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03.07.2025 à 16:34

Ce que les émeutes racistes de Ballymena disent de l’Irlande du Nord

Théo Leschevin, Maître de conférences en Études anglophones, Université Paris Cité
En Irlande du Nord, une agression sexuelle a déclenché des émeutes racistes visant des familles immigrées.
Texte intégral (3291 mots)

En Irlande du Nord, la tentative de viol d’une adolescente a déclenché des émeutes qui ont rapidement pris une tournure raciste. Attisées par des rumeurs sur l’origine des agresseurs, les violences ont visé des familles immigrées dans plusieurs villes. Ces événements illustrent les dérives d’un discours anti-immigration croissant, tout en ravivant indirectement les tensions communautaires. La prise en charge des violences sexistes et sexuelles en pâtit doublement.


Le lundi 9 juin, environ 2 500 personnes se sont réunies à Ballymena, une ville de 30 000 habitants d’Irlande du Nord, en soutien à la famille d’une jeune fille victime d’une agression sexuelle deux jours plus tôt. Deux adolescents, suspectés des faits, avaient été arrêtés le 8. Cette manifestation a progressivement dégénéré en émeutes et en affrontements avec la police. Les violences se sont ensuite propagées dans différents quartiers de Ballymena, provoquant la dégradation de plusieurs maisons.

De jour en jour, des incidents similaires ont eu lieu dans d’autres villes de la région, comme à Portadown, ou encore à Larne, où un centre de loisirs a été incendié. Les incidents ont pris une tournure raciste après qu’il a été porté à la connaissance du public que les deux adolescents suspectés avaient requis la présence d’un interprète roumain pendant leur interrogatoire. Cette information, ainsi que de fausses accusations circulant alors sur les réseaux sociaux, ont conduit les émeutiers à cibler les maisons où résidaient des personnes issues de l’immigration, en particulier celles originaires d’Europe de l’Est, et le centre de loisirs qui servait d’abri d’urgence aux familles en attente de relogement.

Les médias internationaux ont souligné la violence des personnes impliquées dans ces « pogroms », tout en donnant à voir l’importance des idées anti-immigration derrière ces événements. Par le biais de groupes Facebook, des résidents de Ballymena ont listé les adresses à cibler et celles qu’il conviendrait d’épargner. D’autres ont eu recours à l’affichage de symboles pour protéger leur domicile : des drapeaux britanniques, d’Ulster, ou encore des panneaux Locals Live Here. Certaines personnes issues de l’immigration ont fait de même, notamment en indiquant qu’elles travaillaient dans les centres de santé locaux.

Lorsqu’ils en ont l’occasion, les résidents de ces quartiers populaires majoritairement unionistes (c’est-à-dire favorables au maintien de l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni) manifestent un sentiment de colère à l’égard des personnes issues de l’immigration. Ils les accusent d’envahir leurs quartiers, de profiter des services locaux à moindres frais, d’être à l’origine d’une augmentation de la criminalité et d’une perte de l’identité de la ville.

La montée des violences anti-migrants

Ces événements représentent un triple danger pour la société nord-irlandaise.

Ils sont d’abord une manifestation directe de la montée, chez une partie de la population, de l’idéologie réactionnaire, du discours anti-immigration et de ses conséquences violentes. Les émeutes de Ballymena rappellent ainsi directement les émeutes racistes qui ont déjà secoué l’ensemble du Royaume-Uni, y compris l’Irlande du Nord, en août 2024, à la suite de la mort de trois enfants dans une attaque au couteau à Stockport. Celle-ci avait été commise par un Britannique de 17 ans, né au pays de Galles dans une famille d’origine rwandaise, ce qui avait entraîné la diffusion de rumeurs le présentant comme un demandeur d’asile et de discours anti-immigration sur les réseaux sociaux. Elles renvoient également aux émeutes ayant eu lieu à Dublin en novembre 2023, entraînées là aussi par la circulation de rumeurs racistes après une attaque au couteau.

France Info, 24 novembre 2023.

Les récentes violences ayant cependant leur origine dans un incident local, elles ont remis en lumière des tendances propres à la région. Au moment des émeutes de 2024, on dénombrait déjà 409 crimes de haine supplémentaires en Irlande du Nord par rapport à l’année précédente, et la quantité d’incidents mensuels atteignait des niveaux records depuis que ces statistiques sont recueillies.

Pourtant, en comparaison avec le reste du Royaume-Uni, l’Irlande du Nord est peu concernée par l’immigration. Au dernier recensement, 3,4 % de la population déclarait appartenir à une minorité ethnique – indicateur approximatif de l’immigration et de la diversité, dans la mesure où les minorités ethniques proposées sont arbitrairement liées à des pays non européens, et s’opposent à une catégorie « blanc », regroupant l’ensemble des personnes originaires de pays européens, immigration majoritaire au début des années 2000 –, contre 18,3 % en Angleterre et au pays de Galles, et 12,9 % en Écosse. Comme cela a déjà été noté l’année dernière, et malgré le processus de paix en cours depuis 1998, on rappelle alors volontiers que de tels actes racistes dépendent de « dynamiques sociologiques distinctement propres » à l’Irlande du Nord.

Malgré l’évolution du traitement médiatique et social des violences publiques des jeunes de quartiers populaires depuis le début des années 2000, l’implication « en coulisse » des paramilitaires continue par exemple d’être un point nodal de débat. Bien qu’ils ne semblent pas avoir été impliqués dans les violences à Ballymena, la question de l’influence des paramilitaires loyalistes est inévitablement soulevée lors de tels incidents violents. Historiquement, la mainmise de ces réseaux de criminalité organisée sur les communautés urbaines locales s’est traduite par un contrôle coercitif exercé sur les adolescents issus de ces quartiers populaires – qu’il s’agisse d’« attaques punitives » à leur encontre ou de leur instrumentalisation à des fins de contrôle territorial.

Ces manifestations violentes d’intolérance présentent aussi pour les habitants de fortes similitudes, voire une forme de continuité, avec les « pogroms » ayant eu lieu dans les années 1960 à Belfast entre communautés catholique et protestante. On pourrait être tenté de rapporter les violences de ces dernières semaines au sectarisme propre à l’Irlande du Nord : le racisme et l’intolérance envers les migrants seraient un prolongement de l’intolérance qu’ont longtemps entretenue l’une vis-à-vis de l’autre les communautés catholique et nationaliste d’une part, protestante et unioniste de l’autre, une intolérance qui aurait profondément marqué la société nord-irlandaise.

Les risques d’une dénonciation communautaire du racisme

C’est là qu’apparaît le deuxième danger que posent indirectement les émeutes racistes de Ballymena. En effet, c’est à cette rhétorique de la continuité que recourent de nombreux commentateurs pour contextualiser les émeutes. Mais c’est aussi le cas de ceux des Nord-Irlandais qui souhaitent critiquer le comportement des habitants de Ballymena impliqués dans les émeutes. Ce faisant, on en vient néanmoins à courir le risque de raviver, d’une nouvelle manière, l’opposition entre nationalistes et unionistes.

En effet, ces incidents ont eu lieu dans des zones urbaines associées à la communauté unioniste – Ballymena, Portadown, Larne et Coleraine en 2025, mais aussi Sandy Row en 2024. Ce sont les paramilitaires unionistes que l’on soupçonne d’y participer, et ce sont les politiciens unionistes qui tentent de légitimer une forme de colère populaire, soutenus en cela par certains conservateurs britanniques.

Un tel état de fait fait ressurgir un discours hérité du conflit et qui perdure aujourd’hui, prenant ainsi de nouvelles dimensions : aux yeux d’une partie de la communauté nationaliste, la communauté unioniste est la principale source du racisme qui gangrène de plus en plus la société nord-irlandaise. Cette communauté serait plus intolérante et plus raciste, en raison d’un conservatisme traditionnel, ou bien du fait des affinités historiques et politiques entre le loyalisme et l’extrême droite britannique.

Par ailleurs, si l’équilibre entre les forces politiques nationalistes et unionistes reste marqué par un statu quo, chacune rassemblant environ 40 % de la population, la part de la population catholique est en hausse depuis plusieurs décennies. Atteignant 45,7 % de la population au recensement en 2021, les catholiques sont, pour la première fois dans l’histoire de l’Irlande du Nord, plus nombreux que les protestants (43,5 %). Cette tendance de long cours est régulièrement mobilisée dans la mesure où elle viendrait renforcer les tendances réactionnaires d’une part de la population unioniste, dont le racisme serait une conséquence parmi d’autres.

Plusieurs journaux à la ligne éditoriale réputée nationaliste ont publié des articles soulignant qu’en tant que « bastion loyaliste », « l’intolérance religieuse et les attaques racistes n’ont rien de nouveau à Ballymena », tandis que les partis politiques nationalistes – Social Democratic and Labour Party (SDLP) et Sinn Féin – dénoncent les discours anti-immigration de certains représentants unionistes.

À cela, les unionistes objectent depuis de longues années que les personnes issues de l’immigration sont plus présentes dans les quartiers populaires unionistes, où davantage de logements sociaux vacants sont disponibles pour les accueillir. Or, cette situation renvoie là aussi au conflit communautaire, puisqu’elle découle en partie de la discrimination dont la population catholique fait l’objet dans l’accès aux logements sociaux, ainsi que de la surpopulation des quartiers populaires nationalistes.

Ressurgit alors une autre continuité potentielle : celle entre, d’une part, les discours dénonçant une « oppression démographique » qui ont émergé dans les quartiers populaires protestants pendant le conflit vis-à-vis de leurs voisins catholiques, et, d’autre part, les discours anti-migrants apparus à partir des années 2000. Le sentiment anti-immigration se trouve ainsi corrélé au niveau de ségrégation résidentielle hérité du conflit, et en quelque sorte encastré dans le problème du rapport entre communautés.

Cette matrice s’est installée dès le début du processus de paix, à la fin des années 1990, à mesure que la société nord-irlandaise se confrontait à son propre multiculturalisme après trois décennies de déni. Ainsi, les débats autour des attaques visant la communauté chinoise en 2004 et la communauté rom en 2009 s’étaient déjà articulés autour de l’héritage du conflit et de l’idéologie dominante au sein de la communauté unioniste.

Rappeler les problèmes sociaux en jeu

Comment critiquer les manifestations violentes de l’idéologie réactionnaire anti-immigration au sein des quartiers populaires unionistes sans raviver le conflit communautaire ? Comment désamorcer le fait que « les catholiques tirent pratiquement une fierté sectaire du fait de ne pas être racistes » ?

D’abord, en rendant visibles les reconfigurations internes au sein de chaque communauté. Dans ces quartiers unionistes, nombreux sont les travailleurs sociaux, les élus locaux et les résidents qui dénoncent ces dérives et participent à les apaiser. Certains jeunes résidents affirment clairement qu’ils refusent d’« afficher des effigies tribales sur [leur] maison pour garantir [leur] sécurité dans [leur] ville […] à une période où il s’agit de lutter pour les droits et la sécurité des femmes ». Il existe une longue tradition syndicale dans ces quartiers ouvriers – comme en témoigne l’existence du mouvement Ballymena Young Socialists dans les années 1980 –, et les organisations syndicales sont aujourd’hui parmi les premières à dénoncer publiquement ces violences, ayant réuni nationalistes et unionistes dans des manifestations antiracistes à Belfast.

Il conviendrait ensuite de dépasser la vision réductrice des personnes issues de l’immigration qui s’est installée au sortir du conflit. Entérinée par les institutions et les politiques publiques de « Good Relations », elle conduit régulièrement à réduire l’ensemble des minorités à une « troisième communauté » englobant toute forme d’altérité, dont le rapport à la société nord-irlandaise se trouve indexé à la manière dont elles se situent vis-à-vis des deux communautés traditionnelles. À ce titre, comme le soulignait un rapport parlementaire en 2022, « les intérêts des communautés issues de minorités ethniques et de l’immigration en Irlande du Nord passent trop souvent au second plan, éclipsés par la volonté de faire cohabiter les demandes des communautés nationalistes et unionistes ».

Les personnes se déclarant d’origine polonaise, lituanienne et indienne, arrivées dans le cadre de mouvements historiques variés d’immigration professionnelle, sont les plus représentées en Irlande du Nord. À cela s’ajoute depuis plusieurs années l’arrivée de demandeurs d’asile et de réfugiés, notamment syriens. Les attitudes à leur égard semblent s’améliorer dans l’ensemble.

Pourtant, malgré des parcours et des expériences variés, tous ces groupes ont eu à se situer vis-à-vis de l’opposition communautaire : aux difficultés de l’immigration s’ajoute l’expérience d’un système de logement social ségrégué, d’un système scolaire ségrégué, d’une société encore aux prises avec une vision naturalisante de l’ethnicité et de la culture, et d’une vie politique largement focalisée sur la question du statut constitutionnel de l’Irlande du Nord.

À l’échelle locale, les associations qui soutiennent les personnes immigrées doivent composer avec la concurrence des organisations liées à une communauté ou à l’autre, luttant souvent pour l’obtention de fonds publics, alors que de nombreux appels à projets nationaux et européens demeurent dédiés aux enjeux de réconciliation.

L’instrumentalisation des violences sexistes et sexuelles

Enfin, il faut insister sur le troisième danger que représentent les récents incidents pour l’Irlande du Nord. Ces événements, comme le meurtre d’Ashling Murphy en 2022 en Irlande, nous montrent à quel point la politisation des violences sexistes et sexuelles (VSS) se heurte à son instrumentalisation par l’extrême droite, alors même qu’une partie des classes populaires se mobilise pour les dénoncer.

S’il s’agit là encore d’un problème qui dépasse la région, avancer dans la caractérisation et la prise en charge des VSS en Irlande du Nord est un des chantiers centraux, et pourtant historiquement négligés, du processus de paix. Il est fondamental, car il représente un pas vers le recentrage des politiques publiques portant sur des problèmes sociaux clairement identifiés et détachés de l’opposition communautaire.

Selon le dernier rapport en date, produit par l’Ulster University en début d’année, 98 % des femmes nord-irlandaises déclarent avoir subi au moins une forme de violence ou d’abus dans leur vie, dont 50 % avant leurs 11 ans. Il aura fallu attendre 2024 pour que l’exécutif souligne « l’épidémie de violence envers les femmes » en Irlande du Nord, la région présentant le troisième plus haut taux de féminicide en Europe.

Alors que les chercheurs et chercheuses en sciences sociales soulignent depuis plusieurs décennies les liens entre la montée des VSS et le processus de sortie de guerre, ainsi que le besoin urgent de problématiser cette situation à l’échelle de la société nord-irlandaise, presque aucun effort médiatique n’a été fait pour replacer les événements de ce mois de juin dans cette perspective. Il est aujourd’hui essentiel de déloger cette problématique de l’étau dans lequel elle se trouve prise en Irlande du Nord, entre la montée du fémonationalisme et les risques d’un retour à l’opposition communautaire.

The Conversation

Théo Leschevin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

03.07.2025 à 12:39

À bord de l’« Ocean Viking » (4) : quand les rêves touchent terre

Morgane Dujmovic, Chargée de recherche CNRS, Géographe et politiste spécialiste des frontières et migrations, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
À bord de l’« Ocean Viking » pendant un an, une chercheuse a recueilli les récits de 110 personnes secourues en Méditerranée centrale. Dernier épisode : le retour à la terre.
Texte intégral (3273 mots)
À l'approche des côtes italiennes, la perspective d'une nouvelle vie en Europe se fait plus concrète. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Cet article est le quatrième et dernier épisode d’une série en quatre volets consacrée à un travail de recherche mené à bord de l’Ocean Viking, navire de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée. Morgane Dujmovic, géographe et politiste, a recueilli les récits de 110 personnes secourues en Méditerranée centrale pour mieux comprendre leur parcours. Le retour à terre est au cœur de ce dernier épisode. Une version immersive de cette série existe également.


Si l’étude à bord de l’Ocean Viking (OV) met en lumière les opérations de sauvetage civil, par l’une des désormais nombreuses ONG présentes en Méditerranée centrale, il faut aussi souligner l’importance des traversées autonomes, comme des sauvetages et actes de solidarité en mer entre personnes exilées elles-mêmes.

Ellie, membre de l’équipe SAR (Search and Rescue) de SOS Méditerranée, a retracé un sauvetage au cours duquel deux embarcations en détresse se sont prêté assistance :

« Il y a des personnes dont je me souviens très bien. Elles étaient parties dans le corridor tunisien, en bateau en fibre de verre et ont croisé un autre bateau, en bois, qui était à la dérive. Quand on est arrivés, on avait ce bateau en fibre de verre qui remorquait un bateau en bois, chacun en détresse, avec 30 ou 40 personnes dessus. C’était un sauvetage d’un sauvetage. C’était assez incroyable, cette solidarité parmi les personnes en mer. »

Reconstitution d’un sauvetage entre embarcations en détresse par Ellie, sauveteuse en mer. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Les équipages d’ONG sont ainsi à la recherche d’un équilibre entre, d’une part, le maintien de cette autonomie propre aux personnes exilées et, d’autre part, les contraintes liées à la gestion quotidienne des populations à bord dans des conditions parfois extrêmes (une gestion souvent qualifiée de crowd control, c’est-à-dire de « contrôle des foules »).



L’étude sur l’OV a justement mis en lumière les attentes des personnes rescapées, dans la phase qui suit le sauvetage, dite de post-rescue. Les opinions exprimées ont ainsi permis de formuler plusieurs recommandations opérationnelles, centrées sur les besoins de ces personnes durant les journées de navigation jusqu’à un port sûr en Europe.

L’un des résultats les plus marquants a trait au besoin de communication directe avec les proches, en particulier pour leur annoncer que la traversée n’a pas eu d’issue fatale. Le soutien et les informations reçues de la famille et des amis font d’ailleurs partie des principales ressources aux différentes étapes de la migration (mentionnées par près de 60 % des personnes à l’enquête).

Cependant, il n’est pas rare que les personnes rescapées perdent leur téléphone au cours de la traversée, et quand ce n’est pas le cas, les capacités de connexion restent limitées en pleine mer.

Impacts psychiques et physiques

L’étude laisse aussi apparaître les impacts physiques et psychiques des violences en Libye, affectant la capacité à accomplir des besoins primaires. Les personnes participantes ont notamment mentionné des difficultés à s’alimenter, à trouver le repos et le répit :

« En prison, nous ne mangions qu’une fois par jour, nous ne pouvions nous laver qu’une fois par mois. » ;
« Mon dos est très douloureux et je ne peux pas dormir. » ;
« Mon esprit et trop stressé et je ne peux pas le contrôler. »

Ces traces sont aussi visibles sur les innombrables graffitis laissés sur les murs de l’Ocean Viking au fil des années.

Dans cet enchaînement de frontières violentes, le séjour à bord du navire de sauvetage relève d’une respiration, si l’on se fie aux commentaires libres proposés à l’issue du questionnaire :

« Nous sommes considérés comme vos frères ici, ça change tellement de la Libye ! » ;
« Je n’ai pas grand-chose à dire, mais je n’oublierai jamais ce qu’il s’est passé ici. »

Au milieu de la mer, quand le nombre de personnes à bord le permet, on assiste parfois à des scènes d’intimité retrouvée ou, à l’inverse, de liesse collective, notamment quand est confirmée l’annonce d’un port attribué par l’Italie.

Explosion de joie à bord de l’OV après l’annonce d’un port de débarquement en Italie. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Quant aux ateliers cartographiques et à l’étude par questionnaire que j’ai menés, les retours de participants suggèrent qu’ils ont pu participer à une forme de pouvoir d’agir, ou du moins, de pouvoir-réfléchir et de pouvoir-raconter :

« C’est la première fois depuis très longtemps que quelqu’un me demande ce que je pense et quelles sont mes opinions sur les choses. »

« Sur le terrain : Quand les cartes racontent l’exil », avec Morgane Dujmovic, The Conversation France, 2025.

Le retour à la terre

Une forme de reprise de pouvoir sur l’action est perceptible à mesure que s’approche la perspective du débarquement et d’une nouvelle vie en Europe.

Alors que nous naviguons vers les côtes italiennes, les cartographies qui sont affichées sur le mapping collectif illustrent des rêves et imaginaires de plus en plus concrets. Elles font écho aux projets d’installation confiés dans le questionnaire :

« J’espère avoir rapidement un titre de séjour en Allemagne. » ;
« Je souhaite rembourser l’argent que j’ai emprunté à mes propriétaires, apprendre rapidement la langue, voir ma famille en état de sécurité et de santé. »

Mapping collectif sur le pont de l’OV. Alisha Vaya/SOS Méditerranée, Fourni par l'auteur

On peut imaginer l’émotion que représente le premier pied posé dans un port européen, pour celles et ceux qui y parviennent enfin. On imagine moins, en revanche, que cette étape puisse relever d’une nouvelle forme de violence. À Ancône, Koné se remémore l’impression laissée par l’important dispositif déployé :

« Quand j’ai débarqué du bateau, j’ai vu tellement de sirènes que j’ai pensé : “Il n’y a que des ambulances, en Italie ?” »

Le comité d’accueil réservé aux personnes débarquées en Italie est en fait composé des autorités nationales de sécurité (police et gendarmerie), des services sanitaires italiens, de la Croix-Rouge italienne et de membres de Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, dont l’intervention est cadrée autour d’une question : « Qui conduisait le bateau parti de Libye ? »

Autrement dit : « Qui pourrait être inquiété pour avoir facilité l’entrée irrégulière sur le territoire européen ? »

Au niveau des conventions internationales SAR, le sauvetage prend fin dès lors que les personnes sont débarquées dans un lieu sûr de débarquement ou POS (Place of Safety). Pour les équipages de SOS Méditerranée, il est d’usage de considérer que le travail s’arrête là, même si la relation humaine se poursuit parfois.

D’ailleurs, le débarquement est assez vite suivi par les nombreuses formalités administratives et les interrogatoires auxquels les ONG de sauvetage doivent se soumettre pour ne pas courir le risque de voir leur bateau détenu et, par conséquent, d’être dans l’incapacité de retourner en zone d’opérations.

À l’issue de plusieurs jours de navigation collective, les au revoir ont quelque chose de joyeux, mais aussi d’anxieux, car nous savons que s’ouvre pour chacune de ces personnes un nouveau parcours de combats.

Débarquement de l’Ocean Viking
À peine le débarquement effectué vient le temps des formalités administratives et des interrogatoires. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Dans cet instant de grâce, où les rêves touchent terre, vient à mon esprit la force des silences dans la bande dessinée, le Retour à la terre, rendus graphiquement par Manu Larcenet.

Le silence de la mer qui a englouti tant de corps.

Le silence concentré des équipes de sauvetage, quand les bateaux semi-rigides foncent vers les embarcations en détresse.

Le silence stupéfait, à bord des mêmes semi-rigides ramenant au bateau-mère des personnes encore sonnées d’avoir échappé au naufrage.

Le silence épuisé de celles et ceux qui reprennent des forces ; l’évidence du silence à l’écoute des récits sur le pont de l’OV.

Le silence timide quand les côtes italiennes se dévoilent pour la première fois.

Le silence des institutions européennes qui taisent et entravent les combats pour la vie en mer – et pour la vie sur terre, en soutenant les interceptions et retours forcés vers la Libye.

Et, enfin, mon silence, face au constat de ma propre impuissance, vis-à-vis des personnes exilées que j’ai rencontrées en mer :

« Je sais que tu écris, c’est bien, les gens vont le voir. Mais l’histoire va continuer. »

Le sillage de l’Ocean Viking. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Remerciements : De sincères remerciements sont adressés aux personnes qui ont bien voulu participer à cette étude embarquée et partager leurs récits, notamment Koné et Shakir, ainsi qu’à l’ensemble des équipes en mer et sur terre qui ont soutenu cette recherche au long cours, en particulier Carla Melki et Amine Boudani.

Certains prénoms réels ont été conservés et d’autres modifiés, à la préférence des personnes concernées.

Morgane Dujmovic a débuté cette recherche en tant que chercheuse indépendante, elle est aujourd’hui chargée de recherche au CNRS.

The Conversation

Morgane Dujmovic ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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