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14.09.2025 à 18:05
Le colostrum, premier lait maternel : bénéfices, méconnaissance et croyances
Texte intégral (2448 mots)
Les bienfaits de l’allaitement maternel du nourrisson sont démontrés. Pourtant cette pratique varie dans le monde, notamment durant les deux premiers jours suivant l’accouchement, qui correspondent au don de colostrum. Un programme pluridisciplinaire, mené dans sept pays sur quatre continents et qui allie biologie et anthropologie, s’intéresse à ce fluide sécrété par les glandes mammaires.
En 2003, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) ont déployé deux stratégies visant l’initiation à l’allaitement maternel dans la première heure qui suit l’accouchement, ainsi que l’allaitement maternel exclusif pendant les six premiers mois de l’enfant. Ces stratégies étaient fondées sur les multiples bienfaits de l’allaitement maternel pour l’enfant.
Mais, encore aujourd’hui, on observe des disparités géographiques, socioéconomiques et culturelles en matière d’allaitement maternel, notamment au cours des deux premiers jours de l’alimentation du nouveau-né. Cette courte période correspond au don du colostrum, ce liquide jaunâtre sécrété par les glandes mammaires les premiers jours après un accouchement.
C’est avec l’objectif de comprendre ces disparités que nous avons développé entre 2013 et 2016 un programme de recherche fondamentale baptisé « Colostrum » qui a pour objectif d’inventorier et d’analyser les différentes pratiques de don du colostrum dans sept pays de quatre continents : Allemagne, Bolivie, Brésil, Burkina Faso, Cambodge, France et Maroc.
Les bénéfices de l’allaitement maternel pour le nourrisson
Les bienfaits de l’allaitement maternel sont multiples pour le nourrisson. Pratiqué dès la première heure, l’allaitement maternel réduit la mortalité néonatale (jusqu’à 28 jours d’âge) et infantile précoce (jusqu’à 6 mois d’âge). Il favorise également la réduction du risque de surpoids à tous les âges et le développement cognitif, selon des conclusions de l’Agence de sécurité sanitaire (Anses).
Des données suggèrent également d’autres effets positifs de l’allaitement maternel : sur l’immunité, sur les risques de diabète de type 1, de leucémies ou encore d’otites moyennes aiguës (mais seulement jusqu’à l’âge de 2 ans pour ces dernières), d’infections des voies urinaires ou encore d’asthme.
Des avantages aussi pour les parents et pour la mère
Enfin, l’allaitement maternel présente l’avantage économique d’être gratuit et l’avantage psychologique de renforcer le lien entre la mère et l’enfant.
Pour la mère, l’allaitement réduirait le risque de cancer ovarien. Des données scientifiques robustes montrent qu’il prévient le cancer du sein, améliore l’espacement des naissances et pourrait limiter le risque de diabète de type 2 chez la mère.
Peu de données sur le colostrum des premiers jours
On oublie souvent que cet éventail de bienfaits sur le plan de la santé n’est pas dû uniquement au lait maternel. En effet, les premiers jours du nourrissage du nouveau-né, la mère ne lui donne pas du lait mais du colostrum secrété par les glandes mammaires.
Sur le plan nutritif, le colostrum est plus riche en protéines mais plus pauvre en lactose et en lipides. Il se caractérise aussi par une teneur importante en anticorps – à un taux jusqu’à 100 fois plus élevé que dans le lait mature –, en agents anti-infectieux, etc. Bref, sa composition semble particulièrement adaptée pour favoriser le développement du nouveau-né et l’aider à se défendre contre les infections.
Toutefois, les études sur les bienfaits du colostrum restent insuffisantes, surtout dans une perspective bioculturelle.
Malgré le consensus scientifique sur les bienfaits de la pratique de l’allaitement, le colostrum est considéré dans diverses sociétés comme impur et, par conséquent, malsain pour l’enfant, la mère différant l’alimentation au sein jusqu’à ce que le lait s’y substitue.
Anthropologie et biologie du colostrum
Pour comprendre les disparités géographiques, socioéconomiques et culturelles en matière d’allaitement maternel, et notamment celles liées au don du colostrum, notre programme a réuni des chercheurs en sciences sociales et en sciences de la vie.
Notre communauté de chercheurs s’est donné un triple objectif :
i) documenter les pratiques et représentations relatives à cette substance,
ii) mieux connaître ses propriétés biologiques,
iii) contribuer à l’élaboration de messages efficaces de promotion de sa consommation.
Le programme comprenait trois volets : les deux premiers (anthropologique et biologique) concernaient la recherche proprement dite, le troisième (open science) l’archivage des données anthropologiques.
Le volet anthropologique a consisté à mener des enquêtes ethnographiques sur les pratiques et sur les représentations relatives au colostrum dans les sept pays cités afin d’identifier les variables culturelles susceptibles d’expliquer sa consommation ou sa non-consommation.
Le volet biologique comportait deux axes. Le premier, psychobiologique, a porté sur les propriétés sensorielles et fonctionnelles du colostrum chez la souris et dans l’espèce humaine. Le second, immunologique, s’est attaché à l’analyse du potentiel immunologique du colostrum et de son effet sur la prévention des allergies.
La perspective interdisciplinaire a consisté à mettre en regard les données anthropologiques avec la recherche des bénéfices biologiques du colostrum pour la santé de l’enfant et de la mère.
Dans sa globalité, l’ambition du programme était de produire des connaissances utiles aux politiques de santé publique menées dans les pays enquêtés.
Représentations, perceptions sensorielles et psychobiologie
Les données ethnographiques ont confirmé que cet acte a priori entièrement naturel qu’est le don du colostrum est l’objet de forts investissements culturels. Elles ont également montré que ces derniers se traduisent par une mosaïque de pratiques et de représentations qui est elle-même le fruit d’une hybridation et d’une hiérarchisation des savoirs académiques et traditionnels.
Ainsi, les données de terrain de l’étude que nous avons menée dans une maternité de Phnom Penh, la capitale cambodgienne, illustrent combien sont intriqués les savoirs qui circulent autour de la consommation du colostrum.
Extrait d’un entretien auprès d’une femme âgée de 36 ans ayant accouché de son deuxième enfant. Elle évoque sa crainte de ne pas avoir de lait :
« Il tète, mais il n’y a pas de lait. J’ai donné du lait du commerce sinon il va mourir parce que moi, la maman, je n’ai pas de lait. » (Octobre 2014.)
En Bolivie, les mères ont une connaissance fragmentée du colostrum, contrairement au personnel de santé. Certaines notent une différence avec le lait, d’autres connaissent le nom « colostrum », notamment lorsqu’elles ont déjà accouché en milieu hospitalier. D’autres encore utilisent un autre nom. Beaucoup ne savent rien. Plusieurs mères le considèrent comme de l’eau, « aguita », mettant en doute la qualité nutritive du liquide. D’autres craignent qu’il constipe leur bébé.
Autre exemple, au Burkina Faso, le colostrum est désigné par le terme kinndi en fulfulde (langue peule) qui signifie « quelque chose de trouble », « liquide amer » ou encore « liquide impropre ». La première nourriture du nouveau-né est mise en rapport avec les notions de pollution ou encore avec des croyances thérapeutiques (par exemple, le colostrum provoquerait des diarrhées ou des indigestions).
Quant aux données psychobiologiques, elles ont montré que les nouveau-nés s’orientent préférentiellement vers l’odeur du colostrum lorsqu’elle est simultanément présentée avec l’odeur du lait mature. Les effluves du colostrum sont particulièrement attractifs et appétitifs pour les bébés. Âgés de 2 jours, ils préfèrent l’odeur du colostrum à celle du lait mature.
Enfin, sur le plan immunologique, les expériences réalisées chez la souris ont mis en évidence l’impact majeur du colostrum murin sur la croissance du souriceau.
Auprès de grands prématurés, dans un hôpital de Nice
En termes de recherche appliquée, un projet d’étude clinique a été développé sur les bienfaits de l’administration de colostrum humain aux grands prématurés au sein du service de néonatalogie de l’hôpital l’Archet de Nice (Alpes-Maritimes), qui a accueilli le projet Colostrum après l’aval du comité d’éthique.
La présentation des résultats biologiques et anthropologiques aux sages-femmes, puéricultrices et pédiatres a stimulé l’intérêt pour le don de colostrum dans ce service. La mise en œuvre du programme a permis une augmentation significative du don du colostrum aux grands prématurés. Il est passé de 16 % en 2013 à 68 % en 2016. En outre, les mères recueillent du colostrum jusqu’à 5 fois par jour contre 0 à 1 fois auparavant, ce qui a impliqué le développement de pratiques de don artificiel.
Des données ethnographiques sonores accessibles à tous
Cette recherche a également permis le développement d’un volet science ouverte (voir encadré). Les données anthropologiques et administratives de l’ANR Colostrum sont accessibles sur la plateforme de l’enseignement supérieur et de la recherche Calames, en fonction des règles éthiques et juridiques.
Une science ouverte à toutes et à tous
- Les données ethnographiques sonores de l’« ANR Colostrum » ont été déposées auprès du secteur Archives de la recherche – Phonothèque de la médiathèque de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (MMSH) d’Aix-Marseille Université.
- Huit collectes ont été enregistrées en allemand, arabe, espagnol, français, khmer, moré, portugais, tamazight – dans les sept pays des partenaires du programme – soit 92 heures d’enregistrement transcrites et traduites en langue française. Chaque entretien a fait l’objet d’une demande d’autorisation d’utilisation auprès de chaque témoin.
Ce programme peut donc servir de tremplin pour de nouvelles recherches bioculturelles sur cet « or liquide » qu’est le colostrum. L’accès à ces résultats est également rendu possible à tous les citoyens qui le souhaitent, sous réserve des dispositions légales.
Le projet « L’alimentation pré-lactée (don et consommation néonatale du colostrum) : pratiques, représentations et enjeux de santé publique. COLOSTRUM » a bénéficié du soutien de l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.
Ce programme a associé huit équipes des universités d’Aix-Marseille, de Bourgogne, de Nice et de Paris Descartes (France), de Francfort (Allemagne), de Pelotas (Brésil) et de Sidi-Mohamed-Ben-Abdellah à Fès (Maroc), ainsi que le Centre national de la recherche scientifique et technologique (CNRST) de Ouagadougou (Burkina Faso) et la maternité de l’hôpital Calmette à Phnom Penh (Cambodge).
Cet article est rédigé dans le cadre du Festival des sciences sociales et des arts d’Aix-Marseille Université. L’édition 2025 « Science & croyances » se tient du 16 au 20 septembre. Pendant le festival, une exposition est consacrée au programme Colostrum à la médiathèque de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (MMSH).

Joël Candau a reçu des financements de l’Agence nationale de la recherche (ANR).
Véronique Ginouvès a reçu des financements de l'agence bibliographique de l'enseignement supérieur et de la recherche, l'agence nationale de la recherche, la commission européenne, l'institut français d'islamologie.
14.09.2025 à 12:03
Procès Bolsonaro : le Brésil montre la voie aux pays où la démocratie est attaquée
Texte intégral (2335 mots)
Malgré d’intenses pressions internes (venant des partisans du président déchu) et externes (exercées par Donald Trump), la justice brésilienne a condamné Jair Bolsonaro à 27 ans de prison pour son rôle dans la tentative de coup d’État du 8 janvier 2023. Bien d’autres pays où les processus électoraux, et même la démocratie au sens large, sont menacés, peuvent trouver dans l’inflexibilité des institutions judiciaires du Brésil une source d’inspiration.
Le Tribunal suprême fédéral (STF, équivalent de la Cour suprême) du Brésil vient de condamner à 27 ans de prison l’ancien président Jair Bolsonaro, qui devient ainsi le premier ex-chef d’État du pays à être condamné pour tentative de coup d’État. Bolsonaro peut encore présenter des recours devant le STF, mais seulement après la publication de l’arrêt écrit, ce qui peut prendre plus d’un mois. Ses avocats envisagent également de saisir des instances internationales, comme la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Pour l’instant, il n’a pas été emprisonné et reste à Brasilia, en résidence surveillée, dans l’attente des décisions sur ses recours. Si tous les recours sont rejetés et les condamnations confirmées, il devra purger sa peine en régime fermé, probablement dans une superintendência de la Police fédérale.
Ce jugement marque un tournant dans l’histoire démocratique du pays et offre au monde des leçons importantes sur la manière de freiner les dérives autoritaires et de renforcer les institutions démocratiques.
Le 8 janvier 2023, illustration du rejet de l’alternance par l’extrême droite
L’épisode le plus emblématique des actions putschistes pour lesquelles Bolsonaro a été jugé a eu lieu le 8 janvier 2023, comme je l’ai analysé dans mon article précédent publié sur The Conversation France, au moment où ces événements se déroulaient.
Ce jour-là, des milliers de partisans de Bolsonaro, qui avait été vaincu par le candidat de gauche Lula au second tour de la présidentielle tenu le 30 octobre précédent et dont le mandat avait pris fin le 1er janvier, ont marché vers la Place des Trois-Pouvoirs, à Brasilia. Ils ont envahi et vandalisé le bâtiment du Congrès national, le siège de la Cour suprême et le palais présidentiel. À ce moment-là, il existait des indices, mais pas encore de preuves concrètes, de l’implication directe de Bolsonaro.
Le projet de l’extrême droite brésilienne repose en grande partie sur des stratégies de désinformation sur les réseaux sociaux, souvent fondées sur des récits conspirationnistes. Selon l’analyse de Frederico Bertholini, professeur à l’Université de Brasilia, toute personne (y compris les responsables politiques et les juges) qui s’oppose aux objectifs ou aux tactiques de l’extrême droite est automatiquement étiquetée comme « progressiste », « gauchiste » ou « communiste », même si cette catégorisation ne reflète pas nécessairement la réalité. Ces personnes sont alors présentées par les bolsonaristes comme représentant une menace pour les libertés individuelles des Brésiliens conservateurs et des soi-disant « gens de bien ».
Dans mon précédent article, j’ai montré comment les attaques contre les institutions, menées par l’extrême droite, aggravaient les divisions au sein de la société brésilienne. Elles représentaient un défi non seulement pour le nouveau gouvernement de Lula, mais surtout pour le pouvoir judiciaire. Une question demeurait en suspens : les institutions seraient-elles capables de garantir que la volonté exprimée dans les urnes prévaudrait et que la démocratie tiendrait bon ?
Tentative de renversement de l’ordre démocratique
Après près un peu plus de deux ans d’enquête, le procès s’est donc achevé cette semaine. Dans son vote rendu ce mardi 9 septembre, le juge instructeur de l’affaire au sein de la Cour suprême, Alexandre de Moraes, a estimé que les attaques survenues peu après l’investiture de Lula ne constituaient qu’un élément d’un plan plus vaste, bien coordonné et dirigé par Bolsonaro et son entourage politique d’extrême droite (plusieurs de ses proches ont également été condamnés à des peines de prison ferme).
Les enquêtes menées par la police fédérale et le parquet général du Brésil ont révélé les preuves d’une implication directe de l’ex-président et de ses alliés dans une tentative de renversement de l’ordre démocratique, qui a culminé avec le 8 janvier, mais dont certains des faits les plus graves se seraient produits auparavant.
Selon le parquet, dès la reconnaissance de sa défaite électorale face à Lula, Bolsonaro et ses proches auraient planifié un coup d’État. Les preuves incluent des messages interceptés, des réunions publiques et secrètes, ainsi que des témoignages d’anciens collaborateurs décrivant des plans pour annuler les résultats de la présidentielle, y compris un projet de décret instaurant l’état de siège et un plan visant à assassiner Alexandre de Moraes, Lula et son vice-président, Geraldo Alckmin.
L’implication de Washington
La conclusion du procès, qui survient dans un contexte de fortes tensions internes et internationales, met en lumière la résilience des institutions démocratiques brésiliennes. Face à la possibilité réelle de condamnation de son père, le député fédéral Eduardo Bolsonaro est parti en mars 2025 aux États-Unis pour solliciter un soutien politique de l’administration Trump. Pendant ce séjour (qui continue aujourd’hui encore), il a rencontré des membres du gouvernement états-unien,dénoncé la « persécution politique » visant son père au Brésil (termes qu’il a répétés une fois la condamnation de son père prononcée) et appelé à des sanctions contre le juge Alexandre de Moraes.
Ces démarches ont conduit à des mesures concrètes : Washington a ordonné des droits de douane de 50 % sur les produits brésiliens et des sanctions contre Moraes dans le cadre du Global Magnitsky Act (une loi qui « autorise le président à imposer des sanctions économiques et à refuser l’entrée aux États-Unis aux ressortissants étrangers identifiés comme se livrant à des violations des droits de l’homme ou à des actes de corruption »).
Aligné sur Jair Bolsonaro, avec lequel il partage une idéologie d’extrême droite, des stratégies de communication similaires et des intérêts géopolitiques communs, Donald Trump, qui a déclaré en juillet que son allié était la victime d’une « chasse aux sorcières », a donc exercé des pressions économiques et diplomatiques sur le Brésil. Sans succès. À l’annonce de la condamnation de son allié, Trump a estimé que c’était « très surprenant » et que Bolsonaro était un homme « bon » et « exceptionnel », tandis que le secrétaire d’État Marco Rubio promettait que les États-Unis « réagiraient de façon appropriée ».
Leçons pour les autres pays démocratiques
La condamnation de Bolsonaro pourrait constituer un précédent historique dans la responsabilisation des dirigeants élus au Brésil et ailleurs dans le monde lorsqu’ils attentent à l’ordre démocratique. Pour la France, qui connaît elle aussi une montée de mouvements nourris par la désinformation numérique, le cas brésilien fournit des éléments de réflexion utiles sur la manière de protéger la légitimité électorale et l’indépendance des institutions. Le bon fonctionnement démocratique repose sur un équilibre institutionnel. C’est sans doute la raison pour laquelle ces institutions deviennent des cibles privilégiées des populistes autoritaires.
La fermeté de la Cour suprême brésilienne dans la conduite du procès, malgré les pressions internes et externes, illustre l’importance pour un État de disposer d’institutions autonomes, capables de résister aux menaces diplomatiques ou aux pressions autoritaires.
Une autre leçon essentielle est que les systèmes démocratiques peuvent répondre à des crises institutionnelles sans rompre avec l’État de droit. Le cas brésilien montre qu’il est possible de juger des personnalités politiques puissantes sur la base de preuves solides, en respectant les procédures et la transparence. Cela contraste avec d’autres démocraties fragilisées, où les institutions reculent face à la peur de l’instabilité, comme on l’a vu aux États-Unis ou dans d’autres pays confrontés à la montée du populisme autoritaire. Le Brésil démontre que la stabilité démocratique repose sur la responsabilisation de ses dirigeants, aussi populaires soient-ils, lorsqu’ils s’attaquent à l’ordre républicain.
Fait intéressant : le soutien de Trump à Bolsonaro semble avoir eu l’effet inverse de celui escompté. Les sondages indiquent un renforcement politique de Lula, donné favori pour la prochaine élection présidentielle, qui aura lieu en 2026.
De plus, plus de la moitié des Brésiliens soutiennent l’emprisonnement de Bolsonaro, et une majorité estiment qu’Alexandre de Moraes agit dans le respect de la Constitution. Sur le plan économique, les efforts du gouvernement Lula pour diversifier les marchés d’exportation et réduire la dépendance aux États-Unis commencent à porter leurs fruits, réduisant l’impact des nouvelles taxes promulguées par Washington. Le Mexique, notamment, s’impose comme un partenaire stratégique, capable non seulement d’absorber une part croissante des exportations brésiliennes, mais aussi de servir d’intermédiaire grâce à ses habilitations pour vendre vers des marchés exigeants comme le Japon et la Corée du Sud.
La Une d’un grand journal brésilien, proclamant à l’issue du procès « La démocratie avant tout », est devenue virale sur les réseaux. Le titre détourne le slogan bolsonariste « Le Brésil avant tout, Dieu au-dessus de tous », étroitement lié à la mouvance évangélique. Dans la foulée de la condamnation, des citoyens progressistes ont transformé les rues de Rio de Janeiro en un carnaval hors saison, symbole de célébration et de résistance démocratique.
Les implications du procès de Jair Bolsonaro dépassent donc le seul Brésil : lorsque les institutions démocratiques sont solides et bien conçues, elles peuvent faire barrage aux avancées autoritaires. Avec son passé autoritaire récent (le pays a été gouverné par une junte de 1964 à 1985) et son présent marqué par une résistance institutionnelle, le Brésil montre qu’il est possible de faire face aux pressions et de préserver la démocratie quand elle est attaquée.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
14.09.2025 à 10:56
La crise économique au Liban en 1966 a-t-elle été provoquée par les États-Unis ?
Texte intégral (2922 mots)

En 1966, deux événements se produisent simultanément : un choc de crédit aux États-Unis et une crise bancaire au Liban, avec pour conséquence la faillite de la banque Intra (ou Intra Bank). L’origine ? L’intégration de la « Suisse du Moyen-Orient » à l’économie mondiale. Mais comment ces évènements sont-ils liés ? Qui en est à l’origine ? Qui en a le plus pâti ?
Connaissez-vous l’effet papillon, cette théorie selon laquelle le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut provoquer une tornade au Texas ? En économie, s’il n’existe pas en tant que tel, une crise de crédit aux États-Unis peut tout à fait être une des causes d’une faillite bancaire au Liban.
C’est ce qui s’est passé en 1966. La plupart des analyses attribuent la crise libanaise à la faillite de la banque Intra cet automne-là, ou à un échec systémique, motivé par la cupidité, les luttes de pouvoir et les intérêts acquis d’une élite, sans approfondir davantage.
Notre étude montre pourtant que cette faillite découle largement du choc récessif états-unien, qui a entraîné une hausse des taux d’intérêt internationaux. Elle remet en cause l’idée que la seule faillite de la banque Intra ait provoqué la crise de liquidité. C’est même l’inverse qui s’est produit : la crise, déclenchée par le choc états-unien, a mené à la faillite d’Intra et d’autres banques, en poussant les taux d’intérêt internationaux à la hausse.
Crise de crédit bancaire aux États-Unis
En 1966, les États-Unis connaissent une baisse inattendue de l’offre de crédit bancaire, provoquée par la décision surprise de la Réserve fédérale, la banque centrale, de limiter la création monétaire et limiter l’offre de crédits. Ce choc de crédit états-unien fut l’un des plus marquants de l’après-guerre. En novembre 1966, les taux d’intérêt états-uniens atteignent un pic de 5,75 %.
En réponse, les entreprises se tournent vers l’émission d’effets de commerce. Ces titres de créance à court terme sont émis par les entreprises pour se financer directement auprès des investisseurs, sans passer par les banques. Ils sont remboursés à l’échéance au montant de leur valeur nominale (fixée dès l’émission).
Le taux de croissance annuel des effets de commerce passe de 7,8 % en 1965 à 46,6 % en 1966. Cette augmentation s’explique par la contraction monétaire, une baisse générale des cours boursiers, et, dans une moindre mesure, par le financement de la guerre du Vietnam.
Âge d’or du Liban
Le choc monétaire de 1966 n’a pas seulement touché l’économie des États-Unis, mais s’est aussi transmis à celle du Liban, à la fois petite, ouverte et fonctionnant sous un régime de change flottant en vigueur depuis 1948. Concrètement, alors que la majorité des pays adoptent un régime de change fixe dans les années 1950-1960, les autorités monétaires libanaises interviennent seulement de temps en temps sur le marché des changes. Le taux de change est largement déterminé par le marché réservé aux banques, qui s’échangent entre elles des actifs de gré à gré.

Le Liban connaît une forte croissance dans les années 1950, autour de 8 %. Malgré les restrictions dans les autres pays, les capitaux circulent librement au Liban. Les pétrodollars s’y installent, attirant étudiants, professionnels et entreprises. Beyrouth devient un hub financier, intellectuel et touristique. La loi sur le secret bancaire de 1956 renforce encore sa place financière. Les années 1960 prolongent cette dynamique : création de la Banque centrale en 1964, développement du secteur bancaire, afflux de capitaux et d’investissements.
C’est dans ce contexte porteur que survient le choc de mai 1966.
De 11 banques en 1950 à 79 en 1964
En raison de l’importance de l’économie des États-Unis, la hausse des taux d’intérêt du pays de l’Oncle Sam fait grimper les taux mondiaux, y compris au Liban. Les taux libanais commencent à monter dès juin 1966, un mois après le choc de mai, en passant de 5,62 % à 5,82 % en juin et à 6,07 % en juillet. La hausse des taux d’intérêt au Liban est d’abord limitée, en raison de l’excès de liquidités dans les banques. Toutefois, cet excédent devait rapidement s’amenuiser sous l’effet de la fuite des capitaux.
Dans les années 1960, le système financier libanais se caractérise par une forte dispersion des dépôts bancaires. Entre 1950 et 1964, le nombre de banques passe de 11 à 79, limitant les dépôts par institution.
Seule la banque Intra fait exception : en 1965, elle détient à elle seule un quart des dépôts au Liban. Entre 1955 et 1965, ses dépôts croissent à plus de 40 % par an, contre 26 % pour les autres banques. Intra-Bank atteint 756 millions de livres libanaises de dépôts en 1965. Ne pouvant investir localement à hauteur de ses ressources, elle se tourne vers les marchés étrangers et devint la banque privilégiée des investisseurs du Proche-Orient, notamment du Golfe.
« Hot money » et fuite des capitaux
À l’époque, les flux de capitaux sont sensibles aux taux d’intérêt (« hot money »). Ces flux d’un pays à un autre permettent de réaliser un profit à court terme sur les différences de taux d’intérêt et/ou les variations anticipées des taux de change.
De facto, la hausse des taux d’intérêt aux États-Unis, puis au Royaume-Uni provoque une fuite des capitaux du Liban vers ces deux marchés plus rentables, déclenchant la crise de liquidité de 1966. La Banque centrale libanaise, sans outils adéquats – peu de réserves, pas d’opérations d’open market (achats ou ventes de titres publics par la banque centrale sur le marché afin de réguler la liquidité et influencer les taux d’intérêt) –, ne peut relever les taux d’intérêt locaux pour endiguer la fuite.
À lire aussi : En 1933, les États-Unis sont en défaut de paiement. L’histoire peut-elle se répéter ?
La situation se dégrade en octobre 1966 quand la banque Intra suspend ses paiements. Les agents économiques, comparant les taux étrangers à ceux du Liban, transfèrent leurs fonds vers l’étranger. Cela accentue la crise, affaiblit la liquidité locale et exerce des pressions sur la livre libanaise. Entre 1966 et 1970, le nombre de banques baisse de 94 à 74.
Plus de retraits que de dépôts
À partir du 1er août 1966, les retraits quotidiens à la banque Intra dépassent les dépôts. Cette tendance est accentuée quelques semaines plus tard par des rumeurs de crise. Plusieurs banques locales et étrangères retirent environ 18 millions de livres libanaises. Les petits épargnants suivent, retirant 52 millions entre le 3 et le 14 octobre 1966.
Parallèlement, dans un contexte de hausse des taux d’intérêt à l’étranger, les clients des banques libanaises commencent à transférer une partie de leurs avoirs vers des établissements à l’étranger. Étant la principale banque du pays et la cible persistante de rumeurs, Intra-Bank subit des retraits supérieurs à ceux enregistrés dans les autres banques.
Le 6 octobre 1966, la direction d’Intra sollicite l’aide de la Banque centrale du Liban, qui lui accorde un prêt d’un an de 15 millions de livres à un taux de 7 %, contre garanties réelles.

Grâce à ce soutien, la banque Intra reprend les paiements à ses déposants, mais les fonds sont rapidement épuisés. La banque demande une rallonge de 8 millions, refusée par la Banque du Liban. Ce refus s’explique avant tout par le fait que celle-ci était encore trop jeune et dépourvue de moyens suffisants pour jouer pleinement son rôle de prêteur en dernier ressort. L’absence de consensus politique autour du patron de l’Intra-Bank Youssef Beidas, d’origine palestinienne et sans vrai ancrage communautaire au Liban, combinée à l’opposition des élites financières, qui cherchaient à redistribuer ses actifs vers d’autres banques, ainsi que le poids systémique d’Intra, qui aurait impliqué de mobiliser des ressources énormes, ont scellé la faillite.
Entre-temps, la direction de la banque tente de rapatrier des dépôts de New York vers Beyrouth. Avec la poursuite de la hausse des taux d’intérêt aux États-Unis, les grands déposants institutionnels états-uniens ont déjà retiré l’essentiel de leurs avoirs pour les placer ailleurs.
Intra-Bank se retrouve en grande difficulté et annonce la cessation de ses paiements, le samedi 15 octobre 1966. La crise touche d’autres banques, les déposants accélérant leurs retraits après l’annonce d’Intra.
Réaction de la livre libanaise par rapport au dollar
À la suite du choc monétaire états-unien restrictif de 1966 et comme la Banque centrale du Liban ne dispose ni des moyens ni de la volonté d’intervenir sur le marché des changes pour soutenir la monnaie nationale, la livre libanaise se déprécie. Le taux de change passe de 3,11 £ pour un dollar fin avril 1966 à 3,20 £ en septembre. En un an, le taux moyen est passé de 3,07 £ en 1965 à 3,13 £ en 1966.

En somme, le choc de 1966 a perturbé la croissance pendant plusieurs mois. Il a déclenché une crise de liquidité, contribué à la faillite de la plus grande banque du pays (et à la panique bancaire qui s’en est suivie), et modifié la structure des échanges commerciaux. Il a également entraîné une hausse des taux d’intérêt, une sortie de capitaux et une forte volatilité du taux de change.
Mais le Liban trouve une issue à la crise. Les dépôts reviennent en passant de 2,6 millions en 1967 à 2,9 millions en 1968. La balance commerciale s’améliore en passant de -1,7 million en 1967 à 176,3 millions de livres libanaises en 1968. Le revenu national se rétablit en enregistrant une croissance notable de 12 % en 1968. Les crédits au secteur privé reprennent en passant de 2,3 millions en 1967 à 2,4 millions en 1968. La crise est passée.

Charbel Cordahi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.09.2025 à 19:35
Un repas gastronomique sans viande est-il concevable en France ?
Texte intégral (4203 mots)
Dans l’imaginaire collectif français, un repas de fête se passe difficilement de viande, perçue comme la pièce centrale sans laquelle le plat apparaît incomplet. À l’heure où les impératifs climatiques nous invitent à réduire notre consommation carnée, il est temps de montrer que le végétal aussi peut être le cœur de la gastronomie.
Les Français comptent parmi les plus gros consommateurs de viande au monde. Cette réalité peut sembler surprenante. D’abord, parce que le nombre de flexitariens augmente. Ensuite, parce que les enjeux sanitaires dûs à une consommation excessive de viande ne sont plus ignorés. Enfin, parce que cette habitude semble relativement nouvelle.
Comme le rapportent les historiens de l’alimentation, la tradition culinaire française s’est longtemps appuyée sur les céréales, sur les légumes secs et sur les soupes, la viande restant réservée aux grandes occasions. Nous en consommons en moyenne deux fois plus aujourd’hui qu’en 1920.
Dès lors, comment comprendre cet attachement à la viande, alors même que les discours écologiques se multiplient et que sa consommation diminue en moyenne en France ? Selon les données récentes du ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, cette baisse s’explique en fait davantage par la hausse des prix des produits carnés que par une véritable préoccupation environnementale ou nutritionnelle.
Pour mesurer l’influence encore limitée des politiques publiques sur les pratiques alimentaires, il est particulièrement instructif de pencher sur un objet culturel emblématique : le repas gastronomique des Français, traditionnellement centré sur la viande. Incarnation de l’art de vivre à la française, ce repas structuré et codifié a été inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) en 2010. Selon la définition de cette dernière, le patrimoine culturel immatériel est
« traditionnel, contemporain et vivant à la fois : il ne comprend pas seulement les traditions héritées du passé, mais également les pratiques rurales et urbaines contemporaines, propres à divers groupes culturels ».
Autrement dit, le repas gastronomique, en tant que pratique vivante, peut lui aussi évoluer face aux enjeux de transition alimentaire.
Cette évolution est d’autant plus nécessaire que la gastronomie joue un rôle central dans la transmission des normes alimentaires. C’est souvent à travers ces repas que les enfants apprennent ce qu’est un « vrai bon repas ».
La définition même du repas gastronomique des Français insiste sur cette fonction éducative :
« Des personnes reconnues comme étant des gastronomes, qui possèdent une connaissance approfondie de la tradition et en préservent la mémoire, veillent à la pratique vivante des rites et contribuent ainsi à leur transmission orale et/ou écrite, aux jeunes générations en particulier. »
Dès lors, la diminution globale de la consommation de viande touche-t-elle également ces repas gastronomiques ? Que transmet-on aujourd’hui, implicitement, lors de ces moments qui continuent de structurer l’apprentissage culinaire des plus jeunes ?
Le repas gastronomique, moment de partage résolument carné
Mariage, communion, anniversaire… dès qu’un événement prend une dimension gastronomique, la viande (et en particulier la viande rouge) reste le point d’orgue du repas. Notre étude des représentations sociales, menée auprès de 424 mangeurs, confirme que la viande occupe une place centrale dans l’imaginaire collectif du repas gastronomique.
Sur le terrain, nous avons également observé plus de 18 000 mangeurs lors de 226 repas de mariage. Les chiffres sont éloquents : plus de deux convives sur trois choisissent une viande rouge, principalement du bœuf, qui, à lui seul, pèse presque autant que toutes les autres options réunies. Le poisson additionné aux plats végétariens ne représentent qu’un dixième des choix, tandis que la volaille et le veau assurent une transition limitée. La demande pour les plats végétariens, l’agneau ou le porc demeure marginale, voire inexistante.
Ces constats soulèvent une question centrale : si les moments symboliques de partage sont systématiquement centrés sur la viande, peut-on réellement transmettre à nos enfants une culture alimentaire plus végétale ?
Bien que les plus jeunes soient sensibilisés aux questions écologiques et qu’ils consomment moins de viande que leurs parents, prescrire un repas végétarien par semaine à la cantine ne suffit pas à optimiser la transition alimentaire.
Transformer les représentations du « vrai repas »

Il faut transformer durablement les représentations sociales, en agissant notamment sur le noyau central. Celui-ci désigne les éléments cognitifs les plus stables, les plus partagés et les moins questionnés. Ces idées perçues comme évidentes structurent notre manière de penser ce qu’est, par exemple, un « vrai repas ».
Selon la théorie des représentations sociales, agir sur les éléments les plus visibles et les plus partagés permet de modifier en profondeur les ancrages collectifs.
En tant que modèle normatif à forte valeur symbolique, le repas gastronomique constitue donc un levier stratégique. En transformant ce moment d’exception, on peut potentiellement influencer les pratiques du quotidien.
Dès lors, comment végétaliser davantage le menu gastronomique ?
Pour répondre à cette question, nous avons analysé les cartes de 43 restaurants aux positionnements divers, allant du fast-food au restaurant gastronomique. Notre étude fait émerger sept stratégies mobilisées au sein de diverses formules de restauration et directement transposables au repas gastronomique.
L’imitation
L’une des approches consiste à supprimer les produits animaux normalement présents dans la recette, par exemple le chili sin carne, ou d’en proposer une version pescétarienne, par exemple le cassoulet de poisson), afin de préserver un visuel proche du plat original.
Le cuisinier peut aussi utiliser des substituts très proches de la viande en apparence. Certaines marques, comme Redefine Meat, développent des « viandes végétales » appelées new meats, déjà implantées dans des chaînes comme Hippopotamus. Sur le site de Redefine Meat, la rubrique « Trouver un restaurant » illustre le déploiement de ces alternatives végétales.

Dans un cadre gastronomique, l’imitation peut prendre des formes plus artisanales, par exemple la création d’un foie gras végétal à partir de produits bruts.
L’expérience
Ici, l’objectif n’est pas de copier la viande, mais de proposer une expérience culinaire végétarienne esthétique et narrative capable de séduire par son originalité et sa mise en scène. Il s’agit, la plupart du temps, d’une stratégie particulièrement prisée des chefs de la restauration gastronomique.

Des établissements comme Culina Hortus ou des recettes comme le célèbre gargouillou de Michel Bras incarnent l’expérience gastronomique végétale, dans une logique d’auteur, artistique, éthique et sensorielle.
La reconversion
Cette stratégie consiste à puiser dans la mémoire culinaire collective, en mobilisant des hors-d’œuvre ou des accompagnements traditionnellement végétariens, comme plats principaux.
On peut par exemple proposer en guise de plat, des ravioles de Royan par essence végétales, une soupe au pistou ou des légumes rôtis.

Dans cette logique de reconversion, il est aussi question d’inverser la proportion de légumes et de viandes dans une recette, comme chez Datil, restaurant étoilé au guide Michelin, où « l’assiette met en valeur le végétal avant tout (fruits et légumes à égalité), agrémenté d’un soupçon de protéines animales ».
La coproduction
Cette méthode repose sur des options de personnalisation, laissant au client la liberté de composer lui-même un plat végétarien selon ses préférences. Elle s’appuie sur un besoin de flexibilité et d’adaptation aux mangeurs dits « combinatoires ».

Ces derniers naviguent entre différents régimes alimentaires (omnivore, flexitarien, végétarien) et souhaitent ajuster leur choix au gré des occasions. Cette approche est largement développée dans de nombreux modèles de restauration : pizzerias, crêperies, bars à tacos, cafétérias ou chaînes de fast-food comme Subway…
Dans ces formats, les clients peuvent librement sélectionner leurs ingrédients, sans nuire à l’organisation du service.
En restauration gastronomique, on pourrait imaginer un service sur chariot, présentant une sélection d’éléments à combiner soi-même, à l’image du traditionnel plateau de fromages.
La coexistence
Il s’agit d’incorporer des alternatives végétariennes dans un menu traditionnellement carné, sans modifier l’identité globale de la marque ni son positionnement historique.
C’est une approche courante dans des enseignes comme Hard Rock Café, Léon ou La Criée, dans lesquelles les propositions végétariennes existent, mais sont souvent diluées dans la carte.
Elles sont généralement intégrées sans rubrique spécifique ni signalétique particulière, et occupent une place marginale dans l’offre globale. Parfois, ces alternatives ne figurent même pas : le convive peut simplement demander la suppression de la viande ou du poisson dans la recette.
Ce type d’adaptation est également fréquent en restauration gastronomique où les menus sont adaptés selon les régimes des mangeurs.
Mais, selon un constat empirique issu de nos observations de terrain, cette pratique reste souvent insatisfaisante. De nombreux végétariens font état de leur frustration lorsqu’on leur sert uniquement les accompagnements des plats carnés, aboutissant à des assiettes peu équilibrées et perçues comme une solution de second choix.
L’engagement
Cette stratégie consiste à faire du végétal un pilier identitaire de la marque, en l’affichant comme une preuve d’engagement éthique.
Ici, le végétal n’est pas une option marginale : il devient une valeur centrale revendiquée. L’enseigne s’adresse directement aux mangeurs militants, soucieux de l’environnement, de leur santé et du bien-être animal. Il s’agit d’une rupture assumée, marquant une position forte en matière de responsabilité sociale.
Des enseignes comme Cojean illustrent bien cette approche, avec plus de 60 % de leur carte consacrée à des plats végétariens ou végétaliens. On retrouve également des propositions engagées chez Paul, qui communique sur le développement d’une offre végétale.
Certains restaurants gastronomiques se positionnent aujourd’hui avec cette stratégie, comme Culina Hortus ou encore Racines.
L’importation
« Importer » consiste à proposer une expérience gastronomique complète, codifiée et légitime, mais issue d’une autre culture que la tradition occidentale. Plutôt que de transformer les plats habituels, elle s’appuie sur des cuisines où la place du végétal est historiquement centrale et socialement valorisée.

On retrouve cette approche dans les thalis indiens, les bibimbaps coréens, la cuisine macrobiotique japonaise ou encore les mezzés méditerranéens. Ces modèles offrent des repas complets, structurés et socialement reconnus, sans que la viande en soit nécessairement l’élément principal.
Ils permettent finalement de déléguer la légitimité à une culture alimentaire valorisée, et d’éviter aux mangeurs une dissonance cognitive.
En restauration gastronomique, ces plats importés peuvent être sublimés et laisser libre cours à la créativité des chefs.
Des stratégies complémentaires
Ces sept stratégies ne s’excluent pas : elles peuvent coexister et se combiner au sein d’une même offre, d’un même restaurant, voire d’un même repas gastronomique.
L’imitation, l’expérience, la reconversion, la coproduction, la coexistence, l’engagement et l’importation ne sont pas des chemins parallèles, mais des leviers complémentaires que les chefs et les restaurateurs peuvent mobiliser avec créativité et cohérence.
En mélangeant ces approches, il devient possible d’ancrer progressivement de nouvelles représentations sociales, de végétaliser les pratiques sans brusquer les traditions, et surtout de transmettre aux jeunes générations une autre façon de penser le « vrai bon repas ».
Au-delà des enjeux culturels et environnementaux, la dimension économique mérite aussi d’être soulignée. Pour les chefs engagés, l’offre végétale peut devenir un signe distinctif et renforcer leur image auprès d’un public soucieux d’éthique, de nutrition et d’environnement. Pour les grandes enseignes, elle représente un levier de différenciation commerciale et un moyen d’attirer une clientèle plus large.
Enfin, dans un contexte où la viande reste coûteuse, la rentabilité des plats peut être améliorée sans perte de qualité, grâce à l’acte culinaire du chef, qui mobilise son savoir-faire pour valoriser les ingrédients végétaux. Dans les écoles hôtelières, inspecteurs, proviseurs et enseignants, sensibles à la végétalisation, conduisent déjà des actions de formation, organisent des événements et réforment les programmes pour accompagner cette transition.

Bruno Cardinale ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.09.2025 à 15:06
Millennial pink, Gen-Z Yellow, Brat Green… Décris-moi tes couleurs préférées, je devinerai ta génération
Texte intégral (1214 mots)
Chaque époque a ses couleurs emblématiques : les pastels rassurants des boomers, le rose poudré des milléniaux, le jaune éclatant et le vert tape-à-l’œil de la Gen Z. Reflets d’émotions collectives et de tendances sociétales, ces teintes en disent souvent plus long que de simples effets de mode.
Chaque génération semble s’approprier certaines teintes, mais il serait réducteur d’y voir une donnée biologique ou universelle. Si la couleur est l’effet visuel résultant de la composition spectrale de la lumière qui est envoyée, transmise ou réfléchie par des objets, la façon dont on l’envisage est avant tout une construction sociale et culturelle qui reflète les mœurs, les évolutions idéologiques et les influences médiatiques d’une époque.
En effet, comme l’a commenté Michel Pastoureau, ce n’est pas la nature qui fait les couleurs ni même l’œil ou le cerveau, mais la société qui leur attribue des significations variables selon les époques. Elles deviennent ainsi des témoins privilégiés des mutations de chaque décennie.
Dans un chapitre récemment publié, « La couleur, marqueur créatif générationnel ? », nous nous sommes intéressés à la façon dont les générations successives se caractérisent par un ensemble de valeurs, de croyances et de comportements qui se manifestent visuellement, notamment à travers des couleurs qui leur sont propres.
Ainsi, la segmentation par générations – boomers, générations X, Y, Z, Alpha – permet d’observer des affinités chromatiques qui ne relèvent pas seulement du goût individuel, mais d’un rapport collectif au temps, aux aspirations et aux codes esthétiques dominants.
À chaque génération, son code couleur
Les boomers (nés entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le milieu des années 1960) et la génération X (née entre 1965 et 1980) se caractérisent par une préférence pour des palettes dites traditionnelles, dominées par des tons neutres et pastels auxquels s’ajoutent, à partir des années 1970, des couleurs inspirées de la nature comme les verts, les bruns et les rouges terreux.
La génération Y, ou les millennials (en français les milléniaux ; nés entre 1980 et le milieu des années 1990), a quant à elle été marquée par l’émergence d’un rose emblématique, le « millennial Pink ». Plus qu’une simple teinte, ce rose pâle s’est imposé dans les années 2010 comme un symbole de légèreté, d’optimisme et surtout de remise en question des codes de genre.
Pour la génération Z (née entre 1995 et 2010), c’est d’abord un jaune vif, le « Gen-Z Yellow », qui s’est imposé, au tournant de 2018, en contraste avec le rose singulier de ses aînés. Rapidement, le violet est venu compléter cette palette, couleur historiquement liée au pouvoir, à la créativité et aux luttes féministes et, désormais, associée à l’expression de soi et à l’inclusivité. Plus récemment, le vert a gagné en importance : d’un côté, comme couleur associée aux enjeux écologiques, fréquemment mobilisée et récupérée dans le champ politique ; de l’autre, comme tendance numérique et provocante, le « Brat Green », popularisé, en 2024, par la chanteuse britannique Charli XCX.
La génération Alpha, encore en formation, oscille pour sa part entre un attrait pour les tons naturels et réconfortants et une exposition précoce aux couleurs franches et artificielles de l’univers digital.
S’ancrer dans son époque
Si ces repères générationnels sont séduisants, il est essentiel de ne pas les figer. Les couleurs ne se laissent pas réduire à des étiquettes fixes : elles vivent, elles circulent, elles se réinventent. Elles reviennent parfois de manière cyclique, à l’image de la mode, et se rechargent de nouvelles significations. C’est ce qui rend la couleur si puissante dans la communication. Elle permet d’ancrer une marque dans son époque tout en laissant place à la réinterprétation.
L’actualité chromatique de 2024–2025 en témoigne. À côté du vert néon insolent de l’album à succès Brat, de Charli XCX, l’entreprise Pantone a choisi « Mocha Mousse » comme couleur de l’année 2025, un brun cosy, gourmand et enveloppant qui traduit le besoin collectif de réassurance et d’ancrage. Le contraste entre ces deux signaux, l’un pop et ironique, l’autre discret et rassurant, illustre parfaitement la tension contemporaine entre exubérance et quête de stabilité.
Les recherches en marketing montrent, par ailleurs, que l’impact des couleurs ne réside pas seulement dans la teinte elle-même, mais aussi dans la manière dont elle est nommée.
Le « color naming » des marques
Le « color naming » a un effet direct sur la préférence et l’intention d’achat : un nom de produit évocateur, poétique ou humoristique génère davantage d’engagement qu’un terme générique. Ce phénomène, encore peu documenté, rappelle aux marques que les mots façonnent autant que les couleurs la perception des produits. L’excès d’humour peut toutefois brouiller la mémorisation de la marque, d’où la nécessité d’un dosage subtil
Pour les entreprises, l’enjeu est donc double. Il s’agit, d’une part, de comprendre les codes chromatiques ponctuels qui circulent dans une génération donnée, afin de parler un langage immédiatement perceptible, et, d’autre part, de créer un système de couleurs qui reste cohérent et durable dans le temps.
Parler de « couleurs de génération » reste un outil utile de décryptage, mais uniquement si l’on accepte sa plasticité. Pour chaque génération, la couleur est une passeuse de messages, un support de signes tacites ou exprimés de toutes sortes, un témoin clé dont les nuances suscitent des émotions, véhiculent des significations et procurent des expériences variées.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.