tracent leurs signes, suivent leurs rituels, ils ne pratiquent pas une religion, mais plutôt actualisent une forme de sacralité propre qui s’adapte à la société dans laquelle ils évoluent.
La franc-maçonnerie est-elle une religion sans Dieu ni dogme ? En refermant cette réflexion, une évidence s’impose ; la franc-maçonnerie fascine parce qu’elle brouille les frontières entre sacré et profane, tout en refusant catégoriquement le statut de religion. Ce paradoxe s’éclaire lorsque l’on réalise qu’elle opère une alchimie unique entre trois niveaux : un langage religieux détourné (temples, bibles, rites) qui parle à l’inconscient collectif, comme l’a montré Émile Durkheim ; une spiritualité latitudinaire où chacun projette ses croyances et des fonctions anthropologiques universelles (rites de passage, cohésion sociale).
Si tant de francs-maçons y voient une « religion sans dogme », c’est sans doute parce que la maçonnerie répond à des besoins humains fondamentaux que les religions traditionnelles ont longtemps captés comme le besoin d’appartenance (la chaîne d’union qui a lieu à la fin de chaque tenue peut être l’équivalence d’une communion ou d’une messe), le besoin de transcendance (la quête de connaissance remplace la révélation divine), le besoin de ritualité (les tenues maçonniques structurent le temps comme les offices religieux le faisaient jadis).
Mais la différence est cruciale, car là où les religions imposent, la maçonnerie propose – théorème partagé par Pierre-Yves Beaurepaire et Claude Delbos dans « Les sept devoirs du franc-maçon adogmatique ». Comme le résume le premier dans une conférence publique donnée dans le cadre du laboratoire de recherche CMMC, « la loge est un laboratoire du sacré bien plus qu’un sanctuaire » religieux ! Un laboratoire où se joue une pièce de théâtre chrétienne dans un cadre hébraïsé…

Philippe Ilial ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.09.2025 à 17:04
Genre littéraire à succès, la dark romantasy, avec ses relations toxiques et ses viols, peut-elle être féministe ?
Texte intégral (1873 mots)

Genre littéraire né du croisement entre fantasy et romance, la dark romantasy attire un large public avec ses amours toxiques peuplées de vampires, de « faes » et de loups-garous, tout en questionnant le rapport au consentement.
« Enemies-to-lovers », vampires, « fuck or die », loups-garous, dubcon, faes (créatures féériques)… L’univers de la dark « romantasy » mérite un éclairage ! Mot-valise formé de l’association de deux genres littéraires, la romance et la fantasy, la romantasy se décline sur le mode « sombre » pour proposer des dark romances peuplées d’êtres fantastiques et de pouvoirs magiques. Si ces univers merveilleux ne sont pas dénués de dynamiques patriarcales, le recours aux schémas narratifs de la fantasy donne un nouvel éclairage aux relations toxiques qui font rêver certaines lectrices. Est-ce aller trop loin que d’imaginer que les crocs de vampires et les ailes de faes pourraient permettre de réconcilier dark romance et féminisme ?
Jeune ingénue recherche monstre ténébreux
Le succès des histoires d’amour unissant une humaine ou un humain à une créature fantastique débute avec la saga Twilight, de Stephenie Meyer, dans les années 2000, même si de tels récits existaient déjà dans les nouvelles gothiques du XVIIIe siècle. Certains tropes centraux de la romantasy (harcèlement, vengeance, obsession) s’y trouvent déjà. Toutefois, les convictions de Stephenie Meyer, membre de l’Église mormone, font du sexe avant le mariage l’ultime tabou de son héros Edward. Alors que le vampire scintillant se refuse à tout rapprochement physique, les monstres actuels se montrent insatiables.
Dans les dark romances, il semblerait que l’adjectif « dark » justifie l’absence de tout tabou. Tout est possible, surtout dans le domaine de la sexualité – pour le meilleur et pour le pire.
Le récit adopte le point de vue d’une héroïne humaine, facilitant l’identification d’un lectorat majoritairement féminin. Elle rencontre un ou plusieurs partenaires masculins, de nature fantastique (vampire, fae, loup-garou, démon, etc.), qui reprennent les traits du héros romantique traditionnel : beaux, forts, protecteurs, riches, jaloux, taciturnes, parfois violents. Leurs pouvoirs surnaturels servent surtout à mettre en scène des modalités originales de couple, de sexualité ou de reproduction, moteurs de l’intrigue.
Désir violent et amour toxique
La dark romantasy, sous-genre des dark romances, n’échappe pas aux critiques qui lui sont adressées. Elle met en scène des histoires d’amour violentes, des personnages moralement ambigus et des traumatismes divers et variés. Elle promet, en échange des scènes de sexe explicites, des ascenseurs émotionnels et une fin généralement heureuse. Obsession, possessivité et abus y sont la norme. Savoir si les romances ont rendu la violence amoureuse désirable ou si elles ne font que refléter la réalité reste une question sans réponse. Depuis les contes médiévaux jusqu’aux séries des années 1990, les représentations de relations malsaines ne manquent pas et traversent la société patriarcale, au-delà de la dark romance et de la fantasy.
Ce qui choque particulièrement au sujet de la dark romance, c’est que les abus sont explicites et revendiqués, plus proches d’un « Je te fais du mal, je le sais, et c’est pour ça que tu m’aimes » que d’un « Je te fais du mal, je n’ai pas fait exprès, mais tu vas m’aimer quand même ». Dans une société dite « post-#MeToo », il n’est plus crédible pour un homme de jouer l’innocent et de prétendre ne pas connaître la gravité de ses actes. La dark romance choisit alors de faire de ses héros des hommes conscients de leur violence.
S’arranger avec la culture du viol
Bien que misogynes et violents, ces récits sont majoritairement écrits par des femmes, comme l’a notamment montré H. M. Love à l’Université de Cambridge (Royaume-Uni). Les plateformes gratuites, comme Wattpad ou AO3 (Archives Of Our Own), rendent leur lecture et écriture gratuites et accessibles à toutes et à tous, hébergeant des millions d’histoires, dont des dizaines de milliers de romances érotiques.
On y retrouve les catégories #NonCon pour « non-consentement » et #DubCon « pour zone grise » (plus de 7 000 et 5 000 résultats sur Wattpad, 18 500 et 28 700 sur AO3 en 2024). Ces catégories permettent aux lectrices de savoir à l’avance dans quelle mesure le consentement de l’héroïne sera respecté dans l’histoire – en d’autres termes, de savoir si elles seront confrontées à des récits de viol.
Il est intéressant de noter que le mot central de ces recherches est celui de « consentement », même quand on recherche son absence, à l’opposé des moteurs de recherche des sites pornographiques, par exemple, qui sont des espaces virtuels pensés par et pour les hommes, dont les mots-clés se concentrent plutôt sur les violences (« abusée », « forcée », « endormie », voire directement « viol » quand le site ne l’interdit pas). Dans la dark romantasy, les lectrices savent ainsi à quoi s’attendre, ce qui prive les scènes de leur pouvoir de sidération.
Un renversement des dynamiques de pouvoir ?
L’utilisation de la fantasy et des personnages non humains permettent aux lectrices de vivre ce que certains appellent, à tort, « le fantasme du viol » et qui est plutôt une quête du lâcher-prise totale, sans culpabilité. Désirer un personnage imaginaire, même violent, place le fantasme à distance des dynamiques patriarcales.
Certains tropes jouent sur le rapport conflictuel des femmes féministes aux relations amoureuses en convoquant des schémas d’attraction/répulsion entre les personnages dont la fin est toujours la même : le couple hétérosexuel bienheureux. Avec le trope enemies to lovers (de la haine à l’amour), l’histoire met en scène les nombreux mécanismes qui transforment le dégoût et la haine initiales de l’héroïne envers la créature en amour et désir.
Selon la logique interne à ces récits, le passage de la haine à l’amour, du refus à l’accord, réécrit les interactions violentes qui jonchent le récit avant sa résolution heureuse. Ce que le monstre a forcé l’héroïne à faire ne peut être vraiment répréhensible, puisqu’au fond elle en est amoureuse. Cette réécriture fonctionne aussi pour les violences sexuelles, comme si le désir ressenti par l’héroïne à la fin de l’histoire était rétroactif, faisant alors du viol une impossibilité. La sociologue américaine Janice Radway montrait déjà, en 1964, dans Reading the Romance, comment les romances parviennent à neutraliser la menace du viol en montrant une héroïne qui le désire secrètement.
Une autre dimension, spécifique à ces mondes de fantasy, paraît même renverser les rapports de domination. En effet, ces monstres charmants ont besoin de l’héroïne pour survivre : le vampire doit boire son sang ou mourir, le démon doit se repaître de son énergie vitale par un inventif rituel tantrique ou se volatiliser, le fae doit donner du plaisir à la femme qu’il aime à chaque pleine lune ou bien ses pouvoirs disparaîtront…
Les règles de ces univers rendent l’héroïne absolument indispensable, en tant qu’humaine mais aussi en tant qu’élue de leurs cœurs, à la survie même des protagonistes masculins. Dans la dark romantasy, ce n’est pas seulement l’amour de cette héroïne qui peut les sauver, mais ses faveurs sexuelles, ajoutant à l’intensité et l’inévitabilité des rapports.
On peut citer l’exemple des récits se déroulant au sein de l’Omegaverse, univers fictif peuplé à l’origine de loups-garous (de nombreuses variations de cet univers existent à présent) dont la société est hiérarchisée entre les Alpha, Bêta et Omega. L’attribution de ces fonctions, dont chacune joue un rôle bien particulier dans la reproduction de l’espèce, est biologique et survient dès la naissance. Les Alpha ont tous vocation à se reproduire avec des Omega et une fois parvenus à l’âge adulte, ils doivent s’accoupler avec une partenaire adéquate ou en mourir, selon le trope du fuck or die (baiser ou mourir).
Ces récits naturalisent le désir masculin en le reliant aux besoins viscéraux de créatures magiques, et à un agencement biologique créature/humaine, Alpha/Omega, mâle/femelle qui ne laisse pas de place au rejet. Dans le même temps, ces schémas narratifs de la fantasy renversent les rapports de pouvoir patriarcaux, car le monstre masculin et dominant a désespérément besoin de l’héroïne humaine pour survivre.
On peut alors lire les dynamiques amoureuses de la dark romantasy au prisme de la dialectique du maître et du serviteur théorisée par le philosophe Hegel : le maître ne sait pas subvenir à ses besoins sans l’aide du serviteur et en est donc totalement dépendant, tout comme le monstre ne peut survivre sans les faveurs sexuelles de l’héroïne qui possède, finalement, le pouvoir au sein de la relation amoureuse. De là à dire que la dark romantasy est féministe… ?

Marine Lambolez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.