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03.06.2025 à 15:59

La descente aux enfers d’Ubisoft : crise interne ou déclin du jeu vidéo ?

Valentin Gachet, Doctorant en sciences de gestion, spécialisé en finance, Université Grenoble Alpes (UGA)
Ubisoft, le géant français du jeu vidéo, traverse une période de crise. Grèves, procès pour harcèlement et mauvais résultats économiques l’obligent à se réinventer s’il veut continuer à peser dans ce secteur.
Texte intégral (2483 mots)
Comme _Assassin’s Creed_, certaines franchises d’Ubisoft semblent peiner à se renouveler. Alex Van Aken/Shutterstock

Alors que le confinement laissait entrevoir un avenir radieux pour Ubisoft, les dernières années ne semblent lui apporter que de mauvaises nouvelles. Entre franchises qui s’essoufflent, performances financières en berne et troubles internes allant jusqu’à un procès pour harcèlement sexuel et moral de trois anciens cadres, le géant français du jeu vidéo traverse une période délicate.


Depuis 2018, Ubisoft a plongé en bourse. Alors que son cours s’élevait jusqu’à 107 €, aujourd’hui le titre s’échange aux alentours de 10 €, soit une baisse de 86 % en cinq ans ! Et les résultats de l’exercice 2024-2025, communiqués le 14 mai dernier, n’ont pas rassuré les investisseurs avec des chiffres et prévisions en dessous de ce qu’avaient anticipé les analystes.

Dans une logique de réduction des coûts, Ubisoft s’est déjà séparé de 3 000 employés depuis 2022.

L’entreprise, qui bénéficie de plusieurs dizaines de millions d’aides publiques, a également annoncé en mars dernier la création d’une filiale qui va regrouper trois licences phares mais qui va surtout être détenue à 25 % par le géant chinois Tencent. De quoi alimenter l’hypothèse d’un rachat futur et d’un passage sous pavillon étranger. Le 9 octobre, un député a ainsi envoyé une lettre au premier ministre pour l’alerter sur « l’enjeu de souveraineté culturelle et industrielle forte » que représente la filière du jeu vidéo, sans citer expressément l’entreprise française.

Pourtant, Ubisoft, c’est aussi une histoire à succès. D’une petite entreprise de distribution de jeux vidéo fondée en 1986 en Bretagne, le groupe s’est depuis imposé comme l’un des plus grands éditeurs du globe. Connu pour ses licences phares Assassin’s Creed, Far Cry, Rainbow Six ou encore Just Dance, Ubisoft compte environ 17 000 employés et plus de 40 studios à travers le monde.

Sommes-nous donc en train d’assister à la chute du plus grand éditeur français ou est-ce le secteur du jeu vidéo qui se trouve en difficulté ?

Le management d’Ubisoft au cœur des polémiques

En 2020, à la suite de témoignages sur les réseaux sociaux relatant des comportements abusifs au sein de l’entreprise, une enquête journalistique révèle les harcèlements moraux et les agressions sexuelles pratiqués par certains haut placés sur les employés. D’autres médias recueillent également des témoignages qui font apparaître un grave dysfonctionnement des ressources humaines. Toutes ces révélations amèneront au départ ou à la mise à pied de nombreuses personnes importantes au sein du studio, dont Serge Hascoët, directeur créatif considéré à l’époque comme le numéro 2 d’Ubisoft, validant la plupart des jeux développés. C’est également le cas de Guillaume Patrux, Game director, ou encore Michel Ancel, à l’origine de la saga à succès Rayman.

Ces évènements ne passent pas inaperçus et portent atteinte à l’image d’Ubisoft avec une baisse de plus de 9 % en bourse en une seule journée.

Mais ce n’est pas tout, la perte des personnes qui ont largement contribué au succès faramineux des jeux les plus connus et lucratifs de l’entreprise affecte les résultats de celle-ci : sur la période 2021-2022, le chiffre d’affaires est en baisse 4,4 % et il est en grande partie maintenu par le back-catalogue (+11 %), c’est-à-dire les anciens jeux publiés.

En 2022-2023, le back-catalogue est en recul et le chiffre d’affaires chute encore de 14,6 %, le résultat de sorties de jeux décevants (notamment Far Cry 6) et d’autres qui sont reportés (Skull and Bones, Avatar…).

Pour Ubisoft, la crise sociale ne s’arrête pas là…

Plusieurs grèves

En février dernier survenait en France une grève nationale lancée par le Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV) pour lutter contre les licenciements de plus en plus nombreux dans le milieu mais également pour revendiquer une réduction du temps de travail. En octobre 2024, c’étaient les syndicats d’Ubisoft qui avaient déjà appelé à la grève pour demander une revalorisation des salaires et contester une diminution des jours de télétravail. Un mouvement qui avait déjà été précédé par une autre grève en février 2024, là encore sur la question des salaires…

Ubisoft a donc, depuis quelques années, de réels problèmes de management, ce qui ternit son image et fait fuir ses talents. Tout cela ne rassure pas ses investisseurs, d’autant que le studio doit également faire face à un problème qui touche plus largement le secteur du jeu vidéo.

Les conséquences post-Covid sur le jeu vidéo

Si Ubisoft s’est retrouvé au cœur des polémiques en 2020, nul doute que le studio aura tout de même profité de l’impact positif qu’aura eu la pandémie dans ce milieu. En effet, en se basant sur les ratios financiers de grandes entreprises du jeu vidéo, une étude a ainsi démontré que l’industrie est l’un des rares secteurs à avoir prospéré économiquement pendant cette période de crise. Un constat qui s’explique par un temps de jeu qui a largement augmenté du fait des confinements. À ce moment, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait d’ailleurs recommandé la pratique des jeux en ligne pour garder un lien social tout en restant à distance.

D’autres chercheurs ont également mis en avant le rôle de la pandémie dans la perception positive et la pratique du jeu vidéo, mais en rappelant toutefois que cela reste encore une fois lié au contexte particulier et temporaire de l’épidémie.

La période 2020-2022 a été la plus prolifique en termes de croissance, mais aussi d’investissements dans les jeux vidéo. Par exemple, entre 2020 et 2021, le nombre total d’investisseurs en capital-risque actifs dans le financement de studios ou éditeurs a été multiplié par quatre ! Il est clair que les investisseurs espéraient une croissance continue du secteur sur les années qui suivent.

Cependant, les chiffres délivrés par le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (Sell) révèlent plutôt une tendance stagnante qu’une réelle progression depuis 2020.


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Désengagement des investisseurs

L’année 2023 a été un peu particulière puisqu’elle était marquée par la sortie d’une nouvelle génération de consoles qui a dopé les ventes, mais les résultats de 2024 montrent un retour à un niveau similaire aux années précédentes. Ces chiffres établissent donc une assez bonne résilience du secteur, toutefois bien loin des résultats que l’on pourrait attendre après les investissements massifs qui ont été faits. Résultat, les investisseurs se désengagent avec, pour conséquence, une baisse des cours boursiers et des licenciements. Un constat auquel Ubisoft ne déroge évidemment pas.

Et malheureusement pour l’éditeur français, en plus du contexte économique du jeu vidéo et de ses problèmes de management, il est également attaqué sur l’orientation prise par ses derniers jeux.

Des choix marketing remis en cause

Si, jusqu’en 2015, Ubisoft a fait sa renommée en proposant continuellement des jeux plus ambitieux et captivants, les années suivantes semblent marquer un essoufflement. Les quatre premiers jeux de la licence Far Cry ont ainsi tous récolté une note supérieure à 85 sur 100 sur Metacritic (agrégateur de notes reconnu dans le milieu), les suivants n’atteignent pas ce niveau avec 81 pour Far Cry 5 et seulement 73 pour Far Cry 6.

Même constat pour la saga Assassin’s Creed qui peine à ravir les fans de la première heure. Une étude de cas de cette licence a pu démontrer qu’Ubisoft a modifié sa stratégie marketing depuis Assassin’s Creed Origins (2017). La formule a été adaptée et universalisée pour s’adresser au public le plus large possible, quitte à laisser de côté les aspects plus narratifs.

Des jeux plus chers à produire

Un virage aux résultats discutables car, si les ventes sont plutôt encourageantes, égalant voire surpassant les premiers jeux, il faut rappeler que le coût des derniers épisodes est bien plus conséquent puisque, aujourd’hui, les budgets des grosses productions atteignent les 200 millions de dollars. Ubisoft ne communique pas sur les coûts de ses jeux, mais on estime qu’Assassin’s Creed Unity (2014) aurait coûté 140 millions d’euros et le dernier opus, environ 300 millions d’euros, marketing inclus.

Mais, plus important encore, les notes n’atteignent pas celles des précédents opus et les derniers jeux sont pointés du doigt pour leurs ressemblances. Des critiques qui s’étendent à toutes les licences d’Ubisoft puisque la formule a été adoptée pour tous les derniers projets.

Ce choix attire la méfiance des joueurs et a un impact sur les ventes de l’éditeur. D’ailleurs, si Assassin’s Creed Shadows, sorti le 20 mars dernier, semble apporter suffisamment de recettes pour donner une bouffée d’air à Ubisoft, le studio n’a pas communiqué sur le nombre d’unités vendues, ce qui est rarement une bonne nouvelle… Sans compter que le 3 juin, XDefiant, un jeu de tir multijoueur aux ambitions énormes réalisé par Ubisoft en mai 2024, a fermé définitivement ses portes, faute d’audience. Un échec colossal qui marque donc à nouveau la fracture entre le studio et les attentes des joueurs.

Finalement, une mauvaise adaptation au secteur du jeu vidéo ?

Le 24 avril dernier sortait le jeu Clair Obscur : Expédition 33, développé par Sandfall Interactive, un studio français nouvellement créé et composé d’une trentaine de développeurs, pour la plupart des juniors (et quelques anciens de chez Ubisoft).

Il s’agit d’un jeu de rôle se jouant au tour par tour, un genre assez peu populaire qui est donc loin d’être tout public… et qui a été vendu plus de deux millions d’unités en moins de deux semaines. Il atteint par ailleurs l’excellente note de 92. Une réussite qui prouve que le secteur du jeu vidéo ne se porte pas si mal et qu’il est même possible de capter l’attention des joueurs avec un style de jeu d’ordinaire boudé par le public et les éditeurs.

Ce succès met en exergue les difficultés du géant Ubisoft qui peine à rester aussi agile et innovant que de petits studios. Si elle veut sortir la tête de l’eau, l’entreprise va donc devoir réussir rapidement à s’adapter aux transformations du secteur tout en réglant ses problèmes internes.

The Conversation

Valentin Gachet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

03.06.2025 à 14:39

Crimes racistes et islamophobes, lutte contre « le frérisme » et culture du soupçon anti-musulmans

Haoues Seniguer, Maître de conférences HDR en science politique. Spécialiste de l’islamisme et des rapports entre islam et politique, Sciences Po Lyon, laboratoire Triangle, ENS de Lyon
Philippe Corcuff, Professeur des universités en science politique, membre du laboratoire CERLIS (UMR 8070), Sciences Po Lyon
Un contexte idéologique islamophobe et une « xénophobie d’atmosphère » ne sont pas sans lien avec l’assassinat à la mosquée de La Grand-Combe et les crimes racistes de Puget-sur-Argens.
Texte intégral (2653 mots)

Le meurtre d’Aboubakar Cissé, assassiné dans la mosquée de la Grande-Combe (Gard) le 25 avril 2025, est le point d’acmé d’une culture du soupçon à l’égard de l’islam et des musulmans. Le récent rapport gouvernemental sur l’entrisme des Frères musulmans en France participe de cette logique de suspicion à tonalité conspirationniste qui s’est installée jusqu’au sommet de l’État. Au-delà de l'hostilité à l’égard des musulmans, les crimes racistes de Puget-sur-Argens (Var), ce 31 mai, soulignent la prégnance de la xénophobie dans l’espace public.


Aboubakar Cissé a été assassiné le 25 avril dernier. La trajectoire du meurtrier reste à préciser pour mieux cerner l’étendue de ses motivations. Néanmoins, cet événement revêt d’ores et déjà une portée emblématique à maints égards : d’abord, par la violence extrême de l’acte ; ensuite, par le fait qu’il s’agisse d’un musulman ordinaire, sans antécédents ; par le lieu du forfait, la mosquée de La Grand-Combe dans le Gard ; enfin, par le mode opératoire de l’assaillant, qui a pris soin de filmer son geste en l’accompagnant de paroles ouvertement anti-islam et antimusulmanes, les deux dimensions s’entremêlant dans les propos rapportés par l’AFP : « Ton Allah de merde. » Ce fait inordinaire ayant affecté un musulman du quotidien peut être interprété comme le point d’acmé d’une culture du soupçon à l’égard de l’islam et des musulmans qui s’est déplacée des marges de la sphère publique à son centre.

Dans une enquête de science politique publiée en 2022, nous avons mis en évidence que, depuis les attentats de 2015, des représentants de l’État ont glissé de la critique légitime des auteurs des attentats terroristes vers une suspicion plus étendue à l’égard du monde musulman, dans une « confusion conceptuelle entre conservatisme, rigorisme, radicalisation, séparatisme, islamisme et djihadisme ». Le récent rapport gouvernemental sur les Frères musulmans en France, en évoquant « un projet secret » sans « aucun élément sérieux pour le démontrer », selon les mots du politiste Franck Frégosi, participe de cette logique de suspicion à tonalité conspirationniste qui s’est installée jusqu’au plus haut niveau de l’État. Les acteurs incriminés sont sommés de faire constamment la preuve de leur innocence malgré leur légalisme affiché et revendiqué.


À lire aussi : Débat : Le traitement de l’islam en France est-il symptomatique d’une crise républicaine ?


L’islamophobie et son déni

Compte tenu des nombreux indices empiriques, il semble par conséquent difficile d’en ignorer la portée éminemment islamophobe. Pourtant, malgré ce qui relève de l’évidence factuelle – fondée tant sur le lieu du crime que sur les déclarations de l’assassin, confirmée par les premières investigations de la justice –, certains responsables politiques, journalistes et éditorialistes ont spontanément hésité à en admettre le caractère fondamentalement raciste, avec un aspect anti-islam remarquable.

Si le premier ministre François Bayrou a immédiatement qualifié ce meurtre d’« ignominie islamophobe », d’autres membres du gouvernement, et plus largement de la classe politique, n’ont pas adopté la même clarté. Les raisons de ces hésitations sont diverses. Le ministre de l’intérieur et des cultes Bruno Retailleau, après un silence inhabituel et sans se rendre directement sur les lieux du drame, s’est contenté d’évoquer la possibilité d’« un acte antimusulman », dans une prudence en décalage avec ses déclarations alarmistes sur la menace de « l’islamisme ».

Manuel Valls, ministre des outre-mer, a, pour sa part, parlé « d’un acte de haine à l’encontre des musulmans », tout en affirmant qu’il ne faut « jamais employer les termes de l’adversaire, ceux qui veulent la confrontation avec ce que nous sommes », car le terme islamophobie aurait été « inventé il y a plus de trente ans par les mollahs iraniens ».

Pourtant, les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed ont montré dès 2013, dans leur livre Islamophobie, que le mot apparaît en français dès 1910 chez des administrateurs coloniaux-ethnologues. Toutefois, au-delà de la fake news, Manuel Valls met en accusation la façon la plus courante de qualifier les actes antimusulmans au niveau des institutions internationales, dans les ONG et dans la recherche en sciences sociales, comme l’a mis en évidence Houda Asal en 2014. Or, en n’en faisant qu’une arme aux mains de ceux qui voudraient déstabiliser le pacte républicain français, l’ancien premier ministre risque d’amoindrir la condamnation d’un meurtre horrible, en la mettant en balance avec un autre danger flou aux tonalités conspirationnistes affectant cette fois l’ensemble de la communauté nationale.

Dans le champ médiatique, l’éditorialiste Caroline Fourest, disqualificatrice de longue date du terme islamophobie, s’est précipitée pour relayer sur X, le 28 avril 2025, la version du présumé coupable qui, selon son avocat italien, nierait toute intention antimusulmane. Puis, le lendemain sur LCI, elle est allée jusqu’à soutenir, de manière non documentée, que c’est le mot islamophobie « qui a beaucoup tué dans ce pays ». D’autres, comme le journaliste Alexandre Devecchio ou le politiste Gilles Kepel dans le Figaro, ont préféré insister sur les potentielles instrumentalisations du terme islamophobie à gauche ou dans les milieux dits « islamistes », plutôt que d’interroger sérieusement la responsabilité politique et idéologique d’un climat globalement dépréciatif à l’égard des manifestations publiques et légales de l’islamité. Un climat qui a pu créer des conditions facilitant un passage à l’acte aux relents racistes et islamophobes manifestes.

En association avec l’air du temps anti-musulmans, c’est hostilité à l’égard des étrangers et des migrants qui a été légitimée dans les débats publics. Les crimes racistes commis le 31 mai à Puget-sur-Argens (Var) par un sympathisant des idées d’extrême droite ayant posté des vidéos xénophobes en constituent un indice effrayant. Hichem Miraoui, de nationalité tunisienne, a été assassiné et un jeune homme de nationalité turque a été blessé par balles.

Antisémitisme d’atmosphère et islamophobie d’atmosphère

Depuis le 7 octobre 2023 en France, un antisémitisme d’atmosphère, qui ne constitue pas la cause mécanique d’actes antisémites en recrudescence documentés par le rapport 2024 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, mais qui se présente comme un bain idéologique propice, a rendu davantage légitime aux yeux d’une petite minorité de personnes le passage à des actes extrêmes. C’est le cas du viol et des violences antisémites à l’égard d’une fillette de 12 ans à Courbevoie, le 15 juin 2024, où la judéité de la victime a été associée par ses agresseurs à l’État d’Israël et à la Palestine. Dans ce bain idéologique, des porosités se sont développées entre la notion floue et à géométrie variable d’« antisionisme » et l’antisémitisme.

De manière analogue, il existe une islamophobie d’atmosphère, au sein de laquelle la violence islamophobe peut apparaître davantage acceptable aux yeux de quelques personnes. Cet air du temps idéologique a été alimenté par des personnalités politiques, journalistiques et intellectuelles, dans un soupçon vis-à-vis des pratiques musulmanes visibles (comme le voile) indûment associées à « l’islamisme », catégorie aux frontières d’ailleurs dilatées, amalgamant les islamoconservatismes légalistes, critiquables du point de vue d’une éthique de l’émancipation comme les catho-conservatismes ou les judéo-conservatismes mais pas juridiquement condamnables, et les djihadismes meurtriers faisant peser des dangers mortels sur la population.


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Dans le cas de l’islamophobie, à la différence de l’antisémitisme actuel refoulé aux marges du débat public à cause de la mémoire des horreurs de la Shoah, la suspicion s’est exprimée jusqu’au sommet de l’État, lui donnant une légitimité forte. Ainsi la loi du 24 août 2021 « confortant le respect des principes de la République » a d’abord été présentée comme une « loi contre les séparatismes », faisant suite au discours prononcé par le président de la République aux Mureaux (Yvelines), le 2 octobre 2020, contre « le séparatisme islamiste ». Dès après le drame de La Grand-Combe (Gard), Emmanuel Macron a réitéré une logique de soupçon vis-à-vis du voile musulman sur TF1, le 13 mai 2025 : « Je suis pour la charte olympique qui interdit le port de tout signe religieux dans les compétitions » ; interdiction qui n’est d’ailleurs pas présente dans la Charte du Comité international olympique comme l’ont montré par la suite des vérifications journalistiques.

Islamophobie, antisémitisme et confusionnisme

L’islamophobie d’atmosphère, l’antisémitisme d’atmosphère, mais aussi la xénophobie d’atmosphère se présentent comme des modalités de l’aimantation des débats publics par les extrêmes droites. Dans une enquête sur les transformations idéologiques des espaces publics en France à partir du milieu des années 2000, nous avons construit le concept de « confusionnisme » pour en rendre compte.

Le confusionnisme renvoie au développement d’interférences et d’hybridations entre des postures et des thèmes d’extrême droite, de droite, de gauche modérée et de gauche radicale favorisant l’extrême droitisation dans un contexte de recul du clivage gauche/droite. C’est, par exemple, la valorisation du national et la dévalorisation du mondial et de l’européen, ou la fixation positive (comme dans « l’identité nationale ») ou négative (comme avec « les musulmans ») sur des identités supposées homogènes et closes.

La concurrence entre les combats contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie en a constitué un terrain de développement, à partir du début des années 2000, d’abord dans la galaxie antiraciste. Ainsi, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) et SOS Racisme ont refusé de participer à une manifestation contre tous les racismes (parce qu’incluant la question de l’islamophobie), initiée par le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap) et la Ligue des droits de l’homme (LDH), le 7 novembre 2004. Puis cette concurrence s’est étendue à la sphère politique. Ceux qui privilégient le combat contre l’antisémitisme vont dénigrer la notion d’islamophobie, comme Manuel Valls qui en fait, en 2013, « un cheval de Troie des salafistes ». Ceux qui privilégient l’islamophobie minorent l’antisémitisme, « résiduel » pour le leader de La France insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon, en 2024.

En quoi cette compétition a-t-elle eu des effets confusionnistes ? Pour plusieurs raisons :

  1. cela a travaillé des intersections avec la tendance à l’enfermement des débats publics autour d’identités homogènes et closes, portée par la galaxie de l’ultradroite : identitarisme antisémite, chez Dieudonné et Alain Soral, et identitarisme islamophobe, chez Éric Zemmour ou dans « la théorie du grand remplacement » de Renaud Camus ;

  2. cela a participé à la cristallisation des identités collectives en compétition, en les avivant via des concurrences victimaires ; les porte-parole de chaque identité mise en avant réclamant la place de « plus grande victime » ;

  3. cela a contribué à la banalisation des schémas conspirationnistes, avec deux pôles opposés « le grand remplacement » et « le complot islamiste » ;

  4. et cela a enrayé les convergences antiracistes comme réponse à l’extrême droitisation, les antiracistes étant divisés.

Contextes collectifs et cas singuliers

Nous faisons l’hypothèse que le contexte idéologique islamophobe a joué un rôle dans le meurtre de La Grand-Combe, comme la xénophobie d’atmosphère constitue un facteur à l’œuvre dans les crimes racistes de Puget-sur-Argens. Mais il ne s’agit pas d’une cause directe en un sens déterministe, c’est-à-dire d’une cause unique produisant nécessairement de tels effets. C’est une invitation pour les sciences sociales, dans la douleur de drames, à penser autrement les relations entre des contraintes sociales structurelles, d’une part, et des itinéraires individuels et des dynamiques spécifiques de situation, d’autre part.

Le pari de connaissance propre aux sciences sociales sur ce plan consiste à se saisir du défi formulé par le philosophe Emmanuel Levinas dans son grand livre de la maturité de 1974, Autrement qu’être, ou au-delà de l’essence : « La comparaison de l’incomparable. » Il s’agit de mettre en tension ce qui se répète dans la vie sociale, à travers « la comparaison », et des singularités, en tant que relevant pour une part de « l’incomparable ». Et cela sans abdiquer le souci scientifique d’intelligibilités partielles, ni prétendre pour autant enfermer les pratiques humaines dans une totalité devenant complètement transparente aux savoirs scientifiques.

The Conversation

Haoues Seniguer a reçu des financements de la Fondation pour la mémoire de la Shoah (une bourse postdoctorale) entre 2013 et 2014

Philippe Corcuff est membre de l'association RAAR (Réseau d'Actions contre l'Antisémitisme et tous les Racismes)

03.06.2025 à 12:44

Une brève histoire de la diplomatie des océans

Kevin Parthenay, Professeur des Universités en science politique, membre de l'Institut Universitaire de France (IUF), Université de Tours
Rafael Mesquita, Professeur Associé à l’Université Fédérale du Pernambuco, Brésil
L’histoire de la diplomatie des océans permet de mieux comprendre les enjeux actuels : la conférence Unoc 3 à Nice doit être l’occasion de consolider le droit international des océans.
Texte intégral (2769 mots)

À la veille de la 3e Conférence des Nations unies sur les océans (Unoc 3), où en est la gouvernance marine ? Se pencher sur l’histoire de la diplomatie des océans permet de mieux comprendre la nature des enjeux actuels : Nice doit être l’occasion de consolider un nouveau droit international des océans.


Le 9 juin 2025, la Conférence des Nations unies sur les océans (Unoc) s’ouvrira à Nice (Alpes-Maritimes). Il s’agit de la troisième conférence du nom, après celle de New York en 2017 puis de Lisbonne en 2022. Organisée conjointement par la France et par le Costa Rica, elle rassemblera 150 États et près de 30 000 personnes autour de la « gestion durable de l’océan ».

Ce qui est présenté comme un moment fort pour les océans s’inscrit en réalité dans un changement de dynamique profond de la gouvernance marine, qui a été lancé il y a déjà plusieurs décennies. Jadis pensée pour protéger les intérêts marins des États, la gouvernance des océans doit désormais tenir compte des enjeux climatiques et environnementaux des océans.

Ce « moment politique » et médiatique ne devra ni occulter ni se substituer à la véritable urgence, qui est d’aboutir à des évolutions du droit international qui s’applique aux océans. Sans quoi, le sommet risque de n’être qu’un nouveau théâtre de belles déclarations vaines.

Pour comprendre ce qui se joue, il convient de débuter par une courte rétrospective historique de la gouvernance marine.

Quelle gouvernance internationale des océans ?

La gouvernance des océans a radicalement changé au cours des dernières décennies. Auparavant centrée sur les intérêts des États et reposant sur un droit international consolidé dans les années 1980, elle a évolué, depuis la fin de la guerre froide, vers une approche multilatérale qui mêle un large spectre d’acteurs (organisations internationales, ONG, entreprises, etc.).

Cette gouvernance est progressivement passée d’un système d’obligations concernant les différents espaces marins et leur régime de souveraineté associé (mers territoriales, zones économiques exclusives (ZEE) ou encore haute mer) à un système prenant en compte la « santé des océans », où il s’agit de les gérer dans une optique de développement durable.

Pour mieux comprendre ce qui se joue à Nice, il faut comprendre comment s’est opérée cette bascule. Les années 1990 ont été le théâtre de nombreuses déclarations, sommets et autres objectifs globaux. Leur efficacité, comme on le verra plus bas, s’est toutefois montrée limitée. Ceci explique pourquoi on observe aujourd’hui un retour vers une approche davantage fondée sur le droit international, comme en témoignent par exemple les négociations autour du traité international sur la pollution du plastique.


À lire aussi : Traité mondial contre la pollution plastique : en coulisses, le regard des scientifiques français présents


La « Constitution des mers », un texte fondateur

L’émergence du droit de la mer remonte à la Conférence de La Haye en 1930. Aujourd’hui, c’est essentiellement autour de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982 que la gouvernance marine s’est progressivement structurée.

L’Unoc 3 en est le prolongement direct. En effet, les réflexions sur la gestion durable des océans découlent des limites de ce texte fondateur, souvent présenté comme la « Constitution des mers ».

Adoptée en décembre 1982 lors de la Convention de Montego Bay (Jamaïque), la CNUDM est entrée en vigueur en novembre 1994, à l’issue d’un long processus de négociations internationales qui a permis à 60 États de ratifier le texte. Les discussions portaient au départ sur les intérêts des pays en développement, en particulier des pays côtiers, dans un contexte de crise du multilatéralisme, une dimension que les États-Unis sont parvenus à infléchir, et cela sans avoir jamais ratifié la Convention. Celle-ci constitue depuis un pilier central de la gouvernance marine.

Elle a créé des institutions nouvelles, comme l’Autorité des fonds marins (International Seabed Authority), dont le rôle est d’encadrer l’exploitation des ressources minérales des fonds marins dans les zones au-delà des juridictions nationales. La CNUDM est à l’origine de la quasi-totalité de la jurisprudence internationale sur la question.

Elle a délimité les espaces maritimes et encadré leur exploitation, mais de nouveaux enjeux sont rapidement apparus. D’abord du fait des onze années de latence entre son adoption et sa mise en œuvre, délai qui a eu pour effet de vider la Convention de beaucoup de sa substance. L’obsolescence du texte tient également aux nouveaux enjeux liés à l’usage des mers, en particulier les progrès technologiques liés à la pêche et à l’exploitation des fonds marins.

Le début des années 1990 a marqué un tournant dans l’ordre juridique maritime traditionnel. La gestion des mers et des océans a pu être inscrite dans une perspective environnementale, sous l’impulsion de grandes conférences et déclarations internationale telles que la déclaration de Rio (1992), la Déclaration du millénaire (2005) et le Sommet Rio+20 (2012). Il en a résulté l’Agenda 2030 et les Objectifs du développement durable (ODD), 17 objectifs visant à protéger la planète (l’objectif 14 concerne directement l’océan) et la population mondiale à l’horizon 2030.


À lire aussi : Un pacte mondial pour l’environnement, pour quoi faire ?


La Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (CNUED) à Rio de Janeiro (Brésil) en 1992 a inauguré l’ère du « développement durable ». Elle a permis de faire le lien entre les questions environnementales et maritimes, notamment grâce aux découvertes scientifiques réalisées dans la décennie précédente.

Entre 2008 et 2015, les questions environnementales ont pris une place plus importante, avec l’adoption régulière de résolutions portant l’environnement et sur le climat.

Un glissement dans le langage de l’ONU

Depuis 2015, deux thèmes sont devenus récurrents dans l’agenda international : la biodiversité et l’utilisation durable des océans (ODD 14). Dans ce contexte, les enjeux liés aux océans intègrent désormais leur acidification, la pollution plastique et le déclin de la biodiversité marine.

La résolution de l’Assemblée générale des Nations unies sur les océans et le droit de la mer (Oceans and the Law of the Seas, OLOS) est particulièrement utile pour comprendre cette évolution. Rédigée chaque année depuis 1984, elle couvre tous les aspects du régime maritime des Nations unies et permet de refléter les nouveaux enjeux et préoccupations.

Évolution des enjeux et préoccupations liés aux océans dans les résolutions de l’ONU portant sur les océans et le droit de la mer. Mots-clés en anglais pour chaque catégorie –  Mer : « sea », « seas » ; Droit : « law » ; Ressources : « resource » ; Océan : « ocean » ; Agenda 21 : « agenda 21 », « rio declaration » ; ODD : « sustainable development goal », « sdg », « The Future We Want », « agenda 2030 » ; Changement climatique : « climate change », « global warming » ; Biodiversité : « biodivers », « bio-divers » ; Plastique : « plastic ». Fourni par l'auteur

Certains termes environnementaux étaient au départ absents du texte, mais sont devenus plus visibles depuis les années 2000.

Mais cette évolution se reflète aussi dans le choix des mots.

Évolution des termes caractéristiques des résolutions OLOS des années 1984-1995 (gris) vs. 2016-2022 (bleu). Fourni par l'auteur

Tandis que les résolutions OLOS des années 1984 à 1995 étaient surtout orientées vers la mise en œuvre du traité et l’exploitation économique des ressources marines, celles des années plus récentes se caractérisent par l’usage de termes liés à la durabilité, aux écosystèmes et aux enjeux maritimes.

Vers un nouveau droit des océans ?

La prise de conscience des enjeux liés aux océans et de leur lien avec le climat a progressivement fait des océans une « dernière frontière » (final frontier) planétaire en termes de connaissances.

La nature des acteurs impliqués dans les questions océaniques a également changé. D’un monopole détenu par le droit international et par les praticiens du droit, l’extension de l’agenda océanique a bénéficié d’une orientation plus « environnementaliste » portée par les communautés scientifiques et les ONG écologistes.

L’efficacité de la gouvernance marine, jusqu’ici surtout fondée sur des mesures déclaratives non contraignantes (à l’image des ODD), reste toutefois limitée. Aujourd’hui semble ainsi s’être amorcé un nouveau cycle de consolidation juridique vers un « nouveau droit des océans ».

Son enjeu est de compléter le droit international de la mer à travers, par exemple :

Parmi ces accords, le BBNJ constitue probablement le plus ambitieux. Le processus de négociation, qui a débuté de manière informelle en 2004, visait à combler les lacunes de la CNUDM et à le compléter par un instrument sur la biodiversité marine en haute mer (c’est-à-dire, dans les zones situées au-delà des juridictions nationales).

L’accord fait écho à deux préoccupations majeures pour les États : la souveraineté et la répartition équitable des ressources.

Adopté en 2023, cet accord historique doit encore être ratifié par la plupart des États. À ce jour, seuls 29 États ont ratifié ce traité (dont la France, en février 2025, ndlr) alors que 60 sont nécessaires pour son entrée en vigueur.

Le processus BBNJ se situe donc à la croisée des chemins. Par conséquent, la priorité aujourd’hui n’est pas de prendre de nouveaux engagements ou de perdre du temps dans des déclarations alambiquées de haut niveau.

La quête effrénée de minéraux critiques, dans le contexte de la rivalité sino-américaine, a par exemple encouragé Donald Trump à signer en avril 2025 un décret présidentiel permettant l’exploitation minière du sol marin. Or, cette décision défie les règles établies par l’Autorité des fonds marins sur ces ressources en haute mer.

À l’heure où l’unilatéralisme des États-Unis mène une politique du fait accompli, cette troisième Conférence mondiale sur les océans (Unoc 3) doit surtout consolider les obligations existantes concernant la protection et la durabilité des océans, dans le cadre du multilatéralisme.

The Conversation

Kevin Parthenay est membre de l'Institut Universitaire de France (IUF).

Rafael Mesquita ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

03.06.2025 à 11:14

Peut-on vraiment prévenir les arrêts cardiaques avec du champagne ou du vin blanc ? retour sur une étude aux résultats trompeurs

Mickael Naassila, Professeur de physiologie, Directeur du Groupe de Recherche sur l'Alcool & les Pharmacodépendances GRAP - INSERM UMR 1247, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Une étude prétend que consommer du champagne ou utiliser son ordinateur réduirait le risque d’arrêt cardiaque soudain. Attention, elle présente des biais méthodologiques majeurs !
Texte intégral (2078 mots)

Une étude prétend que consommer du champagne ou encore utiliser son ordinateur réduirait le risque d’arrêt cardiaque soudain. Mais elle présente des biais méthodologiques majeurs ! Ses soi-disant résultats ne doivent donc pas être pris en compte.


Il y a des études scientifiques qui font sourire, d’autres qui interrogent, et certaines qui, bien qu’habillées du vernis de la rigueur, diffusent des conclusions aussi fragiles que les bulles d’un verre de champagne.

C’est le cas d’un article récemment publié dans le Canadian Journal of Cardiology qui conclut, entre autres, que la consommation de champagne et/ou de vin blanc pourrait protéger contre l’arrêt cardiaque soudain.

Ce n’est pas une blague, c’est le résultat d’une étude sérieuse… du moins en apparence.


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Un cocktail de données et d’algorithmes

L’étude, conduite par une équipe chinoise, repose sur l’analyse des données de la UK Biobank, une vaste base d’information médicale et comportementale rassemblée auprès de plus de 500 000 volontaires britanniques).

Les chercheurs ont sélectionné 125 « facteurs de risque modifiables » (comme la consommation d’alcool, le temps passé sur l’ordinateur ou les sentiments d’irritabilité) et ont évalué leur lien avec la survenue d’un arrêt cardiaque soudain, sur une période de près de quatorze ans.

Pourquoi 125 ? Pourquoi pas 300 ? Ou 28 859, qui correspond au nombre initial de variables ? On ne saura jamais. Ce choix arbitraire, filtré par des critères aussi opaques qu’un vin trop vieux, a permis de faire ressortir que les buveurs de champagne ou de vin blanc et les amateurs d’ordinateurs seraient mieux protégés des arrêts cardiaques.

Le tout repose sur une approche dite exposomique, qui vise à explorer sans a priori un grand nombre de facteurs environnementaux et comportementaux.


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Pour aller plus loin, les auteurs ont utilisé une méthode sophistiquée – la randomisation mendélienne –, censée permettre d’inférer un lien de causalité entre certains comportements et les arrêts cardiaques.

Le résultat : 56 facteurs seraient associés au risque d’arrêt cardiaque, dont 9 considérés comme causaux. Parmi les facteurs mis en avant comme protecteurs : la consommation de champagne ou de vin blanc, la consommation de fruits secs, ou encore le temps passé sur un ordinateur.

Au passage, six autres facteurs sont présentés comme ayant un lien délétère : le sentiment de ras-le-bol, la quantité et le taux élevés de masse grasse mesurés au bras, l’indice de masse corporelle (IMC), la pression artérielle systolique et un niveau d’éducation inférieur.

Quand la génétique s’égare

La randomisation mendélienne est une méthode puissante, souvent présentée comme un « essai clinique naturel » fondé sur la génétique. L’idée est la suivante : certaines variantes génétiques influencent nos comportements ou traits biologiques (comme l’indice de masse corporelle) et, en les étudiant, on peut tenter d’estimer l’effet causal de ces comportements sur la santé, sans les biais habituels des études observationnelles.


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Mais cette méthode repose sur trois hypothèses très fortes, qui doivent être absolument vérifiées pour pouvoir conclure :

  1. Les gènes choisis doivent être fortement liés au comportement étudié (ex. : boire du champagne).

  2. Ils ne doivent pas être associés à d’autres facteurs (pas de « confusion »). Or, il est peu probable que les buveurs de champagne aient exactement les mêmes conditions de vie que les autres.

  3. Ils doivent influencer l’arrêt cardiaque seulement via la consommation de champagne, et non par d’autres biais sociétaux ou comportementaux (pléiotropie horizontale).


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Une étude récente réalisée par la Société française d’alcoologie a, par exemple, montré que la consommation d’alcool a un lien causal démontré par la randomisation mendélienne sur de nombreuses pathologies : les cancers de la cavité buccale, de l’oropharynx, de l’œsophage, le cancer colorectal, le carcinome hépatocellulaire et le mélanome cutané, ainsi que sur les maladies cardiovasculaires telles que l’hypertension, la fibrillation atriale (un trouble du rythme cardiaque qui accélère le cœur et le fait battre de manière irrégulière), l’infarctus du myocarde et les maladies vasculaires.

Dans l’étude publiée dans le Canadian Journal of Cardiology, plusieurs de ces hypothèses sont probablement faussées. Par exemple, les gènes supposés influencer la consommation de champagne ou de vin blanc pourraient tout aussi bien refléter un statut socio-économique élevé ou des préférences culturelles qui, eux-mêmes, sont liés au risque de maladies cardiovasculaires. C’est ce qu’on appelle la pléiotropie, un biais bien connu en génétique, (également évoqué plus haut dans l’article, ndlr).

L’étude repose en grande partie sur des données autodéclarées (consommation d’alcool, sentiments de ras-le-bol, usage de l’ordinateur), ce qui apporte un niveau de subjectivité supplémentaire. À cela s’ajoute une absence totale de prise en compte des changements dans le temps : boire du champagne à 55 ans n’implique pas qu’on en boira encore à 68, l’âge moyen des arrêts cardiaques dans cette cohorte.

Des résultats aussi exagérés que séduisants

Les résultats montrent un effet protecteur du champagne et de l’ordinateur. Sauf que… surprise ! Les méthodes de sensibilité, qui permettent de juger de la robustesse des résultats (randomisation mendélienne et médiane pondérée), ne trouvent souvent aucune significativité, voire un effet inversé.

La robustesse des résultats étant remise en cause, la prudence doit être de mise. Car les conclusions ne tiennent plus debout quand on change un peu les calculs et les hypothèses de départ. Cela révèle ainsi que ces résultats peuvent être influencés par des biais ou par des incertitudes cachées.

Le plus spectaculaire dans l’étude, ce n’est pas tant le champagne que les chiffres avancés : selon les auteurs, jusqu’à 63 % des arrêts cardiaques pourraient être évités si les facteurs de risque étaient corrigés. Ce chiffre impressionnant repose sur un calcul appelé « fraction de risque attribuable », qui suppose que l’on peut modifier les comportements sans que cela ne change rien d’autre dans la vie des personnes. Une hypothèse très contestable : améliorer son alimentation modifie aussi souvent le poids, le sommeil ou l’humeur.

Plus grave encore : seuls 9 des 56 facteurs identifiés seraient réellement causaux, selon les auteurs eux-mêmes. En d’autres termes, un lien de cause à effet ne serait avéré que pour 9 facteurs sur 56. Il est donc méthodologiquement incohérent de calculer une fraction de risque globale sur la base de données aussi incertaines.

Un cas d’école de surinterprétation

Le problème ici n’est pas l’utilisation des données massives ni des outils statistiques modernes. C’est la surinterprétation des résultats, l’usage approximatif des méthodes et la communication d’un message qui frôle le sensationnalisme scientifique.

En faisant croire qu’un verre de champagne ou quelques heures d’écran pourraient sauver des vies, on détourne l’attention des véritables leviers de prévention : l’arrêt du tabac, la réduction de l’hypertension, la lutte contre les inégalités sociales et l’accès aux soins.

Le risque est de promouvoir une vision naïve de la prévention centrée sur des comportements individuels anodins, au détriment des politiques de santé publique ambitieuses.

La science mérite mieux

Il est essentiel de rester critique face aux résultats trop beaux pour être vrais, surtout lorsqu’ils concernent des sujets graves comme l’arrêt cardiaque. La recherche épidémiologique a tout à gagner à la transparence méthodologique, à la prudence dans les interprétations, et à l’humilité dans la communication des résultats.


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Le champagne et le vin blanc ne sont pas des médicaments. Et une étude, même statistiquement sophistiquée, ne vaut que par la solidité de ses hypothèses.

Si vous voulez vraiment réduire votre risque cardiovasculaire, préférez une marche quotidienne à un verre de bulles, même si c’est moins festif.

The Conversation

Mickael Naassila est Président de la Société Française d'Alcoologie (SFA) et de la Société Européenne de Recherche Biomédicale sur l'Alcoolisme (ESBRA); Vice-président de la Fédération Française d'Addictologie (FFA) et vice-président junior de la Société Internationale de recherche Biomédicale sur l''Alcoolisme (ISBRA). Il est membre de l'institut de Psychiatrie, co-responsable du GDR de Psychiatrie-Addictions et responsable du Réseau National de Recherche en Alcoologie REUNRA et due projet AlcoolConsoScience

03.06.2025 à 11:14

Activité physique : les objets connectés peuvent-ils nous motiver ?

Simone Burin-Chu, Enseignante-chercheuse contractuelle, Université d'Artois
Farole Bossede, Enseignante chercheure contractuelle, Université d'Artois
Appli, jeux vidéo, montres intelligentes… les outils numériques consacrés à l’activité physique nous motivent-ils pour nous impliquer et bouger davantage ? On fait le point.
Texte intégral (2049 mots)

Appli, jeux vidéo actifs, montres intelligentes, plateformes… les outils numériques consacrés à l’activité physique ont-ils fait leurs preuves pour nous motiver à bouger davantage ? Et conviennent-ils à tous les publics, depuis les enfants jusqu’aux personnes âgées ? On fait le point.


L’activité physique est largement reconnue comme bénéfique pour la santé. À l’inverse, l’inactivité physique représente un facteur de risque majeur pour le développement de maladies non transmissibles. Face à ce constat, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a établi des recommandations.

Les adultes devraient pratiquer entre 150 et 300 minutes d’exercice aérobie d’intensité modérée (comme la marche rapide), ou entre 75 et 150 minutes d’activité soutenue par semaine. Pour les personnes âgées, ces recommandations incluent également des exercices d’équilibre tandis que, pour les enfants, 60 minutes d’activité physique quotidienne sont préconisées. Pourtant, une grande partie de la population ne parvient pas à atteindre ces niveaux de pratique.


À lire aussi : Activité physique et santé : aménager nos espaces de vie pour contrer notre tendance au moindre effort


Les outils numériques semblent constituer un levier prometteur pour l’adoption d’un mode de vie plus actif. Mais quels sont ces outils, et dans quelle mesure permettent-ils d’encourager la pratique d’une activité physique ?

Peuvent-ils constituer un moyen efficace d’engagement et de motivation, ou se heurtent-ils à des limites en termes d’accessibilité, d’usabilité ou de durabilité de leurs effets ?

Engagement et motivation pour la pratique d’une activité physique : de quoi parlons-nous ?

L’engagement reflète l’implication d’un individu dans un domaine, tandis que la motivation est l’énergie qui le pousse à agir, qu’elle soit intrinsèque (plaisir personnel, bien-être) ou extrinsèque (influencée par des récompenses).

Dans le domaine des activités physiques et sportives, des études montrent que la motivation impacte les émotions, la vitalité et les performances des pratiquants. Celle-ci constitue un facteur clé de réussite, en lien avec la théorie de l’autodétermination, qui repose sur trois besoins psychologiques fondamentaux : l’autonomie, le lien social et le sentiment de compétence.

Engagement et motivation sont donc essentiels pour maintenir une pratique régulière et dépendent d’un ensemble de facteurs psychologiques, sociaux et environnementaux. À long terme, un mode de vie actif repose sur l’adoption de stratégies adaptées qui tiennent compte de ces différents déterminants.

Montres intelligentes, applis, plateformes ou jeux vidéo actifs

Les outils numériques ont profondément transformé notre quotidien. Appliqués à l’activité physique, ils présentent plusieurs avantages, tels que la mesure et l’enregistrement des performances, le suivi des progrès, le partage des données avec d’autres pratiquants ou encore la gamification, c’est-à-dire l’intégration d’éléments de jeu à des contextes non ludiques, ce qui rend la pratique plus attractive.

Les objets connectés, notamment les montres intelligentes, développées par des marques comme Fitbit, Apple ou Garmin, sont de plus en plus populaires parmi les pratiquants.


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Ces dispositifs permettent de mesurer le nombre de pas, la fréquence cardiaque ou les calories brûlées, tout en encourageant l’atteinte d’objectifs quotidiens. Ils offrent également une vision claire de l’évolution des performances et renforce la motivation à poursuivre l’effort.

Avec plusieurs millions de téléchargements à travers le monde, les applications mobiles consacrées à l’activité physique sont devenues des outils incontournables pour encourager une pratique régulière.

Des plateformes telles que Strava, Fitbit, Nike Training Club ou MyFitness, proposent des programmes personnalisés adaptés aux objectifs des utilisateurs, qu’il s’agisse de perte de poids, de gain musculaire ou d’amélioration de l’endurance.

Certaines de ces applications incluent des fonctionnalités de suivi des progrès, des défis entre pratiquants et des rappels pour maintenir la régularité de la pratique. Ce type de gamification transforme l’effort physique en un défi motivant, tout en générant un sentiment d’accomplissement.

Voués aux enfants et adolescents… également aux personnes âgées

Les jeux vidéo actifs, ou exergames, s’avèrent particulièrement pertinents pour les enfants et les adolescents, en combinant exercice physique et jeu vidéo. Qu’il s’agisse d’exercices aérobiques, de renforcement ou d’équilibre, les consoles, comme la Nintendo Wii ou Switch, mais aussi la Xbox et la PlayStation, encouragent le mouvement de façon ludique.

Ces technologies sollicitent également certaines fonctions cognitives (attention, contrôle exécutif), ce qui peut présenter un intérêt chez les personnes âgées.


À lire aussi : Pour booster son cerveau, quelles activités physiques privilégier après 60 ans ?


Quant à la pratique de l’activité physique par le biais de visioconférences, elle a connu son essor durant la crise sanitaire, et est restée largement utilisée après la fin du confinement.

Ce mode d’entraînement à distance, accessible via des plateformes, comme Zoom, Teams ou Google Meet, permet de lever certains freins à la pratique, notamment chez les individus vivant dans zones géographiques éloignées ou confrontées à des limitations physiques, liées à l’âge ou à une pathologie, qui restreignent leurs déplacements.

Des technologies prometteuses, mais qui présentent des limites

Si ces outils ouvrent de nouvelles perspectives, notamment pour les groupes vulnérables, ils peuvent aussi présenter des limites, comme le renforcement de l’isolement, en remplaçant les activités de groupe par des pratiques individuelles.

Les enjeux financiers représentent également une barrière. Les outils plus performants étant souvent coûteux, ils risquent d’accentuer les inégalités d’accès. L’ergonomie peut aussi poser des freins, notamment pour les personnes âgées ou en situation de handicap, si les interfaces ne sont pas suffisamment adaptées.

Une complexité excessive peut en fait décourager les débutants et limiter l’adoption de ces outils par certaines populations. Et il reste à déterminer si les comportements peuvent vraiment être impactés par leur utilisation.

Le changement de comportement en matière d’activité physique désigne un processus graduel par lequel une personne modifie ses habitudes pour adopter une pratique régulière. Selon le modèle dit transthéorique du changement (développé par Prochaska et Di Clemente), outre la motivation et l’engagement, le soutien social et l’accessibilité représentent également des facteurs clés.

Une étude a montré que les applications pour l’activité physique intègrent des techniques de changement de comportement, telles que des instructions pour la réalisation des exercices, la fixation d’objectifs, la planification du soutien ou du changement social, ainsi que le feedback sur les performances. Ces outils semblent avoir des effets plus intéressants chez les néo-pratiquants, en augmentant leur motivation à débuter la pratique.

Des résultats scientifiques encourageants mais encore restreints

Concernant les preuves scientifiques relatives aux effets de ces technologies, une méta-analyse a révélé des augmentations significatives du niveau d’activité physique chez les participants soumis à des interventions basées sur des applications pour smartphones, par rapport aux groupes contrôles bénéficiant des séances classiques.

Ces résultats encourageants ont également été observés dans un essai contrôlé randomisé, où les applications mobiles ont considérablement augmenté le nombre moyen de pas quotidiens. En revanche, ces effets n’ont été étudiés que sur le court terme. Cette limite fréquemment relevée dans la littérature scientifique empêche d’évaluer pleinement leur potentiel à générer des changements de comportement durables. Par ailleurs, certaines recherches s’appuient sur des échantillons de petite taille, ce qui restreint la généralisation des résultats.

Si ces technologies suscitent un intérêt croissant – en grande partie grâce à leurs fonctionnalités et leur dimension ludique –, elles présentent à la fois des avantages et des limites, sur le plan pratique comme sur le plan scientifique.

Néanmoins, dans un contexte où l’inactivité physique atteint des niveaux préoccupants, toute solution susceptible de favoriser l’activité physique mérite une attention particulière.

À ce stade des connaissances, il apparaît pertinent de considérer ces outils numériques comme des moyens complémentaires pouvant contribuer à l’adoption d’un mode de vie plus actif.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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