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21.08.2025 à 16:27
Jeux vidéo indépendants : comment les petits studios bouleversent les géants de l’industrie
Texte intégral (2194 mots)
L’essor du jeu vidéo indépendant répond à un appétit croissant pour les concepts créatifs émancipés des grandes conventions du médium. Économiquement, ces innovations définissent un nouveau modèle de consommation qui déjoue les prévisions du marché et qui influence l’ensemble de la production. C’est le cas du succès français « Clair Obscur : Expédition 33 » sorti en 2025.
Depuis une quinzaine d’années, les propositions indépendantes envahissent le secteur du jeu vidéo. Le mot d’ordre de cette mouvance ? La rupture des codes établis.
Les écoles asiatique et occidentale du jeu vidéo incarnent deux conceptions spécifiques liées à leurs cultures respectives. Elles se retrouvent néanmoins dans la recherche d’originalité qui prévaut au cœur des studios indépendants. Intellectuellement, la position des studios indépendants nécessite de redoubler d’efforts. Ces derniers œuvrent en petit comité, sans la bénédiction financière dont jouissent les grands éditeurs. L’effervescence d’un groupe restreint de concepteurs passionnés donne souvent une tonalité différente à la ferveur créatrice, à l’origine d’un savoir-faire unique.
Les limites budgétaires ne génèrent pas forcément de chape de plomb créative. Au contraire, ces restrictions obligent les développeurs à se surpasser dans l’objectif de trouver des idées exceptionnelles pour marquer les esprits dans la durée.
Certains grands succès du jeu vidéo indépendant ont laissé une telle empreinte qu’on retrouve aujourd’hui leur influence dans des productions de blockbusters.
L’expansion du jeu vidéo indépendant en Occident
Sorti en 2013, Outlast, des studios canadiens indépendants Red Barrels, en est un exemple phare. La particularité de ce jeu de survie/horreur (survival-horror) réside dans l’absence d’armement pour se défaire des ennemis, la seule possibilité de progression restant la fuite ou les cachettes parsemées dans le décor. Outlast est rapidement devenu une source d’inspiration du genre survival-horror, y compris pour les productions à grand budget.
C’est le cas avec le succès d’Alien: Isolation, sorti en 2014, qui réutilise largement le système de « cache-cache » avec les créatures ébauchées par Outlast, tout en cherchant à augmenter l’effet de réalisme par le caractère aléatoire continu des apparitions de la bête noire.
Certaines productions indépendantes présentent également des résurgences de la formule Outlast. Le jeu russe Hello Neighbor devient, dès sa sortie en 2017, un phénomène d’immersion mélangeant le suspense, l’horreur et la réflexion, toujours autour du même principe du jeu du chat et de la souris instauré par Outlast. La singularité du titre réside néanmoins dans son univers et dans sa patte graphique qui répondent à une esthétique bien plus cartoon et adaptée à un large public.
L’approche complémentaire du jeu vidéo indépendant japonais
Au Japon, le titre indépendant Deadly Premonition, sorti en 2010, a quant à lui laissé une marque sur les jeux narrativisés (transformés en récits, ndlr) grâce à son approche assez révolutionnaire du genre horrifique, mêlant investigation policière, exploration en monde libre (open world) et horreur psychologique et cosmique.
Les résurgences de cette formule ressortent dans des œuvres à grand budget comme la série The Evil Within, débutée en 2014. Un titre qui emploie également des angles proches du thriller, avec un aspect très paranoïaque dans le cheminement du scénario et des éléments horrifiques.
Des créations aux ambitions artistiques marquées
Le genre de la plateforme (platformer) s’illustre quant à lui avec des titres d’une grande créativité comme Cuphead ou Little Nightmares, tous deux sortis en 2017. Ils abordent respectivement les univers des vieux cartoons des années 1930, avec une jouabilité (ergonomie de jeu, ndlr) exigeante et punitive, ou ceux plus cauchemardesques des films d’animation en stop motion, comme les travaux d’Henry Selick. Des genres revisités sous l’angle de l’exploration-réflexion dans une tonalité encore plus inquiétante.
Le rayonnement du jeu de rôle indépendant
Mais s’il est bien une catégorie de jeu à avoir contribué au succès des studios indépendants au cours de ces dernières années, c’est incontestablement le jeu de rôle (Role Playing Game, RPG).
La grande variété de points de vue qu’offre l’expérience rôliste permet aux concepteurs d’arpenter des systèmes de jouabilité hybrides qui évoluent constamment et qui offrent au public des immersions aussi singulières qu’enivrantes. Le RPG est un genre qui a beaucoup évolué au fil du temps et qui a laissé dans son sillage des novations éphémères, représentatives d’époques spécifiques, qui réapparaissent grâce à l’ingéniosité nostalgique des créateurs indépendants. Certains des jeux les plus remarqués de ces dernières années réutilisent des procédés qui ont fait la gloire de périodes passées.

Le jeu indépendant Hadès, sorti en décembre 2019, récompensé par plusieurs prix autant vidéoludiques que littéraires, se veut une lettre d’amour assumée à une panoplie de genres et d’esthétiques ayant construit la réputation désormais internationale du RPG. Graphiquement, le titre opte pour une plastique anachronique entièrement conçue dans une 2D proche de la bande dessinée. Mais c’est en réhabilitant le genre roguelike que cette œuvre souffle un vent de jeunesse sur un modèle qui n’était plus tellement d’actualité. Ce sous-genre de RPG très populaire dans les années 1980 et 1990 présente la caractéristique de générer aléatoirement chaque palier des donjons que le joueur visite.
Par ailleurs, le système de combat puise sa mécanique dans un autre genre d’une époque antérieure, le hack’n’slash qui consiste à se défaire de hordes d’ennemis au moyen d’attaques, d’esquives et de défenses simples d’emploi mais riches dans leurs potentialités. La toile narrative, quant à elle, contraste avec les poncifs du genre, en situant l’action dans l’enfer de la mythologie grecque.
Toutes ces occurrences témoignent d’une diversification autant technique qu’artistique. Cette variété envahit d’un même mouvement la production du RPG indépendant et, par contrecoup, l’ensemble de l’artisanat vidéoludique contemporain. La transversalité des différents procédés mentionnés plus haut définit ainsi une empreinte typiquement occidentale dans la conception de ces RPG.
Au Japon, la propagation du RPG indépendant dépend d’un autre phénomène. Les jeux mobiles, dits gacha, souvent issus de studios indépendants, représentent une manne économique colossale en faisant du RPG un plaisir instantané et contenu dans des boucles rapides. Leur système de participation appelé « free-to-play » incite progressivement le joueur à dépenser de l’argent pour évoluer dans le jeu.
Parallèlement, sur consoles de salon, s’illustrent des titres plus expérimentaux et dans la tradition narrative mature des récits nippons. Par exemple le jeu D4, paru en 2014, aborde autant de sujets que le deuil, la rédemption, la psychanalyse et la démence sur fond d’enquête policière aussi rocambolesque que captivante. Des problématiques qui n’auraient peut-être pas pu voir le jour dans une production plus globale.
Le couronnement du RPG indépendant en France
Le RPG indépendant manifeste également sa maestria en France, notamment avec, en 2025, le succès exceptionnel de l’inattendu Clair Obscur : Expédition 33.
Loin des 4 500 employés que constituent, par exemple, le studio Ubisoft Montréal, la petite équipe de moins de 30 personnes de Sandfall Interactive a cherché à remettre au goût du jour le système du « tour par tour », très peu représenté en Occident. Le tout en proposant un contexte historique français inédit dans le jeu vidéo et saupoudré d’éléments fantastiques : la Belle Époque. La reproduction graphique des environnements de cette période, bardée de quelques influences dystopiques, profite d’une profondeur et d’une finition qui n’ont rien à envier aux productions des cadors des grands éditeurs.
Cette récente prouesse prouve que le jeu vidéo indépendant tend à incarner, aujourd’hui plus que jamais, la matérialisation de changements très importants. Des transformations qui définissent à la fois une primauté de la liberté de création et une contre-proposition artistique et commerciale de taille face à certains mastodontes de l’industrie vidéoludique.

Arnault Djaoui ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.08.2025 à 16:24
« La Révolution » : l’histoire de France à la sauce Netflix
Texte intégral (2973 mots)

En ligne depuis septembre 2020, « la Révolution » est une série Netflix en huit épisodes, qui nous plonge dans une intrigue fantastique au cœur de la période pré-révolutionnaire. Si, au départ, les audiences ont été très satisfaisantes, elles se sont rapidement érodées et les critiques ont été si virulentes que la première saison est restée sans lendemain. Un retour sur cet objet télévisuel, bien plus conforme aux normes chères à la plateforme au N rouge sur fond noir qu’à la vérité historique, permet aussi de rappeler l’existence d’œuvres plus anciennes dont l’approche de cette période charnière de l’histoire de France était très différente…
En raison du colossal bouleversement social et politique qu’elle a provoqué, la Révolution française a engendré, dès son avènement, une multitude d’écrits et de productions artistiques et culturelles ayant pour but de la condamner ou, au contraire, de l’encenser.
Théâtre, gravure, peinture, chanson ou littérature l’ont immédiatement évoquée, transformant la décennie révolutionnaire en un objet mémoriel dynamique, qui continue aujourd’hui encore de donner lieu à d’innombrables représentations.
La Révolution française dans le cinéma
Dans la première moitié du XXe siècle, le cinéma a pleinement participé au souvenir et à l’écriture romancée de la Révolution. Dans un premier temps, il a puisé son inspiration dans les œuvres littéraires du XIXᵉ siècle, quand l’épisode révolutionnaire était une source de légende et de romanesque. Puis il a produit des films qui développaient une vision plus personnelle des événements révolutionnaires, mais qui restaient marqués par le contexte historico-politique ayant présidé à leur production.
Dans la seconde partie du siècle dernier, le cinéma s’est lentement détaché de la Révolution (sans jamais toutefois l’abandonner), et ce fut au tour de la télévision, premier médium de masse, de la réhabiliter, en insistant dans un premier temps sur le débat d’idées et en valorisant la confrontation entre les personnages, observés dans leur psychologie et à partir de leurs opinions contradictoires.
En France, dans les années 1960, le genre adopté est celui de la dramatique télé (souvent en direct) ; la mode est aux mouvements de caméra lents, théâtraux, privilégiant la recontextualisation de situations politiques complexes – une approche d’ailleurs tout à l’opposé du cinéma du temps, dominé par des scènes d’action en décors naturels. Les productions télévisuelles veulent alors rendre compte de l’actualité de la recherche historique, privilégiant le huis clos, le jeu d’acteur reposant lui-même sur le talent du ou des scénaristes et du ou des dialoguistes.
Mais surtout, pour la première fois, la reconstitution en images animées de la Révolution dérive moins des sources littéraires et visuelles du XIXe siècle que d’images d’archives et de documents originaux de l’époque, placés sous le regard critique d’historiens reconnus.
Malheureusement oubliées de nos jours, ces productions ambitieuses ont donné naissance à des réalisations très réussies, comme la Terreur et la Vertu (Stellio Lorenzi, 1964), dans le cadre de la série télévisuelle la Caméra explore le temps. Divisé en deux parties (Danton puis Robespierre), le film, très marqué par la volonté de faire comprendre la Révolution, participe d’une entreprise de réhabilitation de Robespierre, personnage alors encore très défiguré par une légende noire tenace.
On peut également évoquer une dizaine d’années plus tard, 1788 (Maurice Failevic et Jean-Dominique de La Rochefoucauld, 1978), autre œuvre symptomatique de son temps. Extrêmement attentive aux sources d’archives, elle fait la part belle aux origines de la Révolution, au travers du prisme des tensions au sein d’une petite communauté paysanne de Touraine.
Dans un cadre référentiel semblable, comment ne pas aussi mentionner Un médecin des Lumières (René Allio), film pour la télévision diffusé en trois parties à la fin de l’année 1988, préparant par là les festivités commémoratives du bicentenaire de 1789 ? Sorte de docu-fiction avant l’heure, Un médecin des Lumières, sans toucher explicitement à la Révolution, explique sa naissance par petites touches impressionnistes, donnant à l’événement à venir l’évidence historique d’une sorte de préquel à la Révolution.
À l’image d’un Stanley Kubrick pour Barry Lyndon (1975), Allio, avec des moyens évidemment bien plus limités, est attentif à la « vérité historique », telle que nous l’ont rapportée les historiens, mais aussi les artistes du XVIIIe siècle, autres sources d’inspiration du film. Costumes, paysages, lumières, comédiens doivent « faire époque », non pas artificiellement, mais de manière naturelle et incarnée, en un cinéma de « reconstitution historique ».
« La Révolution », série truffée d’approximations historiques
2020 : autre époque… Le changement d’optique est particulièrement radical, même si les exemples cités plus haut sont des réalisations d’exception, portées par une rigueur historique revendiquée. Il est donc évidemment un peu injuste de vouloir les comparer à l’un des derniers avatars d’une série télévisée portant sur la Révolution française, produite et diffusée par Netflix, une plateforme dont la politique artistique racoleuse repose avant tout sur le sensationnalisme et le voyeurisme.
En huit épisodes, la Révolution est censée évoquer les causes réelles, mais inconnues, du bouleversement révolutionnaire français de la fin du XVIIIe siècle, la dernière scène représentant le peuple en mouvement prêt à prendre la Bastille.
Une deuxième saison aurait dû se concentrer sur l’événement révolutionnaire en lui-même, selon son découpage classique (1789-1794 ou 1799 ?), mais il n’en sera rien, la série n’ayant pas été reconduite. Au regard du traitement historique de la période 1787-1789, les regrets sont minces…
À sa décharge, le scénariste principal Aurélien Molas n’a certainement pas souhaité expliquer les causes de la Révolution française, ce qu’Un médecin des Lumières faisait avec beaucoup de subtilité. Il s’est plutôt agi pour lui et pour son équipe de faire une série de genres, mélangeant horreur, fantastique, uchronie, zombies et vampires avec des scènes d’action innombrables dans une pénombre et un brouillard artificiels, scènes au cours desquelles le sang (bleu et rouge) coule à flots continus.
L’inspiration n’est plus, à présent, à chercher dans les travaux des historiens, mais, comme le reconnaît Aurélien Molas, dans une autre série, sud-coréenne, à l’intrigue semblable (Kingdom, 2019) en une sorte de circuit fermé.
Une intrigue simpliste aux nombreux anachronismes
L’intrigue est simple, voire simpliste. De Versailles, un roi tyrannique (dont on ne verra que les pieds et les mains aux ongles démesurés) a fait mettre au point, dans le but d’obtenir la soumission ultime de son peuple, un virus (le « sang bleu ») qui, lorsqu’il est injecté dans le corps des aristocrates, leur procure l’immortalité, aiguise leurs sens et les contraint à consommer de la chair humaine. Un cruel Covid puissance 100… !
Ce complot sera déjoué par une galerie stéréotypée de « bonnes personnes » : le docteur Joseph Guillotin, orphelin recueilli par un prêtre éclairé qui perdra la vie dans ce combat ; une jeune comtesse, aussi habile à manier le pistolet qu’à se préoccuper du sort du peuple ; ou encore la Fraternité, une femme défigurée, dont le prénom, Marianne, évoque à la fois la République à venir et les révolutions ultérieures.

C’est, d’ailleurs, ce fatras de poncifs autour de la notion même de Révolution, considérée en fait sur trois siècles, qui est le plus déconcertant et dont la volonté maladroite apparaît, dès la première scène, avec l’inscription « Ni roi ni maître » sur les murs d’un château… Quant à Guillotin, le jeune médecin idéaliste, au nom instantanément reconnaissable, il cherche le « patient zéro » et analyse, avec toute la passion de son innocence vertueuse, le sang de ses proches afin de trouver un « vaccin contre la maladie ».
On veut encore faire évader un prisonnier qui se trouve dans un « quartier haute sécurité », soit une invention carcérale datant du milieu des années 1970 et récemment ressuscitée. Les discours de Marianne-Fraternité et du peuple, toujours qualifié de « rebelle », incorporent dans leurs propos et dans leur vocabulaire des notions révolutionnaires contemporaines (« les damnés de la Terre »).
Dans un grand déploiement de misérabilisme, la pauvreté, qui règne dans la ville, n’éclaire pas sur les conditions de vie de la population à la veille de la Révolution, mais renvoie plutôt au Paris assiégé de la Commune. On y meurt de faim et on érige bientôt des barricades pour se défendre contre les « sangs bleus », ces nobles vampires assoiffés du sang des roturiers, barricades qui permettent la reconstitution du célèbre tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple – inspiré, comme on le sait, de la Révolution de 1830.

Outre ce salmigondis d’anachronismes et de raccourcis historiques, les nobles, dans la continuité des œuvres filmiques anglo-américaines autour de la Révolution française (les Deux Orphelines, de D. W. Griffith, 1921, ou Un conte de deux villes, 1989, film pour la télévision, en deux épisodes produit par ITV, inspiré du roman de Charles Dickens, publié en 1859, ndlr), sont présentés comme abusant cruellement de leurs privilèges ou s’adonnant régulièrement à des pratiques libertines. Ils seraient « 1 % de la population » (le chiffre est exact), mais « détiennent 99 % des richesses », en une exagération particulièrement approximative. Autre clin d’œil, littéraire cette fois : le noble fou de son pouvoir et de son statut, chargé au sang bleu, est prénommé Donatien, en une évocation lourdaude du marquis de Sade.
Bref, il ne faut pas chercher dans ces huit épisodes, ni du côté de l’intrigue ni de ceux des dialogues ou des reconstitutions, une quelconque dimension historique d’intérêt, mais plutôt un prétexte pour se repaître de viscères, de têtes tranchées (le seul moyen de faire périr un noble injecté de sang bleu), de scènes d’action, de détonations, de magie noire vaguement effrayante et surtout d’énormément de sang.
Si le glissement progressif de la télévision vers le sensationnalisme dans le traitement de la Révolution française est avéré, et si cette constatation peut sembler quelque peu amère, on peut aussi se réconforter en pensant à d’autres réalisations, dans des domaines approchants, apparues ces dernières années et qui ont traité de la Révolution française avec subtilité et sérieux.
C'est le cas de la bande dessinée comme celle de Florent Grouazel et Youn Locard, Révolution I, Liberté, Actes Sud, 2019 et Révolution II, Égalité, Livre I, Actes Sud (2023) ou encore du cinéma, par exemple, Un peuple et son roi, de Pierre Schoeller (2018). Deux créations réussies qui sont aussi de bons moyens d’éloigner les vampires.

Pascal Dupuy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
20.08.2025 à 17:13
Syrie : patrimoine historique en péril entre guerre, pillage et réappropriation
Texte intégral (2369 mots)

Le territoire syrien, habité de manière continue depuis plus de cinq millénaires, est l’un des berceaux les plus anciens et les plus féconds de la civilisation humaine. De l’émergence des premiers centres urbains protohistoriques, tels qu’Ebla et Mari, à l’essor des royaumes araméens, en passant par l’intégration progressive au sein des grands ensembles impériaux – assyrien, achéménide, hellénistique, romain, byzantin — puis par l’islamisation du pays sous les dynasties omeyyade, abbasside, fatimide, seldjoukide, ayyoubide et enfin ottomane, la Syrie a constitué un carrefour civilisationnel d’une exceptionnelle densité historique.
Ce territoire a vu se superposer et dialoguer des traditions culturelles, linguistiques, religieuses et artisanales qui ont profondément marqué le développement du Proche-Orient antique et médiéval, tout en exerçant une influence durable bien au-delà de ses frontières. Cette longue histoire, stratifiée dans les sols du Levant, a légué au monde un patrimoine matériel et immatériel d’une valeur inestimable.
Mais ce legs millénaire, dont témoignent les innombrables sites archéologiques disséminés sur le territoire – Palmyre, Doura Europos, Ras Shamra, Apamée ou encore Alep – est aujourd’hui gravement menacé. Depuis le déclenchement de la guerre civile syrienne en 2011, le pays est le théâtre d’un processus de destruction systématique de son patrimoine historique. Le pillage, la contrebande, la désagrégation des institutions patrimoniales et les trafics transnationaux d’antiquités composent les symptômes d’un drame silencieux : celui de la désintégration d’une mémoire collective enracinée dans la plus haute Antiquité.
Entre chaos et prédation : archéologie clandestine et effondrement de la régulation
La désintégration progressive des structures étatiques syriennes, consécutive au déclenchement de la guerre civile, a coïncidé avec une militarisation généralisée du territoire, affectant non seulement les institutions de gouvernance civile, mais également les dispositifs de protection du patrimoine archéologique.
Dans ce contexte d’effondrement institutionnel, un vide juridique et sécuritaire s’est installé, ouvrant la voie à la prolifération de pratiques clandestines de fouille, de contrebande et de revente d’antiquités. Ce vide a été exploité à la fois par des acteurs locaux opérant dans l’informalité – parfois en lien avec des organisations terroristes – et par des réseaux transnationaux de trafic d’objets culturels, structurés et souvent en lien avec des circuits de blanchiment sur les marchés internationaux de l’art.
Selon les estimations du Musée national de Damas, plus d’un million d’objets archéologiques, de typologies et de provenances variées, auraient été extraits illégalement du territoire syrien au cours de la dernière décennie. Il s’agit là d’une hémorragie patrimoniale sans précédent dans l’histoire contemporaine du Proche-Orient, surpassant même, par son intensité et sa durée, les vagues de pillages observées en Irak après 2003.
Les observations satellitaires, croisées avec les enquêtes de terrain menées par des archéologues syriens et internationaux permettent de dresser une cartographie partielle mais significative de ces atteintes. Dans le seul gouvernorat d’Idleb, près de 290 sites archéologiques auraient été soumis à des fouilles illégales, souvent menées de nuit, dans des conditions rudimentaires, mais avec une organisation logistique bien rodée. Dans l’ancienne ville d’Alep, classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1986, plusieurs monuments ont été purement et simplement détruits, rendant toute restauration ou étude ultérieure impossible.
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Cette dynamique ne saurait être réduite à une violence opportuniste, marginale dans un contexte de guerre. Elle relève d’une véritable économie de guerre, où le patrimoine matériel est transformé en capital monnayable, parfois utilisé comme monnaie d’échange entre factions armées. Plus encore, elle révèle une instrumentalisation de la mémoire collective syrienne, marquée par la destruction systématique de sites préislamiques.
Par le pillage, la falsification des provenances, l’effacement des inventaires officiels et la circulation sur des marchés complaisants, c’est tout un tissu de significations historiques, identitaires et culturelles qui se trouve disloqué.
Un pillage à visages multiples : du régime aux factions armées
Le trafic d’antiquités en Syrie ne saurait être envisagé isolément du contexte politique interne qui a façonné le pays bien avant l’éclatement de la guerre civile. Loin d’être une simple conséquence du chaos engendré par le conflit, la marchandisation du patrimoine puise ses racines dans des pratiques de prédation anciennes, souvent tolérées, voire encouragées, par certaines élites politico-militaires du régime baasiste.
Ainsi, dès les années précédant la guerre, des acteurs proches du pouvoir mettaient en œuvre des fouilles clandestines sur des sites archéologiques majeurs, à l’instar de Tell al-Masih.
Avec la montée du conflit armé, le contrôle des sites patrimoniaux a rapidement cessé d’être un simple enjeu administratif pour devenir un levier stratégique dans la compétition entre factions. L’organisation terroriste de l’État islamique (Daech) a exacerbé cette dynamique en conjuguant destruction et exploitation.
Sous le couvert d’une rhétorique théologico-idéologique prônant la purification religieuse, elle a mené des campagnes systématiques de démolition de monuments antiques, tout en organisant parallèlement un trafic lucratif d’objets archéologiques, acheminés principalement vers la Turquie.
L’année 2015 marque un tournant dans cette politique de destruction ciblée, particulièrement envers le patrimoine religieux chrétien syrien. Dans la vallée du Khabour, bastion historique des Assyriens, Daech s’empare en mars de la localité de Tel Nasri. Le 5 avril, jour de Pâques, l’église assyrienne de la ville est détruite, symbolisant une volonté manifeste d’effacer la présence chrétienne ancienne sur le territoire.
Quelques jours auparavant, l’église catholique chaldéenne de Saint-Markourkas avait subi un sort similaire. Ces destructions dépassent la simple iconoclastie ou l’effet de terreur : elles s’inscrivent dans un projet plus large de réécriture violente de la mémoire collective syrienne, visant à éliminer la pluralité confessionnelle qui constitue historiquement le socle social et culturel du pays.
Dans ce contexte de désinstitutionnalisation profonde, marqué par l’absence totale de régulation et de surveillance, s’est développée une économie de guerre parallèle où les artefacts archéologiques sont devenus des biens stratégiques et marchandisables. Leur circulation, facilitée par leur portabilité et leur anonymat relatif, s’est déployée à travers des réseaux transnationaux souvent ignorés, voire tolérés, par les circuits internationaux de l’art. Cette situation révèle l’étroite porosité entre criminalité patrimoniale, spéculation artistique et économie globalisée.
Repenser la gouvernance du patrimoine en temps de crise : pistes pour une solution concertée
Face à l’ampleur et à la complexité de la tragédie patrimoniale que traverse la Syrie, une réponse limitée à des mesures purement sécuritaires ou diplomatiques apparaît nécessairement insuffisante. La protection et la restitution du patrimoine syrien exigent au contraire une mobilisation multilatérale, coordonnée et intégrée, associant les institutions syriennes, les États de transit, les acteurs du marché de l’art, les musées, ainsi que les organismes internationaux et régionaux de régulation tels que l’Unesco, l’Alesco et l’Interpol.
Cette démarche concertée doit s’appuyer sur trois piliers essentiels et complémentaires.
Premièrement, la reconstruction documentaire et l’exploitation des technologies avancées constituent une priorité absolue. L’absence ou la dégradation des archives officielles, consécutive à la longue période de conflit et à la négligence passée, impose la mise en place de bases de données numériques centralisées.
Ces plates-formes doivent s’appuyer sur des technologies innovantes, notamment l’intelligence artificielle et l’analyse d’images satellitaires, afin d’identifier et de recenser les objets dispersés sur le territoire syrien et au-delà.
Par ailleurs, ces outils numériques permettraient de surveiller en temps réel les sites archéologiques encore préservés, renforçant ainsi la prévention contre les fouilles illégales et les actes de vandalisme. Ce travail documentaire, couplé à une coopération régionale et internationale, favoriserait le recoupement des informations avec les registres étrangers, souvent lacunaires, tout en rendant plus efficiente la traque des objets volés.
Deuxièmement, une justice culturelle doit être entreprise, comprenant des enquêtes rétrospectives approfondies. Il est indispensable d’étendre les investigations au-delà de la seule période post-2011, afin de démanteler les réseaux de trafic qui se sont progressivement constitués, parfois avec la complicité tacite ou active de certaines élites du régime antérieur.
Ce volet de la lutte contre le pillage nécessite une coopération judiciaire et policière internationale, dans laquelle les États concernés doivent s’engager pleinement à partager les informations et à collaborer pour identifier les détenteurs illégitimes. Ce processus permettrait non seulement de responsabiliser les acteurs impliqués, mais aussi de redonner une visibilité juridique aux biens culturels spoliés, condition sine qua non pour leur restitution.
Enfin, la création d’un fonds international dédié au patrimoine syrien en danger s’avère indispensable. Ce mécanisme de financement, alimenté par les États contributeurs et les institutions muséales impliquées dans la conservation et l’exposition d’objets d’origine syrienne, aurait pour vocation de soutenir plusieurs actions concrètes.
Il pourrait notamment financer la formation et le renforcement des capacités des professionnels du patrimoine locaux, qui doivent être au cœur de la sauvegarde et de la gestion du patrimoine national. Il offrirait également les moyens nécessaires pour protéger les quelques sites archéologiques encore intacts, à travers la mise en place d’infrastructures sécuritaires adaptées. Enfin, ce fonds serait un levier pour faciliter la restitution des objets identifiés, en soutenant les procédures diplomatiques, juridiques et logistiques afférentes.
En somme, seule une approche globale, combinant innovation technologique, coopération judiciaire approfondie et engagement financier soutenu, permettra de faire face efficacement au défi colossal que représente la sauvegarde du patrimoine syrien. Il s’agit non seulement de restaurer la mémoire matérielle d’une civilisation millénaire, mais aussi de contribuer à la reconstruction symbolique d’une nation profondément meurtrie, en préservant l’héritage culturel qui constitue l’un des fondements de son identité.
La richesse historique et patrimoniale de la Syrie, fruit d’une histoire millénaire, ne saurait se réduire à un simple vestige archéologique ou à un enjeu politique passager. Elle incarne une mémoire vivante, tissée de pluralité et de coexistence, que le pillage et la destruction menacent d’effacer définitivement. Face à cette menace, il devient impératif de dépasser les réponses ponctuelles et sectorielles pour bâtir une stratégie globale et concertée, qui associe justice, savoir et coopération internationale. Ce n’est qu’à travers un engagement collectif et responsable que le patrimoine syrien pourra renaître, non seulement comme témoignage du passé, mais aussi comme fondement d’un avenir partagé.

Mohamed Arbi Nsiri ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.08.2025 à 16:32
Face à la crise écologique, que peut la poésie ?
Texte intégral (1824 mots)
Et si la littérature n’était pas un simple refuge face à la catastrophe écologique, mais un outil de transformation collective ? De l’épopée antique aux dizains de Pierre Vinclair, la poésie contemporaine explore un nouvel imaginaire. Une cérémonie poétique pour refonder nos catégories de pensée.
La littérature a, dès ses origines, voulu penser ensemble la nature et la politique. C’est notamment le cas du genre de l’épopée, comme l’Iliade, l’Odyssée ou, plus tard, l’Énéide. L’épopée cherche à travers les personnages qui représentent des choix politiques à fonder ou refonder la cité. Ainsi, dans l’Odyssée, le combat entre les prétendants qui veulent le pouvoir et Ulysse, le roi d’Ithaque qui doit faire valoir sa légitimité. L’épopée antique s’intègre dans une cosmologie, une vision de la nature, des dieux et des hommes, alors homogène. Le poète Frédéric Boyer a d’ailleurs intitulé sa traduction des Géorgiques, de Virgile, le Souci de la terre : pour les Anciens, la politique est dans la nature.
La poésie contemporaine renoue avec cette tradition, pour imaginer une autre vie politique face à la crise écologique. C’est le cas du poète Pierre Vinclair, dont je parlerai plus longuement dans cet article, mais aussi (par exemple) de Jean-Claude Pinson et Michel Deguy. Que peut dire, et faire, la littérature, la poésie, dans la grande crise écologique qui est la nôtre ? Deux choses essentielles : agir sur nos catégories de pensée, refonder un nouvel imaginaire, par exemple notre conception des relations entre nature et culture ; et inventer de nouvelles formes d’échanges et d’action collective pour donner vie à ce nouvel imaginaire. Il ne saurait donc être question de (seulement) célébrer la Nature ni de (seulement) dénoncer l’impasse actuelle, mais de (re)créer un ordre affectif et collectif.
Les sciences sociales ont assez montré combien nos représentations transformaient notre vie collective : les modèles d’action politiques (le capitalisme, le communisme, la social-démocratie, etc.) sont autant des idées que des pratiques sociales. Plusieurs livres de Pierre Vinclair, poète français né en 1982, tracent une voie pour créer du sens « face à la catastrophe ».
Le pouvoir de la littérature : changer les catégories de pensée
Pierre Vinclair a publié deux livres qui abordent directement la question écologique, un livre de poésie, la Sauvagerie (2020), et un essai, Agir non agir (2020).
La Sauvagerie est une série de 500 poèmes, inspirés sur la forme par l’œuvre d’un grand poète de la Renaissance, Maurice Scève, qui publia sa Délie en 1544. La Sauvagerie a paru dans « Biophilia », la collection que la maison d’édition Corti consacre « au vivant au cœur d’éclairages ou de rêveries transdisciplinaires ».
Une série de dizains (dix vers décasyllabiques rimés) se consacre aux espèces animales les plus menacées. Pierre Vinclair recourt à la métaphore de la cuisine, pour expliquer sa poétique : ses dizains qui rassemblent une vaste érudition littéraire et scientifique cherchent à faire déguster au lecteur un « plat vivant ». Pour entrer en cuisine, rien de mieux que de lire, et relire, un dizain ; par exemple celui consacré à une espèce d’albatros, Diomedea Amsterdamensis, qui vit dans l’océan Indien. La figure de l’albatros rappelle immédiatement Baudelaire, où l’oiseau symbolisant le poète plane dans le ciel (les albatros ne se posent presque jamais) mais une fois à terre ne peut rien contre la cruauté des hommes qui l’agacent avec un briquet. Voici le dizain de Pierre Vinclair :
« Souvent, pour s’amuser, trois hommes violent
un albatros, gros oiseau indolent
coincé dans les ralingues des palangres
où l’attire une fish facile (avec aplomb,
le poète semblable au pêcheur dont les lignes
piègent des vivants, en a lancé vers l’internet
et lu : albatros – the female proceeds to receive
anal, while jacking off sb with both hands)
l’oiseau sombre, comme un plomb dans la mer
acorant son poussin abandonné. »
Le poète est une espèce menacée comme toutes les espèces le sont, et un « pêcheur contre les pêcheurs » ; l’albatros, lui aussi une espèce menacée, est pareillement poète : la métaphore est réversible. Le poème joue sur les signifiants, puisqu’en argot américain l’albatros est une position sexuelle – le dizain porte le numéro 69. La pornographie est donc la menace qui écartèle Diomedea amsterdamensis, piégé en pourchassant les poissons dans les palangres de la pêche industrielle. Un drame se joue : l’oiseau sera-t-il sauvé ?
Dans le dernier vers, il sombre, et accuse d’abord ses tortionnaires, et le poète qui ne l’a pas sauvé mais donne à voir, à sentir, le drame ignoré d’un oiseau. En somme, l’oiseau invite les lecteurs à son procès, le nôtre, pour meurtre et pornographie ; notre désir viole l’ordre du monde, le viol de la femelle ne donnera naissance à rien, le poussin abandonné va mourir et l’espèce avec lui.
La poésie est une pensée non pas philosophique ou scientifique, avec des concepts, mais avec figures (ici l’oiseau, les pêcheurs, le poète, les navires-usines, le désir, la pornographie). Elle n’est pas sans ordre, elle est tenue par la versification, la prosodie, l’architecture de la langue.
La poésie, ou la cérémonie improvisée
La poésie (et Vinclair) pense aussi l’organisation de la vie collective face à la catastrophe. Le moyen poétique, c’est l’épopée parce que celle-ci cherche justement à faire vivre un changement politique, on l’a vu. La Sauvagerie est donc une épopée du monde « sauvage ». Mais nous sommes modernes ; l’épopée sera donc fragmentaire puisque nous n’avons plus de récit qui garantirait l’unité du monde comme en avaient les Anciens Grecs. La Sauvagerie est une épopée collective pour Gaïa, le nom que donne le philosophe Bruno Latour à la nature pour sortir de la dichotomie mortifère entre nature et culture. Gaïa englobe aussi bien humains que non-humains dont le destin est commun.

Il faut alors d’autres modes d’action collective, et Vinclair a invité d’autres poètes qui écrivent aussi des dizains, se commentent, dans une sorte d’atelier de peintres de la Renaissance. La Sauvagerie est donc une œuvre collective, et Vinclair invite dans cet atelier tous ceux qui veulent contribuer à la refondation de notre vie imaginaire et sociale, des artistes aux scientifiques. La catastrophe en cours nous oblige à repenser, réorganiser, notre vie symbolique mais aussi nos moyens d’agir. Le poète ouvre les portes d’une maison (de mots, nous habitons le langage comme le langage nous habite) où le lecteur peut rencontrer le(s) poète(s), d’autres lecteurs, des albatros, Baudelaire, des pêcheurs, des navires-usines, dans une architecture (une forme), un théâtre commun parce que la vie sociale est une dramaturgie : c’est donc bien une « cérémonie improvisée », un rite, où le sujet « délaisse ses contenus propres, se laisse posséder par les gestes d’un mort servant de médium » pour recréer le sens.
Cette cérémonie convoque humains et non-humains dans un espace et un lieu commun pour célébrer justement ce que nous avons en commun, dont aussi, point capital pour Vinclair, les morts, afin de reconstruire la chaîne des générations et de la vie (pour tous les êtres vivants). Le poème organise cette cérémonie pour sortir ensemble de ce que l’anthropologue Philippe Descola appelle le « naturalisme » : l’idée, moderne, où le monde n’est que matière, et par là, matière à notre disposition, à l’exploitation, jusqu’à la catastrophe. Le grand poète romantique allemand Hölderlin interrogeait : « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? » La réponse vient : à ça, justement.

Sébastien Dubois a reçu des financements du Ministère de la Culture.
18.08.2025 à 16:47
Spirus Gay, l’acrobate anarchiste qui a fait de sa vie et de son corps une œuvre politique
Texte intégral (2225 mots)

Spirus Gay (1865-1938), artiste de cirque et militant anarchiste, incarne une figure rare du début du XXe siècle : celle d’un engagement total, mêlant art, corps, éthique et politique. À rebours des catégories figées, sa vie dessine une radicalité joyeuse, cohérente, où acrobatie rime avec pédagogie, naturisme avec syndicalisme, pamphlet avec solidarité.
Comment définir Spirus Gay ? Acrobate, jongleur, équilibriste, anarchiste, syndicaliste, libre penseur, pamphlétaire, naturiste, franc-maçon, mais aussi pédagogue… Joseph Jean Auguste Gay, dit Spirus Gay (1865-1938), échappe à toute tentative de classification. Son parcours foisonnant incarne une figure rare de l’engagement total, où corps, esprit, art et pensée politique s’entrelacent pour questionner et subvertir les normes établies.
C’est dans cette articulation cohérente entre action physique, engagement intellectuel et militantisme radical que se dessine un itinéraire véritablement singulier.
Notre société, cloisonnée et fragmentée, laisserait-elle encore aujourd’hui une place à un Spirus Gay ?
Pourquoi écrire sur Spirus Gay ?
Pour un historien, écrire sur un tel personnage est un défi. Au premier abord, peu de traces. Il n’a pas laissé d’œuvre majeure ou de manifeste célèbre. Il n’a pas dirigé de journal influent ni fondé de courant théorique. Et pourtant, il est là, en creux, dans les marges et les interstices de l’histoire de l’anarchisme français. En militant, il participe aux luttes, combats, expérimentations et utopies de la fin du XIXe siècle et du début du XXe.
Sa trajectoire incarne une manière de vivre l’anarchisme : dans les corps, dans les gestes, dans l’harmonie entre vie personnelle et engagement individuel et collectif. Parce qu’il illustre cette cohérence rare entre les idées que l’on défend et la vie que l’on mène. Parce qu’il force à repenser les catégories : artiste ou militant ? Intellectuel ou manuel ? Penseur ou pédagogue ?
À l’image du travail biographique sur l’histoire des femmes, l’enjeu est de sortir d’un genre convenu, d’éviter la tentation de simplifier, de linéariser, de trahir une vie foisonnante. A contrario, il ne s’agit pas de construire une légende, mais de comprendre, par les sources et la rigueur historique, ce que cette vie singulière peut nous dire aujourd’hui. De reconstituer un puzzle à partir d’archives éparses et de journaux oubliés, d’aphorismes et d’articles de Spirus Gay, de traces ténues (plus de 600 mentions dans la presse de l’époque, une quinzaine de textes signés tout de même). D’écrire sans gommer les contradictions, les zones d’ombre et les silences.
Un artiste accompli
Figure du music-hall parisien de la fin du XIXe siècle, Spirus Gay incarne une forme d’artiste polyvalent : équilibriste, jongleur de force, illusionniste, ventriloque et prestidigitateur, il monte sur les scènes parisiennes, des Folies-Belleville aux Folies Bergère, à Paris. Entre marginalité et culture de masse, derrière le prestige des affiches et les titres de « roi des équilibristes » ou de « champion du monde » de culturisme, se cache une réalité bien plus âpre.
Comme beaucoup d’artistes de variétés, Spirus Gay vit dans une instabilité constante, suspendu aux cachets, exposé aux blessures, aux accidents de scène, et aux coups durs de la vie. À plusieurs reprises, la communauté militante et artistique doit organiser des collectes pour subvenir à ses besoins, réparer ses outils détruits, ou l’aider à faire face à la maladie.
Cette précarité ne l’empêche pas d’être de nombreux combats pour la reconnaissance des artistes de « l’art vivant ». Spirus Gay s’engage avec ferveur dans la défense des droits des artistes, qu’il considère comme pleinement intégrés à la condition ouvrière.
Dès 1893, il siège au conseil syndical du Syndicat des artistes dramatiques, puis devient, en 1898, secrétaire de l’Union artistique de la scène, de l’orchestre et du cirque. Ce rôle lui permet d’organiser des actions collectives, mêlant concerts et solidarité militante. Porte-parole, il défend les artistes lyriques et revendique l’action directe face aux abus patronaux.

Autodidacte, Spirus Gay publie également dans le journal le Parti ouvrier, organe du Parti socialiste révolutionnaire, une dizaine d’articles qui esquissent sa vision de la société et du monde. Ces écrits, des aphorismes pour la plupart, un genre littéraire singulier qui interroge sur sa propre éducation et formation. L’étonnement apparent face à cette union du corps et de l’esprit repose, encore aujourd’hui, sur des préjugés profondément ancrés qui établissent une frontière entre l’artiste de divertissement et l’engagement politique profond et continu, mais aussi une hiérarchie entre les fonctions intellectuelles et manuelles.
L’éducation intégrale comme projet révolutionnaire
Spirus Gay est aussi un pédagogue, héritier direct des principes éducatifs défendus par le pédagogue libertaire Paul Robin à partir de 1869. Pour ce dernier, l’éducation intégrale repose sur un principe simple mais profondément subversif : refuser la dissociation entre l’intellect, le corps et l’affectif. Développer « la tête, la main et le cœur » de manière harmonieuse, ce serait libérer l’individu de l’aliénation produite par une école jugée autoritaire, par l’usine, par l’Église ou par l’État.
Spirus Gay applique ce principe dans sa vie comme dans ses pratiques éducatives. Son gymnase qu’il fonde à Paris en 1903, le Végétarium, devient un espace d’expérimentation pédagogique et de formation à la liberté, où culture physique, végétarisme, éducation « cérébro-corporelle » et hygiène de vie s’articulent comme autant d’outils d’émancipation. Chez lui, l’acrobatie devient un acte politique, le mouvement une philosophie de résistance. L’éducation, envisagée comme un processus permanent, tout au long de la vie, s’inscrit autant dans le développement de l’esprit que dans celui du corps. En tant que militant naturien libertaire et naturiste, il participe à la fondation de la première communauté naturiste à Brières-les-Scellés, dans l’actuel département de l’Essonne, et milite pour la lutte contre les ravages de l’alcool.
Un penseur de l’altruisme politique
Libre-penseur, anticlérical, athée et franc-maçon, Spirus Gay incarne aussi un engagement intellectuel humaniste, nourri par les idéaux de la liberté de conscience et de l’émancipation individuelle et collective. « Je crois en la divine égalité dans une société sans religion ni maître », écrit-il en 1894.
Ses écrits tracent les contours d’une philosophie éthique, engagée et radicale. Il y défend une société fondée sur l’égalité, la justice, le refus de l’autorité et une lutte acharnée contre l’égoïsme capitaliste.
Pour lui, l’altruisme n’est pas une posture morale, mais une arme politique : une manière de désarmer la violence d’un monde fondé sur l’exploitation et la compétition. Une notion que l’on retrouve dans le concept « d’altruisme efficace », défini par le philosophe Peter Singer.
La puissance subversive d’une vie
Spirus Gay ne se résume pas. Il échappe aux classifications, refuse les cadres. Tant mieux, car il faut se méfier des panthéons : ils figent ce qu’ils célèbrent.
Sa trajectoire est finalement une proposition : celle d’une radicalité incarnée et cohérente. Sa vie oppose une résistance constante aux cloisonnements, aux hiérarchies et aux assignations identitaires. Elle articule le geste esthétique, la rigueur intellectuelle et l’engagement.
Spirus Gay interroge en profondeur nos façons de vivre nos idées : comment ne pas dissocier nos convictions de notre quotidien, notre politique de notre manière de vivre, de manger, de respirer. Son parcours constitue une invitation à penser, à lutter, à vivre.

Sylvain Wagnon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.