URL du flux RSS
L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 50 dernières parutions

24.04.2025 à 12:34

Près d’un tiers des champignons recensés sont menacés d’extinction

Coline Deveautour, Enseignante-Chercheuse en Ecologie microbienne des sols, UniLaSalle
Les champignons ne sont ni des plantes ni des animaux, mais ils sont aussi menacés. Cette réalité reste difficile à évaluer avec précision, car les champignons demeurent, à bien des égards, très énigmatiques.
Texte intégral (2824 mots)
Quelques-uns des champignons présents en France, considérés comme en danger par la liste rouge des espèces menacées. De gauche à droite : bolet rubis (_Chalciporus rubinus_), lactaire des saules réticulés (_Lactarius salicis-reticulatae_), bolet des sables (_Gyroporus ammophilus_), bolet de plomb (_Imperator torosus_), tricholome brûlant (_Tricholoma aestuans_), bolet rose pastel (_Rubroboletus pulchrotinctus_). Wikicommons, CC BY

Combien de champignons sont menacés d’extinction ? Pour répondre à cette question il faut vite en poser plusieurs autres : combien y a-t-il d’espèces de champignons en tout ? Qu’est-ce qu’un champignon, au juste ?

Et de découvrir, au passage, le monde aussi mystérieux que fascinant de ce règne ni végétal ni animal.


Les champignons sont partout et pourtant si mal connus. Ce ne sont ni des plantes ni des animaux. Ainsi, à côté du règne végétal et du règne animal, ils forment leur propre règne qui abrite une grande richesse d’espèces et de formes de vie. Ils jouent un rôle fondamental dans le fonctionnement des écosystèmes et pour l’être humain. Beaucoup de champignons participent par exemple à la décomposition de la matière organique, qui permet le recyclage de la matière en rendant les nutriments à nouveau accessibles aux plantes.

Un grand nombre d’entre eux s’associent également à des plantes en échangeant directement des nutriments pour un bénéfice mutuel. D’autres sont comestibles ou sont utilisés pour la production de boissons et d’aliments grâce à la fermentation. Certains ont même la capacité d’extraire des polluants du sol par un processus que l’on nomme bioremédiation ou mycoremédiation.

La diversité est reine dans le règne des champignons. Wikimedia, CC BY

Dire combien d’espèces de champignons existent est une tâche difficile, car une grande partie n’est pas visible à l’œil nue. Beaucoup ne sont pas cultivables en laboratoire, ce qui rend encore plus complexe leur identification et description. Aujourd’hui, on connaît 155 000 espèces, mais certaines études estiment cependant qu’entre 2 millions et 4 millions d’espèces de champignons restent encore à découvrir et à identifier.

Un champignon, c’est quoi ?

Mais un champignon, qu’est-ce que c’est au juste ? Vaste question ! Le mot « champignon » est en fait souvent associé à l’image de la structure sortant du sol, avec son pied et son chapeau, ou accolée à un arbre, en forme d’oreille. Cependant, la majorité des espèces fongiques ne produisent pas ce type de structures. Chez les espèces qui en sont dotées, cette partie du champignon contient les spores sexuées. Son nom savant est le « sporophore ». En anglais, cette distinction apparaît, puisqu’il existe deux mots distincts : « mushroom », qui décrit les sporophores, soit donc cette partie présente sur certains champignons, et « fungus » qui décrit toutes les espèces appartenant à la classe Fungi.

Le reste du corps du champignon est rarement visible et il est bien particulier. C’est un réseau microscopique formé d’hyphes. Ces hyphes sont des cellules très allongées qui forment des sortes de tunnels de quelques microns de diamètre. Leur ensemble ramifié, nommé « mycélium », se développe dans le substrat sur lequel il pousse (dans le sol, sur le bois, sur les feuilles mortes…) pour y chercher et en extraire des nutriments.

Un champignon est donc un organisme unicellulaire (comme les levures) ou pluricellulaire qui se caractérise par une paroi cellulaire contenant de la chitine et des cellules reproductives (qu’on appelle spores) non mobiles.

Ce n’est pas une plante pour de nombreuses raisons : les champignons ne font pas de photosynthèse et n’ont pas de sève. La paroi cellulaire des plantes est composée de cellulose, et non de chitine.


Visuel d'illustration de la newsletter Ici la Terre représentant la planète Terre sur un fond bleu.

Abonnez-vous dès aujourd'hui.

Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi notre newsletter thématique « Ici la Terre ».


S’intéresser aux champignons, c’est entrer dans l’infiniment petit mais aussi l’infiniment grand. Ainsi, à la fin des années 1980, des scientifiques découvraient en Oregon (nord-ouest des États-Unis) un spécimen d’Armillaria gallica vieux de près de 2 500 ans dont le mycélium s’étend sur plus de 37 hectares.

Diversité morphologique de plusieurs champignons marins. Wikimedia, CC BY

Une liste rouge qui s’allonge

Pour savoir maintenant combien de champignons sont menacés, il faut regarder du côté de la liste rouge de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature). C’est l’inventaire le plus complet, répertoriant les espèces et leur état de conservation. Sa première édition est publiée en 1964. Elle ne comporte alors que des mammifères et des oiseaux rares.

Concernant les champignons en France, il faudra attendre 2024 pour que le premier inventaire des champignons menacés soit publié par le comité français de l’UICN.

Le 27 mars dernier, la liste rouge mondiale a, elle, été actualisée pour inclure le statut de 1 300 espèces de champignons. Nous sommes loin des 155 000 espèces connues, mais les premières évaluations restent préoccupantes avec 411 espèces de champignons menacées d’extinction, soit près d’un tiers des espèces recensées.

Bien que ce nombre soit important, il est primordial de rappeler que, dû au manque d’informations, les espèces qu’on a estimées les plus vulnérables ont été répertoriées en premier afin de faciliter le développement de projets de conservation.

Certaines de ces espèces sont rares, et n’ont été détectées que dans des zones géographiques très restreintes. En France hexagonale et en Corse, la liste rouge s’étend à 79 espèces qui sont menacées et 39 espèces sous le statut de « quasi menacées ». Cette liste inclut des lichens, dont Buellia asterella, classée en danger critique, qui n’a pas été repérée sur le territoire depuis 1960. On retrouve aussi des champignons décomposeurs, comme c’est le cas de Laccariopsis mediterranea qui pousse dans les dunes côtières de la Méditerranée et dont les populations sont en fort déclin (d’approximativement 30 %, ces trente dernières années).

Des espèces forment des relations symbiotiques avec les plantes : les plantes fournissent des sucres issus de la photosynthèse, tandis que les champignons apportent des nutriments provenant du sol. Ces espèces sont aussi menacées ; par exemple, Cortinarius prasinocyaneus, champignon associé au chêne et au charme. En France, il est uniquement répertorié sur cinq sites.

Des menaces bien identifiées, les répercussions beaucoup moins

Si le monde des champignons reste à beaucoup d’égards mal connu, tout comme le nombre exact d’espèces vulnérables, une chose reste quant à elle certaine : les menaces qui pèsent sur ces espèces sont bien identifiées. On trouve le changement dans l’utilisation des terres, notamment avec la destruction d’habitats et la déforestation, les pollutions liées à l’urbanisation et à l’agriculture (fertilisation déraisonnée et pesticides). Le changement climatique s’additionne maintenant aux autres menaces qui pèsent sur les champignons.

Leur perte pourrait entraîner des modifications dans le fonctionnement des écosystèmes. De nombreux champignons participent à la décomposition, un processus important dans le cycle des nutriments. Dans le cas des espèces qui forment des relations symbiotiques avec les plantes, ces associations peuvent être très spécifiques avec des champignons ne pouvant s’associer qu’avec une ou deux espèces d’arbres. C’est le cas de Geomorium gamundiae, en Argentine et de Destuntzia rubra, en Chine et au Japon, des espèces en danger critique d’extinction à cause de la déforestation menaçant leur plante hôte.

Mais l’inverse pourrait également se produire : si le champignon était menacé, cela entraînerait des conséquences néfastes pour leur hôte.

La conservation des champignons : encore du chemin à faire

Contrairement à la faune et à la flore, il n’existe pas de plan de conservation pour les espèces fongiques.

Les connaissances sur ces organismes étant trop limitées pour qu’ils fassent partis des lois environnementales quand celles-ci ont émergé, ils ont été les grands oubliés des projets de conservation. Actuellement, le seul rempart de protection pour ces espèces est la protection et la conservation des habitats, par des directives tel que le réseau Natura 2000 dans l’Union européenne.

Des initiatives existent cependant pour promouvoir la recherche, la connaissance et l’inclusion des champignons dans la législation. De par leur ubiquité et leurs rôles dans l’écosystème, les champignons forment un règne tout aussi important que les plantes ou les animaux.

Il est donc primordial de les prendre en compte pour protéger les écosystèmes en intégrant la faune, la flore… et la fonge.

The Conversation

Coline Deveautour ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

24.04.2025 à 09:46

Threatening diversity, threatening growth: the business effects of Trump’s anti-DEI and anti-trans agendas

Matteo Winkler, Professeur associé en droit et fiscalité, HEC Paris Business School
Marcelle A. Laliberté, Chief Diversity, Equity, and Inclusion Officer, HEC Paris Business School
In the lead-up to last year’s US presidential election and amid the new administration’s flurry of executive orders, some companies have changed their approaches to diversity, equity and inclusion.
Texte intégral (2307 mots)

Recent months have seen a dramatic shift in US policies on diversity, equity, and inclusion (DEI). These changes carry deep economic consequences. President Donald Trump’s executive orders aim to ban DEI initiatives in federal agencies and contractors, and private companies have felt pressure to weaken or drop their DEI programmes. Trump has framed what was once a corporate safeguard against discrimination as “illegal and immoral”, marking a stark reversal in legal and business norms. Federal judges have blocked some of Trump’s orders, or elements of them, and some legal processes are ongoing.

Transgender rights have become a lightning rod in this shifting landscape. The barrage of federal directives seeks to challenge – or outright eliminate – protections in areas ranging from health care to education to the military. Beyond the immediate harm to trans individuals, these policies pose threats to multinational companies that have long defended inclusive workplace values. Their leaders must now navigate a cultural minefield where staying silent risks public backlash, while openly supporting trans employees can invite legal and political complications. The business repercussions of this moral issue could affect everything from brand reputation to talent retention.

A weekly e-mail in English featuring expertise from scholars and researchers. It provides an introduction to the diversity of research coming out of the continent and considers some of the key issues facing European countries. Get the newsletter!

The economic imperative of DEI initiatives

There is a growing ensemble of research suggesting that DEI policies are not just nice-to-have but a corporate imperative. This year, the World Economic Forum reported that organizations that include DEI in their core business strategies improve performance, innovation and employee satisfaction. These findings are in line with other studies, which have consistently demonstrated that inclusive workplaces not only attract top talent but perform better financially and have higher returns on assets and net income.

With regard to people identifying as LGBTI+, a 2024 report by the Organization for Economic Co-operation and Development highlighted that inclusive policies enable LGBTI+ individuals to achieve their full employment and productivity potential, benefiting both their well-being and society at large. Moreover, according to Open for Business, a think tank whose mission is making a case for LGBTQ+ inclusion in private and public settings, companies with “larger LGBTQ+ workforce benefit from diverse perspectives but also foster environments where innovation and productivity thrive”. It has also been found that human rights violations against LGBTI+ people diminish economic output at the micro level, suggesting that inclusive societies are more likely to experience robust economic growth.


À lire aussi : Business schools are facing challenges to their diversity commitments. They must reinforce them to train leaders effectively


Research has also shown that trans-inclusive business practices have long been associated with innovation, employee satisfaction and market competitiveness. Companies that provide gender-neutral bathroom access, introduce the inclusive use of pronouns and support employees’ gender transitions have been proven to foster relational authenticity in the workplace.

Discrimination and exclusion, by contrast, not only harm individuals but also impede economic growth by limiting the available talent pool and reducing overall productivity. In September 2024, the American Civil Liberties Union (ACLU) reported that “laws and policies designed to restrict or prevent access or supports for transgender and nonbinary people” endanger LGBTQ+ individuals and their allies, leading to increased fear, lack of safety and a rise in anti-LGBTQ+ violence. More generally, these laws and policies can also deter businesses from investing in regions perceived as discriminatory. Also in September, the Movement Advancement Project identified that the lack of legal protection against discrimination contributes to economic instability for LGBTQ+ families, which can lead to wage gaps, job insecurity and reduced access to benefits, ultimately contributing to reduced consumer spending and lower economic participation.

Language targeting trans rights and visibility

Despite the benefits of DEI initiatives, the current US administration has sought to enact several policies aimed at dismantling them, resulting in organizations, both public and private, to suspend funding for DEI and outreach programmes. In Trump’s executive orders, anything – policy, programme or initiative – related to or benefitting trans people in access to healthcare, academic research, scientific inquiry, school policies, personal safety, participation in sports, and military service is now rejected as “gender ideology extremism”.

Targeting sports, education and the military is functional to an ideological battle aimed at erasing spaces where trans people are most vulnerable. These spaces are also formative arenas in shaping national identity and the public perception of DEI initiatives. When they become politicized, they can also affect how businesses frame their values, manage risks and engage with their different stakeholders.


À lire aussi : Anti-DEI guidance from Trump administration misinterprets the law and guts educators' free speech rights


The anti-trans executive orders begin by redefining the term “sex” for interpretations of federal law. According to the text of “Defending Women from Gender Ideology Extremism and Restoring Biological Truth to Federal Government”, a person is either male or female, which is determined by their reproductive cells at conception – a definition in which biology takes precedence over individual rights and legal protections. “Keeping Men Out of Women’s Sports” weaponizes this “biological truth” by threatening to cut off federal funds to schools that allow trans athletes to participate in them. “Prioritizing Military Excellence and Readiness” equates being transgender with medical or physical incapacity despite no evidence suggesting that trans service members negatively impact military readiness. “Ending Radical Indoctrination in K-12 Schooling” seeks to prevent schools from teaching about gender identity, which would strip trans youth of critical support systems. And “Protecting Children from Chemical and Surgical Mutilation” describes gender-affirming healthcare as “destructive”.

The ripple effects of this anti-trans rhetoric extend into the private sector, compelling businesses to reevaluate their DEI strategies in fear of backlash or scrutiny. Even before the last US presidential election, companies such as Ford, Harley-Davidson and Lowe’s withdrew their participation in the Corporate Equality Index, a national benchmarking tool on corporate policies and practices related to LGBTQ+ workplace equality. In the wake of Trump’s anti-DEI and anti-trans orders, organizers of various Pride events in the US and Canada learned that some corporations, including longtime sponsors, had decided not to fund them. And according to the New York Times, some companies erased language and terms related to DEI from annual reports filed this year, including Dow Chemical, whose reference to LGBTQ+ employee resource groups disappeared from its public documents.

Navigating between inclusive values and anti-DEI pressure

Three patterns seem to be emerging on how companies are navigating the tension between values that are inclusive of LGBTI+ people and the growing pressure to scrub DEI commitments within the US context. For the moment, these patterns do not reflect formalized strategies but adaptive responses to an environment that has grown in complexity in a very short time. Some corporate actions reflect deliberate strategy aimed at protecting global consistency, while others appear more reactive, shaped by local market pressures.

The first pattern involves establishing a sort of internal firewall between US and international operations. Banco Santander provides a clear example of this approach. Thus far, it has maintained global DEI commitments such as tying executive bonuses to increased gender equality in leadership. This group stated that such targets would not be applied to countries where governmental policies target DEI. In this pattern, DEI programmes are maintained abroad but are dismantled in the US to minimize political exposure in the latter.

The second approach, observed at accounting firm Deloitte, is a cultural split between US operations and those overseas: while entities under the same global brand may still share data, practices, or strategic frameworks internally, they now adopt publicly distinct positions on DEI. Deloitte UK has remained vocal on its DEI commitments, highlighting the cultural and political fault lines that multinationals must now navigate.

The third approach is a retraction of DEI altogether. Target offers a striking example. In 2023, under increased political and consumer pressure, the company rolled back some of its LGBTQ+ inclusion efforts by reducing the number of Pride-related items for sale. In 2025, four days after Trump’s inauguration, Target announced it would “end its three-year DEI goals”, cease reporting to the Corporate Equality Index and “end a program focused on carrying more products from Black- or minority-owned businesses”, as reported by CNBC. The moves resulted in considerable public criticism, and more notably, coincided with a marked drop in foot traffic – “nearly 5 million fewer visits” over a four-week period – revealing reputational and financial risks associated with the abandoning of DEI policies. By contrast, bulk retailer Costco, which said three days after the inauguration that its shareholders voted against a proposal seen as unfriendly to the company’s DEI programmes, “saw nearly 7.7 million more visits” during that same stretch.


À lire aussi : A boycott campaign fuels tension between Black shoppers and Black-owned brands – evoking the long struggle for 'consumer citizenship'


In light of the evidence, it is clear that undermining DEI initiatives poses substantial risks – not just to human dignity, but to economic competitiveness. Businesses and policymakers must recognize that DEI is not merely a social or ethical imperative but a core strategy for growth and innovation. By fostering environments where all individuals can thrive, we unlock the full potential of our workforce and ensure sustainable economic growth.

Conversely, discriminatory policies contribute to social instability, brain drain and economic stagnation. In the United States, the rollback of DEI initiatives and the marginalization of transgender individuals threaten to erode the nation’s ability to uphold human rights and maintain business competitiveness. History demonstrates that exclusionary policies ultimately harm societies rather than strengthen them. The question remains whether the US can afford to sacrifice social stability and economic growth in pursuit of ideological battles. The evidence suggests that it cannot.

The Conversation

Matteo Winkler is a member of the Open for Business Academic Committee. He has received funding from the HEC Foundation.

Marcelle Laliberté is a member of Women in Aerospace Europe and HEC We&Men, and a contributor to the UN`s High Advisory Board on Governing AI for Humanity.

23.04.2025 à 16:33

Athlètes de haut niveau : prendre en compte leurs émotions pour gérer au mieux les périodes de transition

Jérôme Visioli, Maître de Conférences STAPS, Université de Bretagne occidentale
Une carrière d’athlète de haut niveau est jalonnée de périodes de transition, de la découverte de sa discipline jusqu’à sa retraite. Des évolutions qui peuvent produire des émotions complexes à gérer.
Texte intégral (2031 mots)

Une carrière d’athlète de haut niveau est jalonnée de périodes de transition, de la découverte de sa discipline jusqu’à sa retraite. Pour faciliter ces évolutions, il semble indispensable de mieux analyser toutes les émotions ressenties.


Dans les carrières sportives, les émotions jouent un rôle central. Au-delà de la joie intense associée à la réussite et au dépassement de soi, certains récits d’athlètes illustrent la fragilité psychologique qui peut émerger sous la pression constante du haut niveau. Par exemple, le footballeur Thierry Henry a révélé avoir souffert de dépression pendant sa carrière. Il s’agit d’une confession encore rare parmi les sportifs, même si d’autres témoignages marquants ont émergé dans les médias, comme ceux de la gymnaste Simone Biles ou du nageur Michael Phelps.

Les émotions sont un élément fondamental de l’expérience du sport de haut niveau, à tel point qu’elles façonnent les trajectoires des athlètes. Elles jouent un rôle particulièrement visible lors des périodes de transition. En 2022, Roger Federer met fin à sa carrière. Une photo devenue iconique le montre en larmes, main dans la main avec Rafael Nadal, tous deux submergés par l’émotion. Cette image illustre la puissance émotionnelle de ces moments charnières, même pour les figures les plus emblématiques du sport.

Pourtant, jusqu’à présent, les émotions restent souvent peu prises en compte dans l’accompagnement des sportifs de haut niveau, ce qui révèle un paradoxe et souligne la nécessité d’un changement d’approche. Les enjeux sont d’importance, tant en termes de performance que de santé.

Nos recherches s’inscrivent dans cette perspective, en cherchant à décrire, comprendre et accompagner les émotions des athlètes lors des transitions dans les carrières sportives de haut niveau.

Les émotions associées aux transitions dans les carrières sportives

Les carrières sportives de haut niveau ne sont pas linéaires, mais jalonnées de transitions qui influencent l’expérience des athlètes, leur rapport à soi, aux autres, plus globalement encore leur relation au monde.

Dans son sens général, la transition correspond au passage d’un état à un autre, d’une situation à une autre. Elle se situe à proximité des termes de changements, de mutations, de crise(s) et d’épreuves. Il est classique d’envisager six grandes étapes transitionnelles dans la carrière des athlètes : le début de la spécialisation, le passage à un entraînement intensif, l’entrée dans le haut niveau, la professionnalisation, le déclin des performances et l’arrêt de carrière.

Ces transitions, qu’elles soient normatives (prévisibles) ou non normatives (imprévues), ne sont jamais dénuées de résonance émotionnelle. Par exemple, l’entrée dans le haut niveau peut générer de l’excitation, de la fierté, tandis qu’une blessure peut susciter frustration, peur ou découragement. L’expérience de ces transitions est singulière à chaque athlète : les significations qu’ils attribuent à ces moments clés façonnent leur potentiel à surmonter les obstacles et à maintenir leur engagement. Cela nécessite de l’individu la mise en œuvre de stratégies d’adaptation plus ou moins conscientes.

Dans nos recherches, nous menons des entretiens approfondis portant sur le « cours de vie » des sportifs de haut niveau. En prenant appui sur une frise chronologique représentant les moments marquants de leur carrière, nous les accompagnons progressivement dans la mise en évidence de périodes charnières, puis dans l’explicitation de leur expérience. L’objectif est de reconstruire la dynamique de leurs émotions tout au long de leur parcours sportif, afin de mieux comprendre comment ils vivent, interprètent et traversent ces transitions.

Les émotions dans la carrière d’un pongiste de haut niveau

Nous avons réalisé une première étude avec un pongiste français de haut niveau, dont le témoignage met en lumière les émotions marquantes d’une carrière de plus de vingt ans. Après une progression rapide dans ce sport, l’intégration dans l’équipe de France constitue une source de grande fierté : « Je commence à avoir des rapports privilégiés avec le champion du monde », se souvient-il. Cette transition, de jeune espoir à membre reconnu de l’équipe suscite un optimisme débordant. Elle ouvre un large champ des possibles pour le pongiste, par exemple celui de pouvoir participer aux Jeux olympiques.

Toutefois, les transitions ne sont pas toujours vécues de manière positive. Après cette progression vers le haut niveau, le pongiste fait face à une blessure : « C’est une année pourrie à cause de ça », raconte-t-il. Plus tard dans sa carrière, après un départ à l’étranger, il vit une période de doute et de remise en question :

« Pendant trois mois, je ne gagne pas un set, et j’ai l’impression de ne plus savoir jouer. Tous les matins, je me lève pour aller m’entraîner et, dès qu’il y a un petit grain de sable, j’explose. Je ne suis plus sélectionné en équipe de France. Tu te dis, c’est fini. »

Avec l’aide d’un nouvel entraîneur, il reprend progressivement confiance, en acceptant d’abord de jouer à un niveau inférieur. Plus tard, conscient de l’élévation du niveau international, il réoriente ses ambitions :

« Je me dis que je vais essayer de vivre les belles choses qui restent à vivre, notamment des titres de champion de France. »

Le pongiste accepte de ne plus viser les compétitions internationales les plus prestigieuses, mais s’engage dans un projet plus personnel et accessible, nourrissant ainsi un épanouissement renouvelé jusqu’à la fin de sa carrière. Ces quelques extraits issus d’une étude de cas beaucoup plus large, illustrent au fur et à mesure des transitions successives l’émergence d’une passion, l’expérience du burn out, ou encore un fort potentiel de résilience.

Les émotions dans la carrière d’une planchiste de haut niveau

Nous avons réalisé une deuxième étude (en cours de publication) portant sur le parcours d’une planchiste de haut niveau en planche à voile. Après une non-qualification aux Jeux olympiques de Sidney, malgré son statut de première au classement mondial, elle vit une expérience difficile : « Tout le monde me voyait aux Jeux », confie-t-elle. Cet échec, difficile à accepter, permet une prise de conscience cruciale : sa stratégie était trop centrée sur elle-même, sans tenir compte de ses adversaires. Cela devient un moteur de sa progression : « Là, je me dis, les prochains Jeux, j’y serai. »

Quatre ans plus tard, elle remporte l’or aux JO d’Athènes, fruit d’une préparation méticuleuse. Mais cette victoire, loin de marquer la fin de son parcours, génère des questionnements sur la suite de sa carrière. L’épuisement physique et la diversification des aspirations personnelles la poussent à envisager une reconversion : « Pourquoi continuer ? », se demande-t-elle. Le changement de matériel (une nouvelle planche) est également problématique pour cette sportive. Cette période débouche sur un échec aux JO de Pékin qu’elle vit douloureusement. Mais simultanément, « c’est une véritable libération », affirme-t-elle, se rendant compte qu’elle était prête à quitter la compétition de haut niveau.

Elle choisit alors de se réinventer en devenant cadre technique, transmettant son expérience aux jeunes athlètes :

« Je veux qu’on me voie autrement, pas comme une athlète, mais comme quelqu’un qui transmet. Je vais reprendre rapidement du plaisir à accompagner les jeunes. Je vais pouvoir transmettre mon expérience, je vibre à travers les athlètes. »

Cette transition met en lumière un fort potentiel de résilience et une capacité à se réinventer en dehors de la compétition, ouvrant ainsi une nouvelle voie à l’épanouissement personnel et professionnel. Ces quelques extraits illustrent l’ambivalence des défaites et des victoires, l’alternance d’émotions positives et négatives au fur et à mesure des transitions, et un fort potentiel de résilience.

Prendre en compte les émotions pour accompagner les sportifs dans leurs transitions

Nos recherches actuelles sur les carrières sportives, principalement celles des athlètes ayant participé aux Jeux olympiques, visent à analyser les similitudes et différences en termes d’émotions dans l’expérience des transitions. Nous nous efforçons de multiplier les études de cas afin de mieux comprendre à la fois la singularité des trajectoires individuelles et les éléments de typicalité. Ces études permettent de mieux comprendre l’impact du contexte (social, culturel, institutionnel), des relations interpersonnelles (entraîneurs, coéquipiers, famille), des caractéristiques sportives (type de sport, exigences spécifiques), ainsi que des caractéristiques individuelles (sensibilité, culture) sur l’expérience des transitions.

Nos recherches offrent des points de repère précieux pour penser et ajuster l’accompagnement des athlètes. Il est intéressant de travailler en amont des transitions pour les anticiper, pendant cette période, mais aussi après. Des dispositifs reposant sur les entretiens approfondis, permettent aux sportifs de mettre en mots leurs émotions, de les partager, de donner sens à leur expérience des transitions, d’envisager des stratégies d’adaptation.

Également, lorsqu’un sportif écoute le récit d’un autre athlète, il peut identifier des situations similaires, des émotions partagées ou des stratégies communes, ce qui favorise la transférabilité de l’expérience et peut nourrit sa propre progression.

Enfin, sensibiliser les entraîneurs et les structures sportives à la dimension émotionnelle est essentiel pour favoriser l’épanouissement des athlètes à tous les stades de leur parcours. À ce titre, l’intégration de cette thématique dans les formations constitue un levier important.

D’ailleurs, cette réflexion gagnerait à être étendue à l’analyse des carrières des entraîneurs de haut niveau, eux aussi confrontés à de nombreuses transitions au cours de leur parcours. Mieux comprendre le rôle des émotions dans ces étapes charnières permettrait d’éclairer les enjeux spécifiques de leur trajectoire professionnelle, souvent marquée par l’instabilité, l’adaptation constante et des remises en question profondes.

The Conversation

Jérôme Visioli ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

23.04.2025 à 16:26

ChatGPT, nouvel oracle pour soulager nos angoisses ?

Jocelyn Lachance, Chargé de recherche, docteur HDR en sociologie, Université de Guyane
Et si poser frénétiquement des questions à ChatGPT relevait moins d’une quête de vérité que d’un besoin de conjurer l’angoisse ? À l’ère du numérique, assistons-nous au retour des oracles ?
Texte intégral (1902 mots)
IA et youtubeurs : oracles de l’ère numérique ? Hulki Okan Tabak/Unsplash, CC BY

Et si poser frénétiquement des questions à ChatGPT relevait moins d’une quête de vérité que d’un besoin de conjurer l’angoisse ? À l’ère du numérique, assistons-nous au retour des oracles ?


Les humains confrontés à l’incertitude ont besoin de moyens pour en conjurer les effets potentiellement délétères sur leur vie. Que nous considérions cela comme un simple instinct de survie ou un héritage culturel, un fait demeure : dans de nombreuses sociétés, des rituels spécifiques sont disponibles pour gérer ces incertitudes. L’oracle est l’un de ces rituels les plus connus en Occident du fait de l’importance de la Grèce antique dans notre imaginaire collectif.

Un puissant ou un citoyen lambda se pose des questions sur son avenir, il consulte alors la Pythie, prêtresse de l’oracle, pour qu’elle lise les signes des dieux. Mais attention, contrairement à ce que la croyance populaire propage, il ne s’agit pas de « prédire l’avenir », mais de dire au solliciteur ce qu’il doit penser et faire pour s’assurer d’un destin plus favorable. En d’autres termes, on lui dit comment lire la complexité du monde et comment agir pour infléchir son avenir.

La logique oraculaire se décline d’une société à une autre sous des formes diverses. Mais, que ce soit l’astrologie, la divination, la lecture des entrailles ou du vol des oiseaux, que ce soit dans l’invocation des dieux et même dans la prière, elle se caractérise toujours par le même enchaînement logique et ses résultats attendus sont toujours semblables : il s’agit de se conformer à une manière d’interroger l’avenir, de partager ses inquiétudes avec les autres, afin de déterminer à plusieurs « ce qu’il faut penser » et « ce qu’il faut faire ».

Ainsi s’expriment les rites oraculaires : à partir d’un sentiment d’incertitude, l’individu s’engage auprès d’un « expert », qui l’accompagne pour comprendre ce qui se trame et ce qui peut advenir. Le rituel transforme sa question en une action à commettre : il faut planter un arbre, sacrifier une bête, faire un pèlerinage, etc. Ainsi l’humanité s’est-elle construite en traversant les peurs et les crises, mais surtout en s’appuyant sur ce moyen ancien de gérer collectivement les inquiétudes.

Les sociétés occidentales ont remplacé les rites oraculaires par la science. Et lorsque la science fait défaut pour apaiser les craintes, alors la logique de l’oracle est susceptible de reprendre toute la place. En tant qu’humains, nous courrons alors chacun et chacune le risque d’être séduit par ses avantages, en particulier lorsque l’inquiétude s’impose. Dans ce contexte, ce qui compte le plus, c’est le bénéfice que procure la logique oraculaire. Mettre en forme le questionnement. Partager ses inquiétudes avec un « expert ». Obtenir une réponse aux questions : que dois-je penser ? et que dois-je faire ?

Il ne s’agit pas de « prédire l’avenir », mais de procurer le sentiment d’avoir une prise sur son « destin ».


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Malgré le triomphe des Lumières et de la science, dont nous sentons parfois le déclin, la logique oraculaire persiste dans ses formes anciennes. Par exemple, le succès constant de l’astrologie trahit notre tendance collective à nous reposer sur ce moyen de réguler l’angoisse. Plus d’inquiétude et moins de science impliquent toujours le risque plus grand du retour de l’humain vers la logique oraculaire. Il faut bien trouver de l’apaisement dans un contexte anxiogène…

L’IA est un oracle qui ne prédit pas l’avenir

Parmi les nombreux usages de l’intelligence artificielle générative (IA), plusieurs révèlent le retour de la logique oraculaire. L’IA appuie ses analyses sur un ensemble de données. Ce sont les signes contemporains. On consulte Internet. On consulte les moteurs de recherche. Et on consulte l’IA.

On lui pose une question. L’IA lit les signes disponibles et, devant l’immensité de l’information disponible, il redonne à un monde complexe un semblant de cohérence. Il formule une interprétation. Il rend lisible ce qui ne l’était pas aux yeux de l’individu. Ainsi, devant des incertitudes sans doute légitimes, des jeunes nous révèlent consulter l’IA, comme Kelly 17 ans, qui nous raconte dans le cadre d’une enquête que nous menons :

« Nous, les filles en général, on a déjà eu cette appréhension, par exemple pour les premières règles, le premier rapport. J’en n’ai pas forcément parlé à ma mère ou à un médecin donc j’ai cherché sur Google. Et c’est vrai que j’avais des trucs pas cool quoi, qui m’ont pas mal fait cogiter certaines nuits […]. Quand j’ai eu mes toutes premières règles, j’ai demandé [à Google] pourquoi le sang devenait marron, des choses comme ça. Et c’est vrai que les réponses, rapidement, c’était : “Ah, bah ! Vous avez peut-être un cancer.” Je trouve qu’il y a vachement plus de bêtises sur Internet alors que l’IA, une fois qu’on a confiance en elle, on voit que ce n’est pas des bêtises ce qu’elle raconte. C’est bien pour se reposer et arrêter d’avoir peur de tout et de rien, en fait. »

« L’IA, c’est bien pour se reposer. Pour arrêter d’avoir peur. » Non seulement, l’IA remplit, dans cet exemple, la fonction du rite oraculaire, mais elle permet la mise en scène de son processus rituel : une incertitude ressentie, la formulation d’une question, la remise de soi à un « expert », l’attente d’une interprétation qui dit quoi penser et éventuellement quoi faire ainsi que la conjuration provisoire du sentiment d’incertitude.

D’ailleurs, dans cette enquête que nous menons auprès des jeunes sur leurs usages de l’IA, la logique oraculaire se décline de différentes manières. Par exemple, la plupart d’entre eux n’utilisent pas l’IA en permanence pour leurs travaux scolaires, mais plutôt lorsqu’ils ne savent pas quoi répondre, qu’ils ne comprennent pas ou que la pression est trop forte, c’est-à-dire lorsque l’inquiétude face à l’avenir rapproché de l’évaluation devient insupportable. Que l’IA ne formule pas la vérité, mais des réponses plausibles, cela n’est plus toujours le plus important dans ce contexte. Ce qui compte, pour l’individu oraculaire, c’est d’abord l’effet d’apaisement que permet son usage.

Un oracle 2.0 ?

L’activité de la consultation est devenue omniprésente, journalière même. On peut utiliser l’IA pour lui poser des questions. On peut également lui demander de générer des images qui mettent en scène des scénarios apocalyptiques. Il s’agit toujours de passer de l’activité cognitive de la rumination ou du questionnement existentiel à une action rituelle, incluant ici des dispositifs informationnels. Mais il est aussi possible de s’en remettre à des « experts », qui liront la complexité du monde, pour le bénéfice du consultant.

Ainsi, il n’est pas surprenant que YouTube ait vu apparaître en quelques années quantité d’experts de tous horizons, dont l’objectivité et la rigueur d’analyse peuvent souvent être critiquées. Car si les individus qui les suivent écoutent attentivement ce qu’ils ont à dire, ce n’est plus toujours pour bénéficier de contenu partagé, mais pour la possibilité d’accéder à de nouveaux processus rituels.

Ainsi, des amateurs de youtubeurs et de twitcheurs mettent en avant le fait qu’ils abordent les « vrais sujets », qu’il est possible de poser les « vraies questions », d’avoir le sentiment d’une « proximité relationnelle » avec les producteurs de contenu, alors que, dans les faits, l’asymétrie règne. En d’autres termes, les questions individuelles sont ici déléguées à un expert qui déchiffre un monde complexe. Il remplit ainsi la fonction d’apaisement autrefois jouée par les rites oraculaires.

Soyons clairs : tous les amateurs de youtubeurs et de twitcheurs ne se retrouvent pas dans ce cas de figure, loin de là. Mais les individus oraculaires accordent plus d’importance aux bénéfices obtenus en termes d’apaisement des inquiétudes qu’à l’objectivité et à la vérité. Et certains youtubeurs et twitcheurs instrumentalisent clairement le retour de l’oracle à l’ère du numérique. Une lecture socio-anthropologique nous permet alors de désigner certains d’entre eux comme de « nouveaux devins contemporains ». Non pas parce qu’ils prédisent l’avenir, mais parce qu’ils offrent des manières de penser un monde incertain et, souvent, d’agir malgré les craintes, comme en leur temps, les « experts de la divination ».

Qu’ils mobilisent des croyances religieuses ou techno-scientifiques, qu’ils se nourrissent de propositions loufoques, voire de théories du complot, nous pouvons penser que ces oracles numériques trouveront un nombre croissant d’adeptes dans un monde de plus en plus incertain. Car, pour des individus inquiets, la logique oraculaire colmate la détresse et enraye provisoirement la souffrance.

Ainsi des individus courent-ils le risque que la recherche d’apaisement devienne à leurs yeux plus importante que la découverte des faits objectifs. Et que la quête de vérité soit oubliée, et même abandonnée, au profit du soulagement de nos angoisses modernes.

The Conversation

Jocelyn Lachance ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

23.04.2025 à 16:25

De Vichy à Trump : la science sous le feu du « modernisme réactionnaire »

Nicolas Brisset, Maître de conférences en sciences économiques (HDR), Université Côte d’Azur
Raphaël Fèvre, Maître de conférences en Sciences économiques, Université Côte d’Azur
Rejet des sciences sociales pour leur gauchisme réel ou supposé, mise sur un piédestal de jeunes ingénieurs censés régénérer l’État : entre le régime de Vichy et l’administration Trump 2, les parallèles sont frappants.
Texte intégral (3255 mots)

Toute comparaison a bien sûr ses limites, mais alors que des parallèles sont effectués de plus en plus souvent entre la politique conduite par l’administration Trump et certains aspects des régimes des années 1930 et 1940, il est intéressant de souligner ce que l’actuelle administration de Washington a en commun avec le régime de Vichy, spécialement dans son rapport aux sciences sociales et dans sa vision de la modernisation technologique.


Cent jours après le début du second mandat de Donald Trump, de nombreux historiens estiment, au vu du comportement de la nouvelle administration et de certains de ses membres les plus influents, que nous assistons à une forme de retour des années 1930. Fait notable, les éminents historiens américains Robert Paxton et Timothy Snyder identifient dans le trumpisme un nouveau fascisme, dont certaines caractéristiques peuvent être autant rapprochées des pratiques de Benito Mussolini et d’Adolf Hitler. Sur ce même site, Johann Chapoutot souligne quant à lui combien le nazisme reste une « référence indépassable » pour les extrêmes droites à travers le monde, au premier titre desquelles figure celle qui gouverne les États-Unis.

À la recherche d’exemples passés susceptibles d’éclairer la situation présente, un autre cas historique – peut-être moins immédiat et moins spectaculaire – est mobilisé de façon croissante par les commentateurs anglophones : celui de la France de Vichy.

Cette analogie nous invite à examiner sérieusement les similitudes idéologiques entre l’administration Trump et le régime dirigé par Philippe Pétain de juillet 1940 à août 1944. Et, de fait, les points de convergence semblent abonder : les deux régimes alimentent le rejet qu’éprouvent des pans entiers de la population vis-à-vis de la démocratie parlementaire et des institutions républicaines ; tous deux désignent volontiers des ennemis intérieurs, définis par des caractéristiques ethniques ou idéologiques, qui mettraient en péril l’ordre social ; et l’un comme l’autre procèdent au renversement d’alliances géostratégiques, les anciens ennemis devenant les nouveaux alliés (l’Allemagne d’Hitler pour Pétain, la Russie de Poutine pour Trump).

À ces éléments vient s’ajouter une double dynamique particulièrement frappante : d’une part, l’hostilité à l’égard du savoir scientifique, notamment des sciences humaines et sociales ; et d’autre part, la tentative d’une alliance idéologique paradoxale entre tradition et modernité.

S’il est certain que les comparaisons historiques ont leurs limites, elles peuvent aussi avoir l’avantage de nous ouvrir les yeux sur des phénomènes à l’œuvre en nous offrant certaines grilles d’analyse à même d’interroger la période contemporaine.

Haro sur les sciences sociales !

Dès son accession au pouvoir, le régime de Vichy prit pour cible certaines disciplines scientifiques. La sociologie, dont la France fut l’un des berceaux, subit les foudres réactionnaires de la nouvelle administration qui l’accusait d’avoir contribué à la décadence morale du pays, ayant ainsi précipité sa défaite face à l’Allemagne nazie.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Cette jeune discipline, intimement liée à l’essor de la IIIe République, laïque et démocratique, avait aux yeux du régime de Vichy participé de la dissolution des fondements naturels de la société, notamment de la famille et de la religion catholique. La sociologie durkheimienne fut par exemple explicitement attaquée par François Perroux, professeur d’économie et idéologue influent sous Vichy, qui lui reprochait de dangereusement relativiser l’ordre social. En lieu et place d’une analyse des déterminations sociales, Perroux défendait une vision essentialiste où corporations professionnelles, famille et nation étaient perçues comme des réalités immuables dictées par un ordre divin.

La défiance de Vichy envers les sciences humaines et sociales s’inscrivait dans un anti-intellectualisme plus large, visant également les mouvements antifascistes, féministes, socialistes et marxistes. C’est à ces mouvements que le régime de Vichy associait alors la discipline sociologique. La dissolution de la Ligue des droits de l’homme, la persécution d’intellectuels antifascistes et l’épuration des universités en furent les conséquences.

En plus d’une censure sévère s’appliquant aux idées de la sociologie durkheimienne, ses lieux d’enseignement furent supprimés (la chaire de Sociologie en Sorbonne et le Centre de documentation sociale disparaissent dès 1940) et ses grandes figures persécutées. Plus fondamentalement encore, c’est à un véritable travail de « rééducation de la sociologie », pour reprendre les mots de l’historienne Francine Muel-Dreyfus, que s’est attaché le régime de Vichy.

Le trumpisme renoue avec cette hostilité envers certaines disciplines scientifiques, en particulier envers les savoirs critiques. Il mène aujourd’hui une attaque féroce contre la communauté académique en édictant des listes de mots interdits et en effectuant des coupes budgétaires massives dans des pans entiers de la recherche américaine.

Les études sur le changement climatique et la santé publique, ainsi que les travaux traitant des questions de diversité, d’égalité et d’inclusion sont clairement en première ligne, entrant dans cette grande catégorie fourre-tout du « wokisme » vilipendée ad nauseam par l’administration Trump.

Cette guerre faite aux sciences sociales est depuis quelques semaines déguisée en procès en antisémitisme. Le cas de l’Université de Columbia, qui a cédé sous la pression du républicain et annoncé une série de mesures destinées à revoir « sa gestion des mouvements étudiants » en embauchant un nouveau service de sécurité interne, est des plus emblématiques.

Mais Columbia, que Trump menace maintenant d’une mise sous surveillance fédérale, n’est pas la seule université attaquée. L’administration a ainsi gelé les subventions et lancé des enquêtes pour « antisémitisme » au sein d’une cinquantaine d’autres établissements d’enseignement supérieur.

Un nouveau modernisme réactionnaire ?

Comme d’autres régimes autoritaires, Vichy ne célébrait pas seulement un passé idéalisé par la tradition (le « retour à la terre ») ; il ambitionnait aussi de réinventer la modernité, jouant sur une alliance paradoxale entre réaction et révolution.

Son programme de « Révolution nationale » mêlait ainsi valeurs traditionalistes et ambitions modernisatrices, comme le met bien en scène cette affiche de propagande de 1942.

Affiche diffusée en France en 1942.

Le régime poursuivait un « modernisme réactionnaire » – terme par lequel l’historien américain Jeffrey Herf (1984) définit le nazisme, mais qui s’applique également à Vichy – qui ne cherchait pas seulement à détruire les savoirs existants, mais entendait restructurer les sciences autour d’une idéologie propre.

On en trouve un exemple paradigmatique avec le cas de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains. Cet équivalent d’un CNRS pour le régime de Vichy – dirigé par le médecin eugéniste Alexis Carrel, appuyé par François Perroux, un temps secrétaire général – œuvrait à réorganiser les disciplines scientifiques (biologie, économie, psychologie et démographie) autour d’un projet eugéniste visant la régénération nationale. Il s’agissait à la fois de fortifier une population amollie par le libéralisme politique et de participer à la construction d’un système économique corporatiste en phase avec les inégalités « naturelles ».

Déjà en 1935 dans son best-seller l’Homme, cet inconnu, Alexis Carrel caressait le rêve de substituer à la démocratie un système fondé sur des qualités biologiques :

« Il faut que chacun occupe sa place naturelle. Les peuples modernes peuvent se sauver par le développement des forts. Non par la protection des faibles. »

Il est alors de la responsabilité des scientifiques du régime – au premier titre desquels les économistes, les statisticiens et les biologistes – de mettre en place ce système fidèle aux fondements de la société : le pouvoir des chefs et les hiérarchies clairement identifiées dans toutes les sphères de la vie sociale. En 1943, Perroux défendait l’idée qu’« avant d’être limité, le pouvoir doit être établi », fustigeant ainsi la « médiocrité » des « cœurs débiles » qui refusaient ces hiérarchies au nom de la lutte contre l’« oppression ».

Cette refondation de la science au nom d’un idéal réactionnaire trouve un écho troublant dans la figure d’Elon Musk. Sous couvert de champion du progrès technologique, Musk incarne surtout une vision autoritaire et intolérante, voire franchement eugéniste, où l’innovation est mise au service d’une concentration extrême du pouvoir économique et politique. Sur sa plateforme X, Musk a ainsi promu l’idée qu’une « République » fondée sur la liberté de pensée ne pourrait exister qu’à condition d’être dirigée par des « hommes de haut statut », les femmes et les « hommes à faible taux de testostérone » n’y ayant pas leur place.

Cette conception biologisante du pouvoir s’accompagne d’une rhétorique brutale qui voit Musk et Trump user régulièrement du terme « attardé » (retard) pour disqualifier leurs opposants.


À lire aussi : Du populisme de plateforme au populisme politique : Elon Musk change d’échelle


De Vichy à Washington, l’objectif de remplacer une bureaucratie supposément indolente et boursouflée par une nouvelle élite dont l’expertise technique s’exercerait au-delà du politique a un goût de déjà-vu. En effet, après l’exemple du vieux maréchal Pétain qui avait placé à la tête de certains ministères de jeunes et brillants ingénieurs civils censés renforcer l’appareil d’État, il y a une forme d’ironie tragique à voir le septuagénaire magnat de l’immobilier Trump accorder une place éminente à Musk et à ses DOGE Kids, une fidèle équipe de très jeunes ingénieurs informatiques chargés officiellement de chasser le gaspillage dans les administrations et les agences fédérales – en réalité, de les affaiblir et de privatiser ce qui peut l’être.

Qu’il s’agisse de Vichy hier, du trumpisme ou du techno-autoritarisme aujourd’hui, les mouvements réactionnaires ne cherchent pas seulement à censurer ou à discréditer les savoirs scientifiques. Leur ambition dépasse la simple suppression puisqu’ils visent à imposer leur propre vision du monde en restructurant la science et l’innovation selon des cadres idéologiques propres, faisant peser une menace inédite sur les institutions et les pratiques démocratiques.

Clairement, l’administration Trump est dans sa phase destructive, mais le précédent Vichy nous invite à suivre avec une grande attention si et comment vont s’amorcer des réagencements dans les programmes de recherches états-uniens. L’appel à une renaissance de la nation autour de valeurs chrétiennes particulièrement rigoristes et dont Trump s’affirme le premier défenseur, dans le cadre d’une véritable « guerre sainte », laisse penser que nous nous dirigeons vers une mise au pas religieuse de la science américaine.

Attentisme, défaitisme ou sursaut ?

Face à cette incroyable percée autoritaire et aux pressions exercées sur les contre-pouvoirs, l’Amérique pourra-t-elle se contenter de faire le dos rond pour les quatre prochaines années (deux, si la majorité bascule lors des prochaines élections du Congrès) ? Certains, à l’image de John Ganz, voient dans ce moment Vichy de l’Amérique un test pour les différentes strates de la société civile, et avant tout pour le personnel politique lui-même, républicain comme démocrate.

Il est d’ailleurs significatif de voir que l’épithète « Vichy » affublé à la situation états-unienne est apparu avant même la première prise de fonctions de Trump. Dès juin 2016, l’historien et documentariste Ken Burns avait parlé de « Vichy Republicans » pour fustiger ceux qui avaient abandonné à Trump le Grand Old Party ; ceux qui, par opportunisme ou par résignation, avaient trahi l’intérêt supérieur de la nation, tout comme trahirent l’écrasante majorité de députés et des sénateurs français lorsqu’ils accordèrent les pleins pouvoirs constituants à Pétain, le 10 juillet 1940.

Il y eut, ne les oublions pas, les Vincent Auriol, les Léon Blum et les Paul Ramadier. Ils furent 80 (contre 569) à dire non à Pétain. Où sont, aujourd’hui, les figures démocrates qui résistent ouvertement à l’administration Trump ? Cette question travaille déjà l’opinion américaine, et c’est au tour du Parti démocrate et de ses représentants de se voir ramenés à la France des années noires : ces « Vichy Democrats » sont accusés d’abandonner trop vite la lutte face aux prises de décisions de la nouvelle administration Trump, offrant la vision lénifiante d’un parti d’opposition qui semble atone et aphone.

Pour autant, certains démocrates tentent de se faire entendre. Le 12 mars dernier, le représentant John Larson s’est vivement emporté contre ses collègues républicains qui étaient intervenus pour bloquer l’audition d’Elon Musk, dispensant ce dernier de devoir rendre des comptes devant la principale Commission fiscale du Congrès. À mesure que les élections de mi-mandat approchent, on peut s’attendre à ce que les prises de parole protestataires se multiplient.

En réalité, alors que le régime de Vichy n’avait suscité qu’une résistance tardive de la population et de ses élites, les États-Unis de Trump voient déjà se structurer d’importants mouvements de contestation. Les coupes budgétaires tous azimuts dans le financement de la recherche universitaire trouvent sur leur chemin des contre-pouvoirs, notamment à l’échelon des États fédéraux tels que la Californie et New York, qui saisissent la justice et assurent des financements d’urgence.


À lire aussi : Envisager le pire : le scénario d’une crise de régime imminente aux États-Unis


Le 7 mars 2025, de larges manifestations à l’appel du collectif Stand Up For Science ont eu lieu dans une trentaine de villes américaines, trouvant d’ailleurs un réel écho international (en France notamment). À l’inverse de Columbia, Harvard vient d’annoncer qu’elle n’entendait pas se plier aux injonctions de l’administration Trump, renonçant ainsi à quelque 2,2 milliards de dollars de financement.

Ce refus, le tout premier auquel l’administration Trump est confrontée, a provoqué l’ire du président qui engage désormais un véritable bras de fer pour faire plier Harvard. La résistance de la plus ancienne et la plus prestigieuse des universités américaines annonce-t-elle un réveil des institutions académiques dans leur ensemble ? Plus largement, l’opinion publique américaine se rangera-t-elle derrière ses scientifiques ? Se retournera-t-elle contre l’homme qu’elle vient tout juste d’installer une seconde fois à la Maison Blanche ? Les prochains mois diront si la mobilisation du monde académique préfigure un sursaut de l’opinion publique dans le même sens.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

16 / 50

 

  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
   Fiabilité faible
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌞