16.10.2025 à 15:49
Au Japon aussi, la neutralité des médias est au cœur des débats
Texte intégral (3020 mots)
Croyant que son micro était éteint, un caméraman d’une grande agence de presse a laissé entendre qu’il ferait son possible pour nuire à la nouvelle cheffe du principal parti du Japon, et donc probable future première ministre. Le scandale qui s’est ensuivi a remis au premier plan une question qui existe aussi dans bien d’autres pays, à commencer par la France : celle de la neutralité des médias.
Samedi 4 octobre 2025, le monde apprenait la victoire de Sanae Takaichi à l’élection interne de la direction du Parti libéral-démocrate (PLD) japonais. Cette victoire met la principale intéressée en position de devenir la première femme premier ministre de l’histoire du Japon, nouvelle qui n’a pas manqué de faire réagir la communauté internationale.
Dans le tumulte des conférences de presse données par la possible future cheffe du gouvernement, un scandale a éclaté le 7 octobre dernier.
Lors d’une réunion de discussion sur le futur de la coalition entre le PLD et son allié traditionnel, la formation d’obédience bouddhiste Komeitō, les propos d’un caméraman de l’agence de presse Jiji présent sur place et disant à un de ses interlocuteurs, alors qu’il ignorait que son micro était ouvert, « je vais faire baisser sa cote de popularité » et « je ne publierai que des photos qui la feront baisser », ont été diffusés en direct sur la page YouTube de la chaîne Nippon TV, la principale chaîne commerciale du pays.
Malgré le caractère informel de la conversation d’origine, il n’en fallait pas plus pour que la tempête se lève et que soit lancée une chasse aux sorcières sur les réseaux sociaux pour identifier la personne à l’origine de ces commentaires. Le quotidien Asahi Shimbun relevait ainsi que la vidéo avait été vue plus de 37 millions de fois en quelques heures et suscité de très nombreux commentaires indignés.
Dès le 8 octobre, plusieurs responsables de l’agence de presse ont pris la parole à travers des communiqués afin de s’excuser publiquement et d’annoncer que le caméraman avait reçu un blâme pour son manque de professionnalisme. L’un des principaux responsables de la rédaction déplorait également le fait que ces commentaires « avaient semé le doute sur l’impartialité et la neutralité du travail journalistique ».
Si Sanae Takaichi elle-même n’a pas encore réagi, la porte-parole et responsable de la communication du PLD, Suzuki Takako, a publié le même jour un message sur le réseau social X dans lequel elle déclarait que « même si cela devait être une plaisanterie, au regard du principe de neutralité et d’impartialité politique qui s’impose à la presse, ces propos sont profondément regrettables ».
La question de la neutralité et de l’impartialité de la presse a régulièrement été mise en avant depuis le début de ce scandale. Mais qu’impliquent exactement ces notions dans le contexte japonais ?
La « neutralité politique » des médias japonais
Au moment de leur naissance, dans les années 1870, les premiers quotidiens japonais (dont un nombre important sont toujours en activité) se sont créés sur la base de rattachements partisans et militants. Il s’agissait de journaux d’opinion défendant les positions politiques des différentes factions, réformatrices ou conservatrices, qui débattaient alors de la direction à prendre pour moderniser le pays.
Cette affiliation partisane assumée va rapidement s’effacer au fur et à mesure de l’industrialisation de la presse. Les « petits journaux » qui, comme en France, fondaient leur modèle économique sur les faits divers, les divertissements et les annonces commerciales vont d’abord prendre le pas sur les journaux d’opinion, au point de les faire disparaître.
Surtout, le contexte politique des premières décennies du XXe siècle, d’abord à la suite d’autres affaires, puis de la période nationaliste des années 1930, va pousser la plupart des rédactions à réfuter les affiliations partisanes et à proclamer leur neutralité à l’égard des partis politiques, à travers l’expression « neutralité et impartialité politiques » (fuhen futō), revenue au premier plan ces derniers jours à la suite du scandale mentionné provoqué par les propos du caméraman de Jiji. Cette formule est présente dans les chartes déontologiques de nombreux médias contemporains.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les forces d’occupation américaines vont réinscrire ce principe dans leur politique de censure et d’encadrement des principaux journaux, accusés d’avoir contribué à la montée du nationalisme d’avant-guerre (sans que cela débouche sur le démantèlement des principaux quotidiens), en tentant de faire la promotion des valeurs journalistiques en vigueur de l’autre côté du Pacifique.
Quelques mois après que le Japon a recouvré son autonomie politique, la loi sur la radiodiffusion (Hōsō hō) de 1950 va elle aussi imposer ce principe de « neutralité et d’impartialité politiques » à l’ensemble des chaînes de télévision, publiques et privées, qui vont progressivement être créées durant les années qui vont suivre.
La neutralité politique au cœur de l’information
Durant la formidable expansion de la presse écrite japonaise entre les années 1960 et 1990, l’absence de position partisane dans la presse a été au cœur du mode de fonctionnement des journaux, dans un contexte de domination sans partage du Parti libéral-démocrate. Cela ne signifiait pas que les journaux ne disposaient pas de lignes éditoriales propres. Mais le soutien clair ou direct à une faction politique a très largement été proscrit, alors que l’opposition politique a perdu l’accès au pouvoir pendant plusieurs décennies.
La logique d’expansion des journaux s’est surtout faite sur des campagnes d’abonnement très incitatives, la promotion des événements sportifs ou encore une place très importante donnée à la couverture des faits divers. La couverture du monde politique, elle, s’est concentrée sur le suivi des stratégies internes des partis, bien plus que sur le journalisme d’investigation. Mais plus encore que la presse, c’est la télévision qui a été marquée par le principe de neutralité.
En effet, ce principe constitue une obligation légale à laquelle sont astreintes toutes les chaînes, sous peine de se voir retirer leur licence d’émission. Ainsi, les apparitions de personnalités politiques lors d’émissions télévisées ou la gestion des spots de campagne lors d’élections locales ou nationales sont, en principe, strictement encadrées.
Toutefois, le diable se cache dans les détails. Alors qu’en France ou aux États-Unis le contrôle du respect de ces règles est normalement assuré par des agences officiellement indépendantes des gouvernements (l’Arcom dans le cas français et la Federal Communications Commission aux États-Unis), au Japon l’attribution des licences comme le contrôle des contenus sont des tâches dont la charge revient au ministère des Affaires intérieures et des Communications.
Cela met ainsi tout l’audiovisuel sous le contrôle des différents gouvernements au pouvoir. Et comme nous allons le voir, un certain nombre d’affaires récentes ont montré que le pouvoir politique n’hésitait pas à rappeler sa position de force aux médias audiovisuels ne respectant pas sa conception de la « neutralité politique ».
L’injonction à la neutralité comme moyen de pression
La décennie 2010, au cours de laquelle Shinzo Abe a dirigé le Japon, a été marquée par une période de forte pression à l’encontre des médias nippons. La chute du Japon dans le classement de la liberté de la presse de Reporters sans frontières en est un des indices les plus frappants, le pays étant passé de la 11ᵉ à la 66ᵉ place en quelques années. En 2017, le rapporteur des Nations unies pour la liberté d’information et d’expression s’était d’ailleurs alarmé de la situation à l’époque, dans un rapport très largement commenté.
Revenons un moment à Sanae Takaichi. Les observateurs internationaux l’ont généralement découverte dans les années 2010, lorsqu’elle était ministre des affaires intérieures et des communications dans plusieurs des gouvernements d’Abe. Réputée proche de l’ancien premier ministre, elle a occupé cette position entre 2014 et 2017, puis entre 2019 et 2020.
Elle s’est alors fait remarquer en mentionnant lors d’une session parlementaire à la Diète, en 2016, que le gouvernement se gardait le droit de couper l’accès aux ondes des chaînes de télévision qui ne respectaient pas sa vision de « la neutralité et de l’impartialité politique ». À l’époque, cette menace s’adressait notamment aux chaînes commerciales TV Asahi et TBS, dont certains propos et émissions étaient, aux yeux d’Abe et de ses proches, trop critiques à l’encontre du gouvernement.
L’argument de Takaichi, déjà à l’époque, était celui de l’obligation de respecter le principe de « neutralité et d’impartialité » des contenus, sans que personne ne soit véritablement capable d’en définir les critères. Cela fait pourtant longtemps que le flou entoure ces principes. Malgré le tollé qu’avaient alors suscité les menaces de la ministre, les chaînes de télévision avaient fini par plier, en remplaçant certains journalistes jugés trop critiques et en modifiant leurs programmes.
Les conséquences du scandale dans un contexte de défiance à l’encontre des médias
Les propos diffusés par mégarde il y a quelques jours constituent sans conteste une faute professionnelle malheureuse de la part du caméraman qui ne pensait pas être en ligne au moment de la tenue de ses propos. Pour le moment, c’est dans l’anonymat de l’espace public numérique que la plupart des critiques se font entendre. Mais dans un contexte de défiance grandissante à l’encontre des médias d’information, la moindre erreur peut être utilisée par le monde politique pour justifier, au minimum, des prises d’initiative, au pire, des actions concrètes.
Parmi les premiers exemples, le politicien Shinji Ishimaru, connu pour son score remarqué aux élections municipales de Tokyo en juillet 2024 et ses positions critiques à l’encontre des journalistes, en a appelé aux principaux médias pour « laver leur honte en prenant leurs responsabilités ». Dans le contexte français, on a vu comment l’enregistrement des journalistes de Radio France avait ensuite été réutilisé contre le média public, en jouant sur l’argument du biais journalistique. Alors que personne ne sait encore quelle sera la politique menée par la probable future première ministre à l’égard des médias, il ne serait guère surprenant que le rapport de force qui s’était instauré entre Shinzo Abe et les médias libéraux refasse surface.
César Castellvi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.10.2025 à 14:32
« Project 2025 » : le manuel secret de Trump prend vie
Texte intégral (2502 mots)
Recours aux forces fédérales sur le territoire des États-Unis, désignation de l’opposition politique comme « ennemi intérieur », démantèlement de nombreuses agences, remise en cause de nombreux droits sociétaux… Depuis son arrivée au pouvoir en janvier, l’administration Trump met en œuvre un programme d’une grande dureté, qui correspond largement aux préconisations du « Project 2025 », document publié en 2023 par le groupe de réflexion de droite ultraconservatrice l’Heritage Foundation.
Fin septembre, l’Illinois a porté plainte contre l’administration Trump, qu’il accuse d’avoir ordonné un « déploiement illégal et anticonstitutionnel » de troupes fédérales sur son territoire. Le gouverneur démocrate J. B. Pritzker a qualifié le déploiement dans son État de la garde nationale, annoncé par l’administration Trump, d’« instrument politique ». Le bras de fer juridique bat son plein.
La controverse survient quelques jours seulement après un discours prononcé par Donald Trump à Quantico (Virginie) devant un immense parterre de hauts gradés de l’armée. Le président y a déclaré, à propos de plusieurs grandes cités dont les maires sont issus du Parti démocrate, citant San Francisco, Chicago, New York ou encore Los Angeles :
« Nous devrions utiliser certaines de ces villes dangereuses comme terrains d’entraînement pour notre armée. »
Et d’ajouter :
« Nous subissons une invasion de l’intérieur. Ce n’est pas différent d’un ennemi étranger, mais c’est à bien des égards plus difficile, car ils ne portent pas d’uniformes. »
Or, le recours à l’armée pour des missions de maintien de l’ordre est en principe très encadré par la loi aux États-Unis. Depuis le Posse Comitatus Act de 1878, l’usage des forces fédérales à des fins civiles est strictement limité, sauf exceptions prévues par la loi (notamment l’Insurrection Act). C’est précisément ce verrou que l’administration Trump cherche aujourd’hui à contourner.
À lire aussi : Trump face à la Californie : affrontement à haute tension
Ces initiatives n’ont rien d’improvisé : elles reprennent les orientations du « Project 2025 », le manuel de gouvernement conçu par le think tank Heritage Foundation, qui préconise un renforcement de l’autorité présidentielle et une redéfinition des menaces intérieures.
Le Project 2025, de manifeste à manuel de gouvernement
Lorsque l’Heritage Foundation – traditionnellement considérée comme un groupe de réflexion conservateur mais qui, ces dernières années, a pris un tournant de plus en plus radical – a présenté, en 2023, son Project 2025, le document a suscité un mélange de curiosité et d’inquiétude. Il consiste en près de 900 pages de recommandations visant à renforcer le pouvoir présidentiel et à réduire l’autonomie des contre-pouvoirs institutionnels – notamment le Congrès, la « bureaucratie » fédérale et certaines instances judiciaires.
La plupart des observateurs l’avaient lu comme une déclaration d’intentions, une sorte de catalogue des rêves de l’aile la plus extrême des conservateurs. Peu imaginaient qu’il puisse devenir un véritable plan d’action gouvernementale.
En France comme en Europe, le Project 2025 reste presque inconnu. Le débat public retient davantage les outrances de Donald Trump que les textes programmatiques qui structurent son action. Or, depuis le début du second mandat de ce dernier, ce document s’impose en coulisses comme une feuille de route opérationnelle. Il ne s’agit plus d’un manifeste théorique, mais d’un manuel de gouvernement, conçu par l’un des think tanks les plus influents de Washington, déjà célèbre pour avoir fourni à Ronald Reagan une grande partie de son programme économique et sécuritaire, dans les années 1980.
Du texte à la pratique : des décisions qui ne doivent rien au hasard
Le bras de fer entre Donald Trump et plusieurs gouverneurs démocrates, de la Californie à l’Illinois, a déjà montré que la Maison Blanche est prête à employer la force fédérale à l’intérieur du pays. Mais ce n’est qu’un aspect d’un mouvement plus vaste.
Ainsi, l’administration a récemment qualifié Tren de Aragua, une organisation criminelle vénézuélienne, de « combattants illégaux ». En invoquant le Alien Enemies Act de 1798, rarement mobilisé, Donald Trump a transformé une organisation criminelle transnationale en adversaire militaire à traiter non plus comme un réseau mafieux, mais comme une force armée hostile. Ce glissement conceptuel, déjà prévu par le Project 2025, brouille volontairement la frontière entre sécurité intérieure et guerre extérieure.
Cette orientation trouve également son incarnation dans une figure clé du trumpisme : Stephen Miller. Chef de cabinet adjoint chargé de la politique à la Maison Blanche, celui-ci pilote les orientations actuelles en matière d’immigration. Dans ses discours, il n’hésite pas à qualifier le Parti démocrate d’« organisation extrémiste », désignant ainsi l’opposition politique comme une « menace intérieure ». Cette rhétorique illustre les principes du Project 2025 : un exécutif tout-puissant et une présidence qui assimile ses opposants à des ennemis.
Au-delà des axes déjà évoqués, l’administration Trump a engagé une multitude d’autres efforts inspirés du Project 2025, trop nombreux pour qu’il soit possible ici d’en rendre compte de manière exhaustive. Citons-en toutefois certains, qui illustrent la diversité des chantiers ouverts.
Dans le domaine éducatif, l’Executive Order 14191 a redéfini l’usage de plusieurs programmes fédéraux afin d’orienter une partie des financements vers l’école privée, confessionnelle ou « à charte ». En parallèle, l’Executive Order 14190 a imposé un réexamen des contenus jugés « radicaux » ou « idéologiques ». Ces mesures s’inscrivent dans une perspective plus large explicitement évoquée dans Project 2025 : la réduction drastique du rôle fédéral en matière d’éducation, jusqu’à l’élimination pure et simple, à terme, du Department of Education.
Dans le champ des politiques de santé reproductive, l’Executive Order 14182 est venu renforcer l’application de l’amendement Hyde, en interdisant explicitement toute utilisation de fonds fédéraux pour financer l’avortement, tandis que la réintroduction de la Mexico City Policy a coupé le financement d’organisations non gouvernementales étrangères facilitant ou promouvant l’avortement.
L’administration a également ordonné à la Food and Drug Administration (FDA, l’administration chargée de la surveillance des produits alimentaires et des médicaments) de réévaluer l’encadrement de la pilule abortive et a révoqué les lignes directrices de l’Emergency Medical Treatment and Labor Act (EMTALA) qui protégeaient l’accès à l’avortement d’urgence dans les hôpitaux.
Par ailleurs, plusieurs décrets présidentiels – tels que l’Executive Order 14168 proclamant le « retour à la vérité biologique » dans l’administration fédérale, ou l’Executive Order 14187 qui interdit le financement fédéral des transitions de genre pour les mineurs – témoignent d’une volonté de redéfinir en profondeur les normes juridiques et administratives autour du genre et de la sexualité.
Enfin, au plan institutionnel, la Maison Blanche a imposé des gels budgétaires et des réductions de programmes qui s’inscrivent dans une stratégie de recentralisation du pouvoir exécutif et de mise au pas de la bureaucratie fédérale.
Des relais stratégiques et une duplicité assumée
Derrière Donald Trump, plusieurs figures issues des cercles conservateurs les plus structurés œuvrent à traduire Project 2025 en pratique. Le plus emblématique est Russ Vought, directeur de l’Office of Management and Budget lors du premier mandat de Donald Trump, poste qu’il a retrouvé lors du second mandat, et l’un des principaux architectes du document.
Lors de son audition de confirmation, plusieurs sénateurs l’ont présenté comme le stratège du projet et l’ont pressé de dire s’il comptait appliquer ce programme au gouvernement fédéral. Vought a soigneusement évité de s’y engager, affirmant qu’il suivrait la loi et les priorités présidentielles. Pourtant, ses initiatives depuis son retour à la Maison Blanche – notamment en matière de réorganisation administrative – reprennent directement les recommandations du manuel.
Un scénario similaire s’est joué avec d’autres nominations. Paul Atkins, nommé à la tête de la Securities and Exchange Commission (SEC, l’organisme fédéral de réglementation et de contrôle des marchés financiers), a été interrogé en mars 2025 sur sa participation au chapitre du projet appelant à la suppression d’une agence de supervision comptable créée après le scandale Enron (la Public Company Accounting Oversight Board, PCAOB). Devant les sénateurs, Atkins a botté en touche, affirmant qu’il respecterait la décision du Congrès. Mais une fois en poste, il a engagé une révision conforme aux orientations du texte.
Cette duplicité illustre une méthode désormais systématique : nier tout lien pour franchir l’étape de la confirmation puis, une fois aux affaires, appliquer les prescriptions idéologiques préparées en amont.
Un modèle pour les populistes européens ?
Le Project 2025 n’est plus un manifeste idéologique mais une feuille de route appliquée par l’équipe au pouvoir. Porté par l’Heritage Foundation et incarné par Vought et Miller, il structure désormais la pratique présidentielle : renforcement sans précédent de l’exécutif, militarisation de la sécurité intérieure, délégitimation de l’opposition. Cette orientation réduit l’emprise des contre-pouvoirs et accélère le basculement autoritaire des États-Unis.
Ce qui se joue à Washington dépasse les frontières états-uniennes. Car ce modèle assumant la confrontation avec ses opposants constitue un précédent séduisant pour les populistes européens. Ceux-ci disposent désormais d’une vitrine : la démonstration qu’une démocratie peut être reconfigurée par un projet idéologique préparé de longue date, puis appliqué une fois au pouvoir. La question demeure : combien de temps les contre-pouvoirs, aux États-Unis comme en Europe, pourront-ils résister à cette tentation autoritaire ?
Elizabeth Sheppard Sellam ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.10.2025 à 15:42
Les mécanismes de la corruption illustrés par le cas de Malte
Texte intégral (1532 mots)
En 2017, Daphne Caruana Galizia, journaliste maltaise d’investigation qui enquêtait sur la corruption à l’œuvre jusqu’aux plus hautes sphères de l’État, trouvait la mort dans l’explosion de sa voiture. Depuis, certains exécutants ont été condamnés à de lourdes peines de prison ; mais les réels commanditaires n’ont toujours pas été identifiés. Comment expliquer un tel niveau de corruption au sein de l’Union européenne ?
L’assassinat de la journaliste Daphne Caruana Galizia, survenu le 16 octobre 2017, et dont deux exécutants viennent récemment d’être condamnés à la prison à perpétuité, après trois autres condamnations en 2022 et en 2021, a mis en lumière un problème structurel : la persistance de la corruption à Malte.
En 2024, l’ONG Transparency International a classé Malte parmi les quatre pays les plus corrompus de l’Union européenne (UE).
Au-delà de son horreur, le meurtre d’une journaliste d’investigation soulève une question essentielle pour les démocraties contemporaines : comment un État membre de l’UE peut-il être gangrené par des pratiques aussi systématiques de corruption ?
Plusieurs facteurs permettent d’éclairer cette situation.
Une gouvernance institutionnelle fragile
Tout d’abord, Malte, bien qu’étant une démocratie, souffre d’un manque de séparation claire entre les pouvoirs. Le pays, devenu indépendant du Royaume-Uni en 1964, est depuis 1974 une république parlementaire où le président élu par le Parlement, exerce le pouvoir exécutif et nomme le premier ministre et le gouvernement.
Le système judiciaire a été particulièrement critiqué pour son manque d’indépendance. Par exemple, de nombreux juges maltais sont promus du fait de leur appartenance politique.
Lorsque les institutions censées garantir la transparence et la justice sont elles-mêmes vulnérables aux influences politiques, la corruption peut s’installer durablement.
Une économie ouverte aux flux opaques
D’autre part, le modèle économique maltais repose en partie sur des secteurs à haut risque de fraudes. Le secteur des services financiers offshore contribue deux fois plus à la valeur ajoutée brute à Malte que dans le reste de l’Europe, sachant que le nombre d’employés de ce secteur a augmenté de 22 % depuis 2020 ; les jeux en ligne, avec des soupçons d’infiltration par la mafia italienne ; ou encore la vente de passeports via le programme des « passeports en or » (« golden passports ») qui permet d’acquérir la citoyenneté contre investissement. Des oligarques russes ont ainsi acheté la nationalité maltaise en séjournant très brièvement sur l’île.
Ces activités attirent des capitaux étrangers, mais aussi des acteurs peu scrupuleux. L’opacité qui entoure ces flux financiers rend difficile la traçabilité et favorise les abus.
Une culture politique permissive
Par ailleurs, la tolérance sociale vis-à-vis de certaines pratiques douteuses contribue à leur banalisation. Le clientélisme, les conflits d’intérêts et le manque de sanctions effectives contre les responsables politiques alimentent un climat d’impunité.
Le cas de Daphne Caruana Galizia illustre cette dynamique. Malgré les révélations qu’elle avait publiées (par exemple, ses enquêtes sur le volet maltais de l’affaire des Panama Papers), les politiciens maltais avaient pris peu de mesures concrètes, jusqu’à ce que, après son assassinat, la pression de la société civile provoque la chute du gouvernement Muscat.
Des mécanismes de contrôle affaiblis
Même si la presse et la société civile jouent un rôle crucial dans la lutte contre la corruption, à Malte, les journalistes sont exposés à des pressions importantes, et les lanceurs d’alerte ne bénéficient pas toujours de protections suffisantes.
L'exemple le plus flagrant est évidemment l’assassinat de Daphne Caruana Galizia partiellement impuni, notamment l’absence de condamnation de l’entrepreneur douteux Yorgen Fenech, soupçonné d’être le commanditaire du crime.
L’absence de contre-pouvoirs robustes limite la capacité de dénonciation et de réforme. L’UE a d’ailleurs fait pression à plusieurs reprises sur le gouvernement maltais pour que des transformations soient opérées.
Des procédures complexes et opaques
Enfin, la corruption prospère dans les zones grises de l’administration. L’accès limité à l’information publique, les procédures complexes et l'inertie institutionnelle créent un environnement propice aux pratiques illicites. Cette opacité peut être systémique ou délibérée, comme l’ont montré certaines recherches internationales.
Le cas maltais n’est pas isolé, mais il est emblématique. Il rappelle que la corruption ne résulte pas seulement d’actes individuels, mais d’un écosystème institutionnel, économique et culturel. Pour y remédier, il ne suffit pas de condamner les coupables : il faut renforcer les institutions, garantir l’indépendance de la justice, protéger les journalistes et les lanceurs d’alerte, et promouvoir une culture politique fondée sur la transparence et la responsabilité.
Bertrand Venard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.