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18.11.2024 à 15:52

Pourquoi les chats ont envahi Internet

Justine Simon, Maître de conférences, Université de Franche-Comté, ELLIADD, Université de Franche-Comté – UBFC

Qu’ils fassent des blagues, des câlins ou des bêtises, les images de chats circulent sans fin sur les réseaux sociaux. Mais pourquoi ces animaux ont-ils envahi nos écrans ?
Texte intégral (1834 mots)
Sur le web, impossible d'échapper aux memes mettant en scène les félins domestiques. Mr Thinktank / Flickr, CC BY

Des chats partout : en dessins, en photos, en vidéos, en GIFs, en mèmes… Ils sont devenus les véritables stars d’Internet. Qu’ils fassent des blagues, des câlins ou des bêtises, leurs images circulent sans fin sur les réseaux sociaux. Mais pourquoi ces animaux ont-ils envahi nos écrans ? Et que nous révèlent-ils sur notre société et sur le fonctionnement des plates-formes que nous utilisons au quotidien ?


Cela fait plusieurs années que j’étudie la propagation des images sur les réseaux sociaux, qu’elles soient humoristiques ou plus sérieuses. C’est dans les années 2000 que le chat est devenu un objet central de la viralité avec des formats comme les « LOLcats » (2007) et cette viralité s’est accentuée avec la montée en puissance des réseaux sociaux (comme Facebook, YouTube, Instagram et TikTok).

Au cours de ma recherche sur les #ChatonsMignons (c’est le terme que j’utilise pour désigner ce phénomène viral), j’ai relevé plusieurs aspects fascinants, comme l’utilisation symbolique du chat en politique ou sa dimension participative, lorsque des internautes créent des mèmes.

Un mème est un élément décliné massivement sur Internet et qui s’inscrit dans une logique de participation. Il peut s’agir d’un texte, d’une image (fixe ou animée), d’un son, d’une musique ou une combinaison de ces différents éléments.


À lire aussi : Le mème : un objet politique


On peut également noter le renforcement des liens sociaux que le partage d’images de chats crée, et enfin, leur capacité à générer des émotions fortes.

Le chat en politique, un symbole multiple

Les chats ne sont pas seulement mignons : ils sont aussi des symboles très puissants. En analysant un total de 4 000 publications sur Twitter, Instagram et TikTok – une veille de contenus et une recherche par mots-clés ont été menées sur une période de quatre mois (d’octobre 2021 à janvier 2022) – il est apparu que le chat pouvait revêtir de nombreux masques.

Parfois, il est un outil de mobilisation collective, parfois une arme pour la propagande politique. Par exemple, un GIF de chat noir effrayé peut symboliser la résistance politique et renvoyer à l’imaginaire anarchiste, dans lequel le chat noir incarne la révolte.

À l’inverse, Marine Le Pen utilise aussi les #ChatonsMignons pour adoucir son image dans une stratégie de dédiabolisation – c’est ce que je nomme le « catwashing » : une stratégie de communication politique qui vise à donner une image trompeuse des valeurs portées par une personnalité politique.

Le chat devient alors un symbole politique, parfois pour défendre des idées de liberté, parfois pour cacher des messages plus inquiétants.

Même Donald Trump a mentionné le félin durant la campagne présidentielle américaine, dans une formule absurde accusant les migrants de manger des chiens et des chats lors du seul débat télévisé l’opposant à Kamala Harris,créant ainsi un buzz monumental.

Cette déclaration a généré une vague de mèmes et de réactions sur les réseaux, au départ pour la tourner au ridicule, puis elle a été récupérée par les pro-Trump. Ce raz-de-marée de mèmes a pris une importance démesurée au point de faire oublier le reste du débat. On peut alors s’interroger : n’était-ce pas une stratégie volontaire de la part du camp républicain ?

La participation des internautes : un jeu collectif

Car les mèmes de chats, en particulier les célèbres « lolcats », sont devenus des éléments clés de la culture Internet participative. Ces images de chats avec des textes souvent absurdes ou mal écrits constituent une façon décalée de s’exprimer en ligne.

En partageant et en réinventant ces mèmes, les internautes s’approprient le phénomène des #ChatonsMignons pour créer une sorte de langage collectif.

L’exemple du « Nyan Cat », un chat pixelisé volant dans l’espace avec une traînée d’arc-en-ciel, montre bien à quel point les chats sont intégrés à la culture participative du web.

Nyan Cat ! [Official].

Ce mème, créé en 2011, est devenu emblématique, avec des vidéos de plusieurs heures sur fond de boucle musicale kitsch et hypnotique.

Plus récemment, le mème « Chipi chipi chapa chapa cat », apparu en 2023, a suivi une ascension virale similaire (28 millions de vues sur ces dix derniers mois pour cette vidéo), prouvant que les chats sont loin de lasser les internautes.

La culture participative pousse ces derniers à relever des défis : créer de nouveaux contenus, utiliser des références cachées et partager ces créations à grande échelle. Avec l’arrivée de plates-formes comme TikTok, ce phénomène s’accélère : chaque vidéo devient un terrain de jeu collectif. Mais ce jeu peut aussi servir des objectifs sérieux, comme dans les cas d’activisme en ligne.

Le chat, un outil de sociabilité

Ils jouent aussi un rôle important dans la manière dont les gens se connectent et interagissent en ligne, et cela ne se réalise pas que dans un registre humoristique, comme pour les mèmes. Le chat favorise ainsi un lien social qui traverse les frontières géographiques et culturelles, rassemblant des individus autour de l’amour des animaux.

Partager une photo de son propre animal domestique devient une façon de se montrer tout en restant en arrière-plan. C’est ce qu’on appelle l’extimité, c’est-à-dire le fait de rendre publics certains aspects de sa vie privée. Le chat sert alors d’intermédiaire, permettant de partager des émotions, des moments de vie, tout en protégeant son identité.

Ainsi, beaucoup de gens publient des photos d’eux en visioconférence avec leur chat sur les genoux. Ce type de contenu met en avant non seulement leur quotidien, mais aussi la relation particulière qu’ils entretiennent avec leur animal. Ces échanges dépassent la simple publication de photos de son chat ou de « selfiecats » (selfies pris avec son chat).

Il s’agit de mettre en valeur une expérience collective, où chaque interaction avec une image de chat contribue à une conversation globale. Le « selfiecat » est ainsi devenu un moyen d’exprimer et de valoriser cette complicité unique, aux yeux de tous.

Dans de nombreux cas, la relation entre l’humain et le chat est mise en avant comme une expérience partagée, créant une sociabilité numérique autour de cette humanité connectée. Les membres des communautés se retrouvent pour commenter, échanger des anecdotes ou des conseils, et ces interactions virtuelles renforcent les liens sociaux.

En ce sens, les chats deviennent plus qu’un simple objet de viralité : ils sont le ciment d’une forme de sociabilité numérique qui permet aux gens de se rassembler, de se comprendre et de se soutenir, même sans se connaître.

Les chats, une machine à émotions

Enfin, si les #ChatonsMignons sont si viraux, c’est parce qu’ils sont capables de provoquer des émotions fortes. Les chats ont un regard, une posture et des mimiques si proches de celles des humains qu’ils nous permettent d’exprimer toute une gamme d’émotions : de la joie à la frustration, en passant par l’étonnement ou la colère.

Cette puissance affective explique pourquoi ils génèrent autant de clics et de partages. Sur les réseaux sociaux, où tout repose sur l’attention et l’engagement, les chats deviennent de véritables machines à clics. Les plates-formes profitent de cette viralité pour capter l’attention des utilisateurs et monétiser leur temps passé en ligne.

Les chats ont envahi le web parce qu’ils sont bien plus que des créatures mignonnes. Ils sont des symboles, des outils de participation, des créateurs de liens sociaux et des déclencheurs d’émotions. Leur succès viral s’explique par leur capacité à s’adapter à toutes ces fonctions à la fois. En fin de compte, les #ChatonsMignons nous apprennent beaucoup sur nous-mêmes, nos besoins d’expression et la manière dont nous interagissons dans un monde hyperconnecté.


Justine Simon est l’autrice de « #ChatonsMignons. Apprivoiser les enjeux de la culture numérique », paru aux éditions de l’Harmattan.

The Conversation

Justine Simon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.11.2024 à 15:52

Harris face à Trump : une femme pouvait-elle gagner ? Quand le leadership se conjugue au masculin

Lucie Gabriel, Docteure en Sciences de Gestion, spécialisée en Management et Leadership, INSEEC Grande École

Donald Trump incarne un leader dominant et autoritaire, des caractéristiques souvent accolées à la masculinité. Le genre de Kamala Harris a-t-il joué en sa défaveur lors de l’élection présidentielle ?
Texte intégral (1701 mots)

Dans un pays en crise et divisé, Donald Trump a incarné un leader dominant et autoritaire, des caractéristiques souvent accolées à la masculinité. Le genre de Kamala Harris a-t-il joué en sa défaveur lors de l’élection présidentielle ?


Donald Trump s’est présenté trois fois comme candidat à la présidentielle des États-Unis. Par deux fois, il a affronté une femme : d’abord Hillary Clinton en 2016, puis Kamala Harris en 2024. Par deux fois, il a gagné contre une femme.

Ce fait n’est ni anodin ni superficiel et pose la question du genre dans la campagne présidentielle états-unienne. Elle a été omniprésente dans le discours de chacun des candidats comme dans le vote des électeurs. Le 5 novembre, le New Yorker titrait « Comment l’élection de 2024 est devenue l’élection genrée » pour parler du gender gap, c’est-à-dire de l’écart de vote entre l’électorat féminin et masculin.

Le fait que le nouveau président des États-Unis ait une forte influence charismatique sur ses électeurs a été souligné dans de nombreuses études depuis 2016. Au-delà des stratégies de campagnes, des ambitions et des questions morales, il semble que Kamala Harris a eu du mal à incarner le même pouvoir d'influence. Le genre est-il un obstacle au charisme en politique ?


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Le charisme au masculin

Au début du XXe siècle, le sociologue Max Weber a décrit le charisme comme une qualité attribuée à un individu « considéré comme extraordinaire et doté de pouvoirs ou de qualités surnaturels, surhumains ou au moins spécifiquement exceptionnels. » Le charisme est un leadership incarné : l’influence du chef est indissociable de sa personne et de l’image qu’il renvoie. Il joue le rôle de symbole communautaire, il représente le « nous » qui agit comme rempart contre le reste du monde. Pour cette raison, le chef charismatique doit susciter l’admiration et la fierté de ceux qui le suivent.

Dans la conception wéberienne, le leader charismatique est un héros qui incarne une force révolutionnaire pour renverser l’ordre établi. Le vocabulaire belliqueux souvent employé par Max Weber pour décrire les qualités de ce chef exclu d’abord implicitement puis explicitement le fait que ces qualités puissent être incarnées par une femme.

Les femmes ont en effet longtemps été exclues de la représentation des chefs charismatiques, en raison de ce que les chercheurs en psychologie sociale Alice Eagly et Steven Karau ont appelé « l’incongruence des rôles ». Selon eux, les comportements attendus par les femmes et les hommes dans une société sont différenciés en fonction de stéréotypes de genre appris dès l’enfance. Ainsi, les femmes sont associées à des qualités d’empathie, de douceur et de considération, à l’opposé de ce qui est attendu du chef charismatique. Au contraire, les rôles sociaux masculins, qui demandent aux hommes d’être forts, autoritaires et dominants, les prédisposent plus naturellement aux rôles de leadership.

La recherche en sociologie semble valider cette hypothèse : parmi les 118 articles sur le sujet publiés dans la principale revue revue scientifique consacrée à l’étude du leadership, The Leadership Quarterly, seuls 8 % des exemples d’individus charismatiques étaient des femmes. Dans les études les plus citées sur le sujet, le charisme est assimilé à un visage aux mâchoires carrées, à la voix grave, à la taille imposante : en somme, à tous les éléments visibles de la masculinité dominante. Est-ce à dire que le genre est un obstacle infranchissable au charisme ?

Le charisme, un objet en évolution ?

Le leader charismatique est la représentation des valeurs du groupe qu’il incarne. Lorsque ces valeurs évoluent, la représentation du leader charismatique évolue également. Or, une étude récente reprenant cinquante ans de recherche sur le leadership dans les organisations montre que, contrairement à l’imaginaire collectif, lorsqu’elles sont en position de pouvoir, les femmes sont globalement évaluées comme plus charismatiques et plus compétentes que les hommes.

De la même façon, dans son essai « He Runs, She Runs : Why Gender Stereotypes Do Not Harm Women Candidates » (« Il se présente, elle se présente : pourquoi les stéréotypes de genre ne nuisent pas aux femmes candidates ») la politologue états-unienne Deborah Jordan Brooks prédit un futur prometteur aux femmes politiques. De fait, le nombre de femmes au Congrès américain a atteint un record en 2022 : 149 élues, soit 27,9 % des représentants.

Deux raisons peuvent expliquer ces résultats : la première est l’évolution des attentes sociales en matière de leadership. Alors que le leader a longtemps été représenté comme un individu dominant et autoritaire, depuis les années 1980 cette représentation évolue vers un nouveau type de leader plus empathique et à l’écoute de ses subordonnés. Pour la psychologue sociale Alice Eagly, « les conceptions contemporaines d’un bon leadership encouragent le travail en équipe et la collaboration et mettent l’accent sur la capacité à responsabiliser, à soutenir et à impliquer les travailleurs ». Elle explique que même si les hommes restent majoritaires en position de pouvoir, dans un monde politique et organisationnel où dominent les stéréotypes de genre, ces changements peuvent constituer un « avantage féminin ».

La seconde raison s’explique par un double standard de compétences masculines et féminines. À compétences égales, il est plus difficile pour une femme d’accéder au même poste à responsabilités qu’un homme. Mais d’un autre côté, les femmes qui accèdent à ces postes sont vues comme plus compétentes que leurs homologues masculins qui ont rencontré moins d’obstacles.

Partant de ce constat, on peut considérer que Kamala Harris, vice-présidente et candidate à l’élection présidentielle, partait sur un pied d’égalité avec Donald Trump : elle aurait donc pu incarner le leadership américain.

Le besoin de héros en contexte de crise

Reste que le leadership est toujours dépendant du contexte dans lequel il naît. Si les représentations du leadership et du charisme tendent à évoluer depuis près de cinquante ans, le contexte international, lui, s’est terni depuis la crise du Covid et la dernière campagne présidentielle. On observe un sentiment de déclassement social et une anxiété grandissante, notamment chez les jeunes hommes américains peu diplômés. Plus touchés par le chômage et moins enclins que leurs parents à atteindre l’indépendance financière au même âge, ce sont eux qui ont constitué la base électorale du parti républicain.

Dans des discours ouvertement misogynes et racistes, Trump dépeint une Amérique apocalyptique, rongée par des ennemis de l’intérieur, tout en promettant que le jour de l’investiture serait un « jour de libération ». Il manie une rhétorique populiste pour incarner l’idéal type du leader charismatique wébérien, un héros révolutionnaire et anticonstitutionnel. Il a également particulièrement marqué la campagne en brandissant le poing, le visage en sang, après une tentative d'assassinat. Dans une période où le futur paraît terrifiant, le leader belliqueux possède une puissance idéalisatrice dans la mesure où il incarne un fantasme de sécurité et de direction, pour le psychologue Kets de Vries.

Par contraste, Kamala Harris a voulu incarner le progrès social, la défense des droits et de la démocratie. Dans le climat de crise actuel, ce choix est apparu décalé.

Son échec à l’élection présidentielle montre que le leader charismatique est surtout un symbole d’une culture et d’une époque. Dans une Amérique en crise, les femmes, perçues comme moins dominantes et fortes que les hommes, peinent à incarner l’image du héros qui est attendu.

Pour autant, l’évolution des attentes sociétales montre une tendance de fond à l’ouverture de ce rôle aux femmes. La défaite de Kamala Harris ne doit pas faire oublier d’autres victoires, comme celle de la très populaire Jacinda Ardern, première ministre néo-zélandaise de 2017 à 2023, ou celles de l’Allemande Angela Merkel, qui a marqué le paysage politique européen pendant près de 20 ans.

The Conversation

Lucie Gabriel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.11.2024 à 15:52

Contre le virus mpox en Afrique : rendre plus sûrs les marchés de viande sauvage, cause originelle de l’épidémie

Steven Lam, Postdoctoral Scientist, CGIAR

Delia Grace, Professor Food Safety Systems at the Natural Resources Institute (UK) and contributing scientist ILRI, International Livestock Research Institute

Les stratégies de lutte contre le mpox doivent aussi s’attaquer à la cause profonde de l’épidémie de variole simienne en Afrique : les conditions de vente de viande sauvage sur les marchés.
Texte intégral (1815 mots)

Les stratégies de lutte contre l’épidémie de mpox (anciennement appelé « variole du singe ») qui sévit en Afrique en 2024 se concentrent sur la prévention de la transmission interhumaine. Elles doivent aussi s’attaquer aux causes profondes, en l’occurrence la viande sauvage vendue sur les marchés « humides » et responsable de la transmission du virus de l’animal à l’humain.


Dans de nombreux pays du monde, les animaux sauvages sont parfois tués pour être mangés, notamment les singes, les rats et les écureuils.

La viande sauvage contribue de manière significative à la nutrition en Afrique et à la satisfaction des préférences alimentaires en Asie.

En Afrique, la récolte annuelle de viande sauvage, estimée entre 1 million et 5 millions de tonnes, est considérable par rapport à la production animale du continent, qui s’élève à environ 14 millions de tonnes par an.

Les chercheurs en santé publique soulignent depuis longtemps le fait que les pratiques non hygiéniques concernant la viande sauvage sont potentiellement dangereuses en raison du risque de transmission d’agents pathogènes des animaux aux humains, notamment par contact étroit lors de la chasse, de la transformation ou de la consommation de viande insuffisamment cuite.

Cette préoccupation a été particulièrement forte lors de l’épidémie d’Ebola de 2014 en République démocratique du Congo. On sait qu’Ebola passe des animaux aux humains et que ces derniers sont probablement infectés en touchant ou en consommant des animaux forestiers infectés, malades ou morts, tels que les chauves-souris frugivores.

La variole simienne mpox est une autre zoonose connue pour passer de l’animal à l’humain.


À lire aussi : Qu’est-ce qu’une zoonose ?


Plus de 1 100 personnes sont mortes du mpox en Afrique, continent où quelque 48 000 cas ont été enregistrés depuis janvier 2024 dans 19 pays.

Jusqu’à présent, les stratégies de lutte contre l’épidémie de mpox de 2024 se sont essentiellement concentrées sur la prévention de la transmission interhumaine.

Mais nous devons également remonter aux causes profondes de la maladie, en particulier lorsque le mpox est transmis des animaux aux humains.

Appliquer les leçons tirées de la sécurité alimentaire est essentielle pour résoudre ce qui est une préoccupation urgente de santé publique.

Les marchés « humides »

La viande sauvage est souvent vendue avec d’autres aliments frais sur les marchés informels, également appelés marchés « humides ». Ces marchés fonctionnent généralement avec peu de réglementation et de normes d’hygiène, ce qui augmente le risque de maladies.

Nous sommes des chercheurs en santé publique spécialisés dans l’expérimentation et l’évaluation de solutions aux zoonoses (lorsque les humains sont infectés par des animaux sauvages), à la résistance antimicrobienne (lorsque les antibiotiques ne sont plus efficaces) et à la sécurité alimentaire.

Dans une nouvelle publication, en collaboration avec des collègues du CGIAR, dans le cadre d’un partenariat mondial visant à relever les défis des systèmes alimentaires, nous examinons des solutions prometteuses pour faire face aux risques liés à la viande sauvage.

L’approche One Health en est la clé. One Health réunit des experts en santé publique, des vétérinaires, des spécialistes de la faune et de la flore sauvages ainsi que des responsables communautaires afin d’élaborer des mesures globales.

Un tabouret à trois pieds

Nos recherches ont montré que la sécurité alimentaire dans les marchés difficiles d’accès peut être améliorée si, et seulement si, trois domaines clés sont pris en compte :

Le renforcement des capacités : le renforcement des capacités permet d’offrir une formation et des technologies simples aux travailleurs des chaînes alimentaires et aux consommateurs.

Les efforts en matière de sécurité alimentaire sur les marchés informels se sont traditionnellement concentrés sur le fait d’encourager les communautés locales à adopter des pratiques plus sûres.

Il est essentiel de comprendre comment les gens perçoivent le risque de maladie et ce qui influence ces perceptions.

En République démocratique du Congo, par exemple, on observait une méfiance à l’égard des institutions officielles et un rejet des messages sanitaires du gouvernement liant Ebola à la viande de brousse.

Dans les communautés où les gens reconnaissent déjà les risques associés à la viande de brousse, les messages sanitaires pourraient se concentrer sur des mesures concrètes de protection.

Dans les endroits où le scepticisme existe, le partage des éléments de preuves concernant les risques pour la santé peut se révéler plus efficace.

Au lieu de promouvoir un programme anti-chasse, une approche plus utile pourrait consister à fournir des moyens afin de réduire le risque de transmission de maladies sans décourager complètement la chasse et la consommation.

Bien que cette approche ne permette pas d’éliminer tous les risques, elle sera probablement plus efficace qu’une campagne qui ne trouve pas d’écho au sein de la communauté.

S’il est important d’avoir les bonnes connaissances pour encourager le changement, il faut aussi des incitations.

La motivation et les incitations : bien que la sécurité alimentaire soit une préoccupation majeure pour les consommateurs du monde entier, elle est souvent reléguée au second plan par rapport à l’accessibilité financière. Pour ceux qui ont du mal à se procurer de la nourriture, la sécurité alimentaire n’est pas une priorité par rapport au coût.

Les gouvernements ont souvent eu recours à des interdictions et à des mesures d’application, notamment des amendes et des inspections, en tant qu’« incitations négatives » au changement.

En juin 2022, le gouvernement nigérian a interdit la vente de viande de brousse, par mesure de précaution, pour arrêter la propagation du virus mpox. Toutefois, ces interdictions peuvent avoir des conséquences inattendues, telles que la clandestinité des pratiques liées à la viande de brousse et l’aggravation des pratiques avec manque d’hygiène.

Il est potentiellement plus efficace de se concentrer sur les avantages économiques, sociaux ou moraux :

  • Les incitations économiques pourraient consister à décrire les gains financiers potentiels qui pourraient survenir en attirant une clientèle plus large, en raison de la confiance acquise grâce à une viande plus sûre.

  • Les incitations sociales pourraient consister à gagner la confiance des membres de la communauté.

  • Les incitations morales pourraient découler de la fierté de s’assurer que la viande de brousse est manipulée et vendue d’une manière qui réduit les risques pour la santé.

Les politiques et réglementations facilitantes : dans certaines communautés pauvres, les lois sur la sécurité alimentaire sont inexistantes ou ne s’appliquent pas aux marchés informels.

Reconnaître les vendeurs qui ont réalisé des améliorations notables en matière de sécurité alimentaire pourrait inciter d’autres personnes à suivre leur exemple.

En outre, la promotion d’autres sources de protéines en donnant accès à des options alimentaires abordables et nutritives et en soutenant des pratiques agricoles durables peut contribuer à réduire la dépendance à l’égard de la viande de brousse.


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Regarder vers l’avenir

Ainsi, alors que les pays planifient leurs réponses face au mpox, il convient de garder à l’esprit trois considérations essentielles :

  • Premièrement, il est important de reconnaître que la viande de brousse est un élément essentiel de la vie de nombreuses communautés et qu’elle contribue à leur santé et à leur bien-être.

  • Deuxièmement, les réponses doivent être élaborées avec la participation des communautés locales, ce qui augmentera les chances de succès.

  • Enfin, les pays à revenu élevé devraient montrer l’exemple non seulement en partageant leurs connaissances, mais aussi en augmentant le financement des initiatives mondiales en matière de santé, car cela peut réduire considérablement le risque d’épidémies à l’avenir.


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The Conversation

Les travaux de recherche de Steven Lam s'inscrivent dans le cadre de l'initiative « One Health » du CGIAR, soutenue par le CGIAR Trust Fund.

Delia Grace ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.11.2024 à 15:51

La diplomatie mondiale, terrain de jeu privilégié des régimes autoritaires

Xavier Carpentier-Tanguy, Indopacifique, Géopolitique des mondes marins, réseaux et acteurs de l'influence, diplomatie publique, Sciences Po

Climat, droits des femmes, décolonisation… Les régimes autoritaires s’emparent volontiers de problématiques majeures pour développer leur soft power.
Texte intégral (2423 mots)

La tenue de la COP dans un pays non démocratique, en l’occurrence l’Azerbaïdjan, n’a rien de nouveau : l’année dernière, l’événement avait eu lieu aux Émirats. Pendant ce temps, la Russie, la Chine ou encore la Syrie siègent au Comité de décolonisation de l’ONU et l’Arabie saoudite se trouve à la tête du Forum de l’ONU sur les droits des femmes. Pour les dirigeants de ces pays, organiser de telles manifestations et participer à de telles plates-formes présente de nombreux avantages.


La COP29, conférence internationale sur les enjeux climatiques, s’est ouverte le 11 novembre à Bakou, Azerbaïdjan. En une seule phrase se trouve condensée une partie conséquente des problèmes de la diplomatie internationale née après-guerre. La lutte contre le changement climatique – sujet capital pour l’ensemble des habitants de la planète – doit, en effet, être débattue sous la houlette d’un pays au régime dictatorial, grand producteur de pétrole et de gaz, et dont le rôle dans plusieurs grands dossiers géopolitiques a dernièrement été pour le moins controversé.

L’intérêt des pays producteurs d’hydrocarbures pour l’organisation des COP

Les enjeux climatiques et la réduction de l’empreinte carbone intéressent au premier chef les producteurs d’hydrocarbures. La COP28 s’est ainsi tenue l’année dernière à Dubaï. Et la prochaine, la COP30, aura lieu à Belém, au Brésil, premier producteur d’hydrocarbures d’Amérique latine, 9e à l’échelle mondiale et potentiellement le 5e à l’horizon 2030.

Afin d’être en mesure de défendre au mieux leurs intérêts et d’anticiper toutes les évolutions envisageables, les pays producteurs cherchent à peser au maximum sur les discussions internationales relatives aux questions environnementales et énergétiques en organisant et en finançant les conférences. Soulignons à cet égard que Moukhtar Babaïev, ministre azerbaïdjanais de l’Écologie, chargé de diriger les travaux de la COP29, est un ancien cadre la compagnie pétrolière nationale, Socar. Le sultan Ahmed Al Jaber, président de la COP28 en sa qualité de ministre de l’Industrie des Émirats arabes unis, est pour sa part surnommé le « prince du pétrole » car il est le PDG de l’Abu Dhabi National Oil Company (ADNOC).

Cela ne peut surprendre : la dénomination même de COP (Conférence des Parties) – implique une approche pragmatique, afin de dépasser toute rigidité structurelle. Dans ce cadre, les parties sont au nombre de 198 : pays regroupés par aire géographique, mais également entités politiques comme l’Union européenne. On ne peut s’attendre à ce que les organisateurs de tels forums se contentent de jouer un rôle d’« honnête courtier » (honest broker) plutôt que piloter l’ensemble du projet. Et cela, d’autant plus que le succès exponentiel des COP est confirmé par le nombre d’intervenants, de journalistes, de lobbyistes et de suiveurs : environ 10 000 personnes en 1997 lors de l’adoption du protocole de Kyoto, plus de 30 000 à Paris en 2015, 45000 pour la COP27, plus 85000 pour la COP28, environ 70000 pour la COP29. Ces sommets constituent des événements d’une ampleur mondiale.

Bakou face à Paris (et pas seulement)

Pour l’Azerbaïdjan, la COP29 représente donc une magnifique occasion de redorer son image. Rappelons que, aux yeux de nombreux acteurs internationaux, ce pays de plus de 10 millions d’habitants se signale avant tout par le non-respect de multiples libertés individuelles, et le Conseil des droits de l’homme (organisme de l’ONU sur lequel nous reviendrons) a examiné son cas dans le cadre de l’Universal Periodic Review (UPR) le 9 novembre 2023.

L’Azerbaïdjan est en outre à l’origine d’un gros scandale de corruption auprès du conseil de l’Europe en 2017, surnommé le « Caviargate », et a été récemment désigné comme étant l’un des soutiens et organisateurs des violentes émeutes qui ont fait 13 morts au printemps dernier en Nouvelle-Calédonie. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gerald Darmanin, n’a d’ailleurs pas hésité à accuser directement le régime Aliev d’ingérence, à travers l’exploitation du Groupe d’Initiative de Bakou (GIB). Des émeutiers avaient été vus et photographiés avec des t-shirts et des drapeaux aux couleurs de l’Azerbaïdjan et une forte activité Internet en vue d’accroître la diffusion de certaines informations avait également été observée depuis les structures digitales de ce pays.


À lire aussi : En Nouvelle-Calédonie, la France dans le viseur de l’Azerbaïdjan


Rappelons que le GIB, qui a été créé en juillet 2023 à Bakou en présence de représentants de mouvements indépendantistes de Martinique, de Guyane, de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française, a organisé une conférence internationale le 20 juin 2024 au siège des Nations unies à New York, intitulée « Vers l’indépendance et les libertés fondamentales : le rôle du C-24 (Comité spécial de la décolonisation des Nations Unis) dans l’élimination du colonialisme ». Une autre conférence, « La politique française du néocolonialisme en Afrique », toujours organisée par le GIB, le 3 octobre 2024, démontre la continuité de l’effort et indique que Paris est la cible clairement visée.

De telles actions, d’après de nombreux analystes, ont pour objectif de punir la France pour sa condamnation de l’offensive azerbaïdjanaise sur le Haut-Karabakh en 2023, venue à la suite du long blocus du corridor de Latchine (reliant le Karabakh à l’Arménie), qui a permis au régime d’Ilham Aliev de reprendre le contrôle de ce territoire et de mettre fin à la République indépendantiste de l’Artsakh, au prix de violents bombardements et d’une expulsion quasi totale de la population du Karabakh. Le Quai d’Orsay précise la position de Paris sur ce dossier :

« La France est résolument engagée aux côtés de l’Arménie et du peuple arménien, et en soutien aux réfugiés du Haut-Karabakh forcés de fuir par dizaines de milliers leur terre et leur foyer après l’offensive militaire déclenchée par l’Azerbaïdjan et neuf mois de blocus illégal. »

Des parlementaires européens se sont également alarmés de cette situation et ont soumis, le 21 octobre 2024, une proposition de résolution sur la situation en Azerbaïdjan, la violation des droits de l’homme et du droit international, et les relations avec l’Arménie.

Ce contexte tendu a incité les dirigeants français, qu’il s’agisse d’Emmanuel Macron ou de la ministre de la Transition écologique Agnès Pannier-Runacher, à refuser de se rendre à Bakou pour assister à la COP29.

ONU n’est pas synonyme de démocratie

Dans cette confrontation qui se déploie à de multiples niveaux (médiatique, juridique, diplomatique, etc.), notre grille de lecture doit s’adapter. Il est notable et problématique que la quasi-totalité des articles traitant des violences en Nouvelle-Calédonie évoquent de manière presque systématique les interventions et publications du Comité spécial de la décolonisation des Nations unies condamnant la position française – ce qu’il n’est pas question de juger ici –, considérant que le fait que cette instance relève de l’ONU lui confère automatiquement une légitimité indiscutable.

Pourtant, la présence au sein du Comité de la Russie (dont l’invasion militaire en Ukraine est pour le moins éloignée de tout souci de décolonisation) ou de la Chine (aux visées sur Taïwan bien connues, entre autres exemples de comportement agressif dans son voisinage régional), ou encore de la Syrie et de l’Éthiopie, deux pays récemment accusés de massacres à grande échelle contre leur propre population, peuvent et doivent interroger sur les agendas et sur les intérêts de chacun.

Le grand public et une partie des médias semblent observer avec confiance – ou désintérêt – l’action des grands acteurs internationaux quand ceux-ci semblent s’opposer au cadre occidental de gestion des affaires du monde qui a dominé pendant des décennies et est aujourd’hui largement remis en cause.

Or si l’ONU n’est certes pas, par nature, un club de nations démocratiques, il est pour le moins problématique que des États profondément autoritaires se retrouvent régulièrement, du fait du système tournant en vigueur, à la tête ou au sein de Comités chargés de veiller au respect des droits humains – rappelons que le 27 mars dernier, l’Arabie saoudite a été choisie à l’unanimité par l’ONU pour prendre les rênes du Forum sur les droits des femmes et l’égalité des sexes. Et en mai 2023, l’Iran a présidé le Forum social du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.

Des sommets, désaccords

L’actualité récente démontre que de nombreux régimes autoritaires sont non seulement pleinement intégrés à l’ONU mais, surtout, se sont emparés de thématiques qui semblaient, voici peu encore, intéresser avant tout les démocraties occidentales, et parviennent à imposer leur agenda lors de multiples sommets internationaux. Naturellement, l’essence de la diplomatie est de pouvoir mettre en présence toutes les parties afin d’obtenir des résultats satisfaisants. Toutefois, ce à quoi nous assistons avec de telles présidences donne lieu, au minimum, à deux constats.

Le premier est le relatif désengagement des démocraties occidentales de ces arènes, que ce soit par manque de moyens financiers, par manque de moyens humains ou par nécessité de se positionner sur d’autres espaces.

Le second constat est celui d’un effort clair et bien pensé visant, pour les régimes autoritaires, à s’emparer, voire à capturer ces thématiques (ainsi de la lutte contre la colonisation, devenue un outil permettant principalement de dénoncer les agissements des pays occidentaux), en jouant des traditions internationales nées de l’après-guerre et de l’état de certaines arènes internationales (ONU, Conseil de l’Europe…), qui apparaissent comme des géants fatigués.

Face à ce double constat, quelles solutions ? En 2008, l’universitaire Jan Aart Scholte proposait de réfléchir à une gouvernance polycentrique, c’est-à-dire décentrée sur un plan social et géographique. Une telle décentralisation est observable aujourd’hui. Mais il semble même que la dynamique post-Seconde Guerre mondiale se soit inversée : une multitude de sommets, de forums, de groupes et de sous-groupes animent des discussions et instrumentalisent certaines questions dont les sensibilités et les émotions sont dûment sélectionnées. Et cela, sous l’égide des grandes plates-formes politiques telles que l’ONU. Ces évolutions sont illustrées par de multiples concepts cherchant à saisir les formes d’action diplomatique (ping-pong diplomatie, panda diplomatie, orang-outan diplomatie ou encore caviar diplomatie). Différentes formes de gouvernance (certains parlent de gouvernance multilatérale, polylatérale, en réseau(x)…), manifestent également ces tentatives de capter la diversité des acteurs et de leurs capacités d’action. Ce qui rend compliqué de prendre la pleine mesure les défis ainsi posés.

Il demeure possible de croire que ce sont ses membres qui vont défendre les valeurs humanistes promues par l’ONU, mais il est également permis d’en douter et de se demander si l’une des étymologies du terme « diplomatie » ne s’est pas imposée : celle qui désigne le visage double et manipulateur d’acteurs qui retournent arguments et idéaux pour leur seul propre intérêt…

The Conversation

Xavier Carpentier-Tanguy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.11.2024 à 15:50

L’Arménie, à la croisée des chemins transcontinentaux, se cherche des alliés

Taline Ter Minassian, Historienne, professeure des universités. Co-directrice de l'Observatoire des États post-soviétiques jusqu'en 2024., Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

Enserrée entre la Turquie à l’ouest et l’Azerbaïdjan à l’est, l’Arménie regarde vers la Russie au nord, vers l’Iran au sud, et aussi vers la communauté internationale pour assurer son avenir.
Texte intégral (4091 mots)

Un an après l’offensive azerbaïdjanaise qui a permis à Bakou de reprendre par la force la région du Haut-Karabakh, l’Arménie se trouve dans une situation précaire et cherche à valoriser sa position de carrefour stratégique entre les mondes russe et iranien pour tirer son épingle du jeu.


Comme toujours, l’arrivée à l’aéroport de Zvartnots déclenche le mécanisme de la mémoire. Le vieil aéroport soviétique dépeint par Ryszard Kapuscinski dans Imperium (1993) n’est plus qu’une silhouette moderniste en attente de classement patrimonial. Plus de trente ans ont passé depuis la chute de l’URSS, les temps fiévreux de l’indépendance (21 septembre 1991) et la « première guerre » victorieuse du Karabakh.

Trente ans, et même bien plus, depuis les premières manifestations du Comité Karabakh, la révolution de 1988 et le terrible séisme qui frappa la région de Spitak et de Léninakan. Plus de trente ans que j’arpente ce pays, né des décombres du génocide de 1915, confronté au défi de l’indépendance après la Première Guerre mondiale, puis façonné par 70 ans de régime soviétique.

Aujourd’hui, au terme de trois décennies d’indépendance post-soviétique, où en est l’Arménie, ce si petit pays de moins de 3 millions d’habitants meurtri par deux défaites cuisantes infligées par l’Azerbaïdjan lors des guerres de 2020 et de 2023 ?

Le poids silencieux de la défaite

Sur la route qui mène de Zvartnots au centre ville tout proche d’Erevan se tient la colline de Yerablour, le cimetière où sont enterrés la plupart des 3 825 soldats morts au combat durant la guerre des 44 jours (27 septembre – 10 novembre 2020).


À lire aussi : « Il n’est pas mort pour rien » : un an après la défaite au Karabakh, le douloureux travail de deuil des familles arméniennes


Avec ses drapeaux tricolores flottant au vent, ceux de l’Arménie mais aussi ceux, distincts et reconnaissables, de la défunte République d’Artsakh (Haut-Karabakh), l’immense cité des morts s’est encore agrandie récemment d’un nouveau quartier funéraire, semblable par sa conception architecturale au mémorial de Stepanakert (la capitale de l’ex-État de facto de la République d’Artsakh). Ce nouveau carré de tombes est destiné aux hommes tombés lors de la courte guerre de septembre 2023 qui a abouti à la chute de la république d’Artsakh et au nettoyage ethnique de la région. Parmi les milliers de morts et portés disparus côté arménien et azerbaïdjanais, des deux dernières guerres du Karabakh, Albert, Rostam, Soghomon et tous les autres ont établi ici leur campement définitif, face à l’Ararat en majesté.

Détournant le regard de cette funeste colline, je remarque un livreur Yandex en scooter. Spectacle totalement inédit à Erevan. « C’est un livreur indien », me fait remarquer mon chauffeur. « Ils sont désormais nombreux en ville. Tu verras, ils sont partout. » Depuis l’arrivée de la dernière vague de migrants en provenance de l’État communiste du Kerala – l’un des principaux pôles de l’émigration indienne à destination du Moyen-Orient –, les 20 à 30 000 Indiens surpasseraient désormais en nombre la diaspora russe d’Erevan.

Où en est l’Arménie à l’automne 2024 ? La vie politique semble particulièrement atone depuis que le mouvement Tavouche pour la Patrie dirigé par l’archevêque Bagrat Galstanian, qui avait réclamé au printemps dernier la fin des concessions frontalières à l’Azerbaïdjan par le gouvernement de Nikol Pachinian, a cessé meetings et manifestations.

Porté au pouvoir par la révolution de velours en 2018, le premier ministre Nikol Pachinian a survécu à la défaite de 2020 et à la perte de l’Artsakh en 2023 dont les derniers dirigeants (comme Araïk Haroutounian, président de la république d’Artsakh et Rouben Vardanian, ministre d’État d’octobre 2022 à février 2023, liste non exhaustive) sont toujours emprisonnés à Bakou. Interrompant la « kharabakhisation » des élites politiques qui a caractérisé les premières décennies de l’indépendance, la perte de l’Artsakh joue paradoxalement en faveur d’un premier ministre qui, à aucun moment, ne s’est jugé responsable de la défaite de 2020.

Affiche exigeant la libération des prisonniers de guerre arméniens détenus par l’Azerbaïdjan, Erevan, octobre 2024. T. Ter Minassian, Fourni par l'auteur

Sur la scène internationale, Nikol Pachinian mène une diplomatie tous azimuts et, malgré une prise de distance affichée avec la Russie depuis deux ans, est toujours à la recherche d’une orientation.

Située le long de l’arc de la confrontation avec l’Occident, toute proche de nombreux théâtres de guerre (Ukraine, Syrie, Liban), l’Arménie de 2024 est plus que jamais à la croisée des chemins. Entre « lâche soulagement », dépression collective, divisions mais aussi indifférence apparente aux grands enjeux géopolitiques, l’Arménie semble suspendue à la résolution des conflits en cours. Du sommet des BRICS à Kazan (22-24 octobre 2024) à la rencontre de la Communauté politique européenne à Budapest (7 novembre 2024), de sommet en sommet, le premier ministre danse une valse-hésitation entre l’UE et la Russie – deux acteurs dont les propositions de médiations de paix avec l’Azerbaïdjan sont évidemment concurrentes.

Arménie : pays refuge ?

Arrivée en ville, je vais à la rencontre d’une famille de réfugiés du Karabakh arrivée en Arménie en septembre 2023. Comme les 120 000 habitants qui étaient encore enfermés dans l’enclave du Karabakh, Siranouche a veillé sur ses sept enfants et l’ensemble de sa famille dans le corridor routier de Latchine lors du terrible exode-embouteillage qui a débuté le 24 septembre 2023.

Arrivée avec son mari, ses parents, sa sœur et toute la maisonnée originaire de Mardakert, Siranouche se réjouissait en 2023 de n’avoir pas eu de victimes à déplorer. Jeune mère courage, elle avait préparé ses plus jeunes enfants à un exercice d’évacuation en urgence comme s’il s’agissait d’un jeu.

Le 19 septembre 2023, les enfants rentraient de l’école. « Les enfants, vous vous souvenez de ce jeu pour lequel nous nous sommes exercés… ? Et bien voilà, le jeu a maintenant commencé… », a expliqué Siranouche. Un an et deux déménagements plus tard, de la plaine de l’Ararat à un village de la région de l’Aragats, la famille est à présent installée dans un logement modeste pour ne pas dire précaire d’une petite maison individuelle dans le quartier lointain de Karmir Blour, banlieue anciennement industrielle de la capitale arménienne, en partie édifiée par les rapatriés de 1947.

Dans l’entrée, une forme gisant sur le lit-sofa se révèle être celle de l’ancêtre de la famille. Vifs et joyeux, les enfants rentrent un peu plus tard d’une séance de catéchisme – « de l’Église apostolique arménienne ? », je pose la question en ayant à l’esprit l’aide sociale dispensée par certaines sectes –, avec chacun un cahier et quelques gadgets en plastique. La majorité des 120 000-140 000 Arméniens du Karabakh se trouvent aujourd’hui en Arménie, même si une partie d’entre eux ont d’ores et déjà émigré en Russie.

L’État arménien n’a pas la capacité de répondre à la situation économique et sociale de cette population de réfugiés, déracinée, sans emploi et sans logement stable. L’État arménien verse 50 000 drams (c’est-à-dire un peu plus de 115 euros) par mois à chaque réfugié pour l’aider à payer son loyer. Mais selon le défenseur des droits de la République d’Artsakh, dont la représentation existe toujours à Erevan, cette allocation mensuelle pourrait être supprimée dès janvier 2025.

Majoritairement concentrés dans le centre de l’Arménie, à Erevan et dans la plaine de l’Ararat, là où ils ont le plus de chance de trouver un emploi, à peine 4 300 des Arméniens du Karabakh ont acquis la nationalité arménienne. En effet, le passeport de l’ancien État de facto, portant la mention 070, n’étant pas une preuve de citoyenneté arménienne, il demeure un atout essentiel pour d’éventuels candidats à l’émigration internationale avec un statut de réfugié politique. Malgré des mesures incitatives, la plupart des réfugiés, traumatisés par les deux guerres, ne souhaitent pas résider dans les zones frontalières, même si un millier d’Arméniens du Karabakh se sont installés dans le Siounik, la région du sud de l’Arménie sur laquelle se resserre à présent l’étau de l’Azerbaïdjan.

Le complexe monastique de Vorotnavank, dans le Siounik. T. Ter Minassian, Fourni par l'auteur

« Monsieur le président, est-ce la fin d’un cycle ? »

C’est par cette question que j’entame un entretien informel le 30 octobre avec le premier président de la République d’Arménie. Par ces mots, j’entends la fin d’un cycle débuté avec le Comité Karabakh, fondé en 1988. Le mouvement en faveur du rattachement du Karabakh à l’Arménie avait alors été donné lieu à une authentique dynamique politique interne, propulsant sur le devant de la scène l’historien et philologue Levon Ter-Petrossian. Né à Alep en 1946, fils de l’un des fondateurs du parti communiste syrien, Hagop Ter-Petrossian, le premier président de la République d’Arménie me répond que « non, ce n’est pas la fin d’un cycle ». On se souvient en effet que l’administration de Ter-Petrossian avait fait une priorité durant les années 1990 de la nécessité d’une réconciliation arméno-turque et d’un règlement équilibré de la question du Karabakh…

L’Arménie peut-elle encore transformer en facteur de stabilité sa position géographique enclavée entre deux voisins aussi hostiles que l’Azerbaïdjan et la Turquie ? Les termes de l’accord de cessez-le-feu du 10 novembre 2020 signé sous les auspices de Vladimir Poutine l’enjoignent entre autres choses à ouvrir à travers son territoire des voies de communication entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan (région appartenant à l’Azerbaïdjan ayant des frontières avec l’Arménie, l’Iran et la Turquie, mais sans continuité territoriale avec la partie principale de l’Azerbaïdjan).

Depuis lors, la question d’un corridor, agencement politico-réticulaire assurant la « connectivité » d’Est en Ouest, est devenue obsessionnelle. Son statut et son tracé sont encore indéterminés car suspendus à la signature d’un traité de paix lui-même dépendant, entre autres choses, des activités conjointes des commissions gouvernementales arménienne et azerbaïdjanaise chargées du processus de délimitation des frontières entre les deux pays dans le respect des Accords d’Alma-Ata (21 décembre 1991).

En attendant, les formats de discussion se multiplient : initiatives de l’UE, format 3+3 avancé par la Russie, rencontre entre Pachinian et Aliev en marge du sommet des BRICS à Kazan… Quant au projet de traité de paix actuellement dans sa onzième version et négocié en bilatéral, l’Arménie vient de recevoir, le 5 novembre 2024, un paquet de contre-propositions azerbaïdjanaises. On sait que l’Azerbaïdjan exige, entre autres, une modification de la Constitution arménienne dont le préambule fait référence à la Déclaration d’indépendance de l’Arménie (1990), laquelle mentionne un acte d’unification adopté en 1989 par les organes législatifs de l’Arménie soviétique et de l’oblast autonome du Haut-Karabakh. Le 13 novembre 2024, Nikol Pachinian a finalement rejeté cette demande de l’Azerbaïdjan, considérée comme une condition préalable au traité de paix.

L’importance de la « ligne de vie » vers l’Iran

Sur le long ruban d’asphalte qui se déroule vers la région du Siounik, je croise en sens inverse sur la route de Yegheknadzor une file de véhicules 4x4, bien reconnaissables avec leurs petits drapeaux portant le sigle de l’UE.

Déployée le long de la frontière arméno-azerbaïdjanaise, la mission d’observation de l’UE subit les critiquées répétées de la Russie et de l’Azerbaïdjan. Bakou y voit une « mission d’espionnage » à ses frontières tandis que Moscou décrédibilise son action en affirmant qu’elle s’inscrit dans la stratégie des États-Unis et de l’UE visant à la concurrencer dans le Sud-Caucase.

Cliquer pour zoomer. Nations Online

Plus au sud encore, on prend la mesure du resserrement du territoire arménien depuis la défaite de 2020. Au plateau de Sissian, on parvient à la « fragile ligne de vie » qui relie l’Arménie à l’Iran. On est désormais sur l’axe nord-sud par lequel transitent, dans les deux sens, des norias de poids lourds iraniens venant du Golfe persique. C’est au cœur du dédale montagneux du Siounik que s’est déroulée « la crise routière » de 2021 lorsqu’il est apparu que l’ancienne route passait en territoire azerbaïdjanais, tranchant par exemple en deux le « célèbre » village de Chournoukh.

Il fallut alors créer, dans l’urgence, des voies de contournement périlleuses, faisant passer un défilé continuel de camions de 40 tonnes à travers le Pont du Diable au fond des gorges de Tatev, dont la descente, exclusivement en première, est décrite par Laurent Fourtune, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, comme digne du Salaire de la Peur. Depuis lors, en dépit des difficultés du terrain, le gouvernement arménien a montré qu’il se préoccupait activement de la restauration de l’axe nord-sud reliant Téhéran à Moscou à travers le territoire de l’Arménie. Et ce sont des intérêts très concrets qui président à la construction rapide de la nouvelle route vers le sud à partir de Sissian.

En Arménie, les Russes détiennent une grande part des intérêts miniers – notamment, tout près de l’Iran, la mine de cuivre et de molybdène de Kadjaran, exploitée par GeoProMining Rep, dont l’actionnaire majoritaire est l’oligarque russe Roman Trotsenko. Une partie du camionnage en provenance de l’Iran transporterait des matériaux ou des équipements nécessaires à l’exploitation de la mine.

Le tracé de la nouvelle route, H 45, contribue désormais à faire de Tatev, où se trouve le célèbre monastère, un nouveau hub routier. La construction de la H 45 avance à un rythme rapide, virage après virage, le long des flancs de montagnes à présent éventrés. D’ici quelques années, un montage de prêts internationaux de deux milliards d’euros devrait aboutir à la construction d’une route directe reliant Sissian à Meghri, porte de la frontière iranienne. Elle va notamment nécessiter le creusement de plusieurs tunnels permettant de court-circuiter le col de Tatev et le dédale montagneux du Zanguezour. Les Européens sont les maitres d’œuvre du tronçon nord de Sissian à Kadjaran grâce au financement de la Banque européenne d'investissement.

Sur la route du Sud, octobre 2024. T. Ter Minassian, Fourni par l'auteur

Quant au tronçon sud, il s’agit d’un projet de tunnel reliant directement la mine de Kadjaran à Meghri. Financé par la Banque eurasiatique de Développement, ce projet est porté par les Russes et les Iraniens. On ne peut mieux illustrer le fait que, contrainte et forcée, l’Arménie, est placée devant un nouveau défi : conjuguer sa situation de citadelle et sa position de carrefour au cœur des voies transcontinentales, en faisant le pari de sa propre survie.

Pour aller plus loin, lire Rouben, « L’Arménie à la croisée des chemins transcontinentaux », Beyrouth, 1948, réédition Erevan, 2023.

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