15.04.2025 à 17:37
Nicolas Teyssandier, Directeur de recherche au CNRS, Préhistorien, Université Toulouse – Jean Jaurès
Ces dernières années, de fulgurantes avancées technologiques et méthodologiques ont permis de profondément renouveler la connaissance du quotidien des Homo sapiens du Paléolithique. Nomades, vivant en groupe, capables de créer outils et peintures et dotés du même cerveau que nous, les humains de l’époque étaient déjà des êtres complexes qui vivaient au sein de sociétés connectées.
Combien de visions caricaturales parsèment les représentations sur la Préhistoire ? Des groupes errant au gré du hasard, poursuivis par des hordes d’animaux tous plus dangereux les uns que les autres ; un climat hostile et des territoires inhospitaliers au sein desquels se déplaceraient des humains pas vraiment adaptés, vaguement recouverts de morceaux de peaux informes et que l’on voit parfois marcher les pieds nus dans la neige… Et que dire encore de leurs onomatopées si éloignées d’un véritable langage ? Une véritable survie en terre hostile !
Ces représentations sont à des années-lumière de ce que la communauté des sciences du passé construit patiemment depuis des décennies. Science jeune, la préhistoire s’est construite depuis la fin du XIXᵉ siècle, moment où est entérinée l’ancienneté de l’être humain, de ses outils, mais aussi, déjà ! de sa pensée puisqu’on lui attribue alors, après moult controverses, la réalisation de représentations graphiques figuratives sur les parois des cavernes.
Depuis, d’autres tournants ont eu lieu ; notamment dans les années 1950, avec la mise au point révolutionnaire de la méthode de datation par carbone 14 permettant enfin de situer dans le temps des phénomènes. Et que dire des fulgurantes avancées technologiques et méthodologiques qui scandent les sciences ce dernier quart de siècle et qui ont transformé en profondeur ma discipline ?
Aujourd’hui, le scientifique préhistorien est comme le chef d’orchestre d’une vaste enquête policière, mettant en rythme et en musique toute la gamme des spécialités, construisant instrument après instrument les savoirs sur les sociétés du passé. Car, désormais, on séquence l’ADN de Néandertal et de Sapiens et on réfléchit à la façon dont ces humains si dissemblables anatomiquement se sont métissés et ont laissé une descendance féconde ; on reconstruit les saisons de chasse et les environnements au sein desquels chasseurs et proies se rencontrent ; les instruments microscopiques ont de longue date remplacé l’œil nu pour identifier la fonction des outils en pierre, en os ou en ivoire. Enfin, car la liste est trop longue pour être énumérée ici, on utilise toutes les technologies d’imagerie 3D pour inventorier dans le moindre détail les squelettes.
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Ce que ces avancées permettent, c’est une vision profondément renouvelée du quotidien de la Préhistoire. Remontons donc le temps et installons-nous dans le sud-ouest de la France, il y a 40 000 ans.
Des groupes d’Homo sapiens initialement originaires d’Afrique, avec la peau foncée adaptée au fort rayonnement UV des milieux tropicaux et équatoriaux, sont installés là depuis quelques générations.
D’un point de vue anatomique, les Sapiens du Paléolithique récent nous ressemblent beaucoup, au point qu’ils passeraient sans doute inaperçus s’ils étaient déguisés en humains du XXIe siècle. Ils ont aussi la même conformation cérébrale que nous et sont donc pareillement intelligents. Des êtres complexes en somme.
Ce sont aussi des nomades, qui déplacent régulièrement leurs campements selon les saisons et les activités qu’ils souhaitent réaliser. En Dordogne, là où nous connaissons bien ces Sapiens de la culture de l’Aurignacien (l’Aurignacien est la première culture paneuropéenne d’Homo sapiens, elle tire son nom du petit abri d’Aurignac, en Haute-Garonne où elle a été définie pour la première fois au début du XXᵉ siècle), les groupes humains ne vivent pas en grotte, mais s’installent en plein air, souvent dans des emplacements stratégiques facilitant une bonne acuité visuelle sur les troupeaux de rennes et de chevaux progressant dans les environs.
À cette époque, la démographie est sans doute faible, les derniers modèles proposent une densité autour de 5 individus tous les 100 km2 ! Autant dire qu’il devrait être plus fréquent d’apercevoir un renne que les membres d’un groupe voisin. Nous savons pourtant que ces groupes disposent de réseaux sociaux denses et entretenus.
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Comment le sait-on ? Eh bien, pour cela, intéressons-nous à un matériau privilégié des Aurignaciens : le silex. Nos Sapiens étaient des experts de la taille qui demande un long apprentissage pour disposer des compétences et savoir-faire indispensables à la réussite du projet. Ils taillent avec dextérité de longues lames régulières, aux bords bien parallèles, dont la forme et la taille sont conçues à l’avance en aménageant soigneusement le bloc à tailler.
Une fois l’outil obtenu – une lame tranchante pour découper, un grattoir pour épiler et dégraisser les peaux –, il est en général placé et fixé dans un manche en bois, à l’aide de colles végétales et de liens en cuir. Ces technologies demandent donc des outils en silex standardisés qui peuvent être facilement remplacés quand ils sont usés ou cassés.
Les silex ont ceci de remarquable qu’on peut aussi identifier leur lieu d’origine. Et en observant la trousse à outil d’un Aurignacien périgourdin, occupant un abri du vallon de Castel-Merle (Dordogne), on constate aisément la pluralité des origines des silex qui la composent. On y trouve évidemment des silex disponibles localement, mais aussi en plus faible proportion des silex d’origine régionale, de la région de Bergerac à une cinquantaine de kilomètres.
Plus surprenant, on retrouve de beaux outils dans des variétés qui ne sont connues qu’à plusieurs centaines de kilomètres du site et qui ont été acquis de proche en proche, sans doute par échange, lorsque des groupes éloignés se rencontrent. Là, ce ne sont pas des blocs de silex qui s’échangent mais bel et bien des lames ou des outils prêts à l’emploi selon des réseaux qui relient la vallée de la Vézère à la région de Saintes en Charente, à quelques 150 km au nord-ouest ou à la Chalosse (Landes) au sud-ouest à plus de 250 km.
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Ces observations conduisent à concevoir des groupes mobiles sur de vastes territoires, établissant des rencontres saisonnières avec d’autres clans qui exploitent des niches écologiques différentes.
Ces interconnexions sociales ont conduit les Aurignaciens à concevoir et fabriquer des objets capables de diffuser des informations sur leur statut individuel et collectif. À Castel-Merle, ils ont fabriqué par milliers de toutes petites perles en ivoire, en forme de panier, qui viennent orner des coiffes, des vêtements, ou sont assemblées en colliers.
Ces parures sont ainsi un moyen d’encoder de l’information pour la transmettre à d’autres individus. Et pas n’importe lesquels ! Inutile de le faire pour les membres de votre propre groupe qui connaissent tout de votre statut social. Il en va de même pour des individus d’une autre culture qui ne comprendraient pas votre message. Non, à l’Aurignacien, les parures sont des vecteurs pour communiquer des informations d’ordre social avec des individus de votre culture mais qui ne sont pas des connaissances proches.
Cela explique aussi que selon les régions européennes où l’Aurignacien s’épanouit, des types de parures spécifiques s’individualisent et rendent compte de groupes régionaux, mettant possiblement en scène des ethnies parlant des langues différentes.
Ces sociétés s’épanouissent donc au sein de réseaux de relations à longue distance et les équipements en pierre comme les parures circulent sur de vastes territoires, suggérant des déplacements de personnes, des échanges et sans doute le développement de nouvelles règles de parentés régies par l’exogamie. Ces changements proprement anthropologiques, qui se manifestent si puissamment lors de l’Aurignacien, rendent compte du succès que connut cette culture qui accompagna le développement des Sapiens sur toute l’Eurasie occidentale, concomitamment à la dilution progressive du pool génétique néandertalien jusqu’à l’extinction totale de cette anatomie ancestrale. On peut ainsi penser que la démographie des Aurignaciens et leur organisation sociale favorisant la circulation des biens et des personnes ont nettement contribué à l’extinction de Néandertal.
Après quelques millénaires de développement de la culture aurignacienne, ces mutations sociales vont donner lieu à l’apparition, sur le continent européen, du phénomène sans doute le plus marquant que nous ont laissé ces sociétés. Je veux ici parler de l’explosion artistique à laquelle on assiste à partir de 36 000 ans avant le présent. Ce premier art figuratif revêt des formes variées : des animaux réalistes sont sculptés dans de l’ivoire, des dessins sont tracés sur des équipements techniques et, surtout, des fresques sont peintes comme c’est le cas dans l’emblématique grotte Chauvet (Ardèche).
Cet art du dessin, réalisé à coup sûr par des spécialistes, inaugure une nouvelle manière d’appréhender le monde et de retranscrire des éléments de compréhension dans une grammaire artistique. Il s’agit là sans doute de la signature archéologique très probable d’un grand mythe d’origine au monde, originaire d’Afrique et que les Aurignaciens de Chauvet avaient en tête au moment de réaliser leurs sensationnelles peintures.
Ce tableau vivant révèle des sociétés aurignaciennes pleinement entrées dans l’Histoire. Loin des caricatures souvent proposées, il présente une vision renouvelée du quotidien de nos ancêtres il y a 40 000 ans, régi par un haut degré de technicité, des savoir-faire appris et partagés et une structure sociale évidente. Un temps où il y avait des spécialistes et sans doute des hommes et des femmes dépositaires de savoirs, et donc d’un statut, auquel tous les membres du groupe ne pouvaient prétendre.
Des groupes nomades régnant dans des steppes froides et giboyeuses, parfaitement adaptés à cet environnement glaciaire et développant des moyens de communication illustrant des réseaux de relations à grandes distances faits d’objet et d’individus circulant au sein d’immenses espaces. On le voit, on est bien loin de l’image d’individus errant au hasard puisque l’on est ici en face de sociétés complexes et pleinement modernes.
L’auteur de cet article a récemment publié Dans l’intimité de Sapiens. Vivre, il y a 40 000 ans (éditions Alisio).
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.
Nicolas Teyssandier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.04.2025 à 17:40
Jean-Luc Chappey, Professeur d'histoire des sciences, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
En France, deux parenthèses historiques marquent un réel investissement financier de l’État dans la recherche scientifique et l’innovation technique : la Révolution française et les Trente Glorieuses.
Entre 1793 et 1794, le gouvernement révolutionnaire parvient à impulser une véritable politique nationale de recherche et développement. Sous la conduite du Comité de salut public où siègent les plus grandes figures scientifiques du moment, les chimistes Guyton-Morveau et Prieur de la Côte d’Or, cette politique de recherche permet aux armées de la République française de résister aux assauts des puissances coalisées, puis de conquérir de nouveaux territoires.
Ce moment particulier de la Révolution se caractérise par une augmentation des financements publics accordés aux activités scientifiques, dont les budgets sont désormais débattus sur les bancs des assemblées.
De la culture du salpêtre nécessaire à la fabrication des munitions à l’utilisation des aérostats comme outils de renseignement aériens, les savants et les ingénieurs bénéficient d’un soutien financier sans égal des autorités, en dépit des réelles difficultés économiques et financières que connaît alors la nation.
S’ils sont encore souvent mal payés et de manière irrégulière, les savants travaillent dans de nouveaux lieux de savoirs (Muséum national d’histoire naturelle ou Conservatoire national des arts et métiers) au sein desquels s’accumulent livres, collections de plantes, de minéraux ou d’instruments confisqués à l’Église et aux émigrés (aristocrates exilés, ndlr) ou spoliés par les armées révolutionnaires.
Sous le Directoire (1795-1799), Paris s’impose comme une véritable capitale des sciences en Europe. La ville attire de nombreux visiteurs qui assistent aux enseignements dispensés dans les nouvelles institutions, comme l’éphémère École normale de l’an III ou la plus durable École polytechnique. Le rôle joué par l’État au cours de la Révolution française tranche nettement avec les régimes antérieurs et postérieurs.
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En effet, auparavant, en dépit de la volonté affichée depuis Jean-Baptiste Colbert de vouloir impulser les recherches scientifiques par le biais de l’Académie royale des sciences (1666), la prise en charge des recherches scientifiques par l’État reste largement insuffisante, même dans les domaines les plus stratégiques (navigation, cartographie, astronomie, physique).
Or, le développement des sciences fondé sur la culture expérimentale repose, dès le XVIIe siècle, sur l’innovation technique et le recours à des machines de plus en plus coûteuses, telle la pompe à air. Les académiciens manquent de moyens et, en dépit d’une augmentation des sommes accordées par Louis XV puis Louis XVI, ne cessent de revendiquer des financements durables.
Obligés de rechercher un deuxième emploi, la grande majorité des académiciens ont recours au patronage de quelques grands mécènes ou aux contributions de savants dont la richesse personnelle leur permet de s’imposer comme de véritables patrons. Le naturaliste-entrepreneur Buffon, directeur du Jardin du roi et propriétaire d’une forge à Montbard, ou le chimiste-directeur de l’Arsenal et fermier général Lavoisier, tous deux, grandes figures de l’aristocratie d’Ancien Régime, mobilisent leur fortune pour pallier les insuffisances du financement royal et consolider leur autorité au sein de l’espace scientifique français et européen.
L’endettement auquel fait face l’État tout au long du XVIIIe siècle empêche la mise en œuvre d’une réelle politique des sciences par la monarchie. Certes, l’expédition de La Pérouse (1785-1788) est une entreprise particulièrement coûteuse, mais elle constitue un simple coup médiatique de Louis XVI dans la lutte à distance que se livrent les puissances impériales, la France et l’Angleterre.
S’ensuit la parenthèse dorée pour la recherche de 1793 à 1799, évoquée plus haut, lors de la période révolutionnaire.
À son arrivée au pouvoir en novembre 1799, Napoléon Bonaparte confirme l’importance des recherches scientifiques, privilégiant les institutions formant les serviteurs de l’État aux dépens des académies qui restent néanmoins des espaces de débats importants.
Accompagné par l’État qui prend en charge la rémunération des professeurs, le développement des sciences physiques au début du XIXe siècle est indissociable de la construction d’instruments et de machines de plus en plus coûteux. Mais l’argent public ne peut pas suffire à répondre rapidement à ces nouveaux besoins.
La création, par Laplace et Berthollet en 1808, de la Société d’Arcueil, société savante financée par des capitaux privés, a valeur de symbole : devant l’incapacité de l’État à financer les machines nécessaires au développement de la nouvelle physique, les savants se rapprochent des industriels et des banquiers, acteurs du capitalisme naissant, scellant ainsi l’alliance étroite entre les développements des industries et des sciences qui se renforcent tout au long du XIXe siècle.
Sous le Second Empire, le directeur de l’Observatoire de Paris Urbain Le Verrier n’hésite pas à importer des méthodes de gestion des personnels venues de l’industrie et transforme l’établissement en une véritable usine où chaque astronome est payé en fonction du nombre d’étoiles qu’il découvre.
La question des sources de financement des sciences devient une question politique, l’État étant accusé de privilégier le financement des transports et de la rénovation urbaine aux dépens des activités scientifiques. Après le philosophe Charles Jourdain qui se plaint en 1857 des « vicissitudes » structurelles du budget de la recherche et de l’enseignement, Louis Pasteur, dont la carrière s’est construite au croisement des milieux scientifiques et des milieux économiques, met en garde contre la « misère » des laboratoires qui risque d’entraîner le retard de la recherche française.
Deux ans plus tard, la défaite des armées françaises semble lui donner raison. En dépit des mots d’ordre volontaristes du chimiste, devenu ministre de l’instruction publique (1886-1887), Marcellin Berthelot et du vote de subventions supplémentaires aux laboratoires (en particulier dans le domaine médical), les hommes de la IIIe République n’augmentent pas le budget de la science de manière significative. La grande réforme des universités françaises du philosophe et directeur de l’enseignement supérieur (1884-1902) Louis Liard, dans les années 1890, s’appuie largement sur la mobilisation des finances privées.
Le XIXe se caractérise par une réelle indifférence de l’État envers les recherches scientifiques, les efforts financiers étant le plus souvent limités dans le temps et réservés à certains domaines liés à des applications industrielles, agricoles ou médicales, jugées « utiles ». Ni les Lumières ni les républicains des années 1880 qui s’en réclament ne mettent en œuvre une réelle politique scientifique cohérente.
Il faut finalement attendre la seconde moitié du XXe siècle pour assister à un réengagement de l’État en matière de recherches scientifiques.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le financement massif accordé aux activités scientifiques constitue le cœur du redressement national et de la promotion de l’État providence. Impulsées par la création de nouvelles institutions scientifiques (du CNRS en octobre 1939 au CEA en octobre 1945), les sciences fondamentales sont alors considérées comme les supports du développement industriel et économique, des politiques de défense comme la dissuasion nucléaire ou de gestion des populations. L’essor des technosciences participe à la construction du mythe que le progrès sera la réponse à tous les maux.
Pourtant, dès les années 1990, et en dépit, une fois encore, des déclarations d’intention, les finances accordées aux projets scientifiques et techniques restent très en deçà des attentes. À cette période, de profondes transformations sont opérées. Les politiques néolibérales de Reagan et Thatcher touchent progressivement la France et l’Union européenne à travers une série de réformes des institutions scientifiques et universitaires, dans le cadre du « processus de Bologne ». Celles-ci bouleversent les modalités de gestion de la recherche de la fin des années 1990 aux années 2010.
Parallèlement à la baisse progressive des budgets accordés aux laboratoires et aux unités de recherche, ces réformes valorisent un modèle de recherche sur contrat, souvent de trois ou quatre ans, qui, outre de faire émerger et de consolider la concurrence entre chercheurs et établissements, a pour conséquence de promouvoir l’individualisme et la surenchère de projets de courte durée. Finalement, la compétition scientifique prime sur une réelle politique de la recherche qui, lors de la récente pandémie mondiale, a particulièrement montré ses limites, la France étant incapable de produire un vaccin contre le Covid-19.
Dans ce contexte, l’annonce d’une baisse drastique du budget de la recherche française en 2025 doublée de l’idée, défendue par le président du CNRS d’une « loi vertueuse et darwinienne qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale » constitue une réelle rupture tant avec l’idéal des révolutionnaires de 1793-1794 qu'avec les ambitions des membres du Conseil national de la résistance, réaffirmé en 1954 lors du Colloque de Caen autour de Pierre Mendès-France et défendu, non sans mal, au cours des Trente Glorieuses.
C’est justement parce que les défis actuels (climatologique, environnemental ou médical) obligent à penser de nouvelles formes d’interdisciplinarité que l’État devrait investir massivement dans les sciences et y reprendre un réel pouvoir d’impulsion et de direction.
Jean-Luc Chappey ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.04.2025 à 13:03
Anne Bayard-Sakai, Professeure émérite de littératrue japonaise, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)
Sept ans après son dernier roman, Haruki Murakami revient avec un nouvel ouvrage, la Cité aux murs incertains, travaillant les motifs du réel, de l’irréel et des vies parallèles que nous pourrions mener.
Cet article contient des spoilers.
« Il me serait très délicat d’expliquer à quelqu’un qui mène une vie ordinaire que j’ai vécu pendant un certain temps dans une cité fortifiée. La tâche serait trop complexe », fait dire Haruki Murakami à son narrateur dans son dernier roman, la Cité aux murs incertains, dont la traduction française vient de paraître, deux ans après l’original en japonais. Et pourtant, dans le mouvement même où le narrateur renonce à cette tâche impossible, l’auteur, lui, s’y attelle, pour le plus grand plaisir de lecteurs qui dans l’ensemble mènent, probablement, des vies ordinaires.
Passer d’un monde à un autre, y rester, en revenir, y retourner, disparaître… S’il fallait résumer ce dont il est question ici, ce serait peut-être à cette succession de verbes qu’il faudrait recourir. Les fidèles de cet auteur majeur de la littérature mondiale en ce XXIe siècle le savent : la coexistence de mondes parallèles est l’un des thèmes centraux de son univers, et ce roman en offre une nouvelle exploration. Mais nouvelle, vraiment ? Ces mêmes lecteurs auront peut-être éprouvé en le découvrant une impression de familiarité un peu déconcertante, quelque chose qui relèverait de l’inquiétante étrangeté, l’« Unheimlich », chère à Freud.
« Selon Jorge Luis Borges, il n’existe qu’un nombre limité d’histoires qu’un écrivain peut véritablement raconter avec sincérité au cours de sa vie. En quelque sorte, nous ne sommes capables de traiter ce nombre limité de motifs que sous différentes formes et avec les moyens limités dont nous disposons », précise l’auteur dans une postface destinée à éclairer la genèse du roman.
Précision indispensable, car l’histoire qui nous est racontée ici, Murakami l’a déjà traitée à deux reprises. D’abord en 1980, dans une nouvelle jamais republiée depuis, qui porte le même titre que le roman de 2023 (à une virgule près, comme il l’indique). Puis en 1985, dans une œuvre particulièrement ambitieuse, la Fin des temps.
Que partagent ces trois textes ? Un lieu hors du temps, une cité ceinte de hauts murs, à laquelle on ne peut accéder qu’en abandonnant sa propre ombre, et où le narrateur occupe la fonction de liseur de rêves. Mais cette matrice romanesque est prise dans des réseaux narratifs très différents, d’une complexité croissante. Si la nouvelle de 1980 est centrée sur la Cité, le roman de 1985 est construit sur deux lignes romanesques distinctes qui se développent dans des chapitres alternés et qui s’ancrent chacune dans un univers singulier dont l’un seulement correspond à la Cité entourée de remparts – toute la question étant de savoir comment ces lignes vont finir par se croiser.
Dans cette amplification ne se joue donc pas seulement une complexification du dispositif : c’est le lien même entre des univers différents qui s’affiche désormais au cœur du dispositif avec, en 2023, ce qui apparaît comme une intériorisation d’univers pluriels et comme introjectés.
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Le roman débute avec un amour entre deux adolescents. Celui-ci se noue autour du récit qu’avant de disparaître, la jeune fille fait d’une « cité entourée de hauts murs », dans laquelle vit son être véritable tandis que seule son ombre est présente devant le jeune homme. Pour rejoindre celle qu’il a perdue, celui-ci va donc passer dans la Cité, en acceptant de se séparer de son ombre. Mais il n’y restera finalement pas, revient dans le monde (où il devient directeur d’une bibliothèque – et on sait l’importance et la récurrence de ces lieux dans l’œuvre de l’auteur), jusqu’au moment où, de nouveau, il franchira le mur d’enceinte de la Cité, avant d’en repartir…
Le narrateur est ainsi toujours pris lui-même dans une incertitude, où sa propre identité est remise en question, où la réalité s’effrite : est-il lui-même ou son ombre ? Y a-t-il un monde plus réel que l’autre ? Le narrateur dit :
« Dans ma tête se déroulait un conflit acharné entre le réel et l’irréel. Je me trouvais enserré entre ces deux mondes, à l’interface subtile entre le conscient et le non-conscient. Il me fallait décider à quel monde je voulais appartenir. »
Comme toujours dans les romans de Murakami, il n’y a pas de choix, les personnages ne sont pas maîtres de leur destin, ils sont mis dans l’incapacité de trancher.
« C’est comme si nous nous contentions d’empiler les hypothèses les unes sur les autres jusqu’à ce que, à la fin, nous ne soyons plus capables de séparer les hypothèses des faits »,
dit, à un moment donné, l’ombre et le narrateur, plus loin, d’enchérir :
« Tandis que j’étais là, seul dans la neige blanche, que je contemplais au-dessus de moi le ciel d’un bleu profond, j’avais parfois l’impression de ne plus rien comprendre. À quel monde est-ce que j’appartenais, à présent ? »
La question se pose à lui avec d’autant plus d’insistance que cette Cité est une ville racontée, par la jeune fille, par le narrateur, par l’auteur lui-même, que son existence est d’abord celle d’un discours, d’une production imaginaire, d’une fiction.
Mais la vie du narrateur hors de la Cité est, elle aussi, une fiction, celle inventée par l’auteur, d’où, pourrait-on dire, une indétermination sur la teneur en réalité de chacun des mondes, indétermination qui sape les certitudes du lecteur tout autant que celles du narrateur : quel est, en somme, l’univers de référence ? Murakami se garde bien de le dire.
Dans une interview, donnée à plusieurs journaux nationaux à l’occasion de la sortie du roman, Murakami explique :
« Il y a de multiples bifurcations dans la vie. Souvent je me demande ce que je serais devenu si j’avais pris à tel moment tel autre chemin. Dans un autre univers, je serais peut-être toujours patron d’une boîte de jazz. Je ne peux pas m’empêcher de penser que le monde dans lequel je suis, là maintenant, et un autre, qui n’est pas celui-là, sont intimement liés. »
Et il ajoute :
« Conscient et inconscient. Le présent qui est là, et un autre présent. Aller et venir entre ces deux mondes, voilà ce qui est au cœur des histoires que j’écris, et qui ressurgit toujours. Écrire des romans, pour moi, c’est sortir de ma conscience actuelle pour entrer dans une autre conscience, si bien que l’acte d’écrire et le contenu de que j’écris ne font qu’un. »
Si la Cité aux murs incertains occupe une place si cruciale dans son imaginaire qu’il ne cesse d’y revenir, c’est bien en définitive parce qu’elle est l’incarnation même – la mise en mots – de cet ailleurs, du temps, de l’espace, de la conscience, qui est au fondement de sa vision du monde et de son projet d’écriture.
Anne Bayard-Sakai ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.04.2025 à 17:13
Patrick Gilormini, Economie & Management, ESDES - UCLy (Lyon Catholic University)
L’Exposition universelle de 1867 symbolise l’âge d’or du Second Empire sous Napoléon III : un capitalisme prospère et des industriels soucieux de présenter leurs produits. En corollaire, la question de l’amélioration de la condition ouvrière. Aujourd’hui, à Osaka, sera-ce le tour de l’environnement ?
Ce 13 avril, et jusqu'au 13 octobre 2025, se tient à Osaka, au Japon, l’Exposition universelle sur le thème « Concevoir la société du futur, imaginer notre vie de demain ». La France renoue avec une tradition dont elle a été l’initiatrice au XIXe siècle : offrir au grand public un espace de dialogue, de débat et de pédagogie pour diffuser l’innovation par le caractère démonstratif des installations. Le pavillon français est une vitrine scénarisée témoignant de l’excellence et du savoir-faire français. Au sein de la zone « Inspirer des vies », il porte une vision de la France à l’international qui concilie compétitivité et développement durable. Pour Emmanuel Macron, il se présente même comme un « hymne à l’amour ».
L’architecture d’ensemble du palais de l’exposition d’Osaka présente des similitudes avec celle de l’Exposition universelle de Paris en 1867 : une forme circulaire, un jardin central, une double classification des pavillons nationaux, un espace périphérique permettant de présenter les activités d’exception et les meilleurs pratiques. Comme celle de 1867 à Paris, cette exposition est « un lieu où de nouveaux produits et technologies naissent, rendant notre vie quotidienne plus commode ».
La France est l’inventrice et la principale organisatrice des expositions industrielles du XIXe siècle. La première exposition des produits de l’industrie française eut lieu sous le Directoire, en l’An IV (1798). En 1801, le Consulat reprit cette initiative destinée à offrir un panorama des productions des diverses branches de l’industrie dans un but d’émulation. Au lendemain de la Révolution, l’économie nationale devant être relancée, notamment vis-à-vis de l’Angleterre, la juxtaposition de techniques très variées et la délivrance de récompenses devaient stimuler une fructueuse concurrence nationale.
À l’occasion de la première Exposition universelle à Londres, en 1851, fut érigé à Hyde Park, le Crystal Palace. Pour le philosophe allemand Peter Sloterdijk, cette sphère est le symbole de la phase finale de la globalisation ouverte en 1492. Elle est caractérisée par un système mondial donnant à toutes les formes de la vie les traits du capitalisme. Son immense succès affichait aux yeux du monde la suprématie du modèle de civilisation développé au Royaume-Uni. Sa croyance ? Les progrès de l’industrie, du commerce et des transports entraîneraient un accroissement du bien-être général après les blocus des guerres napoléoniennes.
L’organisation de l’Exposition universelle de Paris en 1867 résulte de la conjonction de plusieurs volontés culminant sous le Second Empire, l’âge d’or du capitalisme en France. Celle des industriels, qui considèrent ces expositions comme un élément clé de leur stratégie commerciale grâce aux médailles et récompenses, instruments de validation d’une qualité industrielle glorifiée. Celle du gouvernement impérial, promoteur de cette économie de la qualité dont la politique commerciale libérale constitue un volet important. Celle des intellectuels, soucieux d’améliorer l’esthétique des produits français et de renforcer la formation professionnelle des ouvriers.
Elle manifeste l’influence de la pensée saint-simonienne qui vise le progrès social et technique. L’économiste Michel Chevalier (1806-1879) fut chef de la délégation française à l’Exposition de Londres en 1851. Il avait été l'un des fervents participants à la retraite utopique de Ménilmontant, durant laquelle les disciples du philosophe Henri Saint-Simon (1760-1825) se réunirent pour élaborer une nouvelle religion centrée sur le culte de la science et de l'industrie.
Chevalier fut président du jury international de l’Exposition de 1867. Son introduction au rapport de ce jury constitue une œuvre encyclopédique qui présente en une centaine de pages l’état de l’industrie humaine et, pour ainsi dire, de la civilisation industrielle dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le rapport lui même comprend une description des récompenses attribuées par le jury spécial aux établissements et localités « qui ont développé la bonne harmonie entre les personnes coopérant aux mêmes travaux et qui ont assuré aux ouvriers le bien-être matériel, intellectuel et moral ».
Cet évènement renvoie à une autre figure de l’histoire française de la pensée économique et sociale influencée les saint-simoniens : Frédéric Le Play (1806-1882), condisciple de Michel Chevalier à l’École polytechnique. En tant que commissaire général, il imposa sa marque à l’Exposition de 1867.
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Diplômé de l’École polytechnique et de l’École des mines, Le Play a fait de nombreux voyages d’études, notamment en Allemagne, pour visiter les mines, les usines et s’intéresser aux populations ouvrières. Cet ingénieur est également sociologue. En se mettant en rapport intime avec les populations et les lieux, cet homme de terrain pratique une observation méthodique des faits sociaux saisis sur le vif et exposés dans le cadre de monographies. Une vérification de ces conclusions est réalisée auprès de personnalités qualifiées par leur expérience. Elle aboutit à la publication des Ouvriers européens, en 1855.
Ses études des pratiques sociales joueront un rôle important lors du concours qu’il instituera pour l’Exposition universelle de 1867. Pour lui, celle-ci devait être une exposition de l’homme en parallèle d’une exposition de la terre, mettant en évidence des machines qui facilitent le travail des ouvriers. En 1867, on trouve à l’Exposition de Paris les caves de Roquefort. Un pavillon dédié participe à l’internationalisation du bon goût et contribue à la construction de l’image commerciale de la marque. Pour répondre aux enjeux d’amélioration de la condition ouvrière des boulangers, il fut encore possible admirer le pétrin mécanique couplé à la machine à vapeur promue par Louis Robert Lebaudy (1869-1931) et, avec les mêmes objectifs économiques et sociaux pour les cigarières, les premières machines à fabriquer des cigarettes.
Sénateur du Second Empire de 1867 à 1870, la préparation de l’Exposition synthétise l’expérience de Le Play. La qualité de l’organisation joua un rôle majeur dans le succès de l’événement. La volonté d’assurer un bénéfice financier conduit à introduire des nouveautés majeures dans cette exposition : démultiplication des lieux d’exposition avec la création des pavillons, ouverture à de nouvelles problématiques, notamment la question sociale avec un musée de l’histoire du travail.
La plus grande liberté fut laissée aux exposants pour préparer leur installation. La voie est ouverte vers le gigantisme et le spectacle, au-delà de l’objectif initial. L’Exposition fait de Paris, pour un été, un lieu de fête. Ses résultats sont cependant loin de répondre aux attentes. Certes, l’industrie s’est modernisée et la France conserve son rang en matière d’arts décoratifs, mais la progression des États-Unis et des États allemands est patente.
Quant aux idées sociales des organisateurs – paternalisme et patronage –, elles ne reçurent un écho favorable qu’auprès de l’élite, et non des ouvriers.
Frédéric Le Play est aujourd’hui considéré, avec Tocqueville, comme le père fondateur de l’éthique de l’entreprise et de la conception française de la responsabilité sociale et environnementale. À présent, c’est moins la question sociale qui est au cœur des préoccupations que celle du nouveau régime climatique.
On ne parle plus de progrès, mais d’innovation. La question est de savoir si la globalisation prônée par Michel Chevalier en 1832 fait un monde habitable, selon Bruno Latour, et quelle fiction du cosmos offre à notre regard ces mises en scène spectaculaires.
Patrick Gilormini est membre de la CFDT
10.04.2025 à 17:12
Erwan Boutigny, Maître de Conférences en Sciences de Gestion et du Management, Université Le Havre Normandie
Sophie Renault, Professeur des Universités en Sciences de Gestion et du Management, Université d’Orléans
Si le streaming domine le marché de la musique, le disque vinyle est devenu une alternative lucrative très « marketée », avec ses éditions limitées. Pourquoi ce support, que l’on pourrait croire dépassé, séduit-il autant ? Sans doute grâce à une combinaison subtile alliant la richesse du son analogique, l’expérience d’écoute immersive et un attachement quasi fétichiste à cet objet.
Éclipsé par l’essor des cassettes, suivies du CD puis du streaming, le vinyle a opéré, à partir des années 2000, un retour remarqué. D’après le rapport du Syndicat national de l’édition phonographique (Snep), on assiste à une renaissance triomphante du disque noir. Selon le bilan du marché, au premier semestre 2024, du SNEP, la progression du vinyle se stabilise (+0,2 %), avec un chiffre d’affaires qui dépasse, pour la première fois depuis les années 1980, celui du CD en recul de 13 %.
Objet tendance, il attire des amateurs de tous horizons musicaux. Alors que le streaming domine le marché, comment expliquer cette renaissance ? Cet article propose d’explorer les dimensions culturelles, émotionnelles, économiques et technologiques qui sous-tendent ce retour.
Dans un monde dominé par la dématérialisation, le vinyle peut sembler constituer un anachronisme. Pourtant, sa tangibilité en fait un support musical attractif. Contrairement au streaming incarné par des plateformes comme Spotify, Deezer ou bien encore Apple Music où la musique est immédiatement accessible mais immatérielle, le vinyle offre une expérience physique unique.
Le toucher de la pochette, le regard porté sur des visuels souvent travaillés, l’odeur du disque, son placement et la satisfaction d’écouter un son analogique riche sont au cœur de l’expérience sensorielle.
Résistants aux sirènes des nouvelles technologies, les audiophiles sont d’ailleurs restés fidèles au vinyle, reprochant aux CD et au streaming une compression excessive liée à la volonté de l’industrie musicale d’imposer une loudness war qui réduit inévitablement la dynamique audio au profit de l’augmentation du volume de la musique.
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L’engouement pour le vinyle est intimement lié à un phénomène de « technostalgie », laquelle est définie comme :
« Le sentiment mélancolique et nostalgique provoqué par les sons ou les images d’appareils analogiques, ou par le souvenir de technologies obsolètes, souvent perçues comme plus authentiques que le numérique. »
Le vinyle suscite, ce faisant, une double forme de nostalgie : celle d’un passé vécu, où l’écoute de la musique était un rituel conscient et immersif, et celle d’une époque idéalisée que les nouvelles générations n’ont pas connue, mais qu’elles fantasment comme un âge d’or. Le vinyle incarne ainsi une expérience musicale délibérée à mille lieues de la consommation rapide et dématérialisée du streaming.
En adoptant ce support, les amateurs de vinyles expriment à la fois une quête d’authenticité et une volonté de se démarquer, dans un monde saturé d’offres numériques. Le vinyle impose en outre une écoute structurée. Des albums comme Dark Side of the Moon des Pink Floyd ou OK Computer de Radiohead ont été conçus avec un arc narratif précis. La séparation en deux faces pousse les artistes à réfléchir à l’ordre des morceaux.
Le vinyle valorise ainsi l’intention artistique, en invitant l’auditeur à s’immerger pleinement dans l’œuvre, sans interruption ni zapping.
Face au déclin des ventes de CD, le vinyle est devenu une alternative lucrative très « marketée ». Certains labels sont devenus experts des éditions limitées et luxueuses, attirant à la fois les collectionneurs et les amateurs d’objets uniques. Les artistes y trouvent un moyen de se connecter avec leur public, souvent à travers des objets exclusifs, renforçant ainsi le lien avec leurs fans. Cette tendance s’accompagne également d’une réflexion écologique et d’innovations en matière de production.
Par exemple, pour célébrer les dix ans de son album Løve, Julien Doré a opté pour une réédition en vinyle entièrement recyclé. Ce disque a été fabriqué à partir d’excédents de pressage et de rebuts de production, réduits en granules avant d’être réutilisés. Sa couleur, dépendante des matériaux recyclés, est unique à chaque exemplaire. Ce type d’initiatives illustre la façon dont le vinyle, loin d’être figé dans une simple nostalgie, s’adapte aux enjeux contemporains tout en conservant son statut d’objet singulier.
Au-delà de sa fonction musicale, le vinyle séduit ainsi par son esthétique, transformant chaque disque en un véritable objet de collection. Les rééditions et autres éditions limitées jouent sur les couleurs et les effets visuels pour enrichir l’expérience sensorielle des amateurs. Un exemple frappant est l’édition vinyle de Lover, de Taylor Swift, dont les deux disques aux teintes rose et bleu pastel reprennent parfaitement l’univers doux et romantique de l’album. Ce choix chromatique prolonge l’identité artistique de l’œuvre.
L’esthétique du vinyle repose aussi sur le design grand format des pochettes des 33 tours, qui permet une mise en valeur du storytelling visuel aux nuances vaporeuses et intimistes. Une édition encore plus singulière a vu le jour avec Lover (Live from Paris), pressée sous la forme de cœur, propulsant plus encore Taylor Swift au rang d’icône de la pop mais aussi du vinyle !
Les nouvelles technologies ont également joué un rôle crucial dans le renouveau du vinyle. Des plateformes comme Discomaton proposent de créer des vinyles personnalisés tandis que d’autres comme Discogs permettent aux collectionneurs de trouver des éditions rares. Si les nouvelles technologies facilitent l’accès aux éditions rares et personnalisées, elles contribuent également à redonner une seconde vie aux disques devenus inutilisables. Plutôt que d’être oubliés ou jetés, ces vinyles trouvent une nouvelle vocation artistique et décorative. Des initiatives comme celle de l’artiste et artisane d’art Madame Vinyles en témoignent : en récupérant des disques abîmés ou invendables, elle leur offre une seconde vie sous forme d’objets de décoration uniques.
Les expositions et projets artistiques intègrent eux aussi de plus en plus le vinyle comme médium, soulignant ses qualités esthétiques et historiques. Créée à l’occasion des Rencontres d’Arles en 2015, l’exposition Total Records a ainsi exploré l’histoire de la photographie à travers les pochettes de disques, tandis que REVERB, organisée par The Vinyl Factory, à Londres en 2024, a mis en lumière des créations d’artistes contemporains autour du vinyle. En Italie, le musée Fellini a accueilli, entre octobre 2024 et janvier 2025, Da Picasso a Warhol, une exposition célébrant la rencontre entre artistes et musique. Ces initiatives illustrent la manière dont le vinyle transcende son usage initial pour devenir un support artistique.
Le retour du vinyle est porté par une combinaison de nostalgie, de quête d’authenticité et de résistance à la dématérialisation.
Il offre une expérience unique, à la croisée de l’émotion et de la culture. Alors que le numérique continue d’évoluer, le vinyle s’impose comme un support à la fois ancré dans le passé et tourné vers l’avenir. Un paradoxe demeure : alors que le vinyle est plébiscité pour son authenticité sonore, près de la moitié de ses acheteurs ne possèdent pas de platine. Un engouement qui flirte davantage avec le fétichisme de l’objet qu’avec l’expérience auditive.
La mode étant un éternel recommencement, au-delà du vinyle, vers quel support la Génération Z se tourne-t-elle ? Les cassettes audio mais… sans nécessairement avoir de quoi les écouter.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
10.04.2025 à 17:06
Olivier Bessy, Professeur émérite, chercheur au laboratoire TREE-UMR-CNRS 6031, Université de Pau et des pays de l'Adour (UPPA)
Courses de quartier, semi-marathons, marathons, trails et ultra-trails, pourquoi y a-t-il toujours plus d’inscrits ? Souci de performer et de paraître, recherche de sensations extrêmes, ou quête de soi ?
Courir n’est plus perçu aujourd’hui comme une chose étrange, anodine, voire marginale ! Ni comme une mode passagère. Mais au contraire comme une pratique de masse qui s’est installée dans le quotidien d’un nombre toujours plus important de femmes et d’hommes ordinaires, de tous âges, à travers le monde. La course à pied a changé d’image, elle est devenue pour beaucoup d'adeptes la chose la plus importante des choses secondaires. En tant qu’espace-temps privilégié et symbolique de valorisation de soi, elle favorise de multiples formes de constructions identitaires et permet ainsi à chacun de tracer son chemin d’existence.
Du simple jogging d’entretien à des séances d’entraînement, ou encore à travers la participation à des courses ordinaires de quartier, à des manifestations ludiques (courses à obstacles…) ou solidaires (Odysséa…), ou encore à un semi-marathon, un marathon, un 100 km, sans parler des trails et ultras-trails, la course à pied se reconfigure dans de multiples versions et hybridations qui permettent aux adeptes d’en retirer des bénéfices symboliques en matière existentielle.
Dans ce contexte, un phénomène nouveau attire l’attention depuis quelque temps, car il prend une proportion inégalée jusqu’ici. Jamais autant de coureurs n’ont cherché à obtenir un dossard. Les compteurs s’affolent, les temps d’inscription se rétrécissent, les places deviennent de plus en plus chères.
L’année 2025 s’annonce comme celle de tous les records. Jamais de mémoire d’organisateur, un tel engouement pour obtenir un dossard, ouvrant droit à participer à une course, n’a été observé. Si, hier, les épreuves les plus connues connaissaient déjà de longues listes d’attente, le phénomène concerne aujourd’hui la quasi-totalité des courses. La tension sur les inscriptions s’est élargie et amplifiée.
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On assiste aujourd’hui, au sein de l’énorme vivier des coureurs ordinaires, à une envie contagieuse d’accrocher un dossard. Sur les 15 millions de coureurs estimés en France, on en dénombre cinq millions dans ce cas, soit le tiers des coureurs, ce qui représente un chiffre considérable jamais atteint jusque-là. Même si l’offre de course s’est développée en parallèle à l’augmentation de la demande (8 500 courses organisées en 2024 en France, dont plus de la moitié sont des trails, soit 4 500), la proportion toujours plus importante de coureurs désireux d’acquérir un dossard provoque un goulet d’étranglement généralisé.
De plus, on peut mettre en évidence deux phénomènes qui contribuent à amplifier le problème. Le premier fait référence au nombre croissant de courses réalisées par la même personne durant une année et le second s’observe dans la diminution progressive du temps mis par un jogger pour s’inscrire à une course. Mais alors comment expliquer ce changement de comportement de nombreux coureurs qui, hier, ne rêvaient pas de prendre un dossard et qui aujourd’hui passent le cap ?
Cette frénésie de la demande pour participer à différents types de courses organisées ne peut se comprendre qu’en convoquant la sociologie des loisirs qui fournit un éclairage pertinent sur les modes de consommation de nos contemporains, en cohérence avec l’hypermodernité qui nous gouverne aujourd’hui. Ce modèle sociétal repose sur la performance illimitée sur l’intensification de son mode d’existence et la mise en spectacle de soi-même.
Autant de valeurs qui irriguent les comportements des individus aujourd’hui et engendrent chez les coureurs un nouveau rapport à soi, aux autres et à l’environnement qui trouvent dans les courses organisées, un terrain d’expression particulièrement significatif.
En participant à un événement, quel qu’il soit, le coureur cherche à intensifier sa vie en vivant une expérience originale et en recherchant la performance.
Il s’inscrit dans « l’apparition du sujet intense qui est symptomatique du désir d’une puissance retrouvée et de l’affirmation d’une présence au monde, supposée échapper au décompte. Il se traduit par une quête d’intensification et de jaillissement de la vie », comme l’écrit Tristan Garcia.
Plus l’épreuve est extrême (marathon, 100 km, ultra-trail) et nécessite un engagement important de la personne dans la préparation comme dans la réalisation, plus elle permet au coureur de se challenger, de vivre un moment d’une intensité exceptionnelle et de se valoriser à la hauteur de l’exploit accompli. Cette logique est encore plus présente dans les épreuves emblématiques qui s’apparentent aujourd’hui à de véritables mythes. Participer et terminer le Marathon de Paris, la Diagonale des fous ou l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB) permet aux coureuses et coureurs concernés d’en retirer des bénéfices symboliques encore plus importants.
De plus, courir au sein d’une épreuve organisée, offre à chacun une scène inégalée en matière de visibilité de sa performance même relative et donc un espace-temps privilégié de mise en spectacle de soi-même. Chaque coureur devient un héros même en participant à une course du dimanche ou de quartier. C’est d’autant plus vrai que l’événement est théâtralisé sur l’ensemble du parcours et, notamment, au départ et à l’arrivée, mais aussi fortement médiatisé en s’inscrivant dans le paysage local et national.
Même si ce sont des épreuves individuelles, on ne court jamais seul, on ne court pas contre, on court avec. Une nouvelle sociabilité à géométrie variable s’instaure. Participer à une course s’apparente aussi à une parenthèse enchantée où chacun joue sa propre partition tout en la partageant avec les autres.
Il y a, tout d’abord, cette communion solennelle et émotionnellement intense au départ, faite de regards complices, d’applaudissements et d’admirations réciproques. Chacun lit dans le regard de l’autre le respect d’être là et de faire partie d’une élite, mais aussi l’angoisse du défi à réaliser. Cette angoisse est mise en spectacle lors des événements les plus célèbres, avec les speakers, la musique, les feux de Bengale, le coup de feu et la foule qui s’ébranle.
Et puis la magie se prolonge pendant la course où les interactions avec les autres coureurs, mais aussi avec les bénévoles et les spectateurs sont multiples et variables selon les ambiances propres à chaque événement. Sans oublier l’arrivée qui constitue toujours une délivrance, mais aussi un aboutissement personnel salué par toute la communauté présente. Terminer une course, a fortiori un marathon ou un ultra-trail, permet de passer d’anonyme à héros et participe à la production d’une identité collective de reconnaissance dans la mesure où le finisher a le sentiment d’être valorisé par autrui, à la hauteur de l’exploit qu’il vient d’accomplir.
Enfin, ces courses sont l’occasion de fabriquer du récit à propos de sa participation et de ses exploits sur les réseaux sociaux. Ces derniers jouent un rôle très important dans la construction des imaginaires.
Participer à une course organisée, quelle qu’elle soit, modifie également le rapport à l’environnement de chaque participant qui passe d’un environnement choisi, non balisé et peu contraignant propre à ses lieux d’entraînement, à un environnement imposé, balisé et domestiqué. Ce transfert de plus en plus fréquent s’inscrit dans notre époque paradoxale où donner du sens à son existence se concrétise aussi en investissant une organisation.
S’engager dans une telle épreuve peut être assimilée à une forme de servitude volontaire où l’on décide du joug que l’on s’impose parce qu’il est pourvoyeur de bénéfices symboliques incommensurables pour les meilleurs, mais aussi pour tous ceux qui terminent.
Tous ces coureurs qui se bousculent au portillon des courses organisées pour obtenir un dossard, sont-ils animés uniquement par un double souci de performer et de paraître ? Car devoir faire constamment la preuve de sa propre existence est à la fois le moteur et la fragilité de l’individu hypermoderne, fasciné par la croyance dans le progrès infini et dans la version moderne du mythe de Sisyphe, qui incarne l’injonction permanente au dépassement de soi.
« Tandis que l’homme moderne était un principe, l’homme hypermoderne serait une fiction imposée aux individus à force de slogans et d’images », précise à ce propos Nicole Auber.
Face à cette fiction hypermoderne, ne peut-on considérer que ces modes d’engagement et d’encadrement de plus en plus recherchés par les coureurs obéissent aussi à la recherche d’un nouveau sens irrigué par la transmodernité en émergence. Éviter les interprétations schématiques, c’est considérer que les coureurs ne sont pas tous animés uniquement par la performance désincarnée et la mise en spectacle illimitée de soi, soumis à une logique permanente d’accélération, mais qu’ils sont attirés aussi par une quête intérieure à forte résonance intime, sociale et environnementale, dans un espace-temps en décélération.
Autrement dit, prendre un dossard, a fortiori dans le cadre de courses festives, solidaires et à forte vigilance environnementale, peut s’envisager différemment, en privilégiant un engagement plus réflexif, une sociabilité plus engagée et un rapport plus protecteur à l’environnement. L’expérience vécue participe aussi d’une forme de réenchantement de son existence.
Et si, dans tous les cas, ces coureurs en quête de dossards ne jouaient rien de moins que leur survie, dans une société empreinte de paradoxes et en proie à la morosité ?
L’auteur de cet article publie, courant 2025, Courir. De 1968 à nos jours, t. 2 : Courir sans limites. La révolution de l’ultra-trail, préface de Georges Vigarello, éditions Outdoor.
Olivier Bessy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.