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18.11.2024 à 15:51

La diplomatie mondiale, terrain de jeu privilégié des régimes autoritaires

Xavier Carpentier-Tanguy, Indopacifique, Géopolitique des mondes marins, réseaux et acteurs de l'influence, diplomatie publique, Sciences Po

Climat, droits des femmes, décolonisation… Les régimes autoritaires s’emparent volontiers de problématiques majeures pour développer leur soft power.
Texte intégral (2423 mots)

La tenue de la COP dans un pays non démocratique, en l’occurrence l’Azerbaïdjan, n’a rien de nouveau : l’année dernière, l’événement avait eu lieu aux Émirats. Pendant ce temps, la Russie, la Chine ou encore la Syrie siègent au Comité de décolonisation de l’ONU et l’Arabie saoudite se trouve à la tête du Forum de l’ONU sur les droits des femmes. Pour les dirigeants de ces pays, organiser de telles manifestations et participer à de telles plates-formes présente de nombreux avantages.


La COP29, conférence internationale sur les enjeux climatiques, s’est ouverte le 11 novembre à Bakou, Azerbaïdjan. En une seule phrase se trouve condensée une partie conséquente des problèmes de la diplomatie internationale née après-guerre. La lutte contre le changement climatique – sujet capital pour l’ensemble des habitants de la planète – doit, en effet, être débattue sous la houlette d’un pays au régime dictatorial, grand producteur de pétrole et de gaz, et dont le rôle dans plusieurs grands dossiers géopolitiques a dernièrement été pour le moins controversé.

L’intérêt des pays producteurs d’hydrocarbures pour l’organisation des COP

Les enjeux climatiques et la réduction de l’empreinte carbone intéressent au premier chef les producteurs d’hydrocarbures. La COP28 s’est ainsi tenue l’année dernière à Dubaï. Et la prochaine, la COP30, aura lieu à Belém, au Brésil, premier producteur d’hydrocarbures d’Amérique latine, 9e à l’échelle mondiale et potentiellement le 5e à l’horizon 2030.

Afin d’être en mesure de défendre au mieux leurs intérêts et d’anticiper toutes les évolutions envisageables, les pays producteurs cherchent à peser au maximum sur les discussions internationales relatives aux questions environnementales et énergétiques en organisant et en finançant les conférences. Soulignons à cet égard que Moukhtar Babaïev, ministre azerbaïdjanais de l’Écologie, chargé de diriger les travaux de la COP29, est un ancien cadre la compagnie pétrolière nationale, Socar. Le sultan Ahmed Al Jaber, président de la COP28 en sa qualité de ministre de l’Industrie des Émirats arabes unis, est pour sa part surnommé le « prince du pétrole » car il est le PDG de l’Abu Dhabi National Oil Company (ADNOC).

Cela ne peut surprendre : la dénomination même de COP (Conférence des Parties) – implique une approche pragmatique, afin de dépasser toute rigidité structurelle. Dans ce cadre, les parties sont au nombre de 198 : pays regroupés par aire géographique, mais également entités politiques comme l’Union européenne. On ne peut s’attendre à ce que les organisateurs de tels forums se contentent de jouer un rôle d’« honnête courtier » (honest broker) plutôt que piloter l’ensemble du projet. Et cela, d’autant plus que le succès exponentiel des COP est confirmé par le nombre d’intervenants, de journalistes, de lobbyistes et de suiveurs : environ 10 000 personnes en 1997 lors de l’adoption du protocole de Kyoto, plus de 30 000 à Paris en 2015, 45000 pour la COP27, plus 85000 pour la COP28, environ 70000 pour la COP29. Ces sommets constituent des événements d’une ampleur mondiale.

Bakou face à Paris (et pas seulement)

Pour l’Azerbaïdjan, la COP29 représente donc une magnifique occasion de redorer son image. Rappelons que, aux yeux de nombreux acteurs internationaux, ce pays de plus de 10 millions d’habitants se signale avant tout par le non-respect de multiples libertés individuelles, et le Conseil des droits de l’homme (organisme de l’ONU sur lequel nous reviendrons) a examiné son cas dans le cadre de l’Universal Periodic Review (UPR) le 9 novembre 2023.

L’Azerbaïdjan est en outre à l’origine d’un gros scandale de corruption auprès du conseil de l’Europe en 2017, surnommé le « Caviargate », et a été récemment désigné comme étant l’un des soutiens et organisateurs des violentes émeutes qui ont fait 13 morts au printemps dernier en Nouvelle-Calédonie. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gerald Darmanin, n’a d’ailleurs pas hésité à accuser directement le régime Aliev d’ingérence, à travers l’exploitation du Groupe d’Initiative de Bakou (GIB). Des émeutiers avaient été vus et photographiés avec des t-shirts et des drapeaux aux couleurs de l’Azerbaïdjan et une forte activité Internet en vue d’accroître la diffusion de certaines informations avait également été observée depuis les structures digitales de ce pays.


À lire aussi : En Nouvelle-Calédonie, la France dans le viseur de l’Azerbaïdjan


Rappelons que le GIB, qui a été créé en juillet 2023 à Bakou en présence de représentants de mouvements indépendantistes de Martinique, de Guyane, de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française, a organisé une conférence internationale le 20 juin 2024 au siège des Nations unies à New York, intitulée « Vers l’indépendance et les libertés fondamentales : le rôle du C-24 (Comité spécial de la décolonisation des Nations Unis) dans l’élimination du colonialisme ». Une autre conférence, « La politique française du néocolonialisme en Afrique », toujours organisée par le GIB, le 3 octobre 2024, démontre la continuité de l’effort et indique que Paris est la cible clairement visée.

De telles actions, d’après de nombreux analystes, ont pour objectif de punir la France pour sa condamnation de l’offensive azerbaïdjanaise sur le Haut-Karabakh en 2023, venue à la suite du long blocus du corridor de Latchine (reliant le Karabakh à l’Arménie), qui a permis au régime d’Ilham Aliev de reprendre le contrôle de ce territoire et de mettre fin à la République indépendantiste de l’Artsakh, au prix de violents bombardements et d’une expulsion quasi totale de la population du Karabakh. Le Quai d’Orsay précise la position de Paris sur ce dossier :

« La France est résolument engagée aux côtés de l’Arménie et du peuple arménien, et en soutien aux réfugiés du Haut-Karabakh forcés de fuir par dizaines de milliers leur terre et leur foyer après l’offensive militaire déclenchée par l’Azerbaïdjan et neuf mois de blocus illégal. »

Des parlementaires européens se sont également alarmés de cette situation et ont soumis, le 21 octobre 2024, une proposition de résolution sur la situation en Azerbaïdjan, la violation des droits de l’homme et du droit international, et les relations avec l’Arménie.

Ce contexte tendu a incité les dirigeants français, qu’il s’agisse d’Emmanuel Macron ou de la ministre de la Transition écologique Agnès Pannier-Runacher, à refuser de se rendre à Bakou pour assister à la COP29.

ONU n’est pas synonyme de démocratie

Dans cette confrontation qui se déploie à de multiples niveaux (médiatique, juridique, diplomatique, etc.), notre grille de lecture doit s’adapter. Il est notable et problématique que la quasi-totalité des articles traitant des violences en Nouvelle-Calédonie évoquent de manière presque systématique les interventions et publications du Comité spécial de la décolonisation des Nations unies condamnant la position française – ce qu’il n’est pas question de juger ici –, considérant que le fait que cette instance relève de l’ONU lui confère automatiquement une légitimité indiscutable.

Pourtant, la présence au sein du Comité de la Russie (dont l’invasion militaire en Ukraine est pour le moins éloignée de tout souci de décolonisation) ou de la Chine (aux visées sur Taïwan bien connues, entre autres exemples de comportement agressif dans son voisinage régional), ou encore de la Syrie et de l’Éthiopie, deux pays récemment accusés de massacres à grande échelle contre leur propre population, peuvent et doivent interroger sur les agendas et sur les intérêts de chacun.

Le grand public et une partie des médias semblent observer avec confiance – ou désintérêt – l’action des grands acteurs internationaux quand ceux-ci semblent s’opposer au cadre occidental de gestion des affaires du monde qui a dominé pendant des décennies et est aujourd’hui largement remis en cause.

Or si l’ONU n’est certes pas, par nature, un club de nations démocratiques, il est pour le moins problématique que des États profondément autoritaires se retrouvent régulièrement, du fait du système tournant en vigueur, à la tête ou au sein de Comités chargés de veiller au respect des droits humains – rappelons que le 27 mars dernier, l’Arabie saoudite a été choisie à l’unanimité par l’ONU pour prendre les rênes du Forum sur les droits des femmes et l’égalité des sexes. Et en mai 2023, l’Iran a présidé le Forum social du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.

Des sommets, désaccords

L’actualité récente démontre que de nombreux régimes autoritaires sont non seulement pleinement intégrés à l’ONU mais, surtout, se sont emparés de thématiques qui semblaient, voici peu encore, intéresser avant tout les démocraties occidentales, et parviennent à imposer leur agenda lors de multiples sommets internationaux. Naturellement, l’essence de la diplomatie est de pouvoir mettre en présence toutes les parties afin d’obtenir des résultats satisfaisants. Toutefois, ce à quoi nous assistons avec de telles présidences donne lieu, au minimum, à deux constats.

Le premier est le relatif désengagement des démocraties occidentales de ces arènes, que ce soit par manque de moyens financiers, par manque de moyens humains ou par nécessité de se positionner sur d’autres espaces.

Le second constat est celui d’un effort clair et bien pensé visant, pour les régimes autoritaires, à s’emparer, voire à capturer ces thématiques (ainsi de la lutte contre la colonisation, devenue un outil permettant principalement de dénoncer les agissements des pays occidentaux), en jouant des traditions internationales nées de l’après-guerre et de l’état de certaines arènes internationales (ONU, Conseil de l’Europe…), qui apparaissent comme des géants fatigués.

Face à ce double constat, quelles solutions ? En 2008, l’universitaire Jan Aart Scholte proposait de réfléchir à une gouvernance polycentrique, c’est-à-dire décentrée sur un plan social et géographique. Une telle décentralisation est observable aujourd’hui. Mais il semble même que la dynamique post-Seconde Guerre mondiale se soit inversée : une multitude de sommets, de forums, de groupes et de sous-groupes animent des discussions et instrumentalisent certaines questions dont les sensibilités et les émotions sont dûment sélectionnées. Et cela, sous l’égide des grandes plates-formes politiques telles que l’ONU. Ces évolutions sont illustrées par de multiples concepts cherchant à saisir les formes d’action diplomatique (ping-pong diplomatie, panda diplomatie, orang-outan diplomatie ou encore caviar diplomatie). Différentes formes de gouvernance (certains parlent de gouvernance multilatérale, polylatérale, en réseau(x)…), manifestent également ces tentatives de capter la diversité des acteurs et de leurs capacités d’action. Ce qui rend compliqué de prendre la pleine mesure les défis ainsi posés.

Il demeure possible de croire que ce sont ses membres qui vont défendre les valeurs humanistes promues par l’ONU, mais il est également permis d’en douter et de se demander si l’une des étymologies du terme « diplomatie » ne s’est pas imposée : celle qui désigne le visage double et manipulateur d’acteurs qui retournent arguments et idéaux pour leur seul propre intérêt…

The Conversation

Xavier Carpentier-Tanguy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.11.2024 à 15:50

L’Arménie, à la croisée des chemins transcontinentaux, se cherche des alliés

Taline Ter Minassian, Historienne, professeure des universités. Co-directrice de l'Observatoire des États post-soviétiques jusqu'en 2024., Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

Enserrée entre la Turquie à l’ouest et l’Azerbaïdjan à l’est, l’Arménie regarde vers la Russie au nord, vers l’Iran au sud, et aussi vers la communauté internationale pour assurer son avenir.
Texte intégral (4091 mots)

Un an après l’offensive azerbaïdjanaise qui a permis à Bakou de reprendre par la force la région du Haut-Karabakh, l’Arménie se trouve dans une situation précaire et cherche à valoriser sa position de carrefour stratégique entre les mondes russe et iranien pour tirer son épingle du jeu.


Comme toujours, l’arrivée à l’aéroport de Zvartnots déclenche le mécanisme de la mémoire. Le vieil aéroport soviétique dépeint par Ryszard Kapuscinski dans Imperium (1993) n’est plus qu’une silhouette moderniste en attente de classement patrimonial. Plus de trente ans ont passé depuis la chute de l’URSS, les temps fiévreux de l’indépendance (21 septembre 1991) et la « première guerre » victorieuse du Karabakh.

Trente ans, et même bien plus, depuis les premières manifestations du Comité Karabakh, la révolution de 1988 et le terrible séisme qui frappa la région de Spitak et de Léninakan. Plus de trente ans que j’arpente ce pays, né des décombres du génocide de 1915, confronté au défi de l’indépendance après la Première Guerre mondiale, puis façonné par 70 ans de régime soviétique.

Aujourd’hui, au terme de trois décennies d’indépendance post-soviétique, où en est l’Arménie, ce si petit pays de moins de 3 millions d’habitants meurtri par deux défaites cuisantes infligées par l’Azerbaïdjan lors des guerres de 2020 et de 2023 ?

Le poids silencieux de la défaite

Sur la route qui mène de Zvartnots au centre ville tout proche d’Erevan se tient la colline de Yerablour, le cimetière où sont enterrés la plupart des 3 825 soldats morts au combat durant la guerre des 44 jours (27 septembre – 10 novembre 2020).


À lire aussi : « Il n’est pas mort pour rien » : un an après la défaite au Karabakh, le douloureux travail de deuil des familles arméniennes


Avec ses drapeaux tricolores flottant au vent, ceux de l’Arménie mais aussi ceux, distincts et reconnaissables, de la défunte République d’Artsakh (Haut-Karabakh), l’immense cité des morts s’est encore agrandie récemment d’un nouveau quartier funéraire, semblable par sa conception architecturale au mémorial de Stepanakert (la capitale de l’ex-État de facto de la République d’Artsakh). Ce nouveau carré de tombes est destiné aux hommes tombés lors de la courte guerre de septembre 2023 qui a abouti à la chute de la république d’Artsakh et au nettoyage ethnique de la région. Parmi les milliers de morts et portés disparus côté arménien et azerbaïdjanais, des deux dernières guerres du Karabakh, Albert, Rostam, Soghomon et tous les autres ont établi ici leur campement définitif, face à l’Ararat en majesté.

Détournant le regard de cette funeste colline, je remarque un livreur Yandex en scooter. Spectacle totalement inédit à Erevan. « C’est un livreur indien », me fait remarquer mon chauffeur. « Ils sont désormais nombreux en ville. Tu verras, ils sont partout. » Depuis l’arrivée de la dernière vague de migrants en provenance de l’État communiste du Kerala – l’un des principaux pôles de l’émigration indienne à destination du Moyen-Orient –, les 20 à 30 000 Indiens surpasseraient désormais en nombre la diaspora russe d’Erevan.

Où en est l’Arménie à l’automne 2024 ? La vie politique semble particulièrement atone depuis que le mouvement Tavouche pour la Patrie dirigé par l’archevêque Bagrat Galstanian, qui avait réclamé au printemps dernier la fin des concessions frontalières à l’Azerbaïdjan par le gouvernement de Nikol Pachinian, a cessé meetings et manifestations.

Porté au pouvoir par la révolution de velours en 2018, le premier ministre Nikol Pachinian a survécu à la défaite de 2020 et à la perte de l’Artsakh en 2023 dont les derniers dirigeants (comme Araïk Haroutounian, président de la république d’Artsakh et Rouben Vardanian, ministre d’État d’octobre 2022 à février 2023, liste non exhaustive) sont toujours emprisonnés à Bakou. Interrompant la « kharabakhisation » des élites politiques qui a caractérisé les premières décennies de l’indépendance, la perte de l’Artsakh joue paradoxalement en faveur d’un premier ministre qui, à aucun moment, ne s’est jugé responsable de la défaite de 2020.

Affiche exigeant la libération des prisonniers de guerre arméniens détenus par l’Azerbaïdjan, Erevan, octobre 2024. T. Ter Minassian, Fourni par l'auteur

Sur la scène internationale, Nikol Pachinian mène une diplomatie tous azimuts et, malgré une prise de distance affichée avec la Russie depuis deux ans, est toujours à la recherche d’une orientation.

Située le long de l’arc de la confrontation avec l’Occident, toute proche de nombreux théâtres de guerre (Ukraine, Syrie, Liban), l’Arménie de 2024 est plus que jamais à la croisée des chemins. Entre « lâche soulagement », dépression collective, divisions mais aussi indifférence apparente aux grands enjeux géopolitiques, l’Arménie semble suspendue à la résolution des conflits en cours. Du sommet des BRICS à Kazan (22-24 octobre 2024) à la rencontre de la Communauté politique européenne à Budapest (7 novembre 2024), de sommet en sommet, le premier ministre danse une valse-hésitation entre l’UE et la Russie – deux acteurs dont les propositions de médiations de paix avec l’Azerbaïdjan sont évidemment concurrentes.

Arménie : pays refuge ?

Arrivée en ville, je vais à la rencontre d’une famille de réfugiés du Karabakh arrivée en Arménie en septembre 2023. Comme les 120 000 habitants qui étaient encore enfermés dans l’enclave du Karabakh, Siranouche a veillé sur ses sept enfants et l’ensemble de sa famille dans le corridor routier de Latchine lors du terrible exode-embouteillage qui a débuté le 24 septembre 2023.

Arrivée avec son mari, ses parents, sa sœur et toute la maisonnée originaire de Mardakert, Siranouche se réjouissait en 2023 de n’avoir pas eu de victimes à déplorer. Jeune mère courage, elle avait préparé ses plus jeunes enfants à un exercice d’évacuation en urgence comme s’il s’agissait d’un jeu.

Le 19 septembre 2023, les enfants rentraient de l’école. « Les enfants, vous vous souvenez de ce jeu pour lequel nous nous sommes exercés… ? Et bien voilà, le jeu a maintenant commencé… », a expliqué Siranouche. Un an et deux déménagements plus tard, de la plaine de l’Ararat à un village de la région de l’Aragats, la famille est à présent installée dans un logement modeste pour ne pas dire précaire d’une petite maison individuelle dans le quartier lointain de Karmir Blour, banlieue anciennement industrielle de la capitale arménienne, en partie édifiée par les rapatriés de 1947.

Dans l’entrée, une forme gisant sur le lit-sofa se révèle être celle de l’ancêtre de la famille. Vifs et joyeux, les enfants rentrent un peu plus tard d’une séance de catéchisme – « de l’Église apostolique arménienne ? », je pose la question en ayant à l’esprit l’aide sociale dispensée par certaines sectes –, avec chacun un cahier et quelques gadgets en plastique. La majorité des 120 000-140 000 Arméniens du Karabakh se trouvent aujourd’hui en Arménie, même si une partie d’entre eux ont d’ores et déjà émigré en Russie.

L’État arménien n’a pas la capacité de répondre à la situation économique et sociale de cette population de réfugiés, déracinée, sans emploi et sans logement stable. L’État arménien verse 50 000 drams (c’est-à-dire un peu plus de 115 euros) par mois à chaque réfugié pour l’aider à payer son loyer. Mais selon le défenseur des droits de la République d’Artsakh, dont la représentation existe toujours à Erevan, cette allocation mensuelle pourrait être supprimée dès janvier 2025.

Majoritairement concentrés dans le centre de l’Arménie, à Erevan et dans la plaine de l’Ararat, là où ils ont le plus de chance de trouver un emploi, à peine 4 300 des Arméniens du Karabakh ont acquis la nationalité arménienne. En effet, le passeport de l’ancien État de facto, portant la mention 070, n’étant pas une preuve de citoyenneté arménienne, il demeure un atout essentiel pour d’éventuels candidats à l’émigration internationale avec un statut de réfugié politique. Malgré des mesures incitatives, la plupart des réfugiés, traumatisés par les deux guerres, ne souhaitent pas résider dans les zones frontalières, même si un millier d’Arméniens du Karabakh se sont installés dans le Siounik, la région du sud de l’Arménie sur laquelle se resserre à présent l’étau de l’Azerbaïdjan.

Le complexe monastique de Vorotnavank, dans le Siounik. T. Ter Minassian, Fourni par l'auteur

« Monsieur le président, est-ce la fin d’un cycle ? »

C’est par cette question que j’entame un entretien informel le 30 octobre avec le premier président de la République d’Arménie. Par ces mots, j’entends la fin d’un cycle débuté avec le Comité Karabakh, fondé en 1988. Le mouvement en faveur du rattachement du Karabakh à l’Arménie avait alors été donné lieu à une authentique dynamique politique interne, propulsant sur le devant de la scène l’historien et philologue Levon Ter-Petrossian. Né à Alep en 1946, fils de l’un des fondateurs du parti communiste syrien, Hagop Ter-Petrossian, le premier président de la République d’Arménie me répond que « non, ce n’est pas la fin d’un cycle ». On se souvient en effet que l’administration de Ter-Petrossian avait fait une priorité durant les années 1990 de la nécessité d’une réconciliation arméno-turque et d’un règlement équilibré de la question du Karabakh…

L’Arménie peut-elle encore transformer en facteur de stabilité sa position géographique enclavée entre deux voisins aussi hostiles que l’Azerbaïdjan et la Turquie ? Les termes de l’accord de cessez-le-feu du 10 novembre 2020 signé sous les auspices de Vladimir Poutine l’enjoignent entre autres choses à ouvrir à travers son territoire des voies de communication entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan (région appartenant à l’Azerbaïdjan ayant des frontières avec l’Arménie, l’Iran et la Turquie, mais sans continuité territoriale avec la partie principale de l’Azerbaïdjan).

Depuis lors, la question d’un corridor, agencement politico-réticulaire assurant la « connectivité » d’Est en Ouest, est devenue obsessionnelle. Son statut et son tracé sont encore indéterminés car suspendus à la signature d’un traité de paix lui-même dépendant, entre autres choses, des activités conjointes des commissions gouvernementales arménienne et azerbaïdjanaise chargées du processus de délimitation des frontières entre les deux pays dans le respect des Accords d’Alma-Ata (21 décembre 1991).

En attendant, les formats de discussion se multiplient : initiatives de l’UE, format 3+3 avancé par la Russie, rencontre entre Pachinian et Aliev en marge du sommet des BRICS à Kazan… Quant au projet de traité de paix actuellement dans sa onzième version et négocié en bilatéral, l’Arménie vient de recevoir, le 5 novembre 2024, un paquet de contre-propositions azerbaïdjanaises. On sait que l’Azerbaïdjan exige, entre autres, une modification de la Constitution arménienne dont le préambule fait référence à la Déclaration d’indépendance de l’Arménie (1990), laquelle mentionne un acte d’unification adopté en 1989 par les organes législatifs de l’Arménie soviétique et de l’oblast autonome du Haut-Karabakh. Le 13 novembre 2024, Nikol Pachinian a finalement rejeté cette demande de l’Azerbaïdjan, considérée comme une condition préalable au traité de paix.

L’importance de la « ligne de vie » vers l’Iran

Sur le long ruban d’asphalte qui se déroule vers la région du Siounik, je croise en sens inverse sur la route de Yegheknadzor une file de véhicules 4x4, bien reconnaissables avec leurs petits drapeaux portant le sigle de l’UE.

Déployée le long de la frontière arméno-azerbaïdjanaise, la mission d’observation de l’UE subit les critiquées répétées de la Russie et de l’Azerbaïdjan. Bakou y voit une « mission d’espionnage » à ses frontières tandis que Moscou décrédibilise son action en affirmant qu’elle s’inscrit dans la stratégie des États-Unis et de l’UE visant à la concurrencer dans le Sud-Caucase.

Cliquer pour zoomer. Nations Online

Plus au sud encore, on prend la mesure du resserrement du territoire arménien depuis la défaite de 2020. Au plateau de Sissian, on parvient à la « fragile ligne de vie » qui relie l’Arménie à l’Iran. On est désormais sur l’axe nord-sud par lequel transitent, dans les deux sens, des norias de poids lourds iraniens venant du Golfe persique. C’est au cœur du dédale montagneux du Siounik que s’est déroulée « la crise routière » de 2021 lorsqu’il est apparu que l’ancienne route passait en territoire azerbaïdjanais, tranchant par exemple en deux le « célèbre » village de Chournoukh.

Il fallut alors créer, dans l’urgence, des voies de contournement périlleuses, faisant passer un défilé continuel de camions de 40 tonnes à travers le Pont du Diable au fond des gorges de Tatev, dont la descente, exclusivement en première, est décrite par Laurent Fourtune, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, comme digne du Salaire de la Peur. Depuis lors, en dépit des difficultés du terrain, le gouvernement arménien a montré qu’il se préoccupait activement de la restauration de l’axe nord-sud reliant Téhéran à Moscou à travers le territoire de l’Arménie. Et ce sont des intérêts très concrets qui président à la construction rapide de la nouvelle route vers le sud à partir de Sissian.

En Arménie, les Russes détiennent une grande part des intérêts miniers – notamment, tout près de l’Iran, la mine de cuivre et de molybdène de Kadjaran, exploitée par GeoProMining Rep, dont l’actionnaire majoritaire est l’oligarque russe Roman Trotsenko. Une partie du camionnage en provenance de l’Iran transporterait des matériaux ou des équipements nécessaires à l’exploitation de la mine.

Le tracé de la nouvelle route, H 45, contribue désormais à faire de Tatev, où se trouve le célèbre monastère, un nouveau hub routier. La construction de la H 45 avance à un rythme rapide, virage après virage, le long des flancs de montagnes à présent éventrés. D’ici quelques années, un montage de prêts internationaux de deux milliards d’euros devrait aboutir à la construction d’une route directe reliant Sissian à Meghri, porte de la frontière iranienne. Elle va notamment nécessiter le creusement de plusieurs tunnels permettant de court-circuiter le col de Tatev et le dédale montagneux du Zanguezour. Les Européens sont les maitres d’œuvre du tronçon nord de Sissian à Kadjaran grâce au financement de la Banque européenne d'investissement.

Sur la route du Sud, octobre 2024. T. Ter Minassian, Fourni par l'auteur

Quant au tronçon sud, il s’agit d’un projet de tunnel reliant directement la mine de Kadjaran à Meghri. Financé par la Banque eurasiatique de Développement, ce projet est porté par les Russes et les Iraniens. On ne peut mieux illustrer le fait que, contrainte et forcée, l’Arménie, est placée devant un nouveau défi : conjuguer sa situation de citadelle et sa position de carrefour au cœur des voies transcontinentales, en faisant le pari de sa propre survie.

Pour aller plus loin, lire Rouben, « L’Arménie à la croisée des chemins transcontinentaux », Beyrouth, 1948, réédition Erevan, 2023.

The Conversation

Taline Ter Minassian ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.11.2024 à 15:50

Protéger un enfant en danger en le confiant à un proche : s’inspirer de l’expérience des départements d’outre-mer

Gilles Séraphin, Professeur des universités en sciences de l'éducation et de la formation, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

En France, pour protéger un enfant en danger, il est possible de le confier à un proche. Ce type d’accueil, encore minoritaire, est plus développé dans les départements et les territoires d’outre-mer.
Texte intégral (2058 mots)

En France, afin de protéger un enfant en danger, il est possible de le confier à un proche. Ce type d’accueil, encore minoritaire, est plus développé dans les départements et les territoires d’outre-mer et présente un certain nombre d’avantages.


En France, afin de protéger un enfant en danger, il est possible de le confier à un proche. Au niveau judiciaire (une mesure judiciaire en protection de l’enfance est imposée aux détenteurs de l’autorité parentale, avec recherche de leur adhésion), la mesure de « confiage » à un membre de la famille ou à un « tiers digne de confiance » est mise en œuvre depuis 1958 (article 375-3 du code civil).

Au niveau administratif (une prestation administrative en protection de l’enfance repose sur l’accord formalisé des détenteurs de l’autorité parentale), la prestation de « tiers durable et bénévole », est créée en 2016 (article L 221-2-1 du CASF). Les conditions d’application sont précisées par les décrets n° 2016-1352 du 10 octobre 2016 et n° 2023-826 du 28 août 2023.

Aujourd’hui, les pouvoirs publics semblent redécouvrir ce dispositif et favorisent le placement d’un enfant en danger chez un proche bénévole plutôt qu’en établissement ou en famille d’accueil professionnalisée.

Depuis la loi n° 2022-140 du 7 février 2022 relative à la protection des enfants, dans le cadre de l’assistance éducative judiciaire, le magistrat doit préalablement analyser les possibilités de recours à un membre de la famille ou à un tiers avant de confier l’enfant à l’Aide sociale à l’enfance.

Une tradition de confiage dans les départements et régions d’outre-mer

Les raisons de ce regain d’intérêt sont multiples. Selon une revue de littérature conduite par l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) :

« Lorsque les institutions administratives ou judiciaires sont impliquées, plusieurs éléments plaident en faveur du développement de ce dispositif de prise en charge : l’accueil par un proche semble être l’option “préférée” par les enfants, les parents et les proches, lorsque les premiers doivent être retirés du domicile parental ; ce dispositif favorise le maintien de l’enfant dans son environnement, voire dans son cercle familial élargi, en conformité avec le droit international et européen qui garantit le droit de l’enfant à vivre dans sa famille. »

Ce type de dispositif aurait des résultats « au moins équivalents, sinon légèrement meilleurs, que ceux d’autres dispositifs de protection de l’enfance ». En outre, il a l’immense avantage d’être bénévole, donc peu onéreux, le département ne versant qu’une indemnité d’entretien mensuelle pour l’enfant.

Toujours selon l’étude de l’ONPE, fin 2022, « la part des placements chez les tiers dignes de confiance parmi l’ensemble des mineurs accueillis au titre de l’aide sociale à l’enfance (ASE) s’élève ainsi à 8 % – contre 40 % pour les prises en charge en famille d’accueil et 36 % pour les accueils au sein d’établissements habilités. L’accueil par un proche demeure donc très minoritaire.

Cependant, les départements et régions d’outre-mer (DROM) ont davantage recours à cette modalité d’accueil. Les prises en charge par un tiers digne de confiance comptent en effet pour 19 % de l’ensemble des placements de mineurs dans ces territoires (hors Mayotte) ».


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Cette surreprésentation semble avoir des raisons historiques puisque ce mode d’accueil y est ancien. À La Réunion, par exemple, il était de tradition de confier le dernier-né à une sœur qui n’avait pas (encore) d’enfants, pour une durée indéterminée. En outre, des enfants pouvaient être éduqués, parfois sur une longue période, par des proches plus aisés, ou vivant dans des lieux favorables à l’éducation de l’enfant, à proximité d’établissements scolaires par exemple.

Enfin, de façon générale, d’autres adultes pouvaient participer à l’éducation des enfants, souvent en vivant la journée au foyer : ce sont les « nénennes », des dames expérimentées équivalant à des « nounous » mais qui prenaient soin des enfants sur de très longues périodes, au foyer des parents, à tel point qu’elles avaient une place dans la vie de la famille.

Ainsi, dans le cadre interprétatif culturel, sur une période donnée, il peut se concevoir qu’un enfant ne vive pas avec ses parents. Une assise culturelle – ou une référence – existe. Alors qu’en France métropolitaine les pratiques de confiage sont progressivement devenues rares et surtout peuvent être incomprises puisqu’assimilées à des formes d’abandon, elles sont encore largement développées en France d’outre-mer puisqu’elles sont culturellement instituées et expliquées. Il ne s’agit pas d’un abandon d’un enfant, mais d’un confiage dans une relation de confiance partagée.

Dans le cadre du confiage en protection de l’enfance en outre-mer, qui sont les enfants, parents et tiers ?

Le questionnaire mené en Guadeloupe, en Martinique, à la Réunion et à Saint-Martin entre 2021 et 2024, dans le cadre du programme de recherche Enfant protégé confié à un proche (EPCP) mené par le laboratoire Cref de l’Université Paris Nanterre, permet de déterminer qui sont les enfants, parents et tiers et quels sont leurs besoins.

De façon générale, les tiers sont des membres de la famille (81 %), souvent des grands-parents (58 %). Ils sont également dans une très large proportion des femmes (91 %), ne vivant pas en couple dans deux tiers des cas. 38 % de ces tiers dont on connaît la situation professionnelle occupent un emploi, la quasi-totalité étant ouvriers ou employés et 62 % sont soit au chômage, soit inactifs. Selon leur déclaration, 44 % perçoivent un des minima sociaux. Il s’agit donc d’une population quasi exclusivement issue de ce que nous pourrions appeler des classes populaires, bénéficiant souvent d’aides, et régulièrement éloignée du marché du travail.

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78 % des tiers répondants affirment n’éprouver aucune difficulté. Les rares difficultés mentionnées, et les besoins afférents, sont d’ordre pécuniaire (insuffisance de moyens de subsistance), administratif (manque de soutien pour établir des documents et faire valoir des droits), d’habitat (logement exigu), de conciliation vie professionnelle/vie familiale, voire de carence de soutien individualisé auprès de l’enfant (suivi psychologique ou aide aux devoirs principalement).

Les enfants, pourtant marqués par un parcours de vie caractérisé par de nombreuses violences (physiques et/ou sexuelles et/ou psychologiques et/ou de situation de négligence et/ou de violences conjugales), émettent également un avis globalement positif sur ce mode de protection. Malgré la blessure de la séparation d’avec la famille d’origine, qui revient très souvent dans les témoignages, le tableau dressé paraît assez lumineux. Ces enfants émettent des opinions marquées par l’espérance et semblent bâtir des projets.

Par ailleurs, les quelques parents qui ont répondu les rejoignent globalement dans cet avis positif. Ces proportions, exceptionnelles, sont à souligner.

Des départements qui se distinguent ?

Selon la revue de revue de littérature conduite par l’ONPE :

« Certaines constantes émergent dans les différentes recherches menées en France et à l’international : la fragilité socio-économique des familles concernées par ces situations d’accueil, la plus forte implication des femmes dans les prises en charge, l’obligation morale qui impulse l’engagement des proches, le bouleversement du quotidien des accueillants lors de l’arrivée de l’enfant à leur domicile, la difficulté des familles à gérer la pluriparentalité, les besoins d’accompagnement encore non satisfaits par les services médico-sociaux, ou encore l’impression des parties prenantes de s’inscrire dans une certaine normalité en dépit de la singularité de leur situation familiale. »

Certes, il faut rester prudent sur les comparaisons internationales puisque ces enfants et familles ne vivent pas dans les mêmes cadres juridiques, et ne bénéficient pas des mêmes droits, notamment sociaux. L’expression des besoins n’est donc pas identique.


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Toutefois, la plupart de ces constats généraux caractérisent fortement la population des tiers ultramarins étudiée, voire sont plus appuyés en ce qui concerne ces territoires (notamment en ce qui concerne la fragilité économique, la surreprésentation des femmes parmi les tiers, les difficultés de recours aux services médico-sociaux…). D’autres semblent moins associés, y compris en comparaison avec la France métropolitaine (notamment la difficulté de gérer la pluriparentalité puisque dans les Drom elle est traditionnellement reconnue et pratiquée).

Des départements qui pourraient inspirer de nouvelles politiques publiques mieux adaptées

Ainsi, dans les DROM comme en France métropolitaine, ce mode de protection est jugé favorablement par une très grande majorité d’acteurs. Ils font toutefois part d’un manque de soutien des autorités, tant au niveau financier, de l’information juridique et administrative qu’en termes de soutien psychologique.

Cette expérience du confiage, beaucoup plus développé dans leurs territoires, les Drom pourraient la mettre à profit de la France entière, quand il s’agit de faire évoluer les politiques publiques, notamment en ce qui concerne l’évaluation des situations. En effet, le référentiel HAS aujourd’hui en vigueur considère peu la disponibilité et la qualité de ces ressources constituées par les proches. Ils pourraient mettre aussi cette expérience à profit pour construire des dispositifs d’accompagnement adaptés, conformément aux nouvelles attentes règlementaires.

En outre, la situation des tiers ultramarins souligne l’extrême urgence d’imaginer des dispositions complémentaires (dans le cadre d’une politique d’aide aux aidants, d’un bénéfice total de tous les droits familiaux engagés par cette parentalité quotidienne pour que les tiers solidaires, principalement des femmes issues de milieux modestes, ne deviennent plus encore victimes de leur solidarité.

The Conversation

Sur ce programme de recherche, Gilles Séraphin a reçu des financements de : Fondation de France, Union européenne (programme Erasmus +), département de Guadeloupe.

18.11.2024 à 15:49

Comment Kate Middleton est devenue le symbole des nouvelles formes de désinformation

Maria Mercanti-Guérin, Maître de conférences en marketing digital, IAE Paris – Sorbonne Business School

La communication chaotique sur l’état de santé de Kate Middleton suite à l’annonce de son cancer a nuit à l’image de la princesse. La royauté doit revoir sa stratégie. Fera-t-elle les bons choix ?
Texte intégral (1954 mots)

La guerre de l’information que se livre la famille royale et la presse anglaise ne date pas d’hier. Mais à l’ère des réseaux sociaux et des deepfakes, la gestion chaotique de la communication autour de l’état de santé de Kate Middleton suite à l’annonce de son cancer a suscité un déluge de rumeurs complotistes et nuit à l’image de la princesse. La royauté est à un tournant en matière de communication.


Le 9 septembre 2024, le compte Instagram officiel du Prince et de la Princesse de Galles diffusait une vidéo annonçant la fin de la chimiothérapie de Kate Middleton. Réalisée par Will Warr, un publicitaire connu pour son travail pour des marques comme Uber Eats, Tesco ou Puma, cette vidéo a immédiatement « cassé » Internet avec plusieurs millions de vues en quelques heures. Au-delà des marques de sympathie, cette communication illustre une vie sous contrainte des réseaux sociaux et des fake news.

Elle dévoile des images très privées de Kate, filmées dans le Norfolk en pleine nature. Kate dans un décor bucolique se présente comme une survivante, un porte-drapeau de la lutte contre le cancer tirant sa force de l’amour de sa famille, de ses fans et de sa connexion privilégiée avec la nature. Bien que Kate soit devenue une figure incontournable sur les réseaux sociaux, avec plus de 54 millions d’abonnés sur ses comptes, la famille royale reste généralement réservée. La maxime « Never explain, never complain » (Ne jamais se plaindre, ne jamais se justifier) est toujours d’usage. Mais à l’ère des fake news et de la surinformation, cette stratégie devient de plus en plus difficile à maintenir et la maladie de Kate a donné lieu à une bataille intense sur les réseaux sociaux.

L’âge de la désinformation et le déclin de la communication institutionnelle

La vidéo où elle annonce son cancer a été vue plus de 5 millions de fois. Après l’annonce, le taux d’engagement sur les publications royales a bondi de 300 %. Parallèlement, des photos de la fête des mères, retouchées par IA, et le silence sur son état de santé ont alimenté toutes sortes de rumeurs complotistes. La disparition prolongée de Kate a été reprise par le hashtag #WhereIsKate. La famille royale a répondu avec #WeLoveYouCatherine, qui a été utilisé plus de 500 000 fois en 24 heures.

Quelles leçons tirer de ce marketing social chaotique où souffrir en privé est vu comme une faute et ne pas révéler son dossier médical un crime de lèse-majesté ?

Dans The Disinformation Age, Bennett et Livingston (2020) décrivent comment les plates-formes numériques ont bouleversé la communication publique, introduisant une ère où la désinformation est devenue omniprésente et particulièrement difficile à contrôler. Ces communications perturbatrices pénètrent dans les sphères publiques dominantes qui étaient autrefois les gardiens institutionnels de toute communication. Pourtant, la guerre de l’information que se livrent la famille royale et la presse anglaise ne date pas d’hier. Du drame de Diana en passant par les déboires d’Harry, de nombreux chercheurs se sont penchés sur cette presse très vite convertie à la dictature du clic et à l’économie de l’attention. Plusieurs étapes dans la dégradation de l’information sont à distinguer :

Étape 1, place au sensationnel

L’étape 1 correspond aux années 1980-1990 où la place réservée à la culture des célébrités et au gossip prend le pas sur le contenu sérieux et documenté. En 1998, seuls 8 % des éditoriaux du Sun et du Mirror pouvaient être considérés comme traitant de la politique ou de l’économie, le reste étant consacré aux potins ou au sport.

Étape 2, la chasse aux clics

L’étape 2 apparaît dans les années 2000 au cours desquelles le contenu généré par les utilisateurs commence à concurrencer celui des paparazzis. Le mobile se généralise et l’économie de l’attention cultivée par le journalisme sur Internet alimente un flot ininterrompu de contenus dont le seul objectif économique est de servir de support à la publicité digitale. Les réseaux sociaux amplifient ce phénomène.

Étape 3, l’ère de l’IA

L’étape 3 a commencé dans les années 2010. La génération d’images de célébrités par IA a pris son essor avec les GANs (generative adversarial networks), une technologie qui oppose un générateur d’images à un discriminateur pour créer des visuels réalistes. Les deepfakes utilisent des GANs, et superposent un visage (souvent celui d’une célébrité) sur une vidéo existante de manière très réaliste. Les expressions faciales, la voix, les mouvements de la personne réelle sont parfaitement imités. La frontière entre le réel et le fabriqué n’existe plus.

L’ère des deepfakes

Cette ère des deepfakes est la dernière étape de la désinformation qui rend presque impossible une stratégie sociale efficace à savoir, comment utiliser au mieux son image pour promouvoir une marque ou une cause, gérer une communauté de fans, obtenir le maximum d’engagements sur ses publications. Les efforts de Kate Middleton pour préserver une image positive se heurtent à ce que Bennett et Livingston appellent « l’architecture de la désinformation », une dynamique systémique où les acteurs malveillants utilisent la technologie pour amplifier le doute, la suspicion, et brouiller les frontières entre le vrai et le faux.

Le problème est que Kate elle-même y a eu recours. La photo de la fête des mères et même la vidéo de son annonce du cancer auraient été retouchées par l’IA. D’anciennes photos de la Reine sont soumises au même processus de vérification grâce à des outils de détection d’IA disponibles sur Internet et accessibles à tous. Cette utilisation par la Famille royale de l’IA marque la fin de la communication institutionnelle et des différents narratifs développés jusque-là avec succès par la monarchie fondés sur la tradition et la famille.

Le « Privacy Paradox » (être vu et rester caché) ou la monétisation inarrêtable de l’image

Le deuxième aspect de la désinformation réside dans une surmonétisation de chaque apparition publique. Le « Privacy Paradox » (être vu et rester caché) est reproché à la monarchie : réclamer une vie privée tout en s’exposant et en tirer avantage en termes de popularité. Le problème est que ce sont les médias, réseaux sociaux, marques et autres plates-formes d’influence qui en tirent le bénéfice le plus important.

Concernant la publicité digitale, une analyse menée sur l’outil de Social Listening TalkWalker montre qu’en une semaine moyenne, le hashtag #KateMiddleton a été utilisé 4 500 fois et a touché presque 130 millions de personnes. Un des signes que l’image de Kate est abîmée par ces multiples polémiques est confirmée par l’analyse de sentiment effectuée, une méthode qui consiste à utiliser des outils d’IA pour identifier et évaluer les émotions ou opinions exprimées dans un texte, comme positif, négatif ou neutre. 438 influenceurs gagnent leur vie grâce à ce hashtag, qui permet de rassembler une communauté autour d’un sujet précis, augmentant ainsi leur visibilité et attirant l’intérêt des marques pour des collaborations.

Parmi eux, 93 % sont actifs sur X et plus de 5 % sur YouTube. C’est sur ce réseau que la monétisation serait la plus forte avec 4 400 euros par mois et par influenceur gagnés grâce à la thématique « Kate Middleton ». Kate est également une influenceuse dont la particularité est de ne rien recevoir en retour.

Reiss, L.K. Bennett et Zara ont vu leurs ventes augmenter de 200 % après que Kate ait porté leurs créations. Les vêtements qu’elle choisit se vendent en moyenne cinq fois plus rapidement. L’impact économique annuel de Kate sur la mode britannique est estimé à 1,2 milliard d’euros. La pression pour qu’elle revienne et continue son travail d’ambassadrice de mode est donc particulièrement forte.

La stratégie sociale de Kate Middleton : un modèle fragile

Sa stratégie sociale reposait jusqu’alors sur 5 piliers : cible populaire, positionnement sur l’univers de la mode, proximité, capacité à générer de l’engagement, adoption de codes tirés de l’industrie du cinéma et du divertissement. Mais une dernière règle avait été oubliée : le contrôle absolu n’existe pas. Son humanité devient un produit comme les autres. Ce n’est pas seulement la mort de la vie privée, c’est la transformation de chaque moment personnel en contenu à consommer, partager, et analyser. Et ce modèle ne tolère ni pause, ni silence.

La royauté est, donc, à un tournant en matière de communication. Sa stratégie doit, désormais, reposer sur une agilité en termes de gestion de crise, une révolution concernant la transparence de l’information, l’attachement à une authenticité non médiatisée par les écrans. Dans un monde où chaque image peut être falsifiée, la sincérité des moments capturés et la véracité des informations partagées deviennent des valeurs cruciales pour redonner de la crédibilité à la communication publique. Un engagement éthique sur son refus d’utiliser des images ou films générés par l’IA pourrait restaurer la confiance perdue. Enfin, le retour sur le terrain et la multiplication de visites authentiques avec de « vrais gens » pourraient, pour un temps, faire taire les rumeurs. Dernière règle, accepter que le silence est un luxe que même les princesses ne peuvent se permettre.

The Conversation

Maria Mercanti-Guérin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.11.2024 à 15:49

Qu’est-ce qui est vraiment « made in France » ? Ce qu’en dit la douane

Frédéric Gauthier, Professeur associé en logistique internationale, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Définir l’origine d’un produit est plus compliqué qu’il n’y paraît. Le droit, au niveau national ou européen, fixe un certain nombre de règles pour déterminer quelle origine apposer.
Texte intégral (1559 mots)

Définir l’origine d’un produit est plus compliqué qu’il n’y paraît. Le droit, au niveau national ou européen, fixe un certain nombre de règles pour déterminer ce qu’il est autorisé d’apposer comme origine.


On parle beaucoup du made in France, mais de quoi parle-t-on ? Pour définir le made in France il convient de comprendre au préalable les règles d’origine appliquées au sein de l’Union européenne. Le made in EU nous permet en effet de comprendre le made in France. Ces règles définissent ce qui fait qu’un pays est bien celui qui fabrique. La douane et la règlementation douanière avec elle, dans sa mission régalienne de contrôle aux frontières des marchandises, a par nature la crédibilité de définir et de contrôler des produits made in France. Elle nous apporte ainsi une clarification sur la question.

D’où vient un produit ? Ce que dit le droit européen

La règlementation douanière qu’il convient d’appréhender pour comprendre le made in France est celle des règles d’origine définies au niveau de l’Union européenne. Définis dans le Code des douanes de l’Union, les articles 59 à 63 en donnent les caractéristiques. L’article 60 explique la notion fondamentale de produit soit sans transformation soit entièrement obtenu dans un même pays. Le mot entièrement explique le questionnement du made in. En effet, dans le même article, la notion de transformation substantielle est affirmée. À partir de quand peut-on dire qu’une transformation change le pays d’origine d’un produit ?

Cette définition liée à la transformation appelle des précisions que l’acte délégué de l’Union 2015/2446 ne manque pas d’apporter. L’article 31 y précise quel type de marchandise peut être compris dans la notion de transformation. Ainsi, les animaux vivants qui sont nés et ont été élevés dans un pays ne sont pas concernés par la notion de transformation. Suivent dans le même document les transformations permettant aux produits de devenir made in EU. L’article 34 du même règlement précise par contre la liste des opérations sur le produit fini qui sont insuffisantes pour modifier l’origine d’un produit, comme simplement apposer des étiquettes.

L’entreprise qui revendique une origine doit pouvoir le prouver par son processus de production, par la certification de ses fournisseurs et l’identification des produits achetés. On retient de cette base réglementaire que l’origine d’un produit s’intéresse au produit lui-même et à la réalité de son élaboration. Cette origine est ainsi déterminée au cas par cas selon la spécificité de l’industrie et de son organisation, même si des principes généraux président à leur application.

Quelles règles pour établir l’origine d’un produit ?

Pour définir le pays d’origine d’un produit, plusieurs principes peuvent s’appliquer. La douane met en ligne une fiche précieuse pour définir l’origine d’un produit.

Il peut s’agir d’un changement de code de nomenclature du produit que l’on peut consulter dans l’encyclopédie tarifaire en ligne. En effet, chaque produit est repris dans la nomenclature qui est un système de codification des marchandises, où il possède un code. La première règle existante s’appelle le changement de position tarifaire. Dans ce cas, les premiers chiffres du code diffèrent de ceux des produits importés et non originaires de l’Union européenne. À cette condition la transformation sera substantielle et le dernier pays ainsi défini deviendra pays d’origine.

La deuxième règle est le critère de valeur ajoutée que l’on peut trouver dans d’autres cas. À la transformation doit s’ajouter une valeur ajoutée minimum. La troisième règle est celle de l’ouvraison (opération de transformation partielle d’un produit) spécifique que l’on trouve par exemple dans l’industrie textile. Certains produits textiles peuvent être soumis à la règle établissant que la confection complète (c’est-à-dire toutes les opérations qui suivent la coupe de tissus) doit avoir lieu dans le pays qui donne l’origine. L’opération spécifique de transformation permet alors d’acquérir l’origine Union européenne.

Il peut exister des cas particuliers qui font qu’un produit donné ne peut se voir attribuer un pays d’origine selon les règles primaires précédemment citées. Des règles résiduelles permettent d’y remédier. Les enjeux sont nombreux : comment assurer une souveraineté voire une préservation et un essor des industries existantes dans l’Union européenne au sein d’un environnement mondial ? Qu’en est-il par ailleurs de ces règles confrontées aux règles des autres pays ?

Les accords internationaux de l’Union européenne et le reste du monde

Non seulement l’Union européenne n’est pas seule, mais, étant très intégrée au commerce international, elle a établi des accords préférentiels avec un grand nombre de pays dans le monde.

L’origine d’un produit dans l’UE ainsi définie est appelée origine non préférentielle. L’entreprise vérifie alors si elle peut bénéficier d’une origine dite préférentielle. Cette dernière ne concerne pas le seul pays de fabrication du produit mais également le pays où il va être livré.

Par exemple, si une entreprise exporte des produits au Maroc, elle peut se demander s’il existe un accord préférentiel entre l’Union européenne et ce pays. Cet accord peut permettre de réduire les droits de douane qu’une entreprise aurait à payer. L’entreprise peut ainsi bénéficier d’avantages compétitifs à l’achat comme à la vente, car les concurrents d’autres pays auront à les payer. L’achat et la vente peuvent ainsi se trouver liés et avoir des implications stratégiques à considérer : où se fournir, où produire, où vendre…

L’importance des réglementations douanières pour le made in France

Les règles d’origine non préférentielles de l’Union européenne vont s’appliquer pour définir une origine France. À la différence des règles présentées précédemment, les autres pays de l’Union européenne deviennent des pays tiers. Le bureau de douane de Clermont-Ferrand est spécialisé dans les questions liées au made in France. De la même manière, l’utilisation abusive du made in France pour des ventes en France est du ressort de la Direction générale de la concurrence et de la répression des fraudes.

S’il n’est pas si simple d’identifier le made in France, la douane nous donne des outils pour le faire. Les règles applicables sont très finement adaptées à la diversité des situations aussi différentes qu’il existe de produits et de pays. Le made in France se définit dans un environnement concurrentiel où les forces et faiblesses de la production en France s’affichent. Il se pense à l’échelle des consommateurs, de la politique des États, des marchés et des entreprises, ce qui fait de lui une évidence complexe.

La production française est renforcée par la perception des consommateurs, mais également par son empreinte carbone plus faible et la réactivité des entreprises lorsque des chaînes d’approvisionnement plus courtes sont possibles. Sans oublier l’exportation, où le made in France a à faire valoir sa différence dans un monde de contraintes compétitives. Le made in France affiche ce qu’est notre compétitivité et notre attractivité en France, dans l’Union européenne et dans le monde.

The Conversation

Frédéric Gauthier pour l'Université de Picardie Jules Verne - Laboratoire des Technologies Innovantes comme professeur associé

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