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04.09.2025 à 17:04

Genre littéraire à succès, la dark romantasy, avec ses relations toxiques et ses viols, peut-elle être féministe ?

Marine Lambolez, Doctorante, ENS de Lyon
Avec ses nombreux courants, la dark romantasy met en scène des dynamiques de couple atypiques. Parsemé de viols et de relations toxiques, ce genre peut-il pour autant être féministe ?
Texte intégral (1873 mots)
Dans les histoires de dark romance, les hommes sont généralement conscients de leur violence et du mal qu’ils font à leur victime. AdinaVoicu/Pixabay, CC BY

Genre littéraire né du croisement entre fantasy et romance, la dark romantasy attire un large public avec ses amours toxiques peuplées de vampires, de « faes » et de loups-garous, tout en questionnant le rapport au consentement.


« Enemies-to-lovers », vampires, « fuck or die », loups-garous, dubcon, faes (créatures féériques)… L’univers de la dark « romantasy » mérite un éclairage ! Mot-valise formé de l’association de deux genres littéraires, la romance et la fantasy, la romantasy se décline sur le mode « sombre » pour proposer des dark romances peuplées d’êtres fantastiques et de pouvoirs magiques. Si ces univers merveilleux ne sont pas dénués de dynamiques patriarcales, le recours aux schémas narratifs de la fantasy donne un nouvel éclairage aux relations toxiques qui font rêver certaines lectrices. Est-ce aller trop loin que d’imaginer que les crocs de vampires et les ailes de faes pourraient permettre de réconcilier dark romance et féminisme ?

Jeune ingénue recherche monstre ténébreux

Le succès des histoires d’amour unissant une humaine ou un humain à une créature fantastique débute avec la saga Twilight, de Stephenie Meyer, dans les années 2000, même si de tels récits existaient déjà dans les nouvelles gothiques du XVIIIe siècle. Certains tropes centraux de la romantasy (harcèlement, vengeance, obsession) s’y trouvent déjà. Toutefois, les convictions de Stephenie Meyer, membre de l’Église mormone, font du sexe avant le mariage l’ultime tabou de son héros Edward. Alors que le vampire scintillant se refuse à tout rapprochement physique, les monstres actuels se montrent insatiables.

Dans les dark romances, il semblerait que l’adjectif « dark » justifie l’absence de tout tabou. Tout est possible, surtout dans le domaine de la sexualité – pour le meilleur et pour le pire.

Le récit adopte le point de vue d’une héroïne humaine, facilitant l’identification d’un lectorat majoritairement féminin. Elle rencontre un ou plusieurs partenaires masculins, de nature fantastique (vampire, fae, loup-garou, démon, etc.), qui reprennent les traits du héros romantique traditionnel : beaux, forts, protecteurs, riches, jaloux, taciturnes, parfois violents. Leurs pouvoirs surnaturels servent surtout à mettre en scène des modalités originales de couple, de sexualité ou de reproduction, moteurs de l’intrigue.

Désir violent et amour toxique

La dark romantasy, sous-genre des dark romances, n’échappe pas aux critiques qui lui sont adressées. Elle met en scène des histoires d’amour violentes, des personnages moralement ambigus et des traumatismes divers et variés. Elle promet, en échange des scènes de sexe explicites, des ascenseurs émotionnels et une fin généralement heureuse. Obsession, possessivité et abus y sont la norme. Savoir si les romances ont rendu la violence amoureuse désirable ou si elles ne font que refléter la réalité reste une question sans réponse. Depuis les contes médiévaux jusqu’aux séries des années 1990, les représentations de relations malsaines ne manquent pas et traversent la société patriarcale, au-delà de la dark romance et de la fantasy.

Ce qui choque particulièrement au sujet de la dark romance, c’est que les abus sont explicites et revendiqués, plus proches d’un « Je te fais du mal, je le sais, et c’est pour ça que tu m’aimes » que d’un « Je te fais du mal, je n’ai pas fait exprès, mais tu vas m’aimer quand même ». Dans une société dite « post-#MeToo », il n’est plus crédible pour un homme de jouer l’innocent et de prétendre ne pas connaître la gravité de ses actes. La dark romance choisit alors de faire de ses héros des hommes conscients de leur violence.

S’arranger avec la culture du viol

Bien que misogynes et violents, ces récits sont majoritairement écrits par des femmes, comme l’a notamment montré H. M. Love à l’Université de Cambridge (Royaume-Uni). Les plateformes gratuites, comme Wattpad ou AO3 (Archives Of Our Own), rendent leur lecture et écriture gratuites et accessibles à toutes et à tous, hébergeant des millions d’histoires, dont des dizaines de milliers de romances érotiques.

On y retrouve les catégories #NonCon pour « non-consentement » et #DubCon « pour zone grise » (plus de 7 000 et 5 000 résultats sur Wattpad, 18 500 et 28 700 sur AO3 en 2024). Ces catégories permettent aux lectrices de savoir à l’avance dans quelle mesure le consentement de l’héroïne sera respecté dans l’histoire – en d’autres termes, de savoir si elles seront confrontées à des récits de viol.

Il est intéressant de noter que le mot central de ces recherches est celui de « consentement », même quand on recherche son absence, à l’opposé des moteurs de recherche des sites pornographiques, par exemple, qui sont des espaces virtuels pensés par et pour les hommes, dont les mots-clés se concentrent plutôt sur les violences (« abusée », « forcée », « endormie », voire directement « viol » quand le site ne l’interdit pas). Dans la dark romantasy, les lectrices savent ainsi à quoi s’attendre, ce qui prive les scènes de leur pouvoir de sidération.

Un renversement des dynamiques de pouvoir ?

L’utilisation de la fantasy et des personnages non humains permettent aux lectrices de vivre ce que certains appellent, à tort, « le fantasme du viol » et qui est plutôt une quête du lâcher-prise totale, sans culpabilité. Désirer un personnage imaginaire, même violent, place le fantasme à distance des dynamiques patriarcales.

Certains tropes jouent sur le rapport conflictuel des femmes féministes aux relations amoureuses en convoquant des schémas d’attraction/répulsion entre les personnages dont la fin est toujours la même : le couple hétérosexuel bienheureux. Avec le trope enemies to lovers (de la haine à l’amour), l’histoire met en scène les nombreux mécanismes qui transforment le dégoût et la haine initiales de l’héroïne envers la créature en amour et désir.

Selon la logique interne à ces récits, le passage de la haine à l’amour, du refus à l’accord, réécrit les interactions violentes qui jonchent le récit avant sa résolution heureuse. Ce que le monstre a forcé l’héroïne à faire ne peut être vraiment répréhensible, puisqu’au fond elle en est amoureuse. Cette réécriture fonctionne aussi pour les violences sexuelles, comme si le désir ressenti par l’héroïne à la fin de l’histoire était rétroactif, faisant alors du viol une impossibilité. La sociologue américaine Janice Radway montrait déjà, en 1964, dans Reading the Romance, comment les romances parviennent à neutraliser la menace du viol en montrant une héroïne qui le désire secrètement.

Une autre dimension, spécifique à ces mondes de fantasy, paraît même renverser les rapports de domination. En effet, ces monstres charmants ont besoin de l’héroïne pour survivre : le vampire doit boire son sang ou mourir, le démon doit se repaître de son énergie vitale par un inventif rituel tantrique ou se volatiliser, le fae doit donner du plaisir à la femme qu’il aime à chaque pleine lune ou bien ses pouvoirs disparaîtront…

Les règles de ces univers rendent l’héroïne absolument indispensable, en tant qu’humaine mais aussi en tant qu’élue de leurs cœurs, à la survie même des protagonistes masculins. Dans la dark romantasy, ce n’est pas seulement l’amour de cette héroïne qui peut les sauver, mais ses faveurs sexuelles, ajoutant à l’intensité et l’inévitabilité des rapports.

On peut citer l’exemple des récits se déroulant au sein de l’Omegaverse, univers fictif peuplé à l’origine de loups-garous (de nombreuses variations de cet univers existent à présent) dont la société est hiérarchisée entre les Alpha, Bêta et Omega. L’attribution de ces fonctions, dont chacune joue un rôle bien particulier dans la reproduction de l’espèce, est biologique et survient dès la naissance. Les Alpha ont tous vocation à se reproduire avec des Omega et une fois parvenus à l’âge adulte, ils doivent s’accoupler avec une partenaire adéquate ou en mourir, selon le trope du fuck or die (baiser ou mourir).

Ces récits naturalisent le désir masculin en le reliant aux besoins viscéraux de créatures magiques, et à un agencement biologique créature/humaine, Alpha/Omega, mâle/femelle qui ne laisse pas de place au rejet. Dans le même temps, ces schémas narratifs de la fantasy renversent les rapports de pouvoir patriarcaux, car le monstre masculin et dominant a désespérément besoin de l’héroïne humaine pour survivre.

On peut alors lire les dynamiques amoureuses de la dark romantasy au prisme de la dialectique du maître et du serviteur théorisée par le philosophe Hegel : le maître ne sait pas subvenir à ses besoins sans l’aide du serviteur et en est donc totalement dépendant, tout comme le monstre ne peut survivre sans les faveurs sexuelles de l’héroïne qui possède, finalement, le pouvoir au sein de la relation amoureuse. De là à dire que la dark romantasy est féministe… ?

The Conversation

Marine Lambolez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

03.09.2025 à 16:49

Quand la Rome antique sentait l’encens… et les excréments

Thomas J. Derrick, Gale Research Fellow in Ancient Glass and Material Culture, Macquarie University
La Rome antique devait sentir bien souvent la crasse et les immondices. Mais les textes rappellent aussi que ses habitants connaissaient l’art des parfums, de l’encens et de certains déodorants.
Texte intégral (2066 mots)
La Rome antique, c’est des arènes bruyantes, des temples majestueux, des soldats en armure étincelante. Mais que savons-nous de ses odeurs ? MinoAndriani/Getty Images

La Rome antique, ce sont les gladiateurs, les temples, les légions couleur pourpre et le tumulte du forum. Mais derrière ces images flamboyantes, il y a aussi une autre réalité, bien plus terre à terre : les odeurs. Entre parfums précieux et relents fétides, que sentait-on au quotidien dans la ville phare de l’Empire romain ?


Le rugissement de la foule dans l’arène, l’agitation du forum romain, les grands temples, l’armée romaine en rouge avec ses armures et ses boucliers étincelants : lorsqu’on imagine la Rome antique, ce sont souvent ces images et ces sons qui viennent en tête. Mais que savons-nous des odeurs de la Rome antique ?

Nous ne pouvons pas, bien sûr, remonter le temps pour le découvrir. Mais les textes littéraires, les vestiges physiques des bâtiments, les objets et les traces environnementales (telles que les plantes et les animaux) nous fournissent des indices.

Alors, quelle était l’odeur de la Rome antique ?

L’odeur habituelle des animaux, des latrines et des déchets

Pour décrire les odeurs des plantes, l’auteur et naturaliste Pline l’Ancien utilise des mots tels que iucundus (agréable), acutus (piquant), vis (fort) ou dilutus (faible).

Malheureusement, aucun de ces mots n’est particulièrement évocateur et capable de nous transporter dans le temps.

Mais il est fort probable que nombre de quartiers de Rome baignaient dans la saleté et les mauvaises odeurs. Les propriétaires immobiliers ne raccordaient généralement pas leurs latrines aux égouts dans les grandes villes romaines, peut-être par crainte des invasions de rongeurs ou des odeurs.

Les égouts romains ressemblaient plutôt à des canalisations d’évacuation des eaux pluviales et servaient à évacuer l’eau stagnante des lieux publics.

Des professionnels collectaient les excréments, des latrines domestiques et publiques et des fosses d’aisances, pour les utiliser comme engrais et l’urine pour le traitement des tissus. On utilisait également des pots de chambre, qui pouvaient ensuite être vidés dans ces mêmes fosses.

Ce processus d’élimination des déchets était réservé à ceux qui avaient les moyens de vivre dans des maisons. Beaucoup de Romains vivaient dans de petits espaces non ménagers parfois partagés avec des animaux, dans des appartements à peine meublés, ou dans la rue.

Dans l’Urbs antique, une odeur habituelle était celle qui provenait des animaux et des déchets qu’ils produisaient. Les boulangeries utilisaient fréquemment de grands moulins en pierre de lave (ou « meules ») actionnés par des mulets ou des ânes. Il y avait aussi l’odeur des animaux de bât et du bétail amenés en ville pour être abattus ou vendus.

Les animaux faisaient partie de la vie quotidienne dans l’Empire romain
Les animaux faisaient partie de la vie quotidienne dans l’Empire romain. Marco Piunti/Getty Images

Les grandes « pierres de gué » que l’on peut encore voir dans les rues de Pompéi servaient probablement à permettre aux gens de traverser les rues et d’éviter les excréments qui recouvraient les pavés.

L’élimination des cadavres (animaux et humains) n’était pas réglementée. Selon la classe sociale de la personne décédée, les corps pouvaient être laissés à l’air libre sans être incinérés ni enterrés.

De fait des cadavres, potentiellement en décomposition, étaient plus courants dans la Rome antique qu’aujourd’hui.

Au Ier siècle de notre ère, le haut fonctionnaire romain Suétone, a notamment raconté qu’un chien avait apporté une main humaine coupée à la table de l’empereur Vespasien.

Déodorants et dentifrices

Dans un monde où les produits parfumés modernes n’existaient pas et où la majeure partie de la population ne se lavait pas tous les jours, les colonies romaines antiques devaient sentir les odeurs corporelles.

La littérature classique propose quelques recettes de dentifrice et même de déodorants.

Cependant, la plupart des déodorants étaient destinés à être utilisés par voie orale (à mâcher ou à avaler) pour empêcher les aisselles de sentir mauvais.

L’un d’eux était préparé en faisant bouillir de la racine de chardon doré dans du vin fin afin de favoriser la miction (ce qui était censé éliminer les odeurs).

Les thermes romains n’étaient probablement pas aussi hygiéniques qu’elles ne le semblent aux touristes qui les visitent aujourd’hui. Une petite baignoire dans un bain public pouvait accueillir entre huit et douze baigneurs.

Les Romains avaient du savon, mais celui-ci n’était pas couramment utilisé pour l’hygiène personnelle. L’huile d’olive (y compris l’huile parfumée) était préférée. Elle était raclée de la peau à l’aide d’un strigile (un outil incurvé en bronze).

Cette combinaison d’huile et de peau était ensuite jetée (peut-être même lancée contre un mur). Les bains étaient équipés de drains, mais, comme l’huile et l’eau ne se mélangent pas, ils étaient probablement assez sales.

Parfumerie antique à la rose de Paestum

Les Romains utilisaient des parfums et de l’encens.

L’invention du soufflage du verre à la fin du Ier siècle avant notre ère (probablement à Jérusalem, alors sous contrôle romain) a rendu le verre facilement accessible, et les flacons de parfum en verre sont des découvertes archéologiques courantes.

Des graisses animales et végétales étaient infusées avec des parfums – tels que la rose, la cannelle, l’iris, l’encens et le safran – et mélangées à des ingrédients médicinaux et des pigments. Les roses de Paestum en Campanie (sud de l’Italie) étaient particulièrement appréciées, et une parfumerie a même été mise au jour dans le forum romain de la ville.

La puissance commerciale du vaste Empire romain permettait d’importer des épices d’Inde et des régions environnantes. Il existait des entrepôts pour stocker les épices, telles que le poivre, la cannelle et la myrrhe, dans le centre de Rome.

Dans un article récent publié dans l’Oxford Journal of Archaeology, la chercheuse Cecilie Brøns écrit que même les statues antiques pouvaient être parfumées avec des huiles parfumées.

Les sources ne décrivent souvent pas l’odeur des parfums utilisés pour oindre les statues, mais un parfum à base de rose est spécifiquement mentionné à cette fin dans des inscriptions provenant de la ville grecque de Délos (où les archéologues ont également identifié des ateliers de parfumerie). De la cire d’abeille était probablement ajoutée aux parfums comme stabilisateur.

Il était important, dans le cadre de leur dévotion et de leur culte, de sublimer des statues (en particulier celles des dieux et des déesses) avec des parfums et des guirlandes.

Une attaque olfactive

La ville antique devait sentir les déchets humains, la fumée de bois, la pourriture et la décomposition, la chair brûlée, la cuisine, les parfums et l’encens, et bien d’autres choses encore. Cela semble horrible pour une personne moderne, mais d’après ce que l’on sait, les Romains ne se plaignaient pas beaucoup de l’odeur de la ville antique.

Peut-être, comme l’a suggéré l’historien Neville Morley, ces odeurs leur rappelaient-elles leur foyer, voire l’apogée de la civilisation.

The Conversation

Thomas J. Derrick ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

03.09.2025 à 15:45

Pourquoi sommes-nous si fatigués dès la rentrée ?

Eric Fiat, Professeur de philosophie, Université Gustave Eiffel
Épuisement du corps, lassitude de l’âme : nos vies modernes semblent rendre plus rares les « bonnes fatigues », celles qui régénèrent au lieu d’user.
Texte intégral (1807 mots)
Vitaly Gariev/Unsplash, CC BY

La rentrée devrait nous trouver reposés, mais elle s’accompagne souvent d’une lassitude persistante. Pourquoi cette fatigue résiste-t-elle aux congés ?


Poser cette question alors que nombre des Français, qui ont la chance de pouvoir prendre des vacances, viennent de les terminer a quelque chose d’intempestif. Même si les vacances ne sont jamais exactement ce qu’on avait imaginé qu’elles seraient, même si leur fin s’accompagne souvent d’un peu de nostalgie (« Adieu, vive clarté de nos étés trop courts ! », disait Baudelaire), il est légitime d’espérer que ces jours et ces nuits de juillet ou d’août où l’on est un peu plus maître de son temps qu’aux autres mois a permis à nombre d’entre nous de reconstituer ce que l’on pourrait appeler la nappe phréatique du soi.

Puissent en effet les épuisés de juin avoir trouvé dans la sieste ou dans le jeu, dans la nage ou dans les parties de cartes les ressources (les nouvelles sources de vitalité) qui leur manquaient. Tel le vieux Faust retrouvant sa jeunesse, ne sont-ils pas nombreux à pouvoir dire :

« Déjà je sens mes forces s’accroître ; déjà je pétille comme une liqueur nouvelle : je me sens le courage de me risquer dans le monde, d’en supporter les peines et les prospérités ? »

Mais comment ne pas deviner que cet état ne durera guère ? Que si nous ne sommes pas aujourd’hui fatigués, nous le serons sans peu de doutes demain ? Depuis qu’il y a congés payés, cette situation a dû se répéter bien des fois, et doit être à peu de chose près le lot commun.

Il semble pourtant que, depuis quelque années, la fatigue ait cessé d’être un phénomène simplement saisonnier pour s’inscrire plus durablement, plus profondément dans les êtres et que, si la fatigue fait partie de la condition humaine comme telle, elle ait pris désormais certaines couleurs qui rendent plus rares ce que l’on pourrait appeler les « bonnes fatigues ».

Bonnes et mauvaises fatigues

Comme exemples de bonnes fatigues, nous pourrions prendre celle du cycliste du dimanche au retour de ses 30 km, ou celle du travailleur aimant son métier et qui, à la fin de la journée, de la semaine ou de l’année, bien que fatigués, éprouvent ce que Kant appellerait le plaisir moral du travail bien fait ou du devoir accompli. Fatigues du corps mais non point de l’âme, rajeunie par cette joie, par ce plaisir. Fatigues sans lassitude en somme.

Nous espérons à nos contemporains de ce genre de fatigues, légères, printanières.

Mais il nous faut reconnaître qu’elles semblent devenues moins courantes que ces mauvaises fatigues – dont la forme extrême est l’épuisement qui parfois conduit au burn-out, lesquelles ne sont pas que fatigues du corps mais aussi de l’âme, mauvaises en ceci que même le repos n’en est pas le remède. Car si l’être qui connaît la bonne fatigue va au sommeil comme à une récompense, celui qui connaît la mauvaise y va comme à un refuge – refuge où malheureusement ne se trouve pas la paix espérée, car son sommeil n’est pas celui dans lequel un Montaigne se glissait voluptueusement, mais celui dans lequel il « tombe comme une masse » avant de connaître de douloureux moments d’insomnie, ceux que Baudelaire nommait « ces vagues terreurs de nos affreuses nuits qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ».

Il se dit que les Français dorment de moins en moins et de moins en moins bien.

Certes, l’insomniaque exagère toujours la gravité des situations existentielles – personnelles ou professionnelles – dans lesquelles il est pris, et au réveil d’une nuit agitée souvent se retrouve un pouvoir d’agir dont la perte de conscience était précisément l’une des causes de son insomnie. Mais lorsque le déroulement de sa journée confirme la débilité dudit pouvoir, comment pourrait-il ne pas retrouver la nuit suivante les « vagues terreurs » baudelairiennes évoquées plus haut, c’est-à-dire ses angoisses (car l’angoisse est très exactement ce qui « comprime le cœur comme un papier qu’on froisse », pour cette raison que le mot vient du latin angustia qui signifiait : l’étroitesse, le resserrement) ?

L’hypothèse que cet article voudrait soumettre à la critique, est que cette altération du sommeil et la fatigue qui en résulte tiennent en bonne part au climat d’incertitude durable dans lequel nous vivons désormais.

Une vie saturée d’incertitude

Comme le disait la philosophe Hannah Arendt, dans cet océan d’incertitude qu’est, par définition l’avenir, nous avons besoin d’ilôts de certitude. Or à peine en a-t-on aperçu un qui semble surnager, que la mer des informations inquiétantes le submerge : changement climatique, guerre en Ukraine et au Proche-Orient, trumpisisation du monde… Pour qu’il y ait sentiment que la vie est bonne ne faut-il pas que s’y équilibrent la certitude et l’incertitude, l’habitude et la nouveauté, l’organisation et l’improvisation, le retour du même et la surrection de l’autre, la fidélité et la liberté, la circularité et la linéarité, ou bien encore, comme dirait Simone Weil, l’enracinement et le déracinement ?

La nécessité dudit équilibre vient de ce que, sans un minimum de certitudes, nous ne saurions accueillir l’incertitude comme un piment, qu’il faut avoir des habitudes pour regarder la nouveauté comme une chance et que, sans un minimum d’enracinement, nous ne vivrions pas le déracinement comme une heureuse libération. Saturée de certitudes, d’habitudes et de fidélités, la vie est ennuyeuse ; mais infernale est la vie où rien n’est certain et où tout se renouvelle sans cesse.

Or il est peu contestable que nous avons perdu cet équilibre.

Perdu, ce que l’écrivain Jean Giono nommait la « rondeur des jours », c’est-à-dire le retour reposant du même, l’enchaînement de ces tâches habituelles qu’une force obscure au fond de nous – la force des habitudes comme secondes natures – appelait, invoquait, implorait que nous accomplissions. Qu’on ne se méprenne : il ne s’agit nullement de céder à la tentation nostalgique, pour cette raison que le geste nostalgique, dont l’origine est souvent le trop peu d’effort pour comprendre son présent, est toujours précédé d’un geste d’idéalisation du passé. Non, la vie des paysans du début du siècle dernier n’était pas moins fatigante que la nôtre, que Brassens a si bien décrite dans Pauvre Martin :

« Pour gagner le pain de sa vie,
De l’aurore jusqu’au couchant,
En tous lieux, par tous les temps !
Il retournait les champs des autres,
Toujours bêchant, toujours bêchant. »

Mais comme le dit George Orwell dans Un peu d'air frais :

« Les gens avaient pourtant alors quelque chose qu’ils n’ont pas aujourd’hui. Quoi ? C’est simplement que l’avenir ne leur apparaissait pas terrifiant. Ils ne sentaient pas le sol se dérober sous leurs pieds. »

Un point de côté à l’âme

Trop nombreuses, les incertitudes fatiguent, finissant parfois par décourager celui ou celle qui tente de comprendre son monde, si peu maîtres de leur temps qu’ils éprouvent quelque chose comme le sentiment d’une aliénation temporelle. Monde liquide et même gazeux, que le progrès technique ne cesse de transformer, au point que le système néolibéral semble exiger des travailleurs d’aujourd’hui qu’ils se réadaptent de manière permanente à un monde impermanent.

Ceux qui après avoir couru après ce monde où tout s’accélère se sentent un point de côté à l’âme et sont tentés de se laisser glisser au bord du chemin méritent d’être compris.

Nous ne pensons pas qu’à la façon de l’essayiste Paul Lafargue il faille leur conseiller, comme remède à leur fatigue, cette paresse qui à petites doses est un bien, mais qui devenant une façon d’être est un égoïsme – car pour que le paresseux puisse paresser il faut que beaucoup s’activent. Mais que l’organisation du travail leur permette de retrouver les bonnes fatigues dont nous parlions plus haut nous semble urgent, et, en un sens, l’une des inspirations possibles d’une réorganisation à la fois politique et sociale du monde du travail.

Bonne rentrée à toutes, à tous !

The Conversation

Eric Fiat ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

02.09.2025 à 16:14

Auto-édition : une multiplication de livres générés par IA ?

Stéphanie Parmentier, Chargée d'enseignement à Aix-Marseille Université (amU), docteure qualifiée en littérature française et en SIC et professeure documentaliste. Chercheuse rattachée à l'IMSIC et au CIELAM, Aix-Marseille Université (AMU)
L’intelligence artificielle transforme également le marché de l’auto-édition, avec des livres entièrement générés par celle-ci.
Texte intégral (1757 mots)
Les textes auto-édités créés, tout ou partie, par une IA générative relèvent-ils encore de la littérature ? Amanz/Unsplash, CC BY

L’auto-édition est présente de longue date dans le monde du livre, même si beaucoup ont vu en elle un phénomène marginal. Voici pourtant que cette pratique solitaire rencontre un succès jamais atteint dans le passé. Les plateformes d’auto-édition avaient déjà facilité et accéléré la possibilité de se publier en toute autonomie, mais, par leur simplicité et leur rapidité, les intelligences artificielles génératives permettent désormais de générer un livre en quelques clics.


Depuis la mise sur le marché de ChatGPT grand public en 2023, plus de 1 000 ouvrages générés par le robot conversationnel ont été recensés, notamment sur la plateforme Kindle Direct Publishing (KDP) d’Amazon. Pour tenter de canaliser ce phénomène, le géant de Seattle a imposé à ses auteurs indépendants des règles éditoriales, en limitant leurs publications quotidiennes à trois ouvrages et en leur demandant d’indiquer tout texte généré par IA. Malgré ces consignes, en naviguant sur KDP, il n’est pas rare de rencontrer des livres dopés d’IA, souvent créés par des auteurs attirés par « l’appât du gain et l’idée erronée qu’il est finalement très simple de devenir écrivain », comme l’explique la journaliste Nicole Vulser.

L’auto-édition, un écosystème propice aux IA

L’auto-édition a toujours séduit de nombreux auteurs ; des écrivains célèbres comme Marcel Pagnol, Claire Bretécher et, plus récemment, Riad Sattouf, Joël Dicker ou l’influenceuse Léna Situations y ont eu recours pour maîtriser toutes les étapes de fabrication de leurs ouvrages. Inspirés par ces exemples, de nombreux auteurs amateurs se sont tournés vers l’autoédition. Le phénomène est loin d’être confidentiel puisqu’en 2022, les ouvrages en auto-édition représentaient presque un tiers des dépôts à la Bibliothèque nationale de France

Cet univers éditorial lentement sécrété par des auteurs indépendants, devenus au fil des ans de véritables entrepreneurs éditoriaux, a été chamboulé par l’arrivée des IA génératives. Capables d’intervenir à toutes les étapes de la création d’un ouvrage, allant de la trame à la couverture, en passant par l’écriture, la correction voire la traduction, ces outils permettent aux auteurs auto-édités de gagner du temps et de réduire les coûts de fabrication.

L’immixtion des IA dans l’univers de l’édition sans éditeur semble de ce fait renforcer et accélérer la logique de l’auto-édition, notamment celle prônée par Amazon, pour inciter à produire des contenus de façon régulière, le plus rapidement possible, avec le moins de moyens humains. Dans cette acception, utiliser les IA génératives peut être considéré comme l’adaptation et l’évolution naturelles de l’auto-édition. Toutefois distinguer les contenus générés par l’IA ou seulement retravaillés à l’aide de l’IA semble nécessaire.

Comment savoir si un livre a été écrit par l’IA ?

S’il n’est pas toujours évident d’identifier les publications générées par IA, certaines spécificités littéraires et éditoriales peuvent alerter des lecteurs avertis. Les textes auto-édités créés, en tout ou en partie, par une IA affichent le plus souvent un même format : ils sont courts et dépassent rarement la centaine de pages. Les récits sont souvent superficiels et les actions y sont largement prévisibles.

La traduction d’un ouvrage en plusieurs langues sans même la révision par un professionnel est aussi un élément révélateur de machines textuelles.

La qualité littéraire n’est pas le seul marqueur indiquant la présence d’une IA : la faiblesse voire l’absence d’éléments biographiques sur l’auteur est susceptible de dissimuler la présence massive de textes algorithmiques. Sur KDP, la section À propos de permettant à un auteur de se présenter est souvent vide lorsqu’il s’agit d’un livre généré quasi totalement par IA. Dans ce cas de figure, le recours à des pseudonymes est courant et facilement identifiable puisqu’une recherche plus approfondie sur Internet ne confirme généralement pas l’existence de l’auteur.

La fréquence de publication de certains auteurs, capables d’écrire et de publier plusieurs livres en une seule journée devrait également attirer l’attention. Une telle cadence d’écriture est peu probable pour un auteur humain, surtout lorsqu’il s’agit d’un auto-édité, seul à gérer toutes les étapes de publication.

Enfin, ces ouvrages sont souvent très peu commentés et appréciés par les lecteurs dont la clairvoyance littéraire devient un excellent détecteur de productions d’IA. À l’inverse, trop de commentaires élogieux et uniformes peuvent également trahir une intervention artificielle.

Fictions codifiées et tropes narratifs, un modèle littéraire idéal pour les IA

Les livres auto-édités relèvent majoritairement de la littérature de genre. Ils répondent le plus souvent à des structures narratives très précises, comme la romance ou la fantasy. Pour Arthur de Saint Vincent, directeur de la maison d’édition Hugo et Cie, « les [lecteurs et] lectrices n’hésitent pas à se déplacer vers l’auto-édition pour trouver une littérature de genre ». Pour tenter de satisfaire ce lectorat à la recherche du « plaisir rassurant de la reconnaissance », certains auteurs n’hésitent pas à recourir aux robots conversationnels, programmés pour produire des récits formatés très efficaces.

Camille Emmanuelle, autrice de plus d’une douzaine de romances érotiques, confirme dans un témoignage que, « pour une IA, créer revient à formater, et que formater se résume à façonner des textes selon des données d’apprentissage largement recyclées. » Cette multiplication des récits générés par des IA n’est pas sans conséquences. Au-delà de produire des textes standardisés et uniformes, renforcé par une « consanguinité de l’IA », l’exercice littéraire risque surtout de se réduire à une structure de type « thèmes et variations », empruntée au domaine musical. Un même argument, soumis à des scripts presque jumeaux, produit des récits à peine enrichis. Ce processus génère inévitablement une modélisation de l’écriture, révélant une forme d’eugénisme littéraire fondée sur la simplicité, la banalité et l’insipidité.

Quel avenir pour l’auto-édition ?

Devant une production littéraire née sous IA, comment va régir la « communauté biblio-numérique » ? c’est-à-dire les lecteurs, les auteurs, les fans et les influenceurs des plateformes interactives. S’emparera-t-elle de ces histoires artificielles sans distinction, ou les considérera-t-elle comme une simple sous-catégorie de l’écriture humaine ?

Quoi qu’il en soit, la seule restriction des textes générés par IA proposée par Amazon ne garantit pas une protection durable contre « l’IA-modélisation de l’auto-édition ». En plus d’engorger la plateforme d’auto-édition KDP, cette situation pourrait détourner les lecteurs vers d’autres horizons numériques et nuire à la carrière patiemment construite d’auteurs auto-édités. Pour se démarquer de telles machines textuelles, ces passionnés du livre et de l’écriture devront continuer à valoriser leur savoir-faire, à souligner leur expérience éditoriale et surtout à jouer la transparence quant à la nature humaine de leur travail textuel et éditorial. À moins qu’Amazon, comme YouTube en juillet 2025, choisisse de démonétiser les contenus non authentiques pour freiner leur prolifération.

Utilisée avec discernement, les robots conversationnels peuvent aider les auteurs auto-édités à gagner du temps. Or, au-delà d’un certain seuil, ces outils pourraient devenir toxiques et contaminer l’image globale de l’édition sans éditeur.

Faut-il par conséquent encadrer l’utilisation de l’IA dans l’autoédition ? Une telle mesure risquerait de rompre avec le principe d’indépendance revendiqué par les auteurs auto-édités… Pourtant, intégrer des chatbots dans le processus de création littéraire indépendante, n’est-ce pas aussi instaurer une forme de co-édition, où l’auteur partage avec une machine son autonomie ?

The Conversation

Stéphanie Parmentier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

01.09.2025 à 15:48

Alsace, Vosges, Alpes-Maritimes : ces campagnes françaises qui innovent

Federico Diodato, Architecte-urbaniste, PhD en Architecture, Maître de conférences à l'Ensa Nancy, École nationale supérieure d'architecture de Nancy
Marc Verdier, Maître de conférence en aménagement du territoire, paysage et "urbanisme" rural., École nationale supérieure d'architecture de Nancy
Les ruralités françaises deviennent des laboratoires d’innovation écologique, sociale et culturelle.
Texte intégral (1708 mots)
L’éco-hameau la Vigotte Lab, dans les Vosges, lieu d’expérimentation en pleine nature. La Vigote Lab, CC BY-NC

Longtemps perçues comme périphériques, les campagnes françaises s’affirment aujourd’hui comme des laboratoires d’innovation écologique, sociale et culturelle. Entre initiatives locales, coopératives et expérimentations territoriales, elles révèlent des récits alternatifs capables de transformer notre rapport à l’écologie et au développement.


« Comment retourner à la vie rurale après avoir goûté à l’effervescence culturelle de la Ville Lumière ? », chantait Nora Bayes, à la fin de la Première Guerre mondiale (How Ya Gonna Keep ‘em Down on the Farm (After They’ve Seen Paree ?).

Ce titre évoque un contexte très spécifique – celui des États-Unis d’après-guerre, et une population bien ciblée – les soldats revenus d’Europe. Cependant, il met en évidence une opposition de représentations encore aujourd’hui profondément ancrée&. D’un côté, la ville, lieu qui relie une communauté sociale (civitas) avec un espace bâti (urbs) ; de l’autre, ce qui est présenté comme son opposé, la ruralité, souvent reléguée à une position périphérique, voire marginalisée, caractérisée par sa rusticité, sa grossièreté et considérée comme un réservoir de ressources pour la ville.

Tournant rural

Le « tournant rural » que nous vivons en France depuis quelques années signale un changement de regard porté sur ces territoires. Ce changement est culturel, car il implique un changement de perspective collectif qui transforme profondément notre façon, en tant que société, de percevoir, comprendre et se rapporter à ces territoires. Dernière preuve de ce tournant, le rapport « Des campagnes aux ruralités », rédigé par le conseil scientifique de France ruralités, qui retrace l’évolution de ce regard et la reconnaissance de la multiplicité des ruralités. Longtemps associées au déclin et à l’abandon, les « ruralités plurielles » font aujourd’hui l’objet d’une perception plus nuancée qui reconnaît leur potentiel d’innovation, de résilience et d’attractivité.

La difficulté reste, toutefois, de dépasser une vision aménagiste des territoires ruraux, qui les considère avant tout comme des réservoirs de ressources sur lesquels appliquer de nouveaux modèles de développement, même lorsqu’ils sont qualifiés de « durables ». Comme remarque le philosophe Pierre Caye, le terme « durable » pose question et, associé au développement, il semble aujourd’hui être de plus en plus vidé de sens – un concept qui est, d’un côté, « partout dans les discours, et nulle part dans les faits » et, de l’autre, un mot d’ordre « dont on a peine de saisir les principes et à mesurer les effets ».

Le concept de transition écologique ne se porte pas mieux, considéré par certains collectifs comme une impasse, dont les fonctions principales semblent être de « différer indéfiniment toute véritable transformation écologique » et de fournir un nouveau marché lucratif aux entreprises.

Et si c’était précisément dans les territoires ruraux que nous pouvions puiser pour concevoir collectivement une nouvelle forme d’écologie, porteuse d’un récit territorial renouvelé ?

Les ruralités, laboratoires d’innovation

En s’immergeant dans ces territoires, on y découvre des ruralités créatives et apprenantes, de véritables laboratoires d’innovation et d’expérimentation.

On y trouve des coopératives mettant en œuvre des systèmes productifs multisectoriels (comme la coopérative Ardelaine, en Ardèche), des villages en transition vers des systèmes énergétiques à zéro émission de CO2 (Muttersholtz, en Alsace), des éco-hameaux devenus de véritables laboratoires de recherche (la Vigotte Lab, dans les Vosges), ou encore des hameaux fondant leur développement sur l’autonomie alimentaire (Mouans-Sartoux, dans les Alpes-Maritimes)… Ces expériences illustrent une résistance aux systèmes de production homogénéisants et extractifs – des systèmes qui, par essence, négligent la complexité des interdépendances socio-écologiques.

Elles révèlent les ruralités comme des socio-écosystèmes composés de filières multisectorielles capables d’intégrer agriculture et artisanat avec événements culturels et tourisme. Si elles relèvent souvent de l’« extraordinaire » – car rendues possibles grâce aux efforts considérables de collectifs locaux et d’élus engagés –, elles ne sont jamais reproductibles comme des modèles. Leur force réside ailleurs : dans les méthodologies qu’elles esquissent, toujours imaginables en regard des contextes spécifiques locaux, de leurs richesses, de leurs imaginaires et de leurs besoins.

De l'expérimentation dans le quotidien

Au-delà de ces expériences « extraordinaires », certaines recherches sur les territoires ruraux nous indiquent qu’on peut aussi retrouver dans les modes de vie « ordinaires » l’émergence de nouvelles formes d’écologie, indépendantes du discours écologique dominant encore trop attaché à l’urbain. À ce propos, la chercheuse Fanny Hugues aperçoit dans les « débrouilles » quotidiennes des habitants de ces territoires des styles de vie qui « font avec ce que l’on a » et des gestes d’attention qui tendent à « faire durer les choses ». Récupérer, réparer, autoproduire, tant d’actions qui pourraient nous montrer un chemin pour retourner à un rapport aux richesses territoriales plus sobre.

En reprenant la devise de la Fédération des parcs on pourrait affirmer qu’« une autre vie s’invente » dans les territoires ruraux. C’est particulièrement vrai dans les 59 parcs naturels régionaux (PNR), qui couvrent 18 % du territoire national et constituent des laboratoires privilégiés d’innovation. Trente disciplines se croisent au sein de leurs conseils scientifiques, contribuant activement à une inversion des valeurs et des référentiels.

Parmi les actions qu’ils portent, le dispositif des ateliers « hors les murs » – programme national mené en partenariat avec le ministère de la culture depuis 2018 – occupe une place centrale. Il permet à deux établissements d’enseignement supérieur, issus de disciplines différentes, d’organiser des ateliers territoriaux en immersion dans les PNR. Dans ce cadre, les territoires ruraux deviennent des lieux de formation ainsi que d’expérimentation pour un projet local renouvelé. Ce dispositif, en dépassant la seule dimension pédagogique, assume une portée politique et offre un terreau fertile pour imaginer des dynamiques territoriales porteuses d’avenir : initiatives locales, solidarités de proximité, innovations sociales et écologiques… autant de manifestations concrètes d’une créativité enracinée dans les spécificités des territoires ruraux.

Architectes, paysagistes, urbanistes, designers spécialistes du projet de territoire, le projet de territoire ne peut plus ignorer la dépendance des métropoles envers les ruralités, faisant de ces arrière-pays urbains non pas seulement territoires porteurs de richesses vitales (sols, biodiversité, biomasse, alimentation, énergie…), mais des véritables laboratoires d’innovation. Ces récits ne pourront devenir effectifs que si les services d’ingénierie territoriale arrivent à traduire ces apprentissages dans une commande publique à la hauteur des enjeux actuels : une commande publique qui promeut la réhabilitation de l’existant, qui valorise les formes d’habitat vernaculaires, qui maintient (ou crée) des services de proximité, qui soutient des formes d’habitat alternatives fondées sur le réemploi et l’autoconstruction et qui développe des réseaux de mobilités douces, pensés aussi comme des corridors de biodiversité.

Et même si, au bout du compte, nous choisissons de rentrer à Paris, ce sera avec un regard profondément transformé.


Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

The Conversation

La Chaire Nouvelles Ruralités de l’ENSA Nancy, dirigée par Marc Verdier, a reçu des financements du Ministère de la Culture dans le cadre du Plan culture et ruralité.

Federico Diodato ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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