ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture
19.11.2024 à 17:01
Derrière chaque petite porte : les secrets du succès des calendriers de l’avent
Sophie Renault, Professeur des Universités en Sciences de Gestion et du Management, IAE Orléans
Texte intégral (2183 mots)
Les calendriers de l’avent sont un véritable terrain de jeu pour les marques. Des produits de beauté aux sextoys en passant par les friandises pour chiens ou chats : retour sur un phénomène marketing !
Du latin adventus qui signifie la venue, l’avent fait référence aux quatre dimanches menant jusqu’à la naissance de Jésus. Nés au XIXᵉ siècle, les calendriers de l’avent étaient un moyen d’ajouter un peu de magie à l’impatience des enfants. Leur création est attribuée à une tradition allemande, où les familles placent quatre bougies sur une couronne de sapin, allumant une bougie chaque dimanche de décembre jusqu’à Noël.
Ce rituel a donc progressivement évolué au profit de calendriers illustrés. C’est au début du XXe siècle que les premiers calendriers avec de petites portes ou fenêtres sont apparus. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la pénurie de papier impose d’interrompre momentanément leur production. Les calendriers de l’avent sont à nouveau fabriqués à l’après-guerre notamment par les éditions Sellmer avec le fameux modèle « La petite ville » aujourd’hui encore commercialisé. Au fil du temps, des calendriers contenant des douceurs, généralement des chocolats, sont devenus un incontournable des fêtes de fin d’année.
De la célébration de la naissance du Christ au rouleau compresseur marketing
Aujourd’hui, le calendrier de l’avent a évolué en une véritable opération marketing. Il s’agit de capter l’attention des consommateurs bien avant le jour de Noël et de transformer l’attente en un moment de plaisir quotidien. Bien loin de se limiter à la cible des enfants, les marques ont développé une multitude de calendriers destinés aux adultes… et le phénomène prend chaque année davantage d’ampleur. Décliné en thés, bijoux, bougies, semences, outils, sauces piquantes ou bien encore chaussettes de superhéros, le calendrier de l’avent n’est plus seulement une préparation spirituelle et/ou festive, il s’agit d’un produit de consommation s’inscrivant dans une dynamique expérientielle.
Le packaging joue ici un rôle essentiel : en soignant l’esthétique et le design de leur calendrier, les marques maximisent l’impact émotionnel du produit. La perspective de la découverte quotidienne d’un produit fait replonger les cibles dans leurs souvenirs d’enfance. Tandis que l’offre a évolué, le principe, quel que soit l’âge de la cible, reste en effet similaire : créer une attente, offrir une surprise, procurer du plaisir, et ce… quel que soit le budget. On peut ainsi trouver des calendriers à des prix très accessibles, mais aussi des modèles prestigieux comme celui proposé en 2024 par Dior. Baptisé « La malle des rêves », le calendrier est affiché au prix de 2 900 euros.
Du côté des adultes, le marché de l’avent s’avère être un terrain de jeu immensément plus vaste que pour la cible des enfants dominée par les sucreries et les jouets. Parmi les domaines ayant investi le marché, la beauté occupe une place de choix. La plupart des marques de cosmétiques (L’Oréal, Lancôme, Benefit…) dont les marques de distribution spécialisées (Sephora, Yves Rocher, Marionnaud…) ont le ou les leur(s).
Chaque fenêtre renferme une version miniature ou classique de soin, maquillage ou bien encore parfum, permettant aux consommateurs de tester des produits et de se laisser tenter par de futures acquisitions. Afin de mettre en perspective la stratégie de valorisation adoptée par les marques, prenons l’exemple du calendrier proposé en 2024 par L’Oréal. Tandis que ledit calendrier est proposé au prix psychologique de 89,99 euros, la marque met en perspective la valeur dite « réelle » de 256 euros. Le calcul de cette valeur s’appuie sur la somme des prix moyens des produits vendus à l’unité. Par contraste, le prix de 89,99 euros apparait comme une opportunité exceptionnelle générant alors la perception d’une économie significative.
À l’image de L’Oréal, la plupart des marques de cosmétiques adoptent cette stratégie leur permettant d’attirer et/ou de fidéliser une clientèle tout en augmentant leur notoriété. De nombreux consommateurs y voient ce faisant un hymne à la surconsommation. Cet avis en ligne à propos d’un calendrier de produits cosmétiques illustre notre propos : « Encore 4 cases à la poubelle ? Au bout de plusieurs années, je n’achète plus ce calendrier, car je n’utilise jamais les rouges à lèvres rouges ! » La diversité des produits proposés implique en effet un risque de gaspillage.
L’avent sans limites, de l’alcool aux sextoys
Si les produits de beauté sont désormais bien établis sur le marché de l’avent, ce sont aussi des produits moins conventionnels, si l’on garde à l’esprit le caractère spirituel originel, qui investissent le marché des calendriers de l’avent. Typiquement, le calendrier de l’avent Bières & découvertes propose aux amateurs la dégustation de nouvelles saveurs. Dans cette mouvance, de multiples autres offres alcoolisées font leur percée sur le marché.
Dans un autre registre, destiné à ceux qui cherchent un cadeau original pour pimenter leurs activités de couple en attendant Noël, Dorcel propose un calendrier avec la promesse suivante : “Chaque jour, le désir s’intensifie, dévoilant des surprises toujours plus audacieuses et captivantes. Case après case, le plaisir monte crescendo, menant à une expérience sensorielle ultime pour un Noël inoubliable”. Attendre Noël n’aura jamais été aussi enivrant ! Et pas question de laisser nos animaux de compagnie en reste : eux aussi peuvent maintenant participer à l’attente fébrile de Noël avec des calendriers dotés de friandises.
Le succès de ces offres repose sur leur aspect ludique, mais aussi sur la sensation de nouveauté et d’expérience offerte à chaque consommateur. Les calendriers de l’avent sont devenus un moyen pour les marques de se démarquer, de créer un lien particulier avec leur clientèle et de proposer une expérience. Le phénomène s’inscrit également dans une tendance plus large, celle des kidults ou adulescents, ces adultes qui conservent des goûts et des intérêts d’enfants, cherchant à retrouver la magie de leur jeunesse à travers des objets ludiques et des expériences nostalgiques.
Les calendriers de jouets, par exemple, ne sont plus seulement réservés aux enfants. Les amateurs de Lego ou de Playmobil adultes sont nombreux, et les marques ont su capter cette demande. Les calendriers Lego Harry Potter ou Star Wars sont ainsi devenus des incontournables pour les fans de ces univers, qu’ils soient petits ou grands. L’engouement des adultes pour ces calendriers s’inscrit dans une quête de nostalgie qui résonne fortement dans une époque marquée par le stress et les incertitudes.
Le marketing d’influence, l’arme diabolique des marques pour enflammer Noël
Le marketing d’influence joue un rôle clé dans la mise en avant de ces calendriers. Les unboxing de calendriers de l’avent sont devenus une tradition sur TikTok ou Instagram, créant une véritable attente chez les consommateurs et stimulant ainsi les ventes de ces produits. L’influenceur Cyril Schreiner a par exemple mis en ligne en octobre 2024 deux vidéos successives pour montrer tout d’abord le calendrier de l’avent conçu par Netflix, puis certaines de ses 24 surprises issues de sept séries populaires dont Stranger Things et Bridgerton. La rareté de certaines éditions et l’engouement généré par ces vidéos, souvent diffusées dès la mise sur le marché des calendriers, participent à la création d’un sentiment d’urgence, poussant les consommateurs à acheter au plus vite. Il n’est ainsi pas rare que le contenu des calendriers soit dévoilé dès septembre.
Les influenceurs jouent également sur l’aspect authentique et spontané de ces ouvertures voire renouvellent le genre : c’est le cas de Léna Situations qui en 2020 pour Maybelline n’a pas ouvert les cases du calendrier, mais les a au contraire remplies dans une vidéo vue plus de 1,3 million fois sur YouTube. Voir une personnalité qu’on apprécie s’enthousiasmer devant une « surprise » crée un lien émotionnel fort et donne l’impression que chaque calendrier est une expérience à ne pas manquer. Certains influenceurs déploient en outre leur propre calendrier sous forme de jeux-concours. Il s’agit alors sur la période de l’avent de faire gagner des produits à leur communauté. Les marques profitent de ces mises en scène pour élargir leur audience, susciter des envies et renforcer leur image de marque.
In fine, les calendriers de l’avent s’inscrivent dans une stratégie marketing redoutablement efficace, permettant aux marques d’occuper le terrain avant Noël, de renforcer leur visibilité et de susciter un engouement continu. Qu’il s’agisse de (se) faire plaisir, de découvrir de nouveaux produits ou de participer à une tendance partagée sur les réseaux sociaux, les calendriers de l’avent se réinventent, devenant les incontournables de décembre. Derrière chaque petite porte, c’est bien plus qu’une simple surprise qui attend le consommateur : c’est une stratégie de fidélisation et de séduction qui se déploie. Le phénomène ne s’arrête pas à Noël ! Jouant sur la proximité phonétique entre avent et avant, ce sont également des calendriers de l’après qui sont désormais proposés.
Calendriers de l’avent ou de l’après… les marketers trouvent toujours une case de plus à ouvrir dans nos habitudes de consommation.
Sophie Renault ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.11.2024 à 17:01
Louer ses vêtements plutôt que les acheter a-t-il un vrai impact environnemental ?
Pauline Munten, Researcher and Teaching Assistant in Marketing, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
Joëlle Vanhamme, Professeur de marketing, EDHEC Business School
Valerie Swaen, Professeure ordinaire, présidente du Louvain Research Institute in Management and Organizations (LouRIM), Université catholique de Louvain (UCLouvain)
Texte intégral (1925 mots)
Louer des vêtements plutôt que les acheter a tout de la bonne idée pour l’environnement. La réalité est plus complexe car ne pas acheter et avoir un comportement responsable ne sont pas synonymes. Loin de là.
Louer ses vêtements plutôt que les acheter serait meilleur pour la planète ? À l’heure où l’industrie textile est pointée du doigt pour son impact environnemental, des services de location de vêtements promettent aux consommateurs de renouveler constamment leur garde-robe tout en réduisant leur empreinte carbone. Mais cette solution est-elle vraiment aussi écoresponsable qu’elle en a l’air ?
C’est la question que pose notre récent travail de recherche. Nous avons choisi d’examiner les effets cachés des comportements des consommateurs qui utilisent ces services d’économie collaborative basés sur l’accès aux biens (access-based services, ou ABS), et non sur leur possession.
Gare à l’effet rebond
Nos études qualitative et quantitative mettent ainsi en lumière une réalité surprenante : la location de vêtements, loin de toujours réduire l’empreinte écologique, peut en réalité encourager une consommation accrue chez certains types de consommateurs ! En cause ? L’effet rebond, un phénomène qui se produit lorsque les gains environnementaux attendus sont réduits, annulés, voire inversés, par des comportements compensatoires des consommateurs.
Ces enjeux s’inscrivent dans un débat plus large sur les limites des solutions perçues comme écologiques et sur la manière dont consommateurs et entreprises peuvent réagir afin d’éviter les pièges d’une surconsommation qui ne dit pas son nom.
Les services basés sur l’accès reposent sur une idée simple : au lieu de posséder un bien, le consommateur en profite temporairement en échange du paiement d’une contribution monétaire. La possession n’est plus un impératif. Ce changement de paradigme a été rendu possible par la montée en puissance des plates-formes numériques dans les transports (Uber), l’hébergement de loisir (Airbnb), l’électroménager, et plus récemment, la mode.
Une flexibilité plébiscitée
La location de vêtements, autrefois réservée à des occasions spéciales comme les mariages ou les galas, est désormais accessible pour le quotidien. Des plates-formes comme Le Closet ou Coucou permettent aux consommateurs de louer des vêtements de marque pour quelques jours ou quelques semaines, avant de les retourner pour en louer de nouveaux.
Les consommateurs apprécient particulièrement la flexibilité et la variété qu’offrent ces services. Ils peuvent ainsi suivre les tendances de la mode sans s’engager à long terme, tout en participant à un modèle de consommation présenté comme plus responsable. La production textile est en effet l’une des industries les plus polluantes, en particulier depuis l’avènement de la fast fashion. En principe, s’abonner à un service de location de vêtements devrait avoir pour résultat non seulement de limiter la quantité de vêtements produits, mais aussi d’en prolonger la durée de vie en les proposant à plusieurs utilisateurs successifs.
Quand le remède devient poison
En interrogeant 31 utilisateurs de plates-formes franco-belges de location de vêtements, nous avons identifié divers effets rebond qui « détricotent » l’idée selon laquelle il est nécessairement plus durable de louer ses vêtements plutôt que de les acheter.
Les effets rebond se produisent lorsque des gains d’efficacité ou des pratiques censées être durables, comme la location de vêtements, mènent paradoxalement à une augmentation de la consommation.
L’accès facilité, la variété et le faible coût des vêtements loués peuvent encourager une utilisation plus fréquente du service, voire des achats impulsifs de vêtements (certains achètent même les vêtements qu’ils ont loués !), ce qui peut annuler les bénéfices environnementaux attendus de la location par rapport à l’achat (effet rebond direct).
D’autre part, une personne qui économise de l’argent en louant des vêtements peut utiliser ces fonds pour acheter d’autres biens ou services dans d’autres catégories de produits (produits high-tech, voyages, équipements pour la maison, etc.), augmentant ainsi sa consommation totale et son empreinte écologique.
Il est crucial de comprendre que ces effets ne sont pas homogènes et varient selon les groupes de consommateurs et leurs motivations psychologiques. C’est ce que montre notre étude quantitative réalisée auprès de 499 utilisateurs.
Le rebond n’est pas le même pour tous
Ainsi, l’étude révèle deux groupes, parmi les cinq identifiés lors de l’analyse, représentant environ un quart des utilisateurs de services de location de vêtements, qui sont particulièrement enclins à présenter des effets rebond négatifs.
Le groupe des « chercheurs de stimulation et de plaisir » (7 %) est caractérisé par une forte recherche de stimulation et des motivations hédonistes et est principalement composé d’hommes. Pour eux, la location de vêtements ne diminue pas leur consommation globale, mais au contraire, elle peut l’accroître en stimulant leur désir de nouveauté et de diversité.
Le groupe des « jeunes urbains apathiques » (18 %) présente des comportements paradoxaux : bien qu’ils ne soient pas particulièrement motivés par le plaisir ou la stimulation, et diminuent leur consommation de vêtements grâce à la location, ils augmentent leurs achats dans d’autres catégories de produits après avoir loué des vêtements. Ils sont également les moins frugaux, ce qui renforce leur propension à des comportements de rebond indirects. Ce sont plutôt des jeunes hommes urbains, souvent célibataires et hautement éduqués. Ces résultats soulignent la nécessité d’aborder la diversité des comportements de consommation au sein de l’économie du partage, et d’adapter les stratégies pour chaque groupe de consommateurs.
D’autres pistes pour la mode responsable
Bien que les services basés sur l’accès aient le potentiel de motiver des habitudes de consommation plus durables, ils peuvent aussi encourager des comportements qui annulent ces bénéfices, voire pire… Cette découverte remet donc en question l’idée selon laquelle la location de vêtement est toujours synonyme de durabilité.
Quelles pistes pour une mode plus responsable ? Alors que les services basés sur l’accès gagnent en popularité, il devient crucial de comprendre comment maximiser leur potentiel écologique tout en minimisant les effets rebond indésirables. Dans ce but, les entreprises comme les consommateurs doivent sans doute repenser leur approche.
Les implications pour les managers et les décideurs politiques sont claires : il ne suffit pas de promouvoir la location de vêtements comme une solution durable. Environ un quart des utilisateurs de services de location de vêtements étant susceptibles de présenter des comportements de rebond négatifs, il est essentiel d’identifier ces consommateurs et de leur fournir des informations et des incitations adaptées pour limiter ces effets.
Trouver d’autres incitations
Les stratégies de communication des entreprises de location doivent être différenciées en fonction des segments de consommateurs. Pour les personnes en quête de stimulation et de plaisir, des incitations de type hédonique non liées aux vêtements loués, telles que des concours, jeux, récompenses ou cadeaux peuvent être efficaces. Pour les consommateurs apathiques, des rappels sur les conséquences négatives de leurs comportements peuvent les amener à réfléchir davantage à leurs choix.
Les entreprises doivent veiller à ne pas seulement mettre en avant les aspects hédoniques intrinsèquement liés la location de vêtements, car cela peut involontairement renforcer les effets rebond négatifs. Au lieu de cela, elles pourraient mettre l’accent sur les avantages écologiques et encourager la co-création de valeur avec les consommateurs pour répondre à leurs besoins tout en réduisant l’impact environnemental.
Les services de location de vêtements pourraient ainsi encourager la location à long terme, plus responsable, de produits éco-conçus par des marques qui partagent les mêmes valeurs écologiques. Au lieu de promouvoir la rotation rapide des articles, ils pourraient inciter les utilisateurs à réduire la fréquence des échanges et limiter le nombre de pièces que l’on peut louer en même temps.
Des efforts tous azimuts
Les entreprises pourraient aussi sensibiliser les consommateurs à l’impact environnemental de leurs choix, en fournissant par exemple des données sur l’empreinte carbone des vêtements loués, ou bien sur le nombre de fois qu’un vêtement loué a déjà pu être porté en plus que s’il avait été acheté.
Les entreprises du secteur de la location de vêtements devraient collaborer pour partager des informations et développer une compréhension plus approfondie des impacts environnementaux de leurs pratiques. En travaillant ensemble, elles peuvent mieux cibler les segments de consommateurs et promouvoir des pratiques de consommation plus responsables.
[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]
De leur côté, les clients jouent aussi un rôle essentiel dans la transformation de la mode vers une consommation plus réfléchie. Pour ce faire, ils doivent repenser leur relation avec la mode et la consommation. Un premier pas serait d’adopter une approche minimaliste, en privilégiant les vêtements de qualité plutôt que la quantité.
Les consommateurs peuvent aussi opter pour des pièces « éthiques », fabriquées de manière responsable, qui allient style et durabilité. Et se poser la question avant de louer un vêtement : « En ai-je vraiment besoin ? », « Le porterai-je plusieurs fois ? » Cette réflexion peut aider à éviter les locations impulsives et donc à réduire l’impact environnemental.
Transformer les plates-formes de location de vêtements en de véritables leviers de durabilité implique donc une volonté partagée des consommateurs et des entreprises. Ce n’est qu’au prix d’efforts combinés que ces services basés sur l’accès pourront réaliser leur promesse initiale : réduire l’empreinte carbone de la mode tout en répondant aux aspirations des consommateurs.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
19.11.2024 à 17:00
Pourquoi la transparence des entreprises ne suffira pas pour « sauver » la nature
Madlen Sobkowiak, Associate Professor in Social and Environmental Accounting, EDHEC Business School
Texte intégral (2136 mots)
En matière de RSE et de préservation de la nature, l’accent est surtout mis sur la transparence des actions. D’où une multiplication des informations qui n’est peut-être pas le meilleur levier pour atteindre les objectifs annoncés. Bonne nouvelle : des moyens pertinents existent.
La transparence des entreprises pourrait-elle être l’une des solutions pour limiter le changement climatique ? Ou, à tout le moins, serait-elle un moyen de tenir les entreprises responsables de leur impact sur l’environnement ? 94 % des investisseurs eux-mêmes doutent de la validité des rapports sur le développement durable des entreprises, qui utilisent quantité d’affirmations non étayées selon le « Global Investor Survey 2023 » de PwC. Et leur scepticisme n’est pas infondé, selon l’étude que nous avons menée et récemment publiée.
En effet, si la transparence des entreprises est une première étape stratégique vers une économie plus durable, elle ne suffira pas à elle seule à obtenir des résultats positifs en matière d’impact des entreprises sur nos écosystèmes. Pour que le changement se produise réellement, trois conditions sont nécessaires : lier les actions des entreprises à leur impact sur l’environnement, prendre en compte les effets des opérations quotidiennes sur la nature et aligner les incitations financières et les objectifs écologiques.
Des débuts timides
Même si l’on observe une pression croissante en faveur des réglementations relatives à la prise en compte des écosystèmes naturels – en particulier sur les déclarations (disclosures) s’y rapportant – les entreprises commencent tout juste à fournir des informations sur leurs performances, leurs impacts et leurs risques en lien avec la nature. C’est l’essence même de la règlementation SFDR – Sustainable Finance Disclosure Regulation qui est entrée en vigueur en 2021 et de la directive CSRD – Corporate Sustainability Reporting Directive qui entre en vigueur en 2024 et vise à renforcer les obligations de transparence des entreprises sur les questions ESG au sein de l’Union européenne. Ces mesures sont caractéristiques d’un certain type d’approche, qui utilise la déclaration obligatoire d’informations comme moyen de réguler les comportements.
À lire aussi : Pourquoi la RSE ne suffit pas à rendre nos sociétés plus durables
Cela fonctionne-t-il ? Pas comme levier unique, car les entreprises ont encore du mal à comprendre pleinement leurs propres impacts ou les impacts de leur chaîne d’approvisionnement sur la nature. De plus, elles manquent souvent de connaissances et d’expertise pour naviguer dans le paysage complexe et en constante évolution des exigences nationales et internationales en matière de rapports sur le développement durable, et encore moins pour prendre des mesures significatives. Cela pourrait entraîner une dilution du concept de transparence et une augmentation de l’écoblanchiment.
Que vous soyez dirigeants en quête de stratégies ou salariés qui s’interrogent sur les choix de leur hiérarchie, recevez notre newsletter thématique « Entreprise(s) » : les clés de la recherche pour la vie professionnelle et les conseils de nos experts.
Le risque d’éco-blanchiment
L’écoblanchiment consiste à faire des déclarations environnementales fausses ou trompeuses. Ceci peut fausser les informations pertinentes dont un investisseur (un consommateur) a besoin pour prendre des décisions et, en fin de compte, éroder sa confiance dans les produits et/ou les pratiques liés au développement durable.
Une étude commandée par l’Union européenne en 2023 a révélé que 53 % des allégations environnementales sur les produits et services sont vagues, trompeuses, voire infondées. 40 % ne s’appuient sur aucune preuve. Aux États-Unis, 68 % des dirigeants ont admis s’être rendus coupables d’écoblanchiment. La normalisation des rapports sur le développement durable dans l’UE est donc nécessaire et attendue depuis longtemps.
Cependant, au lieu de demander aux entreprises de réduire leur impact environnemental en soi, les politiques actuelles se concentrent sur les informations à fournir, ce qui est nécessaire mais loin d’être suffisant en soi. Mes coauteurs et moi-même avons identifié trois conditions pour que les informations publiées puissent potentiellement influencer positivement les effets des activités des entreprises sur la nature :
établir un lien entre les entreprises et les écosystèmes ;
traduire les aspirations en opération ;
améliorer la réactivité et les réponses du système financier.
Notre approche actuelle, qui utilise les exigences en matière de déclaration pour modifier le comportement des entreprises, pourrait être limitée, car la fourniture d’informations n’encourage pas en soi les entreprises à atteindre pleinement des impacts positifs sur la nature. Comment changer cela ? Comment les informations publiées peuvent-elles donner lieu à des résultats tangibles ? Trois pistes doivent être étudiées.
Une traçabilité radicale
Le premier moyen intéressant à explorer consiste à relier les entreprises et les écosystèmes. Cela implique la mise en place d’une traçabilité radicale qui relie les actions des entreprises aux résultats obtenus dans des environnements particuliers. Cela permettrait de responsabiliser les entreprises, qu’elles publient ou non des données, et de les inciter à produire leurs propres données plutôt que de devoir répondre à des exigences créées par des tiers.
Cargill, fournisseur du secteur alimentaire, en est un exemple. Dans son rapport sur le soja en Amérique du Sud, l’entreprise trace le soja qu’elle produit et achète tout au long de sa chaîne d’approvisionnement, avec des sites situés dans des pays d’Amérique du Sud. Ces lieux sont géolocalisés et des données sur le degré de déforestation dans chaque parcelle sont obtenues à partir d’images satellites. Ainsi la traçabilité permet d’enrichir les déclarations de Cargill en lien avec les écosystèmes concernés par ses activités.
Développer des habitudes concrètes
La deuxième approche consiste à traduire les aspirations en opération. Pour cela, les entreprises doivent veiller à développer des outils et des « habitudes » qui traduisent l’intention stratégique en comportement sur le terrain. En d’autres termes, il s’agit d’établir un lien entre la connaissance et l’action. Même si les entreprises sont bien informées de leur impact sur la nature, il peut s’avérer difficile de traduire les stratégies de réduction de l’impact et de restauration de la nature en objectifs opérationnels. À cet égard, il peut être utile de traduire les ambitions en mesures spécifiques qui, une fois intégrées dans les entreprises, créent des actions (visibles et récurrentes) axées sur le changement.
Par exemple, LafargeHolcim Espagne, un producteur de granulat et de ciment, a développé un système de suivi pour évaluer les processus de restauration en étudiant les actifs naturels. Il a également analysé les ressources disponibles à partir d’échantillons de terrain en cataloguant la flore, en identifiant la végétation, en déterminant la répartition des oiseaux et des insectes, en évaluant l’état de la biodiversité dans la carrière et en élaborant des stratégies et des plans d’action. Le suivi des activités a été effectué à l’aide d’un indice de biodiversité développé en collaboration avec le WWF et le système d’indicateurs et de rapports sur la biodiversité de l’UICN.
Redonner du pouvoir aux propriétaires des entreprises
La dernière condition consiste à améliorer la réactivité des acteurs financiers, ainsi que leurs réponses. Cela nécessite de déterminer comment les acteurs du système financier peuvent favoriser les actions des entreprises. En d’autres termes, il s’agit d’aligner les incitations financières sur les objectifs environnementaux.
Pour cela, les propriétaires des entreprises et ceux qui les financent sont les acteurs les plus puissants. La stabilité financière repose sur le bon fonctionnement des écosystèmes (des études récentes ont montré que le changement climatique constitue une menace pour la stabilité du système financier). Les modalités de publication d’information pourraient donc être utilisées pour attirer l’attention des investisseurs sur les impacts sur la nature, à l’image d’autres reportings existants plus développés.
Un exemple de ce type de mécanisme est le SFDR de l’Union européenne, qui exige des banques, des assureurs et des gestionnaires d’actifs qu’ils fournissent des informations sur la manière dont ils traitent les risques liés au développement durable. Prenons le cas de la société ASN Bank, spécialisée dans les produits bancaires durables, qui a développé un outil d’empreinte de biodiversité pour les institutions financières afin d’estimer les impacts d’un portefeuille d’investissement et d’identifier les points chauds de ce portefeuille.
Plus les informations déclarées sur le développement durable par les entreprises seront solides, normalisées et transparentes, plus nous pourrons lutter contre l’écoblanchiment qui sape la crédibilité des efforts. Mais si les déclarations sont essentielles, il est temps de prendre en compte leurs limites. Cela implique, pour les entreprises, d’adopter des approches de gouvernance qui façonnent l’action, et de cesser de s’appuyer uniquement sur les rapports existants.
Madlen Sobkowiak ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.11.2024 à 16:59
Loin de la sauvagerie du Moyen Âge : « Sire Gauvain et le Chevalier Vert », un roman courtois lumineux à la cour du roi Arthur
Olivier Simonin, Maître de conférences en linguistique anglaise , Université de Perpignan Via Domitia
Texte intégral (1773 mots)
Les fictions qui évoquent le Moyen Âge ont tendance à perpétuer des clichés sur la barbarie d’une époque sombre et rustre. Pourtant, Sire Gauvain et le Chevalier Vert, roman anonyme de la fin du XIVe siècle qui se déroule à la cour du Roi Arthur, nous démontre tout l’inverse.
Si le Moyen Âge passionne, il est souvent représenté comme une période obscure, marquée par la sauvagerie. En témoignent divers clichés, portant entre autres sur un recours barbare à la torture, dont une réplique culte de Pulp Fiction de Tarantino se fait plaisamment l’écho : « Je vais me la jouer médiéval sur ton gros cul » (I’m gonna go medieval on your ass).
Il en est de même pour l’esthétique sombre de séries médiévales-fantastiques comme Game of Thrones et de films tels que The Green Knight de David Lowery, inspiré du joyau de la littérature médiévale anglaise qu’est Sire Gauvain et le Chevalier Vert (Sir Gawain and the Green Knight en anglais), qui a tant inspiré Tolkien : le philologue qu’il était lui consacra une édition scientifique, qu’il co-signa avec E. V. Gordon, ainsi qu’une traduction qui reproduit le mètre d’origine.
Œuvre anonyme, Sire Gauvain et le Chevalier Vert est un des romans de chevalerie les plus aboutis du corpus occidental, qui laisse entrevoir un univers aux couleurs vives, d’un grand raffinement, conforme au goût aristocratique de la fin du XIVe siècle.
Fascination pour les couleurs
L’histoire s’ouvre sur des divertissements de cour à Camelot, où fait irruption un mystérieux chevalier paré de vert, qui vient lancer un défi au roi Arthur : que quelqu’un s’essaie à le décapiter avec la hache qu’il tient et, si lui-même survit à cette tentative, qu’il lui soit donné de rendre pareil coup un an plus tard. Gauvain tranchera la tête du Chevalier Vert, qui se relèvera pour la saisir de ses mains par quelque enchantement et engagera l’illustre chevalier à le retrouver dans un an.
Le Chevalier Vert est un être éminemment paradoxal, qui relève du merveilleux. Le poète et les témoins de l’épisode s’interrogent sur sa nature, son origine : est-ce un homme, un demi-géant, ou bien provient-il du monde des fées ? Le vert qu’il arbore sur ses habits et son équipement, jusqu’à sa barbe et ses cheveux, est éclatant et lumineux. Comme l’a si bien montré Umberto Eco (Art et beauté dans l’esthétique médiévale), l’homme médiéval est fasciné par les couleurs, et le vert intense, saturé, qui caractérise le chevalier ne pouvait que susciter l’étonnement en tant que signe extérieur de grande richesse (voire de magie), aux antipodes du vert sale, triste, délavé, que l’on peut voir dans des adaptations filmiques.
[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]
Michel Pastoureau (Vert. Histoire d’une couleur) a très justement insisté sur la difficulté d’obtenir des teintes vertes stables et vives, qui demeuraient l’apanage des puissants à cette époque, tout en soulignant l’ambivalence sémiotique de la couleur, qui combine des aspects positifs (le vert gai, associé à la jeunesse, au printemps…) et négatifs (le vert « perdu », qui connote la traîtrise, l’infidélité…). Or il se trouve que Chevalier Vert brouille les pistes en portant un vert éclatant, qui pourrait signifier beaucoup des choses que véhiculent habituellement le mauvais vert.
Une dimension morale
Gauvain, quant à lui, apparaît non moins resplendissant dans une armure rutilante, avec un blason nouvellement apposé sur sa cotte et son bouclier au moment de son départ : un pentacle d’or sur fond rouge vif. Ce symbole représente un idéal de perfection morale longuement développé dans le poème (2 strophes sur 101), que tous s’accordent à voir en Gauvain à ce stade de sa carrière, et qu’il affiche aux yeux du monde.
Champion de la courtoisie, soucieux du respect des usages et des engagements pris, tenant toujours des propos prévenants et délicats, il incarne l’opposé du Chevalier Vert, aux manières globalement frustes. Toutefois, même le meilleur des chevaliers d’Arthur qu’est (dans ce roman) Gauvain ne peut prétendre être exempt de toute faute ou souillure. C’est d’ailleurs ce que s’emploie à montrer le poète à travers cette aventure, que l’on pourrait considérer comme une démonstration sans appel qui consiste en une illustration par un cas extrême. Le simple fait de vouloir atteindre une authentique perfection trahit un grand orgueil, péché jugé mortel, et le roman de chevalerie plaide de fait pour une humilité lucide.
Dans le contexte religieux de l’époque, la perfection morale étant d’essence divine, on ne pouvait pas mériter le salut sans l’aide de Dieu, par le biais de sa grâce. On apprend en outre, plus tard, que l’envoi du Chevalier Vert à la cour d’Arthur avait notamment pour but de lui faire perdre de sa superbe, d’émousser son hubris, ses prétentions démesurées. Ainsi, le roman courtois (autre nom donné au roman de chevalerie, mais qui insiste moins sur ses aspects guerriers) flirte ici avec le genre tragique, par la hauteur de son propos et surtout par sa trame.
L’œuvre ne manque cependant pas d’ironie, et même d’effronterie, que le poète Simon Armitage – auteur d’une traduction récente en anglais moderne – estime typiquement nordique : le poème est écrit dans un dialecte du nord-ouest des Midlands, où se déroule d’ailleurs l’essentiel de l’action.
Humour et innovation littéraire
L’humour dont fait preuve le Chevalier Vert et, plus tard, le seigneur du château où réside Gauvain, est volontiers sarcastique. Tout cela va de pair avec l’aspect carnavalesque particulièrement marqué lors de l’irruption du Chevalier : il paraît devant la Cour le jour de l’ancienne fête des fous (le jour de l’an), dans un accoutrement qui pourrait rappeler un bouffon (le vert est aussi la couleur de la folie) ou un homme sauvage en lequel des mimes pouvaient se déguiser pour divertir les puissants.
Un des grands thèmes de l’œuvre est le jeu, le loisir, et la façon dont il convient de s’y adonner. Par exemple, on peut se demander s’il est légitime pour un chevalier de se présenter devant une cour et de requérir, par jeu, un échange de coups visant la décollation, la décapitation, tout en sachant pertinemment que cela n’aura pas de conséquences pour lui (comme il se trouve protégé par magie). Le grandiose et la légèreté se côtoient dans un véritable élan pré-shakespearien.
Le poète de Gauvain déploie non seulement son génie en sublimant le genre du roman courtois, mais il innove également en employant à la fois des vers allitérés, qui reposent sur un principe de répétition de consonnes sur des syllabes accentuées, et des vers rimés, qui viennent clore par groupes de cinq chaque strophe, donnant par là même une structure singulière au poème, dont il est le seul modèle parvenu jusqu’à nous. Pour reprendre les termes d’Ad Putter et Myra Stokes, dans The Works of the Gawain Poet :
« De même, les vers allitérés qui constituent l’essentiel du roman présentent des variations par rapport aux schémas attendus, détournés avec bonheur. »
Qui plus est, ce maître de l’art poétique de la fin du XIVe siècle se livre à la production de ce que l’on appelle aujourd’hui de la métafiction : alors qu’il décrit un Gauvain dans sa prime jeunesse, il convoque par l’intermédiaire d’une avenante châtelaine la littérature chevaleresque dont Gauvain est le protagoniste, et qui est souvent peu flatteuse à son égard, faisant de lui un galant plutôt libertin : elle cherche à le convaincre de lui apprendre les délices de l’amour courtois, dont elle a une vision bien prosaïque, sensuelle. Le poète oppose ainsi le véritable raffinement de la courtoisie, des bonnes manières et de l’art d’aimer, à ce qui pourrait être son prolongement voire son travestissement littéraire, son interprétation purement physique. Il se rapproche également de la modernité par un geste final d’ouverture, laissant de toute apparence le lecteur (ou auditeur) décider par lui-même si la quête de Gauvain est un succès ou un échec, pour lui et pour la cour d’Arthur.
Sire Gauvain et le Chevalier Vert est peut-être la meilleure illustration de l’inanité d’une perception plus ou moins fantasmée d’un Moyen Âge terne et morne au propre et au figuré, tout à la fois lugubre, rustre, et résolument rétrograde d’un point de vue littéraire.
Ma traduction bilingue de l'oeuvre médiévale est parue au Livre de Poche, auquel je suis de fait lié.
19.11.2024 à 16:59
Recherche biomédicale : décloisonner la biologie et le genre
Colineaux H, Post-doctorant en epidemiologie sociale, Medecin de sante publique, Methodologiste, Université de Toulouse III - Paul Sabatier, Inserm
Texte intégral (1736 mots)
Prendre davantage en compte les mécanismes sociaux et, en particulier le genre, dans la recherche biomédicale permettrait d’éviter des biais méthodologiques et interprétatifs et ainsi de mieux appréhender les enjeux actuels de santé, explique Colineaux H (Université de Toulouse III – Paul Sabatier, Inserm) dans Déconstruire les différences de sexe/Le sexe biologique et le genre à l’épreuve de la méthode scientifique aux éditions Double ponctuation.
Même si le champ du « genre en biologie/santé » a rapidement évolué ces dernières années, il me semble que les questions liées au genre et les questions liées à la biologie sont encore très cloisonnées disciplinairement. À quelques exceptions près, les sciences humaines et sociales se sont saisies du « genre » sans tellement s’approcher des questions de la dimorphie sexuelle (qui désigne le fait que les mâles et femelles d’une espèce sexuée se distinguent, en moyenne, morphologiquement et physiologiquement), de la physiologie reproductive, etc.
Et la recherche biomédicale pour sa part n’articule que très rarement ses objets avec les phénomènes sociaux, tels que le genre. Ce travail prend justement son point de départ dans les pratiques de la recherche biomédicale, et dans les biais méthodologiques et interprétatifs que peuvent produire la non-prise en compte des facteurs et mécanismes sociaux. C’est donc de ce point de vue que je l’aborde.
Des différences biologiques, mais aussi des mécanismes sociaux
Dans la littérature biomédicale, on peut constater que les différences biologiques observées entre les catégories de sexe ont été fréquemment expliquées par des mécanismes eux-mêmes biologiques, sans réelle base scientifique.
Par exemple, si la distribution du taux d’une protéine sanguine X montre un taux en moyenne plus élevé chez les femmes par rapport aux hommes, cette différence est souvent expliquée en premier lieu par des mécanismes liés à la dimorphie sexuelle.
On fait, par exemple, l’hypothèse d’une différence de calibre et d’élasticité des vaisseaux sanguins pour expliquer les différences de tension artérielle, on décrit l’interaction des œstrogènes ou de la testostérone avec le système physiologique de tel ou tel biomarqueur sanguin pour expliquer les différences de taux, etc.
Ces facteurs, bien sûr, peuvent être impliqués et nécessitent d’être explorés, mais des mécanismes sociaux peuvent aussi être en jeu pour expliquer ces différences, et ceux-ci ont été souvent négligés. Ils sont mobilisés plus souvent lorsque l’objet d’étude est de près ou de loin « social » (tel que le tabagisme, l’accès aux soins, voire l’obésité, etc.), mais plus rarement lorsqu’il est biologique (typiquement tous les biomarqueurs allant de la fréquence cardiaque au taux de cortisol).
Les facteurs génétiques ou hormonaux expliquent-ils tout ?
Ce raccourci est parfois explicite. Par exemple, dans un cours en ligne portant sur « Le sexe et le genre dans l’analyse des données » (consulté en mars 2022 sur le Canadian Institutes of Health Research, NDLR), l’hémoglobine, la fonction rénale, la taille, la masse maigre sont catégorisées comme des « variables liées au sexe », définies comme « des paramètres biologiques ou physiologiques qui diffèrent systématiquement entre les hommes et les femmes en raison de facteurs génétiques ou hormonaux ». Les facteurs génétiques ou hormonaux sont en effet probablement en jeu, et peut-être même pour une large part, mais expliquent-ils vraiment toute cette variabilité ?
Ce raccourci est aussi parfois, et même plus souvent, implicite, par exemple lorsque des seuils biologiques spécifiques par catégorie de sexe sont fixés pour prendre en compte un dimorphisme sexuel présumé. L’utilisation de seuils biologiques sexe-spécifiques pour établir un « score allostatique » en épidémiologie est d’ailleurs le point de départ de cette thèse. En épidémiologie sociale, nous utilisons en effet une mesure de la « charge allostatique », qui représente l’usure biologique du corps liée à l’ensemble des stress que nous traversons au cours de nos vies.
Cette mesure est calculée à partir de plusieurs biomarqueurs (un biomarqueur est une caractéristique biologique mesurable, par exemple la tension artérielle, le taux de cholestérol, etc.), tels que la tension artérielle, le taux de cholestérol, la CRP (il s’agit d’une protéine présente dans le sang et utilisée pour mesurer le niveau d’inflammation), etc.
Chez un individu donné, si un biomarqueur a une valeur « élevée », on le dit « à risque » et plus cet individu a de biomarqueurs « à risque », plus sa charge allostatique, c’est-à-dire son usure physiologique, sera considérée comme forte.
Biomarqueurs : des seuils différents selon le sexe
Mais qu’est-ce qu’une « valeur élevée » ? À partir de quel seuil la considère-t-on « à risque » ? Ce seuil est-il le même selon l’âge ? Selon la catégorie de sexe ? Nous avons observé dans la littérature que beaucoup ne prenaient pas les mêmes seuils selon le sexe.
Souvent, en effet, un biomarqueur est considéré comme « à risque » si sa valeur fait partie des 20 % ou 25 % des valeurs les plus hautes, non pas de toute la population, mais de sa catégorie de sexe. Ce choix n’est pas anodin et a des conséquences sur les analyses.
Par exemple, on prend un biomarqueur fictif X dont l’ensemble des valeurs possibles dans la population totale et par catégorie de sexe sont représentées sur la figure ci-dessous par une barre horizontale, et les seuils séparant les 25 % des valeurs les plus élevées par un trait vertical.
Si un individu catégorisé « homme » a un biomarqueur X avec une valeur de 70, cette valeur sera considérée comme « à risque » si le seuil est fixé dans toute la population (seuil du biomarqueur X égal à 65) mais pas s’il est fixé dans chaque catégorie de sexe (seuil du biomarqueur à 80 chez les hommes).
De même, si un individu catégorisé « femme » a un biomarqueur X avec une valeur de 60, cette valeur sera considérée comme « à risque » si le seuil est fixé par catégorie de sexe (seuil du biomarqueur X à 50 chez les femmes) mais pas s’il est fixé dans toute la population (seuil du biomarqueur à 65).
Pourquoi faire le choix de seuils différents selon la catégorie de sexe ? La justification, souvent non explicitée, repose sur l’observation de distributions statistiquement différentes en fonction de la catégorie de sexe, comme représentées sur la figure.
En effet si, dans cet exemple, les personnes catégorisées « femmes » n’atteignent jamais ou très rarement la valeur 80, alors que 25 % de la population catégorisée « hommes » la dépasse, il semble logique d’envisager qu’une même valeur n’a pas la même signification d’une catégorie à l’autre et ne doit donc pas être considérée de la même façon. Il y a plusieurs façons de prendre en compte cela avec des méthodes statistiques, dont la possibilité de fixer des seuils différents en fonction des catégories, comme décrit précédemment.
Les limites de l’approche sexe-spécifique
L’inconvénient de cette méthode est qu’elle neutralise les causes de ces différences. On ne peut plus mesurer ni observer leurs effets, elles sont comme effacées. Si cet inconvénient est accepté, c’est que l’hypothèse implicite est faite que ces différences de distribution ne s’expliquent que par le dimorphisme sexuel. Dans ce cas donc, fixer des seuils différents réalignerait en quelque sorte les hommes et les femmes, en « effaçant » ce dimorphisme, les rendant sur les autres plans comparables ou analysables ensemble.
Mais ces différences de distribution sont-elles réellement et uniquement liées au dimorphisme sexuel ? Des facteurs sociaux peuvent aussi, en théorie et jusqu’à preuve du contraire, expliquer une partie des différences de distribution des biomarqueurs entre les deux catégories de sexe.
En utilisant des scores sexe-spécifiques, on ne fait donc pas qu’effacer l’effet du dimorphisme sexuel, mais aussi de toutes ces autres causes. Or, si on utilise ces mesures pour étudier l’effet de facteurs tels que le niveau d’éducation, la classe sociale, les revenus, etc. sur la charge allostatique (ce qui est souvent le cas), cette approche sexe-spécifique peut potentiellement biaiser les résultats des analyses en sur ou sous-estimant l’impact des facteurs étudiés dans l’une ou l’autre des catégories de sexe.
Il nous semblait donc important d’explorer les causes, ou mécanismes, de ces différences biologiques. Sont-elles effectivement uniquement physiologiques, liées au dimorphisme sexuel, ou s’expliquent-elles, au moins en partie, par des mécanismes sociaux, liés au genre ? C’est cette question de départ qui a guidé mon travail de thèse.
Colineaux H est associé au groupe de recherche Gendhi et membre de la Society for Longitudinal and Lifecourse Studies (Interdisciplinary Health Research Group). Colineaux H a bénéficié de prises en charge de déplacements professionnels dans le cadre de son travail de thèse par le projet Gendhi (financement ERC) et de rémunérations au cours de ses dernières années de thèse par le projet GINCO (financement ANR).