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14.09.2025 à 10:56
La crise économique au Liban en 1966 a-t-elle été provoquée par les États-Unis ?
Texte intégral (2922 mots)

En 1966, deux événements se produisent simultanément : un choc de crédit aux États-Unis et une crise bancaire au Liban, avec pour conséquence la faillite de la banque Intra (ou Intra Bank). L’origine ? L’intégration de la « Suisse du Moyen-Orient » à l’économie mondiale. Mais comment ces évènements sont-ils liés ? Qui en est à l’origine ? Qui en a le plus pâti ?
Connaissez-vous l’effet papillon, cette théorie selon laquelle le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut provoquer une tornade au Texas ? En économie, s’il n’existe pas en tant que tel, une crise de crédit aux États-Unis peut tout à fait être une des causes d’une faillite bancaire au Liban.
C’est ce qui s’est passé en 1966. La plupart des analyses attribuent la crise libanaise à la faillite de la banque Intra cet automne-là, ou à un échec systémique, motivé par la cupidité, les luttes de pouvoir et les intérêts acquis d’une élite, sans approfondir davantage.
Notre étude montre pourtant que cette faillite découle largement du choc récessif états-unien, qui a entraîné une hausse des taux d’intérêt internationaux. Elle remet en cause l’idée que la seule faillite de la banque Intra ait provoqué la crise de liquidité. C’est même l’inverse qui s’est produit : la crise, déclenchée par le choc états-unien, a mené à la faillite d’Intra et d’autres banques, en poussant les taux d’intérêt internationaux à la hausse.
Crise de crédit bancaire aux États-Unis
En 1966, les États-Unis connaissent une baisse inattendue de l’offre de crédit bancaire, provoquée par la décision surprise de la Réserve fédérale, la banque centrale, de limiter la création monétaire et limiter l’offre de crédits. Ce choc de crédit états-unien fut l’un des plus marquants de l’après-guerre. En novembre 1966, les taux d’intérêt états-uniens atteignent un pic de 5,75 %.
En réponse, les entreprises se tournent vers l’émission d’effets de commerce. Ces titres de créance à court terme sont émis par les entreprises pour se financer directement auprès des investisseurs, sans passer par les banques. Ils sont remboursés à l’échéance au montant de leur valeur nominale (fixée dès l’émission).
Le taux de croissance annuel des effets de commerce passe de 7,8 % en 1965 à 46,6 % en 1966. Cette augmentation s’explique par la contraction monétaire, une baisse générale des cours boursiers, et, dans une moindre mesure, par le financement de la guerre du Vietnam.
Âge d’or du Liban
Le choc monétaire de 1966 n’a pas seulement touché l’économie des États-Unis, mais s’est aussi transmis à celle du Liban, à la fois petite, ouverte et fonctionnant sous un régime de change flottant en vigueur depuis 1948. Concrètement, alors que la majorité des pays adoptent un régime de change fixe dans les années 1950-1960, les autorités monétaires libanaises interviennent seulement de temps en temps sur le marché des changes. Le taux de change est largement déterminé par le marché réservé aux banques, qui s’échangent entre elles des actifs de gré à gré.

Le Liban connaît une forte croissance dans les années 1950, autour de 8 %. Malgré les restrictions dans les autres pays, les capitaux circulent librement au Liban. Les pétrodollars s’y installent, attirant étudiants, professionnels et entreprises. Beyrouth devient un hub financier, intellectuel et touristique. La loi sur le secret bancaire de 1956 renforce encore sa place financière. Les années 1960 prolongent cette dynamique : création de la Banque centrale en 1964, développement du secteur bancaire, afflux de capitaux et d’investissements.
C’est dans ce contexte porteur que survient le choc de mai 1966.
De 11 banques en 1950 à 79 en 1964
En raison de l’importance de l’économie des États-Unis, la hausse des taux d’intérêt du pays de l’Oncle Sam fait grimper les taux mondiaux, y compris au Liban. Les taux libanais commencent à monter dès juin 1966, un mois après le choc de mai, en passant de 5,62 % à 5,82 % en juin et à 6,07 % en juillet. La hausse des taux d’intérêt au Liban est d’abord limitée, en raison de l’excès de liquidités dans les banques. Toutefois, cet excédent devait rapidement s’amenuiser sous l’effet de la fuite des capitaux.
Dans les années 1960, le système financier libanais se caractérise par une forte dispersion des dépôts bancaires. Entre 1950 et 1964, le nombre de banques passe de 11 à 79, limitant les dépôts par institution.
Seule la banque Intra fait exception : en 1965, elle détient à elle seule un quart des dépôts au Liban. Entre 1955 et 1965, ses dépôts croissent à plus de 40 % par an, contre 26 % pour les autres banques. Intra-Bank atteint 756 millions de livres libanaises de dépôts en 1965. Ne pouvant investir localement à hauteur de ses ressources, elle se tourne vers les marchés étrangers et devint la banque privilégiée des investisseurs du Proche-Orient, notamment du Golfe.
« Hot money » et fuite des capitaux
À l’époque, les flux de capitaux sont sensibles aux taux d’intérêt (« hot money »). Ces flux d’un pays à un autre permettent de réaliser un profit à court terme sur les différences de taux d’intérêt et/ou les variations anticipées des taux de change.
De facto, la hausse des taux d’intérêt aux États-Unis, puis au Royaume-Uni provoque une fuite des capitaux du Liban vers ces deux marchés plus rentables, déclenchant la crise de liquidité de 1966. La Banque centrale libanaise, sans outils adéquats – peu de réserves, pas d’opérations d’open market (achats ou ventes de titres publics par la banque centrale sur le marché afin de réguler la liquidité et influencer les taux d’intérêt) –, ne peut relever les taux d’intérêt locaux pour endiguer la fuite.
À lire aussi : En 1933, les États-Unis sont en défaut de paiement. L’histoire peut-elle se répéter ?
La situation se dégrade en octobre 1966 quand la banque Intra suspend ses paiements. Les agents économiques, comparant les taux étrangers à ceux du Liban, transfèrent leurs fonds vers l’étranger. Cela accentue la crise, affaiblit la liquidité locale et exerce des pressions sur la livre libanaise. Entre 1966 et 1970, le nombre de banques baisse de 94 à 74.
Plus de retraits que de dépôts
À partir du 1er août 1966, les retraits quotidiens à la banque Intra dépassent les dépôts. Cette tendance est accentuée quelques semaines plus tard par des rumeurs de crise. Plusieurs banques locales et étrangères retirent environ 18 millions de livres libanaises. Les petits épargnants suivent, retirant 52 millions entre le 3 et le 14 octobre 1966.
Parallèlement, dans un contexte de hausse des taux d’intérêt à l’étranger, les clients des banques libanaises commencent à transférer une partie de leurs avoirs vers des établissements à l’étranger. Étant la principale banque du pays et la cible persistante de rumeurs, Intra-Bank subit des retraits supérieurs à ceux enregistrés dans les autres banques.
Le 6 octobre 1966, la direction d’Intra sollicite l’aide de la Banque centrale du Liban, qui lui accorde un prêt d’un an de 15 millions de livres à un taux de 7 %, contre garanties réelles.

Grâce à ce soutien, la banque Intra reprend les paiements à ses déposants, mais les fonds sont rapidement épuisés. La banque demande une rallonge de 8 millions, refusée par la Banque du Liban. Ce refus s’explique avant tout par le fait que celle-ci était encore trop jeune et dépourvue de moyens suffisants pour jouer pleinement son rôle de prêteur en dernier ressort. L’absence de consensus politique autour du patron de l’Intra-Bank Youssef Beidas, d’origine palestinienne et sans vrai ancrage communautaire au Liban, combinée à l’opposition des élites financières, qui cherchaient à redistribuer ses actifs vers d’autres banques, ainsi que le poids systémique d’Intra, qui aurait impliqué de mobiliser des ressources énormes, ont scellé la faillite.
Entre-temps, la direction de la banque tente de rapatrier des dépôts de New York vers Beyrouth. Avec la poursuite de la hausse des taux d’intérêt aux États-Unis, les grands déposants institutionnels états-uniens ont déjà retiré l’essentiel de leurs avoirs pour les placer ailleurs.
Intra-Bank se retrouve en grande difficulté et annonce la cessation de ses paiements, le samedi 15 octobre 1966. La crise touche d’autres banques, les déposants accélérant leurs retraits après l’annonce d’Intra.
Réaction de la livre libanaise par rapport au dollar
À la suite du choc monétaire états-unien restrictif de 1966 et comme la Banque centrale du Liban ne dispose ni des moyens ni de la volonté d’intervenir sur le marché des changes pour soutenir la monnaie nationale, la livre libanaise se déprécie. Le taux de change passe de 3,11 £ pour un dollar fin avril 1966 à 3,20 £ en septembre. En un an, le taux moyen est passé de 3,07 £ en 1965 à 3,13 £ en 1966.

En somme, le choc de 1966 a perturbé la croissance pendant plusieurs mois. Il a déclenché une crise de liquidité, contribué à la faillite de la plus grande banque du pays (et à la panique bancaire qui s’en est suivie), et modifié la structure des échanges commerciaux. Il a également entraîné une hausse des taux d’intérêt, une sortie de capitaux et une forte volatilité du taux de change.
Mais le Liban trouve une issue à la crise. Les dépôts reviennent en passant de 2,6 millions en 1967 à 2,9 millions en 1968. La balance commerciale s’améliore en passant de -1,7 million en 1967 à 176,3 millions de livres libanaises en 1968. Le revenu national se rétablit en enregistrant une croissance notable de 12 % en 1968. Les crédits au secteur privé reprennent en passant de 2,3 millions en 1967 à 2,4 millions en 1968. La crise est passée.

Charbel Cordahi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.09.2025 à 19:35
Un repas gastronomique sans viande est-il concevable en France ?
Texte intégral (4203 mots)
Dans l’imaginaire collectif français, un repas de fête se passe difficilement de viande, perçue comme la pièce centrale sans laquelle le plat apparaît incomplet. À l’heure où les impératifs climatiques nous invitent à réduire notre consommation carnée, il est temps de montrer que le végétal aussi peut être le cœur de la gastronomie.
Les Français comptent parmi les plus gros consommateurs de viande au monde. Cette réalité peut sembler surprenante. D’abord, parce que le nombre de flexitariens augmente. Ensuite, parce que les enjeux sanitaires dûs à une consommation excessive de viande ne sont plus ignorés. Enfin, parce que cette habitude semble relativement nouvelle.
Comme le rapportent les historiens de l’alimentation, la tradition culinaire française s’est longtemps appuyée sur les céréales, sur les légumes secs et sur les soupes, la viande restant réservée aux grandes occasions. Nous en consommons en moyenne deux fois plus aujourd’hui qu’en 1920.
Dès lors, comment comprendre cet attachement à la viande, alors même que les discours écologiques se multiplient et que sa consommation diminue en moyenne en France ? Selon les données récentes du ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, cette baisse s’explique en fait davantage par la hausse des prix des produits carnés que par une véritable préoccupation environnementale ou nutritionnelle.
Pour mesurer l’influence encore limitée des politiques publiques sur les pratiques alimentaires, il est particulièrement instructif de pencher sur un objet culturel emblématique : le repas gastronomique des Français, traditionnellement centré sur la viande. Incarnation de l’art de vivre à la française, ce repas structuré et codifié a été inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) en 2010. Selon la définition de cette dernière, le patrimoine culturel immatériel est
« traditionnel, contemporain et vivant à la fois : il ne comprend pas seulement les traditions héritées du passé, mais également les pratiques rurales et urbaines contemporaines, propres à divers groupes culturels ».
Autrement dit, le repas gastronomique, en tant que pratique vivante, peut lui aussi évoluer face aux enjeux de transition alimentaire.
Cette évolution est d’autant plus nécessaire que la gastronomie joue un rôle central dans la transmission des normes alimentaires. C’est souvent à travers ces repas que les enfants apprennent ce qu’est un « vrai bon repas ».
La définition même du repas gastronomique des Français insiste sur cette fonction éducative :
« Des personnes reconnues comme étant des gastronomes, qui possèdent une connaissance approfondie de la tradition et en préservent la mémoire, veillent à la pratique vivante des rites et contribuent ainsi à leur transmission orale et/ou écrite, aux jeunes générations en particulier. »
Dès lors, la diminution globale de la consommation de viande touche-t-elle également ces repas gastronomiques ? Que transmet-on aujourd’hui, implicitement, lors de ces moments qui continuent de structurer l’apprentissage culinaire des plus jeunes ?
Le repas gastronomique, moment de partage résolument carné
Mariage, communion, anniversaire… dès qu’un événement prend une dimension gastronomique, la viande (et en particulier la viande rouge) reste le point d’orgue du repas. Notre étude des représentations sociales, menée auprès de 424 mangeurs, confirme que la viande occupe une place centrale dans l’imaginaire collectif du repas gastronomique.
Sur le terrain, nous avons également observé plus de 18 000 mangeurs lors de 226 repas de mariage. Les chiffres sont éloquents : plus de deux convives sur trois choisissent une viande rouge, principalement du bœuf, qui, à lui seul, pèse presque autant que toutes les autres options réunies. Le poisson additionné aux plats végétariens ne représentent qu’un dixième des choix, tandis que la volaille et le veau assurent une transition limitée. La demande pour les plats végétariens, l’agneau ou le porc demeure marginale, voire inexistante.
Ces constats soulèvent une question centrale : si les moments symboliques de partage sont systématiquement centrés sur la viande, peut-on réellement transmettre à nos enfants une culture alimentaire plus végétale ?
Bien que les plus jeunes soient sensibilisés aux questions écologiques et qu’ils consomment moins de viande que leurs parents, prescrire un repas végétarien par semaine à la cantine ne suffit pas à optimiser la transition alimentaire.
Transformer les représentations du « vrai repas »

Il faut transformer durablement les représentations sociales, en agissant notamment sur le noyau central. Celui-ci désigne les éléments cognitifs les plus stables, les plus partagés et les moins questionnés. Ces idées perçues comme évidentes structurent notre manière de penser ce qu’est, par exemple, un « vrai repas ».
Selon la théorie des représentations sociales, agir sur les éléments les plus visibles et les plus partagés permet de modifier en profondeur les ancrages collectifs.
En tant que modèle normatif à forte valeur symbolique, le repas gastronomique constitue donc un levier stratégique. En transformant ce moment d’exception, on peut potentiellement influencer les pratiques du quotidien.
Dès lors, comment végétaliser davantage le menu gastronomique ?
Pour répondre à cette question, nous avons analysé les cartes de 43 restaurants aux positionnements divers, allant du fast-food au restaurant gastronomique. Notre étude fait émerger sept stratégies mobilisées au sein de diverses formules de restauration et directement transposables au repas gastronomique.
L’imitation
L’une des approches consiste à supprimer les produits animaux normalement présents dans la recette, par exemple le chili sin carne, ou d’en proposer une version pescétarienne, par exemple le cassoulet de poisson), afin de préserver un visuel proche du plat original.
Le cuisinier peut aussi utiliser des substituts très proches de la viande en apparence. Certaines marques, comme Redefine Meat, développent des « viandes végétales » appelées new meats, déjà implantées dans des chaînes comme Hippopotamus. Sur le site de Redefine Meat, la rubrique « Trouver un restaurant » illustre le déploiement de ces alternatives végétales.

Dans un cadre gastronomique, l’imitation peut prendre des formes plus artisanales, par exemple la création d’un foie gras végétal à partir de produits bruts.
L’expérience
Ici, l’objectif n’est pas de copier la viande, mais de proposer une expérience culinaire végétarienne esthétique et narrative capable de séduire par son originalité et sa mise en scène. Il s’agit, la plupart du temps, d’une stratégie particulièrement prisée des chefs de la restauration gastronomique.

Des établissements comme Culina Hortus ou des recettes comme le célèbre gargouillou de Michel Bras incarnent l’expérience gastronomique végétale, dans une logique d’auteur, artistique, éthique et sensorielle.
La reconversion
Cette stratégie consiste à puiser dans la mémoire culinaire collective, en mobilisant des hors-d’œuvre ou des accompagnements traditionnellement végétariens, comme plats principaux.
On peut par exemple proposer en guise de plat, des ravioles de Royan par essence végétales, une soupe au pistou ou des légumes rôtis.

Dans cette logique de reconversion, il est aussi question d’inverser la proportion de légumes et de viandes dans une recette, comme chez Datil, restaurant étoilé au guide Michelin, où « l’assiette met en valeur le végétal avant tout (fruits et légumes à égalité), agrémenté d’un soupçon de protéines animales ».
La coproduction
Cette méthode repose sur des options de personnalisation, laissant au client la liberté de composer lui-même un plat végétarien selon ses préférences. Elle s’appuie sur un besoin de flexibilité et d’adaptation aux mangeurs dits « combinatoires ».

Ces derniers naviguent entre différents régimes alimentaires (omnivore, flexitarien, végétarien) et souhaitent ajuster leur choix au gré des occasions. Cette approche est largement développée dans de nombreux modèles de restauration : pizzerias, crêperies, bars à tacos, cafétérias ou chaînes de fast-food comme Subway…
Dans ces formats, les clients peuvent librement sélectionner leurs ingrédients, sans nuire à l’organisation du service.
En restauration gastronomique, on pourrait imaginer un service sur chariot, présentant une sélection d’éléments à combiner soi-même, à l’image du traditionnel plateau de fromages.
La coexistence
Il s’agit d’incorporer des alternatives végétariennes dans un menu traditionnellement carné, sans modifier l’identité globale de la marque ni son positionnement historique.
C’est une approche courante dans des enseignes comme Hard Rock Café, Léon ou La Criée, dans lesquelles les propositions végétariennes existent, mais sont souvent diluées dans la carte.
Elles sont généralement intégrées sans rubrique spécifique ni signalétique particulière, et occupent une place marginale dans l’offre globale. Parfois, ces alternatives ne figurent même pas : le convive peut simplement demander la suppression de la viande ou du poisson dans la recette.
Ce type d’adaptation est également fréquent en restauration gastronomique où les menus sont adaptés selon les régimes des mangeurs.
Mais, selon un constat empirique issu de nos observations de terrain, cette pratique reste souvent insatisfaisante. De nombreux végétariens font état de leur frustration lorsqu’on leur sert uniquement les accompagnements des plats carnés, aboutissant à des assiettes peu équilibrées et perçues comme une solution de second choix.
L’engagement
Cette stratégie consiste à faire du végétal un pilier identitaire de la marque, en l’affichant comme une preuve d’engagement éthique.
Ici, le végétal n’est pas une option marginale : il devient une valeur centrale revendiquée. L’enseigne s’adresse directement aux mangeurs militants, soucieux de l’environnement, de leur santé et du bien-être animal. Il s’agit d’une rupture assumée, marquant une position forte en matière de responsabilité sociale.
Des enseignes comme Cojean illustrent bien cette approche, avec plus de 60 % de leur carte consacrée à des plats végétariens ou végétaliens. On retrouve également des propositions engagées chez Paul, qui communique sur le développement d’une offre végétale.
Certains restaurants gastronomiques se positionnent aujourd’hui avec cette stratégie, comme Culina Hortus ou encore Racines.
L’importation
« Importer » consiste à proposer une expérience gastronomique complète, codifiée et légitime, mais issue d’une autre culture que la tradition occidentale. Plutôt que de transformer les plats habituels, elle s’appuie sur des cuisines où la place du végétal est historiquement centrale et socialement valorisée.

On retrouve cette approche dans les thalis indiens, les bibimbaps coréens, la cuisine macrobiotique japonaise ou encore les mezzés méditerranéens. Ces modèles offrent des repas complets, structurés et socialement reconnus, sans que la viande en soit nécessairement l’élément principal.
Ils permettent finalement de déléguer la légitimité à une culture alimentaire valorisée, et d’éviter aux mangeurs une dissonance cognitive.
En restauration gastronomique, ces plats importés peuvent être sublimés et laisser libre cours à la créativité des chefs.
Des stratégies complémentaires
Ces sept stratégies ne s’excluent pas : elles peuvent coexister et se combiner au sein d’une même offre, d’un même restaurant, voire d’un même repas gastronomique.
L’imitation, l’expérience, la reconversion, la coproduction, la coexistence, l’engagement et l’importation ne sont pas des chemins parallèles, mais des leviers complémentaires que les chefs et les restaurateurs peuvent mobiliser avec créativité et cohérence.
En mélangeant ces approches, il devient possible d’ancrer progressivement de nouvelles représentations sociales, de végétaliser les pratiques sans brusquer les traditions, et surtout de transmettre aux jeunes générations une autre façon de penser le « vrai bon repas ».
Au-delà des enjeux culturels et environnementaux, la dimension économique mérite aussi d’être soulignée. Pour les chefs engagés, l’offre végétale peut devenir un signe distinctif et renforcer leur image auprès d’un public soucieux d’éthique, de nutrition et d’environnement. Pour les grandes enseignes, elle représente un levier de différenciation commerciale et un moyen d’attirer une clientèle plus large.
Enfin, dans un contexte où la viande reste coûteuse, la rentabilité des plats peut être améliorée sans perte de qualité, grâce à l’acte culinaire du chef, qui mobilise son savoir-faire pour valoriser les ingrédients végétaux. Dans les écoles hôtelières, inspecteurs, proviseurs et enseignants, sensibles à la végétalisation, conduisent déjà des actions de formation, organisent des événements et réforment les programmes pour accompagner cette transition.

Bruno Cardinale ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.09.2025 à 15:06
Millennial pink, Gen-Z Yellow, Brat Green… Décris-moi tes couleurs préférées, je devinerai ta génération
Texte intégral (1214 mots)
Chaque époque a ses couleurs emblématiques : les pastels rassurants des boomers, le rose poudré des milléniaux, le jaune éclatant et le vert tape-à-l’œil de la Gen Z. Reflets d’émotions collectives et de tendances sociétales, ces teintes en disent souvent plus long que de simples effets de mode.
Chaque génération semble s’approprier certaines teintes, mais il serait réducteur d’y voir une donnée biologique ou universelle. Si la couleur est l’effet visuel résultant de la composition spectrale de la lumière qui est envoyée, transmise ou réfléchie par des objets, la façon dont on l’envisage est avant tout une construction sociale et culturelle qui reflète les mœurs, les évolutions idéologiques et les influences médiatiques d’une époque.
En effet, comme l’a commenté Michel Pastoureau, ce n’est pas la nature qui fait les couleurs ni même l’œil ou le cerveau, mais la société qui leur attribue des significations variables selon les époques. Elles deviennent ainsi des témoins privilégiés des mutations de chaque décennie.
Dans un chapitre récemment publié, « La couleur, marqueur créatif générationnel ? », nous nous sommes intéressés à la façon dont les générations successives se caractérisent par un ensemble de valeurs, de croyances et de comportements qui se manifestent visuellement, notamment à travers des couleurs qui leur sont propres.
Ainsi, la segmentation par générations – boomers, générations X, Y, Z, Alpha – permet d’observer des affinités chromatiques qui ne relèvent pas seulement du goût individuel, mais d’un rapport collectif au temps, aux aspirations et aux codes esthétiques dominants.
À chaque génération, son code couleur
Les boomers (nés entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le milieu des années 1960) et la génération X (née entre 1965 et 1980) se caractérisent par une préférence pour des palettes dites traditionnelles, dominées par des tons neutres et pastels auxquels s’ajoutent, à partir des années 1970, des couleurs inspirées de la nature comme les verts, les bruns et les rouges terreux.
La génération Y, ou les millennials (en français les milléniaux ; nés entre 1980 et le milieu des années 1990), a quant à elle été marquée par l’émergence d’un rose emblématique, le « millennial Pink ». Plus qu’une simple teinte, ce rose pâle s’est imposé dans les années 2010 comme un symbole de légèreté, d’optimisme et surtout de remise en question des codes de genre.
Pour la génération Z (née entre 1995 et 2010), c’est d’abord un jaune vif, le « Gen-Z Yellow », qui s’est imposé, au tournant de 2018, en contraste avec le rose singulier de ses aînés. Rapidement, le violet est venu compléter cette palette, couleur historiquement liée au pouvoir, à la créativité et aux luttes féministes et, désormais, associée à l’expression de soi et à l’inclusivité. Plus récemment, le vert a gagné en importance : d’un côté, comme couleur associée aux enjeux écologiques, fréquemment mobilisée et récupérée dans le champ politique ; de l’autre, comme tendance numérique et provocante, le « Brat Green », popularisé, en 2024, par la chanteuse britannique Charli XCX.
La génération Alpha, encore en formation, oscille pour sa part entre un attrait pour les tons naturels et réconfortants et une exposition précoce aux couleurs franches et artificielles de l’univers digital.
S’ancrer dans son époque
Si ces repères générationnels sont séduisants, il est essentiel de ne pas les figer. Les couleurs ne se laissent pas réduire à des étiquettes fixes : elles vivent, elles circulent, elles se réinventent. Elles reviennent parfois de manière cyclique, à l’image de la mode, et se rechargent de nouvelles significations. C’est ce qui rend la couleur si puissante dans la communication. Elle permet d’ancrer une marque dans son époque tout en laissant place à la réinterprétation.
L’actualité chromatique de 2024–2025 en témoigne. À côté du vert néon insolent de l’album à succès Brat, de Charli XCX, l’entreprise Pantone a choisi « Mocha Mousse » comme couleur de l’année 2025, un brun cosy, gourmand et enveloppant qui traduit le besoin collectif de réassurance et d’ancrage. Le contraste entre ces deux signaux, l’un pop et ironique, l’autre discret et rassurant, illustre parfaitement la tension contemporaine entre exubérance et quête de stabilité.
Les recherches en marketing montrent, par ailleurs, que l’impact des couleurs ne réside pas seulement dans la teinte elle-même, mais aussi dans la manière dont elle est nommée.
Le « color naming » des marques
Le « color naming » a un effet direct sur la préférence et l’intention d’achat : un nom de produit évocateur, poétique ou humoristique génère davantage d’engagement qu’un terme générique. Ce phénomène, encore peu documenté, rappelle aux marques que les mots façonnent autant que les couleurs la perception des produits. L’excès d’humour peut toutefois brouiller la mémorisation de la marque, d’où la nécessité d’un dosage subtil
Pour les entreprises, l’enjeu est donc double. Il s’agit, d’une part, de comprendre les codes chromatiques ponctuels qui circulent dans une génération donnée, afin de parler un langage immédiatement perceptible, et, d’autre part, de créer un système de couleurs qui reste cohérent et durable dans le temps.
Parler de « couleurs de génération » reste un outil utile de décryptage, mais uniquement si l’on accepte sa plasticité. Pour chaque génération, la couleur est une passeuse de messages, un support de signes tacites ou exprimés de toutes sortes, un témoin clé dont les nuances suscitent des émotions, véhiculent des significations et procurent des expériences variées.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
12.09.2025 à 11:53
Lecornu en quête de majorité : comment nos voisins européens créent le consensus
Texte intégral (1958 mots)
Dans les démocraties parlementaires européennes, des négociations – souvent longues – permettent la formation de coalitions gouvernementales fonctionnelles. En France, alors que le « bloc central » n’est pas majoritaire au Parlement, le nouveau premier ministre Sébastien Lecornu pourrait-il s’inspirer des pratiques éprouvées en Allemagne, en Belgique ou en Espagne, pour éviter l’échec de ses prédécesseurs ?
La nomination du troisième premier ministre proche d’Emmanuel Macron en à peine plus d’un an peut donner l’impression de poursuivre la même stratégie mise en échec par deux fois. En effet, ses orientations politiques et sa future coalition semblent, a priori, les mêmes que celles de Michel Barnier et de François Bayrou. Pourtant, un élément retient l’attention : Emmanuel Macron a chargé Sébastien Lecornu de « consulter les forces politiques représentées au Parlement en vue d’adopter un budget et [de] bâtir les accords indispensables aux décisions des prochains mois » avant de lui « proposer un gouvernement ». Cette démarche augure-t-elle une inflexion notable, tant sur le fond que sur la forme, et un mode de gouvernance se rapprochant des pratiques en vigueur dans les régimes parlementaires européens ?
La tradition parlementaire dans « les démocraties de consensus »
Après des législatives, dans les régimes dits « parlementaires » ou dans les « démocraties de consensus », les forces politiques consacrent souvent un temps important à négocier, dans l’objectif de conclure un accord, voire un contrat de gouvernement et de législature. Dans la célèbre classification d’Arend Lijphart, ce dernier distingue les « démocraties de consensus » des « démocraties majoritaires » où le pouvoir est concentré dans une simple majorité, voire un seul parti et son chef, cas fréquent dans le modèle de Westminster (inspiré du Royaume-Uni, ndlr). Les « démocraties de consensus » sont celles où, par le mode de scrutin, par le système partisan et par la culture politique, des familles politiques aux orientations et intérêts parfois éloignés sont contraintes de se partager le pouvoir.
Les modalités de formation des gouvernements de coalition et des contrats de législature varient selon les pays et leurs propres traditions et systèmes partisans. Mais le principe central demeure le même : lorsqu’aucun parti ni aucune coalition préélectorale n’obtient de majorité suffisante pour prétendre gouverner, les forces parlementaires négocient un accord de compromis. Ce dernier comporte souvent deux aspects. D’une part, la répartition des postes ministériels, d’autre part, une base minimale de politiques publiques à mener – y compris pour obtenir un soutien sans participation ou une non-censure de la part des groupes qui n’entrent pas au gouvernement.
De telles négociations ont le défaut d’être souvent très longues – des semaines, voire des mois –, et parfois de passer par plusieurs échecs avant d’aboutir à un compromis à l’équilibre délicat. Toutefois, lorsque ce compromis est trouvé, il peut permettre une relative stabilité pendant plusieurs années, et a l’avantage de réunir des parlementaires qui représentent une majorité effective de l’électorat – tandis que les gouvernements français s’appuient sur un soutien populaire de plus en plus étroit.
L’Allemagne est prise en exemple pour sa tradition de coalitions. Celles-ci sont négociées pendant des semaines, formalisées dans des contrats prévoyant des politiques gouvernementales précises pour la durée du mandat. Après les élections fédérales du 26 septembre 2021, il a fallu attendre deux mois pour que soit signé un contrat de coalition inédite entre trois partis – sociaux-démocrates, écologistes et libéraux. En 2025, après les élections du 23 février, l’accord pour une nouvelle grande coalition entre conservateurs et socialistes n’est conclu que le 9 avril.
La période de discussion entre partis politiques représentés au Parlement peut même être encore plus longue. Le cas est fréquent en Belgique, où les divisions régionales et linguistiques s’ajoutent à la fragmentation partisane. Près de huit mois se sont ainsi écoulés entre l’élection de la Chambre des représentants, le 9 juin 2024, et la formation du nouveau gouvernement, entré en fonctions le 3 février 2025, composé de la « coalition Arizona » entre chrétiens-démocrates, socialistes, nationalistes flamands et libéraux wallons.
Les procédures sont largement routinisées. Après chaque scrutin fédéral, le roi des Belges nomme un « formateur » chargé de mener les consultations et négociations nécessaires pour trouver une majorité fonctionnelle pour gouverner. En cas de succès, le « formateur » devient alors le premier ministre. L’identification du formateur le plus susceptible de réussir sa mission est une prérogative non négligeable du souverain.
Lorsqu’un régime politique se heurte à une configuration partisane et parlementaire inédite, il arrive que l’adaptation à cette nouvelle donne prenne du temps. L’Espagne offre cet exemple. Après les élections générales d’avril 2019, aucune majorité claire ne s’est dégagée et Pedro Sanchez, président du gouvernement sortant et chef du Parti socialiste arrivé en tête, a d’abord voulu conserver un gouvernement minoritaire et uniquement socialiste. Ce n’est qu’après deux échecs lors de votes d’investiture en juillet, puis une dissolution et de nouvelles élections en novembre, que le Parti socialiste et Podemos se sont finalement mis d’accord sur un contrat de coalition pour un gouvernement formé en janvier 2020 – première coalition gouvernementale en Espagne depuis la fin de la IIe République (1931-1939).
Un élément notable de ces pratiques parlementaires est que l’identification du camp politique et du candidat en mesure de rassembler une majorité n’est pas toujours immédiatement évidente, et qu’un premier échec peut se produire avant de devoir changer d’option. Ainsi, en août 2023, toujours en Espagne, lorsque le roi a d’abord proposé la présidence du gouvernement au chef du Parti populaire (droite espagnole), arrivé en tête des élections de juillet. Ce n’est qu’après l’échec du vote d’investiture de ce dernier que Pedro Sanchez a pu à nouveau tenter sa chance. Grâce à un accord de coalition avec la gauche radicale Sumar et un accord de soutien sans participation avec les partis indépendantistes catalans et basques, il a finalement été réinvesti président du gouvernement.
Vers une lente parlementarisation du régime français ?
Au regard des pratiques dans les régimes parlementaires européens habitués aux hémicycles très fragmentés et sans majorité évidente, la France n’a pas su, jusqu’ici, gérer la législature ouverte par la dissolution de juin 2024. Le temps record (pour la France) passé entre l’élection de l’Assemblée nationale et la formation d’un gouvernement n’a pas été mis à profit.
Ainsi, malgré les consultations menées par le président Macron pour former le gouvernement, la coalition du « socle commun » entre le « bloc central » et le parti Les Républicains (LR), base des gouvernements Barnier et Bayrou, n’a fait l’objet d’aucune négociation préalable ni d’aucune sorte de contrat de législature. De même, les concessions faites par François Bayrou aux socialistes pour éviter la censure du budget 2025 n’ont pas donné lieu à un partenariat formalisé, et les relations se sont rapidement rompues.
En confiant à son nouveau chef de gouvernement, Sébastien Lecornu, la charge de mener les consultations pour « bâtir les accords indispensables », le président Macron semble avoir acté qu’il n’était pas en position de le faire lui-même. Reste que le premier ministre devra montrer, pour durer, une capacité à obtenir des accords et des compromis supérieure à celle de ses deux prédécesseurs – et pour cela, une volonté d’infléchir la politique gouvernementale.
Pour former son gouvernement, Sébastien Lecornu se tournera à l’évidence vers la reconduction du « socle commun » entre la macronie et le parti LR, lui qui est membre de la première et issu du second. Mais si la coalition gouvernementale est la même, le premier ministre peut innover en parvenant à un accord formel de non-censure avec au moins l’un des groupes d’opposition. Un tel accord devrait porter sur le budget 2026 et s’accompagner d’un engagement à laisser faire la délibération parlementaire sur chaque texte, en échange de l’absence de censure.
Sébastien Lecornu peut certes essayer de trouver son salut dans la tolérance de l’extrême droite, comme Michel Barnier l’a lui-même tenté à ses risques et périls. La détermination du Rassemblement national (RN) à obtenir une dissolution rend cet interlocuteur imprévisible. Si le premier ministre devait chercher la non-censure d’une partie de la gauche, alors il devrait pour cela leur faire des concessions substantielles. Car les socialistes estiment avoir été maltraités par François Bayrou malgré leur ouverture à la discussion, et risquent d’être moins enclins à faire un pas vers le gouvernement.
Une inflexion de la politique gouvernementale apte à trouver une majorité de compromis avec la gauche (solution par ailleurs plus conforme au front républicain des législatives de 2024) nécessiterait des avancés sur la taxation des plus riches, sur la réforme des retraites, sur les aides sans contrepartie aux entreprises ou sur la modération de l’effort budgétaire demandé aux ménages. Avec aussi l’impératif de faire accepter ces concessions aux membres du « socle commun » !
Le nouveau premier ministre a promis des « ruptures » tant sur la méthode que sur le fond et a donné des signaux en ce sens, avec la réouverture du débat sur les retraites. Des voix se font entendre, y compris parmi les LR, pour accepter l’idée d’une contribution des plus grandes fortunes à l’effort budgétaire. Si Sébastien Lecornu parvient effectivement à s’émanciper du bilan qu’Emmanuel Macron a, jusqu’ici, voulu défendre à tout prix, alors son gouvernement pourrait durer. Mais faute d’un vrai changement de fond de la politique gouvernementale, le changement de méthode risque de ne pas suffire à le préserver du sort de ses deux prédécesseurs.

Damien Lecomte ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.09.2025 à 22:51
Charlie Kirk, le martyr du trumpisme
Texte intégral (3129 mots)
« Du fait de cet acte de haine, la voix de Charlie est devenue plus grande et sera plus entendue que jamais auparavant. » C’est par ces mots que Donald Trump a conclu son intervention de quatre minutes consacrée à l’assassinat, ce 10 septembre, de Charlie Kirk, 31 ans, en plein discours pendant sa tournée « American Comeback Tour », sur le campus de l’université d’Utah Valley, à Orem, dans l’État de l’Utah. Qui était Charlie Kirk (dont l’assassin n’a toujours pas été arrêté au moment de la publication de cet entretien) ? Comment son influence se déployait-elle ? Que dit son assassinat du climat actuel aux États-Unis ? Et quelles pourraient en être les conséquences ? Ce sont les questions que nous avons posées à Jérôme Viala-Gaudefroy, spécialiste de la politique américaine et de la rhétorique des présidents des États-Unis.
Quelle était la place de Charlie Kirk au sein de la galaxie trumpiste ?
C’était avant tout – mais pas exclusivement, tant s’en faut – l’un des principaux porte-voix de Donald Trump auprès de la jeunesse. S’il a été assassiné à un âge très jeune, cela faisait déjà longtemps qu’il était bien connu des Américains.
En 2012, avant même d’avoir vingt ans, au moment où Barack Obama était en train d’achever son premier mandat et s’apprêtait à effectuer son second, il avait créé Turning Point USA, une organisation destinée à rassembler les étudiants conservateurs, et qui a rapidement obtenu les faveurs de nombreux riches donateurs. Kirk n’a pas terminé ses études ; il s’est lancé à corps perdu dans la politique. Les financements de TPUSA, dont Kirk est resté le président jusqu’à sa mort, n’ont cessé de croître au cours des années suivantes et l’organisation a pris une grande ampleur, cherchant notamment, à travers son programme « Professor Watchlist », à répertorier et à dénoncer les enseignants universitaires jugés trop à gauche.
Kirk a été repéré par les trumpistes et, s’il n’était au départ pas convaincu par le milliardaire new-yorkais (il était plutôt proche du Tea Party), il s’est vite totalement fondu dans son mouvement, se rapprochant nettement de son fils, Donald Trump Junior, et participant activement aux campagnes de 2016, 2020 et bien sûr 2024.
Il a joué un rôle non négligeable dans la victoire de Trump contre Kamala Harris, notamment grâce au succès de ses nombreuses tournées sur les campus, où il aimait à polémiquer publiquement avec des étudiants aux idées contraires aux siennes. Il faut d’ailleurs lui reconnaître un certain courage : il n’a jamais hésité à aller se confronter au camp opposé. Et comme il avait indéniablement un grand sens de la répartie et savait très bien mettre ses adversaires en colère et les cueillir d’une petite phrase bien sentie, ses duels oratoires ont donné lieu à de nombreuses vidéos virales qui ont eu un grand succès sur le Net parmi les jeunes de droite et, aussi, auprès de certains qui s’interrogeaient encore.
Au-delà de ces tournées, ses messages — diffusés par de nombreux moyens, mais avant tout par le biais de son très populaire podcast, le « Charlie Kirk Show » — ont eu un impact indéniable sur une jeunesse conservatrice qui se sentait souvent en minorité dans le monde universitaire.
Un peu comme les militants de la campagne Obama de 2008, il a consacré une grande partie de ses efforts à convaincre les jeunes qui n’étaient pas inscrits sur les listes électorales à s’enregistrer – et donc à voter Trump. Et une fois la victoire de Trump obtenue en novembre 2024, il a continué à soutenir sans relâche le président. Comme une partie considérable du mouvement MAGA, il a un peu fait la moue quand Trump a déclaré que le dossier Epstein — dont ses partisans attendaient qu’il en révèle le contenu, supposément explosif pour les démocrates — était vide. Mais il s’est vite rangé derrière le président sur ce point.
Sur le fond, son positionnement était assez classique au sein du monde trumpiste : ultra-conservatisme sur les questions sociétales (dénonciation des lois favorables aux personnes LGBT et de l’affirmative action, assimilation de l’avortement à un meurtre), religiosité portée en bandoulière (il était un fervent chrétien évangélique), hostilité assumée à l’immigration (systématiquement comparée à une invasion) et à l’islam, climato-scepticisme, rejet des mesures sanitaires prises pour endiguer la pandémie de Covid-19, grande perméabilité à diverses thèses complotistes, refus de la moindre entrave au port d’armes, alignement sur Israël, mansuétude voire sympathie à l’égard de Vladimir Poutine, etc.
Sur la forme, il avait été très inspiré par Rush Limbaugh, le fameux animateur de radio de droite radicale, très influent durant plusieurs décennies passés, volontiers clivant et provocateur, et à qui il a rendu un hommage appuyé quand ce dernier est décédé en 2021.
Dans sa réaction postée peu après l’annonce de la mort de Kirk, Donald Trump n’a pas hésité à en imputer la responsabilité à la gauche radicale, et à rapprocher ce qui venait de se produire non seulement de la tentative d’assassinat qui l’avait visé lui-même le 13 juillet dernier, mais aussi de celle commise contre l’élu républicain Steve Scalise en 2017 et, peut-être plus inattendu, de l’assassinat du PDG de UnitedHealthcare Brian Thompson à New York en décembre dernier, et des actes de violence à l’encontre de certains agents de ses services de lutte contre l’immigration illégale (ICE) lorsque ceux-ci arrêtent des migrants supposément clandestins…
Il a parlé de ces actes de violence-là, mais il n’a pas évoqué le tout récent meurtre d’une élue démocrate du Minnesota et de son époux par un homme qui avait sur lui une liste d’élus démocrates à abattre.
Trump présente l’assassinat de Kirk non pas comme le produit de l’ambiance détestable que l’on perçoit aujourd’hui dans le monde politique des États-Unis, et dont les représentants de tous les bords politiques sont les cibles de façon récurrente, mais uniquement comme la traduction en actes concrets des discours virulents dont les trumpistes font l’objet de la part de leurs adversaires – militants politiques et médias « mainstream » confondus. Ce faisant, et comme il fallait s’y attendre de sa part, il élude totalement sa propre responsabilité dans la déréliction de ce climat politique.
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Trump n’est évidemment pas le premier politicien du pays à tenir un discours très agressif à l’encontre de ses opposants, mais jamais un président ne s’était exprimé comme il le fait chaque jour, avec une violence verbale constante encore soulignée par ses postures martiales et son recours récurrent aux messages en majuscules sur les réseaux sociaux. Cette manière de s’exprimer a largement infusé le débat public – cela dans le contexte de l’explosion des réseaux sociaux, propices comme chacun sait à la mise en avant des messages les plus virulents.
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Les partisans de Trump, qu’il s’agisse de dirigeants politiques de premier plan ou d’éditorialistes de droite dure, rivalisent donc de formules à l’emporte-pièce. On l’a encore vu ces dernières heures après la mort de Kirk, quand des personnalités comme Elon Musk, Laura Loomer, Steve Bannon et bien d’autres ont appelé à la vengeance et dénoncé non seulement la gauche radicale mais aussi la gauche dans son ensemble, Musk tweetant par exemple que « la gauche est le parti du meurtre » – soulignons à cet égard que les trois anciens présidents démocrates toujours en vie, à savoir Bill Clinton, Barack Obama et Joe Biden, ont tous trois condamné avec la plus grande fermeté l’assassinat de Kirk, et que des leaders de la gauche du Parti démocrate comme Bernie Saunders, Alexandria Ocasio-Cortez ou encore Zohran Mamdani en ont fait de même.
Pour autant, et même si aucune personnalité de premier plan ne s’est réjouie de la mort de Kirk, la gauche n’est évidemment pas immunisée contre ce durcissement, cette radicalisation du discours, cette trumpisation du discours en fait, qu’on observe parfois sous une forme ironique, comme quand le gouverneur de Californie, Gavin Newsom, reprend les codes de communication de Trump, mais qui prend aussi, sur les réseaux et dans certaines manifestations, des tonalités extrêmement agressives. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Trump a mentionné le meurtre de Brian Thompson par Luigi Mangione, un meurtre que certaines voix se revendiquant de la gauche radicale ont salué.
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Les trumpistes ont beau jeu de se scandaliser des formules les plus excessives du camp d’en face, assimilé à une meute violente ; les adversaires de Trump, sous l’effet de cette intensification des débats, répondent avec encore plus de virulence ; c’est un cercle vicieux qui imprègne les esprits. Et bien qu’on ne sache rien à cette heure de l’identité du tireur, il faut souligner que cette hystérisation, cette colère mutuelle, a nécessairement des effets sur le grand public, y compris sur les nombreuses personnes ayant des problèmes psychiatriques et susceptibles de passer à l’acte – l’homme qui a essayé de tuer Trump en juillet dernier avait d’ailleurs ce profil.

Tout cela a des traductions très concrètes. L’année dernière, une étude du Brennan Center a montré que le nombre de menaces visant des personnalités politiques, locales ou nationales, avait triplé entre 2017 et 2024. Les élus, mais aussi les militants politiques, à tous les niveaux, ainsi que les juges, ont peur. Entre 2020 et 2024, 92 % des élus ont pris des mesures de sécurité supplémentaires pour réduire les risques pesant contre eux-mêmes et contre les processus électoraux. Le climat est plus délétère que jamais.
Le contexte que vous décrivez est d’autant plus crispé que Donald Trump est actuellement dans une confrontation ouverte avec plusieurs villes et États dirigés par des démocrates, où il fait intervenir l’armée afin de mener à bien ses procédures d’expulsion, et aussi en tension maximale avec de nombreux juges de divers niveaux, jusqu’à la Cour suprême, du fait de ses tentatives de s’arroger toujours plus de prérogatives. Au vu des appels à durcir le ton face à la gauche venus du camp républicain, est-il envisageable que la mort de Kirk soit le prétexte invoqué pour adopter de nouveaux décrets qui donneraient au président encore plus de pouvoir ?
C’est loin d’être impossible. Trump a du mal à faire passer de nouvelles lois – il faut pour cela disposer de 60 sièges au Sénat, ce qui n’est pas le cas. Mais il use et abuse des décrets présidentiels. Ceux-ci peuvent être contestés en justice, mais en attendant, il les met en application. Il est déjà tourné vers les élections de mi-mandat qui auront lieu dans un an, et il peut instrumentaliser ce meurtre pour, par exemple, au nom de la supposée menace exceptionnelle que la gauche fait peser sur le pays, interdire des manifestations, arrêter des gens encore plus facilement qu’aujourd’hui, les menacer de peines sévères en cas de résistance à la police, et ainsi de suite. La présence de militaires dans certaines villes, de ce point de vue, n’a pas grand-chose de rassurant.
Charlie Kirk aura alors en quelque sorte autant servi les projets de Trump dans sa mort que dans sa vie…
Tout assassinat est un drame, et quoi qu’on puisse penser des idées de Kirk, et bien que lui-même disait mépriser le sentiment d’empathie, cet assassinat-là n’échappe évidemment pas à la règle. Mais effectivement, ce ne serait pas la première fois qu’un pouvoir radical utiliserait le meurtre de l’un de ses partisans pour justifier son propre durcissement, le renforcement de ses prérogatives et sa répression à l’encontre de ses adversaires politiques.
Ce qui est sûr, c'est que Trump ne lésine pas sur les symboles. La Maison Blanche a ordonné que, en sa mémoire, les drapeaux soient mis en berne dans tout le pays, ainsi que dans les ambassades ou encore sur les navires en mer. Avec Kirk, le trumpisme tient un martyr — c’est le mot de Trump, qui l’a qualifié de « martyr de la liberté » — parfait. L’homme était une sorte d’idéal-type du trumpisme : jeune, beau, blanc, charismatique, marié, deux enfants, self-made man, ultra-patriote, chrétien très pratiquant…
Quand Trump dit que le nom de Charlie Kirk ne sera pas oublié de sitôt, il dit sans doute vrai : lui-même et l’ensemble du monde MAGA avaient déjà leur image héroïque avec cette photo impressionnante du 13 juillet sur laquelle Trump, ensanglanté, brandit le poing après le tir qui a failli lui coûter la vie. Il est fort à parier que l’image de Charlie Kirk parlant au pupitre quelques instants avant d’être tué rejoindra cette photo iconique au panthéon du trumpisme…
Propos recueillis par Grégory Rayko

Jérôme Viala-Gaudefroy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.