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06.04.2025 à 17:30
Comac : la menace chinoise pour Airbus et Boeing
Texte intégral (2312 mots)

La Comac (Commercial Aircraft Corporation of China) prend son envol dans la galaxie des constructeurs aéronautiques mondiaux. L’avionneur européen Airbus, qui l’a aidée à décoller, s’en mord-il déjà les doigts ?
Depuis plusieurs décennies, Airbus et Boeing sont les maîtres du ciel dès lors qu’il s’agit de jets court, moyen et long-courriers. Mais désormais une entreprise chinoise, la Commercial Aircraft Corporation of China (Comac), s’est invitée au jeu.
Faute d’avoir raté la révolution industrielle, l’industrie aéronautique chinoise avait travaillé avec des Allemands dans les années 1920, des Italiens dans les années 1930, des Soviétiques dans les années 1950, des Américains et des Français dans les années 1970 et 1980… Or, ne pas avoir d’avion Made in China, c’était se trouver « à la merci des autres », avait déploré le président Xi Jinping en 2014. Comment l’industrie chinoise en général a fait des bonds de géant, pourquoi son aviation civile n’en ferait-elle pas autant ? Et que signifierait cette émergence à l’échelle globale ?
Échecs russes, canadiens et chinois
Les normes de sécurité de l’aviation civile sont particulièrement élevées. Le transport aérien est déjà le mode de transport le plus sûr au monde et son but ultime est d’atteindre 0 accident. C’est pourquoi les matériaux utilisés et les systèmes de contrôle comptent parmi les plus élaborés qui soient. Du fait de la recherche d’une moindre pollution, les technologies évoluent en permanence.
C’est ainsi que l’aviation civile russe, incapable de suivre le mouvement malgré son passé glorieux, a sombré. Ou que les Canadiens de Bombardier ont été rachetés par Airbus.
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En Chine, le désir d’avions nationaux remonte aux années 1990 lorsque Aviation Industry Corporation of China (Avic), basé à Pékin, voulait produire des MacDonnell Douglas MD-90 américains sous licence. Mais en 1998 le projet avait tourné court, car les Américains redoutaient un copier-coller à leur détriment. En 2008, le gouvernement chinois a alors compris qu’il lui fallait mettre d’énormes moyens en œuvre, avec deux projets menés en parallèle.
Marché de dupes pour Airbus
Airbus a été invité à assembler des A320 en Chine, par l’intermédiaire d’une joint-venture avec Avic qui a été implantée dans la zone franche de Tianjin. Il s’agit du 4e site mondial d’assemblage des A320 après ceux de Toulouse (Haute-Garonne), de Hambourg (Allemagne) et de Mobile aux États-Unis. Plus de 700 avions y ont déjà été assemblés et la cadence s’accélère, en 2026, avec l’ouverture d’une deuxième ligne de fabrication. Tianjin assure également la finition des A350 destinés à la Chine. Airbus a créé tout un écosystème : l’usine de matériaux composites de Harbin, la fabrication de pièces de rechange, la formation du personnel, le centre de recherche de Suzhou pour l’environnement et celui de Shenzhen pour la digitalisatio.
En même temps que l’arrivée d’Airbus comme manufacturier, le gouvernement a créé la Comac, Commercial Aircraft Corporation of China. L’entreprise est contrôlée à 31,6 % par l’État et à 26,3 % par la municipalité de Shanghai, s’y ajoutent des industriels chinois de l’aviation, dont Avic, et de la métallurgie : Baoshan Steel, Chinalco, Sinochem. Du point de vue de l’organisation industrielle, la Comac s’inspire d’Airbus, avec des usines réparties un peu partout en Chine et l’assemblage final effectué à Shanghai. Le but de la Comac est de construire une gamme complète d’appareils, et peut-être même, un jour, de très gros quadriréacteurs et des avions supersoniques.
L’ARJ21, premier-né
Dès l’Airshow China de 2014, le représentant d’Airbus voyait poindre la concurrence de la COMAC. On passerait alors du couple Airbus-Boeing à un oligopole mondial à trois. Mais la gestation des projets chinois est longue. En octobre 2008 a volé l’Advanced Regional Jet for the 21st Century (ARJ21). Ce biréacteur de 90 places ressemble finalement au vieux MD-90 avec ses réacteurs placés à l’arrière et son empennage haut, et 181 commandes de l’ARJ21 ont été passées immédiatement sur décision gouvernementale.

Huit ans plus tard, en 2016, Chengdu Airlines a effectué le premier vol commercial de l’ARJ21. Une vingtaine de sous-traitants américains, le Français Zodiac pour les toboggans d’évacuation et d’autres Européens jouent un rôle essentiel dans l’équipement de l’avion. Près de 120 appareils sont en service auprès de diverses compagnies chinoises et du transporteur indonésien TransNusa, le seul opérateur étranger de Comac jusqu’à présent.
Autonomie stratégique chinoise
Par le jeu de la sous-traitance et de la fourniture d’éléments très avancés, les avions d’Airbus, de Boeing et de la Comac intègrent en réalité de nombreux éléments communs. Mais un avion n’est pas un scooter ou une voiture. Il est encastré dans des politiques de souveraineté nationale d’autant plus qu’il partage des éléments avec les avions de guerre.
En 2019, du fait de l’agressivité du président Trump à l’encontre la Chine, une coopération technique avait été lancée entre la Comac et l’United Aircraft Corporation (UAC) russe pour la construction du CR929. Un futur rival sur le marché des long-courriers Airbus A350 et Boeing 787 voire B777.

Il aurait dû entrer en production en 2025, mais la Comac et l’UAC ont rompu leur pacte en 2023. Les Chinois continuent à développer le projet seuls… Le gouvernement chinois – tout comme celui de la Russie – cherche à s’émanciper de ce qu’il considère comme une mise sous tutelle. Dès 2016, il a fondé l’Aero Engine Corporation of China (AECC) fusion de différents établissements industriels publics chinois forte de 72 000 salariés. « Un pas stratégique », selon le président de la République Xi Jinping.
AECC veut alors construire des réacteurs civils, outre les moteurs militaires qu’elle produit déjà. La cible est le développement de réacteurs pour tous types d’avions civils, gros porteurs inclus. Le moteur CJ-1000A devrait progressivement se substituer aux motorisations de la CFM, la joint-venture de Safran et de General Electric, qui assemble des réacteurs en Chine à partir de composants fabriqués aux États-Unis et en France.
Remplacer Aribus et Boeing ?
Rien n’est simple. Ryanair avait été associé à la conception du C919 et affirmait en vouloir 700 exemplaires, alors qu’elle est une compagnie qui n’utilise que des Boeing 737. Mais le marché ne sera pas conclu avant le milieu des années 2030 parce que, selon Michael O’Leary, le patron de Ryanair, le marché chinois est servi en premier.
Les perspectives qui s’ouvrent sont vertigineuses pour la Weltanschauung, la manière de voir et de comprendre le monde. De part et d’autre de l’Atlantique, depuis des décennies, on a raisonné en termes de coopération et concurrence entre les entreprises. En Chine, on a appris de l’Occident. On apprend encore sans que l’intention finale soit évidente. S’agit-il de créer une troisième étoile dans le firmament des avionneurs, à côté d’Airbus et de Boeing, tous réunis par des liens très forts par l’intermédiaire de leurs fournisseurs ? ou de prendre leur place ? À moyen terme, la croissance du marché aérien est telle qu’il y aura des débouchés pour tout le monde. Mais au-delà ?

Raymond Woessner ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.04.2025 à 17:49
America First : quand Donald Trump relance une idéologie centenaire controversée
Texte intégral (2737 mots)
L’expression America First a une longue histoire aux États-Unis. Remis au goût du jour par Donald Trump durant sa campagne présidentielle de 2016, et à nouveau promu en principe fondateur de sa politique depuis son retour à la Maison Blanche en janvier 2025, ce slogan reflète une vision nationaliste et protectionniste qui, pratiquement depuis la naissance du pays, proclame la primauté des intérêts américains en matière de politique étrangère et commerciale.
« Nous sommes réunis aujourd’hui pour annoncer un nouveau décret qu’on entendra dans toutes les villes, toutes les capitales étrangères et tous les centres du pouvoir. À partir d’aujourd’hui, ce sera strictement l’Amérique d’abord. L’Amérique d’abord ! », déclare Donald Trump lors de son discours d’investiture le 20 janvier 2017. Cette formule, « America First », qui avait inquiété les dirigeants du monde entier, a été remise en avant lors de son retour à la Maison Blanche huit ans plus tard.
L’origine de ce slogan devenu un élément central de la rhétorique de Donald Trump remonte en réalité à bien plus tôt dans l’histoire des États-Unis.
L’isolationnisme : un vieux refrain américain
En effet, l’isolationnisme ne date pas d’hier dans la politique étrangère des États-Unis. C’est une longue tradition américaine fondée sur l’idée selon laquelle le pays devait éviter de s’engager dans les affaires du monde pour se concentrer sur ses propres préoccupations internes.
C’est à la fin du XVIIIe siècle que cette vision de la politique extérieure trouve son origine, dans le célèbre dernier discours présidentiel de George Washington, « Farewell Adress » en 1796. Le premier président des États-Unis mettait en garde son peuple contre les alliances permanentes avec des puissances étrangères et préconisait plutôt une politique de neutralité et d’indépendance.
Au début du XXe siècle, cette tradition isolationniste a été mise à l’épreuve à plusieurs reprises, notamment avec la Première Guerre mondiale. Mais malgré la participation des États-Unis à la guerre (1917-1918), un très fort sentiment isolationniste est resté enraciné dans le pays. Après la guerre, une grande partie de l’opinion publique américaine souhaitait éviter une nouvelle implication dans les conflits européens. Cette distanciation s’est renforcée par la déception américaine face aux résultats du traité de Versailles, qui ne répondaient pas aux attentes de Washington en ce qui concerne la sécurité internationale.

C’est dans ce contexte des années 1920 que le slogan America First est né, scandé par ceux qui s’opposaient à l’entrée des États-Unis dans des engagements internationaux en lien avec les quatorze points du président Woodrow Wilson et la mise en place de la Société des nations.
Un fer de lance : l’America First Committee
La formule America First a été popularisée par le mouvement isolationniste des années 1940 America First Committee (AFC). Ce comité créé par des figures politiques et des intellectuels influents prônait le rejet de l’intervention américaine dans la Seconde Guerre mondiale et favorisait le protectionnisme.
À cette époque, l’expression America First a pris une signification plus forte sous l’influence de l’avocat Robert A. Taft, fils de l’ancien président William Howard Taft (1908-1912), et de l’aviateur Charles Lindbergh, devenu l’un des porte-parole du comité. Le but principal de l’America First Committee ? Faire pression sur le gouvernement des États-Unis pour que celui-ci n’implique pas le pays dans la guerre qui éclatait en Europe et en Asie.

L’America First Committee prônait une politique de non-intervention et s’opposait vigoureusement à l’adhésion des États-Unis aux efforts de guerre des alliés face à l’Allemagne nazie. Pour le comité, s’engager dans la guerre européenne – ou, plus tard, dans le conflit mondial – allait affaiblir les États-Unis et mettre en péril leur souveraineté. Le tout pour un conflit lointain et coûteux.
L’argument principal était le suivant : les États-Unis ayant la capacité de se défendre eux-mêmes, il n’est pas nécessaire de s’impliquer dans les conflits extérieurs. « L’Amérique d’abord » devait se concentrer sur ses intérêts internes, sur la consolidation de son économie et de sa sécurité, plutôt que jouer un rôle de police mondiale.
Le slogan « America First » a trouvé une résonance particulière dans la population américaine qui ne voyait pas l’intérêt d’intervenir dans les affaires européennes ou asiatiques, particulièrement après les horreurs et les pertes humaines de la Première Guerre mondiale. Le comité a ainsi réussi à mobiliser une grande partie de l’opinion publique contre l’intervention des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale.
Cette position a toutefois été contestée au fur et à mesure que l’Allemagne nazie étendait son contrôle sur l’Europe, et que les attaques japonaises se multipliaient dans le Pacifique. L’attaque de Pearl Harbor par le Japon le 17 décembre 1941 a changé la donne et forcé les États-Unis à entrer dans la guerre mettant fin à l’influence de l’AFC. L’opinion publique a alors radicalement basculé en faveur de l’intervention militaire, estimant que la sécurité nationale des États-Unis était désormais en danger. L’America First Committee s’est dissous peu après l’entrée des États-Unis dans le conflit, mais l’impact de ce mouvement sur la pensée politique américaine a persisté.

Populisme et protectionnisme, héritiers de l’isolationnisme
Le sentiment isolationniste et nationaliste a été réactivé à plusieurs reprises tout au long du XXe siècle, pendant la guerre du Vietnam, les crises économiques, et lors des débats sur le commerce international. Dans les années 1980 et 1990, à l’époque des présidences de Ronald Reagan et George H. W. Bush, bien que les États-Unis soient restés un acteur clé du système international, des voix isolationnistes se sont fait entendre, en réaction aux interventions militaires américaines et à la mondialisation.
Le populisme économique et la critique du libre-échange se sont développés dans des secteurs économiques affectés par la délocalisation et la mondialisation.
Le retour en force du slogan « America First » s’est manifesté de manière marquante sous la première présidence de Donald Trump, qui a réutilisé l’expression pour mettre en avant une politique économique protectionniste, une critique radicale du multilatéralisme et un net désengagement des affaires internationales par rapport aux présidences présidentes de Barack Obama et de George W. Bush.
Trump avait d’ailleurs fait de cette philosophie un axe central de sa campagne électorale de 2016, se présentant comme un défenseur des intérêts des travailleurs américains et des citoyens ordinaires par opposition aux élites politiques et économiques mondialisées.
Ce retour au nationalisme économique, associé à un rejet des accords commerciaux internationaux et des engagements militaires à l’étranger, a ravivé les vieux débats sur la place de l’Amérique dans le monde et son rôle dans les affaires mondiales.
L’instrumentalisation des récits nationaux
Le succès du slogan « America First » repose également sur sa capacité à mobiliser des récits nationaux profonds. Les discours de Trump se sont appuyés sur une mythologie américaine mettant en avant la prospérité perdue (« Make America Great Again »), le peuple américain comme héros face aux élites corrompues et la nécessité de restaurer un ordre moral et économique qui aurait existé par le passé avant de s’effilocher.
Ces récits s’inscrivent dans une longue tradition politique, où l’Amérique est perçue comme une nation exceptionnelle, destinée à servir de modèle au monde.
La rhétorique de Trump, cependant, se distingue par une rupture avec l’idéal d’une Amérique cosmopolite et ouverte. En mettant l’accent sur le déclin supposé du pays, Trump a réactivé un discours populiste, opposant un peuple « véritablement américain » à des ennemis extérieurs (la Chine, l’Union européenne, l’immigration illégale) et intérieurs (les démocrates, les médias traditionnels, la bureaucratie).
La diplomatie du chacun pour soi
En réactivant et modernisant la doctrine America First Donald Trump a redéfini la politique étrangère et économique des États-Unis selon une vision nationaliste et protectionniste.
Son approche repose sur un rejet du multilatéralisme au profit d’accords bilatéraux plus favorables à Washington, une volonté de relocaliser l’industrie américaine et une posture de fermeté face à la Chine et à l’Europe.
Toutefois, cette modernisation de la doctrine s’est accompagnée de tensions avec les alliés traditionnels des États-Unis et d’une polarisation accrue au sein du pays. Si ses partisans saluent un retour à la souveraineté économique et à une diplomatie musclée, ses détracteurs dénoncent un isolement international et des politiques aux conséquences incertaines sur le long terme.
L’héritage de cette doctrine reste donc sujet à débat : a-t-elle renforcé les États-Unis ou fragilisé leur leadership mondial ? Plus d’un siècle après son émergence, Donald Trump peut-il réellement se poser en héritier légitime de cette doctrine historique, ou en a-t-il dévoyé les principes pour servir une vision plus personnelle du pouvoir ?

Frédérique Sandretto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.04.2025 à 17:49
Au cœur de la mobilisation anti-gouvernementale en Turquie
Texte intégral (3047 mots)
Le 19 mars dernier, l’arrestation pour « corruption » et « terrorisme » (cette dernière accusation ayant depuis été abandonnée) d’Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul et principal opposant à Recep Tayyip Erdogan, a provoqué une vaste mobilisation en sa faveur de la société civile. Après un premier article consacré au contexte dans lequel ces événements surviennent, la sociologue Gülçin Erdi, spécialiste de la Turquie et notamment des questions urbaines, analyse ici la composition et les mots d’ordre des foules gigantesques qui se réunissent régulièrement pour contester, au-delà de la mise en détention de l’édile de la plus grande ville du pays, un système que les manifestants jugent largement corrompu et inefficace.
Dans le quartier de Saraçhane, un nouveau lieu emblématique de la contestation politique a émergé, surnommé par les manifestants le « nouveau Taksim », en référence à la contestation de 2013 qui s’était largement déployée autour de cette grande place du centre d’Istanbul.
Cette mobilisation est principalement motivée par un sentiment d’indignation face à un système politique perçu comme corrompu, et face à la détérioration économique et aux restrictions des libertés publiques. C’est ce qu’il ressort des slogans scandés par les participants, mais aussi des discussions que nous avons pu avoir avec eux, lors des nombreux rassemblements auxquels nous avons assisté depuis le début d’un mouvement, qui ne semble pas près de prendre fin.
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Qui manifeste ?
Une observation approfondie du mouvement révèle une prédominance notable, parmi les participants, de jeunes adultes âgés de 18 à 30 ans. Si l’on remarque également un certain nombre de personnes ayant pris part, en 2013, à l’occupation du parc Gezi, actuellement âgées de 40 à 50 ans, ce sont les jeunes qui jouent un rôle principal dans la mobilisation. Parmi eux, deux profils se distinguent particulièrement.

D’une part, des étudiants provenant des établissements universitaires les plus prestigieux d’Istanbul, aux parcours académiques souvent brillants, provenant de diverses facultés (aménagement urbain, sciences sociales, ingénierie, droit…). D’autre part, des jeunes non diplômés, motivés par un sentiment de ras-le-bol et une perception superficielle de la politique, leur engagement se limitant au nationalisme.
Il est à noter que la plupart des manifestants, en particulier les plus jeunes, dissimulent leur identité en couvrant leur visage, une mesure préventive contre une éventuelle détection par les forces de l’ordre. Les jeunes avec qui nous avons eu l’occasion de nous entretenir ont exprimé leur perception d’un climat de répression et de surveillance constante, tout en affirmant leur volonté d’éviter les conflits avec les forces de l’ordre, mais en participant activement à la manifestation, car, à leurs yeux, « il n’y a pas d’autre choix ».
La motivation de la majorité d’entre eux ne se limite pas uniquement à la libération d’Ekrem Imamoglu. Son arrestation est vue avant tout comme un événement symbolique et un prétexte pour descendre dans la rue. L’un de nos interlocuteurs exprime ainsi son exaspération croissante :
« J’en ai marre de l’insécurité et du futur incertain dans ce pays. Je suis étouffé. »
Un étudiant rencontré à Saraçhane abonde dans son sens :
« Nous nous éveillons quotidiennement avec la crainte que notre intégrité physique soit mise en péril à tout instant. »
Un autre, cagoulé et vêtu d’un foulard représentant Atatürk, assène :
« Tous les étudiants présents ici ont pour objectif de défendre la laïcité et de s’opposer au fascisme. […] À la tête de ce pays, il y a actuellement un dictateur et nous voulons le renverser. En ma qualité d’enfant d’Atatürk et de personne de gauche, je me trouve ici pour soutenir la République. »
Il ajoute que si les étudiants n’avaient pas manifesté, l’accusation de terrorisme à l’encontre d’Imamoglu n’aurait pas été retirée et qu’un kayyum (c’est-à-dire un administrateur désigné par l’État) aurait été nommé à la tête de la municipalité.
Les Stambouliotes sortis dans la rue ne croient pas à la culpabilité du maire et considèrent son arrestation comme une injustice supplémentaire dont ils sont les témoins, comme dit l’un des manifestants, « [après] l’accumulation de vingt ans d’oppression ».
« La situation est déterminée par la volonté d’un individu. Cette autorité est celle qui fixe les taux d’intérêt, les modalités de divertissement, etc. »
Frustrés par une situation politique et économique qui rend très difficile, voire impossible, la réalisation de bon nombre de leurs projets personnels, y compris l’acquisition de biens matériels tels qu’un véhicule ou un logement, les contestataires aspirent à un État plus juste, plus libre et plus démocratique, où la nécessité de recourir à des actions collectives, telles que des manifestations pour défendre leurs droits, ne serait pas une option nécessaire. Ils disent aussi vouloir vivre dans un environnement où l’accès à Internet ne soit pas entravé par des restrictions volontaires et des censures de comptes divers pour des raisons politiques et, au-delà, dans un pays où ils n’envieraient pas les habitants d’États démocratiques qui, selon eux, vivent plus librement et dans une plus grande prospérité.
Le kémalisme, seule voie alternative crédible à Erdogan ?
Comme nous l’avons souligné, les jeunes manifestants se divisent en deux catégories en termes de niveau de diplôme ; cependant, l’homogénéité de leurs positions politiques est remarquable, ce qui contraste avec la grande diversité observée lors de mouvements sociaux précédents tels que Gezi. Il semble que les références de la jeunesse actuelle soient différentes en raison du contexte politique des quinze dernières années. Les symboles traditionnels de la communauté LGBT (notamment le drapeau arc-en-ciel) et du mouvement kurde sont quasi absents du quartier de Saraçhane. Ces symboles ne sont pas perçus de manière favorable.
La majorité des manifestants sont imprégnés d’un nationalisme et d’un kémalisme marqués, comme l’illustrent leurs références, devises et slogans. Les portraits d’Atatürk et les drapeaux turcs sont omniprésents, souvent accompagnés du signe des Loups gris, symbole de l’ultra-droite.
Pour autant, il serait erroné de voir dans ces manifestations des rassemblements avant tout mus par le nationalisme.
Les participants sont, dans la plupart des cas, des jeunes qui n’ont connu que le gouvernement de l’AKP et de Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003. Ils ont grandi dans un contexte où l’autoritarisme et le conservatisme ont progressivement pris le dessus. Le système éducatif a subi de multiples révisions, introduisant des références marquées à l’histoire ottomane et à l’islam. Parallèlement, la laïcité a été marginalisée, tandis que les confréries musulmanes ont connu une croissance significative dans le pays.
Cette montée en puissance des courants islamiques s’est notamment manifestée dans les recrutements et les contrats publics, marquant ainsi leur ascension au sein de l’appareil étatique à la suite du démantèlement de la confrérie Gülen, accusée d’avoir orchestré la tentative de coup d’État de juillet 2016.
Depuis le mouvement de Gezi, l’opposition au régime d’Erdogan s’articulait principalement autour de deux branches : le mouvement politique kurde et les courants kémalistes, lesquels se sont souvent associés au sentiment antimigrant, très sensible dans un pays qui a accueilli en moins de dix ans plusieurs millions de réfugiés et de migrants, principalement en provenance de Syrie, mais aussi d’Irak, d’Afghanistan et d’Iran. En Turquie, l’idée est répandue que ces migrants sont favorables à Erdogan, qui leur a apporté son soutien et a favorisé leur accueil, et qu’ils voteront en grand nombre pour lui une fois qu’ils seront naturalisés turcs.
Pour les jeunes issus de familles ordinaires, en quête d’identité et de repères politiques, les mouvements de gauche, affaiblis par la répression étatique depuis Gezi et dépourvus d’une base populaire significative, apparaissent aujourd’hui comme une alternative peu crédible. Ce sont les kémalistes qui incarnent la seule opposition tangible et clairement en confrontation avec l’appareil étatique.
Récemment, l’armée a renvoyé certains jeunes diplômés de l’institution militaire après qu’ils ont exprimé leur allégeance à la figure de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République turque, en scandant « Nous sommes les soldats de Mustafa Kemal Atatürk ». Cette expression est un slogan largement diffusé à Saraçhane. Se dire kémaliste, aujourd’hui, ce n’est pas nécessairement embrasser toute la doctrine du fondateur de la République, ni partager en tous points les orientations du CHP, le parti kémaliste d’Ekrem Imamoglu ; c’est avant tout une façon d’exprimer son rejet d’Erdogan et de l’AKP.
Quel avenir pour la contestation ?
Le 26 mars 2025, le dirigeant du CHP Özgür Özel a annoncé l’achèvement des manifestations à Saraçhane, avec pour objectif de propager la contestation à travers le pays, dans diverses localisations et sous différentes formes. Il a également appelé à un rassemblement massif à Maltepe, dans la banlieue est d’Istanbul, le 29 mars. Le succès a été au rendez-vous : selon les estimations de l’opposition, la manifestation de Maltepe aurait réuni environ deux millions de personnes. Bien que ce chiffre puisse paraître quelque peu exagéré, la mobilisation a été indubitablement importante, et l’ensemble des forces politiques d’opposition du pays, y compris le DEM, un parti d’opposition de premier plan étroitement lié à la cause kurde, y ont pris part.
Parallèlement, une campagne de boycott ciblant les chaînes de télévision progouvernementales qui ont refusé de couvrir les manifestations, ainsi que les entreprises dont elles dépendent, a été lancée. Les étudiants ont également initié la création d’une coordination interuniversitaire indépendante et ont commencé à organiser, indépendamment du CHP, des manifestations à Istanbul et dans d’autres villes, malgré les arrestations massives et les interventions brutales des forces de l’ordre.
Il devient d’ailleurs de plus en plus difficile pour le gouvernement de fermer les yeux sur le mécontentement croissant de la société face au traitement subi par les jeunes en garde à vue, qui suscite indignation et colère.
Comme le démontrent Valerie Bunce et Sharon Wolchik en se référant aux exemples postsoviétiques et d’Europe de l’Est, les périodes où la confiance dans l’intégrité et l’équité des élections est mise en doute, et où l’électorat perçoit la victoire du gouvernement comme inévitable, quelles que soient les circonstances, sont celles où les formes d’action non électorales telles que les protestations, les marches de masse et la désobéissance civile s’intensifient.
La Turquie, à l’heure actuelle, est le théâtre d’une dynamique comparable. Alors que l’opposition concentre ses efforts sur les procédures électorales depuis un certain temps, l’intensification des actions de mobilisation dans les espaces publics semble être étroitement liée à la perte de crédibilité de la croyance sociale, selon laquelle la transformation politique peut être atteinte par le biais des élections.
La mobilisation politique s’est étendue au-delà des grandes métropoles, gagnant de nombreuses petites villes conservatrices à travers le pays – un phénomène qui revêt une importance particulière en termes de participation citoyenne et d’impact sur le paysage politique.
Ces mobilisations locales et populaires ne sauraient être réduites à de simples réactions épidermiques sans lendemain ; même lorsqu’elles s’essoufflent, elles ont des effets à long terme qui transforment le comportement des électeurs et repositionnent les partis politiques. Il conviendra donc de poursuivre l’observation du pays dans les semaines à venir, notamment après la fin de la célébration de l’Aïd al-Fitr, dont les congés ont été étendus à la dernière minute par Erdogan jusqu’au 7 avril, probablement dans l’objectif de calmer les mobilisations.
Cependant, si les démonstrations de rue sont ralenties, de nouveaux répertoires d’action ont émergé. Dans plusieurs villes, à 20h30 chaque soir, les habitants frappent sur des casseroles en scandant « droit, loi, justice ». L’appel au boycott de la consommation lancé par la coordination des étudiants, pour le 2 avril, a été largement suivi dans les grandes métropoles, soutenu également par les petits commerçants qui n’ont pas ouvert leur magasin.
L’embarras de la communauté internationale
Dans ce contexte, on ne peut pas ne pas mentionner la position ambiguë de l’Union européenne – sans parler des États-Unis qui n’ont fait qu’exprimer leur inquiétude pour la stabilité politique d’un pays allié. Les responsables de l’UE se sont contentés de déclarations timides sans apporter un soutien clair aux protestataires, contrairement à la période de Gezi en 2013. Signe que le contexte politique n’est plus le même, et que nous vivons dans une époque où la realpolitik prime sur les principes de droits de l’homme et de démocratie pour les pays européens… qui ont pourtant massivement utilisé ces arguments pendant des décennies pour justifier leur refus de laisser la Turquie adhérer à l’UE.
La crédibilité de cette instance aux yeux des Turcs est de ce fait largement atteinte, d’autant que ses dirigeants considèrent la Turquie d’un point de vue avant tout sécuritaire : elle est appelée à jouer un rôle important dans la défense européenne, et à contenir les migrants qui cherchent à rejoindre les pays de l’UE en provenance du Proche-Orient et d’Afrique. Özgür Özel a par ailleurs accusé l’Europe de soutenir un autocrate en avertissant que la Turquie changera d’ici un an… et que l’Europe ne devrait pas venir frapper à sa porte à ce moment-là.

Gülçin Erdi a reçu des financements de l'ANR.
03.04.2025 à 17:46
Pourquoi Trump a-t-il peur du prix des œufs ?
Texte intégral (1587 mots)
L’escalade du prix des œufs est devenue un problème politique majeur pour le gouvernement Trump, et il n’est pas près de disparaître. Hausse du panier moyen des Américains, épidémie de grippe aviaire, expulsion des migrants – qui représentent 70 % de la main-d’œuvre agricole –, l’œuf est au cœur d’enjeux politiques et géopolitiques majeurs.
Le prix des œufs a considérablement augmenté ces dernières années aux États-Unis. Une douzaine d’œufs coûtaient 1,20 USD en juin 2019. Aujourd’hui, le prix est d’environ 4,90 USD, avec un pic à 8,17 USD début mars.
Certains restaurants ont imposé des suppléments sur les plats à base d’œufs, attirant encore plus l’attention sur l’escalade des coûts. Et il y a aussi des pénuries dans les rayons des supermarchés.
Dans les mois à venir, les États-Unis prévoient d’importer jusqu’à 100 millions de produits de consommation de base. Des représentants du gouvernement s’adressent à des pays, de la Turquie au Brésil, pour s’informer sur les œufs destinés à l’exportation.
La secrétaire à l’agriculture, Brooke Rollins, qui avait précédemment déclaré que l’une des options de la crise était que les gens aient un poulet dans leur jardin a suggéré dans le Wall Street Journal que les prix sont peu susceptibles de se stabiliser avant quelques mois. Et Donald Trump a récemment partagé un article sur le réseau Truth Social appelant le public à « se taire sur les prix des œufs ».
Épidémie de grippe aviaire
La principale cause du problème est une épidémie de grippe aviaire qui a entraîné l’abattage de plus de 166 millions d’oiseaux aux États-Unis. Environ 98 % des poulets du pays sont produits dans des fermes industrielles, plus propices à la contagion.
Selon les Centers for Disease Control, la grippe s’est déjà propagée à plusieurs centaines de vaches laitières et à un être humain. Le département de l’agriculture des États-Unis a récemment annoncé un plan de 1 milliard de dollars pour contrer le problème, avec des fonds pour l’amélioration de la biosécurité, la recherche de vaccins et l’indemnisation des agriculteurs.
En janvier 2025, l’attachée de presse de Donald Trump à la Maison Blanche Karoline Leavitt a accusé l’administration précédente d’être à l’origine des prix élevés des œufs. Il est vrai que des oiseaux ont été abattus sous la surveillance du président Joe Biden, mais c’était et cela reste une pratique courante lors des épidémies de grippe aviaire et cela avait également été le cas sous les administrations Obama et Trump 1.
Tout le monde achète des œufs
Cependant, cela montre à quel point la hausse du prix des œufs est devenue une question politique. Elle a été régulièrement mentionnée dans les discours de campagne comme un symbole des maux de l’économie états-unienne. Donald Trump a promis de fixer le prix des œufs rapidement s’il était élu, mais, jusqu’à présent, il n’en est rien.
Les prix sont toujours à la hausse. Même lorsque les prix baissent soudainement, comme ils l’ont fait cette semaine, les Américains savent à quel point ils étaient moins chers jusque récemment.
Il y a un certain nombre de raisons pour lesquelles le prix des œufs est devenu important pour les hommes et femmes politiques états-uniens. Tout d’abord, presque tout le monde achète des œufs. La pénurie et la hausse des prix qui s’ensuit font donc l’actualité et touchent les consommateurs de toutes les tranches de revenus. Ensuite, ils symbolisent les vulnérabilités économiques du pays. Enfin, les prix des œufs sont politiques en raison de la promesse de Trump de les faire baisser.
Courses alimentaires
Les sondages ont montré que l’économie et l’inflation ont été des facteurs clés dans le choix des électeurs le jour du scrutin présidentiel de 2024. En février 2025, Donald Trump a accordé une interview à NBC News dans laquelle il a déclaré qu’il avait remporté les élections sur les thématiques de l’immigration et des… courses alimentaires !
En matière d’immigration, les électeurs fondent souvent leurs opinions sur ce qu’ils perçoivent comme étant vrai. Une rhétorique dure sur la construction d’un mur peut être associée au sentiment d’avoir un président qui prend des mesures fortes, que quelque chose de tangible se matérialise ou non.
Avec les courses alimentaires, la réalité l’emporte sur la perception. Le prix des œufs est imprimé sur la boîte et le coût est payé directement par les électeurs.
Ensuite, il y a les producteurs d’œufs. Les agriculteurs états-uniens avaient tendance à soutenir massivement Trump. Les zones rurales ont voté pour lui de plus en plus au long de ses trois tentatives électorales. Elles augmentent même leur soutien pour lui en 2020 après des guerres commerciales et des augmentations de prix qui les auraient affectées négativement.
Économie de la « table de cuisine »
Un autre facteur qui pourrait faire grimper les prix des œufs est qu’on estime que 70 % de la main-d’œuvre agricole est constituée de main-d’œuvre immigrée – dont 40 % sont sans papiers. Si les plans de l’administration Trump pour des tarifs douaniers élevés et des expulsions massives de migrants se concrétisaient, l’industrie agroalimentaire aurait du mal à fonctionner.
De nouvelles augmentations des prix des denrées alimentaires seront inévitables, avec une exacerbation potentielle en raison du gel du financement de certains programmes du département de l’agriculture des États-Unis que Trump a promulgué. En mars 2025, une réduction d’1 milliard de dollars a été annoncée, dont les conséquences se font déjà sentir chez les agriculteurs. Le message « douleur maintenant, pour gain plus tard » est une promesse politique délicate.
À l’ère des turbulences internationales, les élections sont largement gagnées sur des questions plus banales. Plus précisément, l’économie de la « table de cuisine » parle à chaque électeur, peu importe à quel point sa table est grande ou non.
Normes de bien-être animales et humaines
Les Américains savent que, au Canada voisin, les prix des œufs n’ont pas augmenté de façon spectaculaire. Il n’y a pas eu de pénurie. Mais les prix au Canada ont toujours été plus élevés qu’aux États-Unis, du moins en partie parce que les normes agricoles diffèrent.
Les États-Unis n’ont pas de normes de bien-être élevées pour les travailleurs agricoles ni pour les animaux. Cette lacune doit être comblée afin d’aider à réduire le risque futur de grippe aviaire, mais cela risque encore d’augmenter les prix.
Blâmer le précédent président n’est pas une position durable pour Donald Trump. Comme l’ancien président Harry Truman pourrait le lui rappeler : « La responsabilité s’arrête ici. »

Clodagh Harrington ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.04.2025 à 12:27
Après l’échec des droits de douane de Trump 1, pourquoi cela serait-il un succès sous Trump 2 ?
Texte intégral (3198 mots)

Retour vers le futur. Un voyage dans le temps s’impose pour comprendre les conséquences potentielles des droits de douane mis en place en 2025 par la nouvelle administration Trump. Revenons donc sur les effets de ceux imposés lors de son premier mandat, en 2018 et 2019.
En 2018 et 2019, sous la première administration Trump, les droits de douane avaient concerné environ 300 milliards d’importations de panneaux solaires, machines à laver, acier, aluminium, puis de nombreux produits de Chine, d’Inde et d’Europe : dispositifs médicaux, téléphones, produits chimiques, textiles, avions, fromages, huiles d’olive.
Avec quels bénéfices ? Dans ses déclarations, en 2025, Donald Trump assigne plusieurs objectifs aux droits de douane : le rééquilibrage de la balance commerciale, la réindustrialisation du pays et la création d’emplois dans le secteur manufacturier. Il met en avant une augmentation des recettes publiques de l’État fédéral, tout en soulignant la nécessité de sanctionner la Chine pour ses pratiques jugées déloyales.
Le président états-unien espère attirer des investissements directs étrangers (IDE), qui chercheraient à contourner les barrières tarifaires imposées. Cet argument du tariff-jumping rappelle qu’une entreprise peut établir des filiales aux États-Unis pour éviter de hauts tarifs douaniers.
Pour Donald Trump, les droits de douane sont une taxe sur les exportateurs étrangers, non sur ses concitoyens. Ils ne pèsent pas sur les ménages et les entreprises états-uniennes, qui, dès lors, ne devraient pas voir les prix des biens qu’ils achètent augmenter.
S’il considère la possibilité de représailles commerciales, il en minore les effets, car les contre-représailles que les États-Unis exerceraient sont de nature à renforcer leur poids dans les négociations.
Voyons ce qu’il en a été de ces différents objectifs sous l’administration Trump 1.
Déficit en hausse
Commençons par la balance commerciale (Graphique 1). Le déficit états-unien est passé de 870 milliards de dollars en 2018 à 1 173 milliards en 2022, puis 1 203 milliards en 2024. Si les importations ont connu un léger fléchissement en 2018, et surtout 2020 — année du Covid-19 —, elles ont ensuite repris une tendance haussière.

Les exportations ont enregistré une évolution similaire avec une hausse moins marquée en fin de période. Parmi les facteurs qui ont pu jouer un rôle : l’évolution du dollar. Avec la baisse des importations, la demande de monnaie étrangère se réduit – comme le yuan chinois, la roupie indienne ou l’euro –, ce qui favorise l’appréciation du dollar. Un dollar plus fort équivaut à des produits états-uniens plus chers pour les étrangers. Conséquence : une baisse des exportations du pays de l’Oncle Sam.
Pas d'impact sur l'emploi local
Voyons maintenant l’impact des droits de douane de Trump 1 sur la réindustrialisation. Les économistes David Autor, Anne Beck, David Dorn et Gordon Hanson ont estimé les conséquences de la guerre commerciale de 2018-2019 sur l’emploi au niveau des commuting zones (les zones où les individus vivent et travaillent) et ils ont constaté que les droits de douane de la première administration Trump n’ont pas eu d’effet sur l’emploi au niveau local.
Faible recette des droits de douane

Quant aux recettes douanières, elles ont bien augmenté à partir de mai 2018, puis en mai 2019 (Graphique 2). Pourtant, elles ne représentent qu’une faible partie des recettes de l’État fédéral : environ 1 % en 2018, 2 % en 2019, loin derrière les revenus tirés de la taxation sur le revenu des ménages ou le bénéfice des sociétés. Augmenter davantage les recettes douanières pourrait se faire, mais seulement au prix de distorsions considérables. Nous avons démontré que le droit de douane maximisant les recettes douanières serait une taxe d’environ 80 % sur les importations de tous les produits en provenance de tous les pays. Elle équivaut à un peu plus de 800 milliards de dollars, soit 15,3 % des recettes totales de l’État fédéral en 2024.
Hausse de l’inflation
S’agissant de l’inflation, sujet sensible aux États-Unis, les droits de douane ont toutes les chances de l’accélérer. Comment ? Par les hausses de prix intérieurs qu’ils risquent fort d’engendrer, aussi bien pour les ménages que pour les entreprises achetant des biens nécessaires à leur activité. Les analyses empiriques montrent qu’il y a eu un pass-through des droits de douane aux prix des biens importés par les États-Unis en 2018-2019. Les entreprises répercutent directement la hausse de ces droits de douane sur leurs produits et services. Autrement dit, les prix avant droits de douane n’ont pas baissé.
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Le coût de ces droits a été quasi intégralement payé par les ménages américains. Mary Amiti, Stephen J. Redding et David E. Weinstein concluent que les droits de douane de l’administration Trump 1 ont augmenté le prix moyen des biens manufacturés aux États-Unis de 1 point de pourcentage. Les chercheurs Fajgelbaum, Goldberg, Kennedy et Khandelwal concluent à un pass-through complet. La perte de revenu réel pour les ménages et les entreprises qui achètent des produits importés a été de 51 milliards de dollars… soit de 0,27 % du PIB américain.
Baisse des importations chinoises, hausse des importations indiennes, vietnamiennes et mexicaines
Quant aux droits de douane, dont une partie a été mise en place au titre de la section 301 du Tariff Act de 1974, il semblerait qu’ils n’aient pas pleinement atteint leur objectif. Ils avaient été créés pour sanctionner la Chine après une enquête américaine sur les politiques du gouvernement chinois liées aux transferts de technologie. Selon certains observateurs, une autre raison : réduire les dépendances des chaînes de valeur américaines vis-à-vis de ce pays.
À lire aussi : « Tariffs are coming » : menace de taxes douanières et rapports de force sous Trump II
Si la part des exportations chinoises dans les importations états-uniennes de biens a bien baissé, l’évolution en valeur n’est pas claire. Les importations américaines en provenance de Chine ont en effet augmenté de 2016 à 2018, baissé en 2019 et 2020, puis de nouveau augmenté en 2022. À cette date, ils ont atteint 536 milliards de dollars et baissé à nouveau autour de 430-440 milliards sur les deux années suivantes.
En revanche les importations américaines ont clairement augmenté entre 2018 et 2024 en provenance de l’Inde – de 54 à 87 milliards de dollars –, du Mexique – de 344 à 506 milliards – et du Vietnam – de 49 à 137 milliards de dollars. Sur la période, la part de la Chine dans les importations états-uniennes a ainsi baissé de 21,5 % à 13,4 %, tandis que celle cumulée des trois autres pays augmentait de 16,9 % à 22,3 %.
Stratégie de contournement
Quelle explication potentielle à ces chiffres ? Des sociétés chinoises auraient pu installer des usines dans ces pays pour y fabriquer (ou y assembler ou y faire transiter) des produits traditionnellement fabriqués en Chine, pour les exporter ensuite vers les États-Unis. Cette stratégie contourne les droits de douane américains sur les biens en provenance (directe) de Chine.
Les chercheurs Alfaro et Chor ont constaté que des entreprises chinoises ont davantage investi, notamment au Vietnam et au Mexique. Ce moment coïncide avec l’imposition par les États-Unis de droits de douane discrétionnaires sur les importations en provenance de Chine. Ils ont également constaté une corrélation négative entre les variations de la part de la Chine dans les importations américaines par secteur et les variations de la part du Mexique et du Vietnam, mais aussi de l’Inde, de la Malaisie et de l’Indonésie : la baisse dans un secteur des exportations chinoises vers les États-Unis est corrélée au cours de cette période avec la hausse des exportations dans le même secteur de ces cinq pays vers les États-Unis.

Le rôle de pays connecteurs (G5) joué par l’Inde, l’Indonésie, la Malaisie, le Mexique et le Vietnam peut s’observer à partir du graphique 3. Entre 2018 et 2020, les exportations chinoises vers les États-Unis baissent substantiellement, davantage que celles du reste du monde vers les États-Unis. Les exportations chinoises vers le groupe des cinq pays connecteurs (G5) augmentent fortement, davantage que celles vers le reste du monde. Au total, les exportations mondiales de la Chine n’ont pas diminué à la suite des droits de douane sous la première administration Trump. Elles ont au contraire augmenté de 32 % entre 2017 et 2021.
Dans le même temps on observe bien une réallocation des exportations chinoises, en particulier vers les pays connecteurs (G5). Quant à ces derniers, ils ont à partir de 2017 augmenté significativement leurs exportations vers les États-Unis, de 62 % entre 2017 et 2022. En parallèle, leurs exportations vers le reste du monde ne s’accroissaient que de 46 %.
Les États-Unis sont-ils moins dépendants de la Chine en 2021 par rapport à 2017 ? Clairement, si on considère une relation directe, moins si les relations indirectes sont prises en compte.
Électeurs trumpistes exposés aux droits de douane
Pour terminer, en ce qui concerne l’argument du tariff-jumping et l’impact des droits de douane sur les investissements étrangers aux États-Unis, aucune étude n’a tenté de le mesurer. À partir des seuls flux (Graphique 4), on observe plutôt un recul de ces investissements étrangers depuis 2016, hormis en 2021.

Ce que l’on sait, c’est que le coût des biens intermédiaires intervient dans les décisions des investisseurs. À cet égard, les droits de douane sur l’acier et l’aluminium ne jouent pas en faveur de l’implantation d’entreprises ayant besoin de ces biens dans leur processus de production.
Un argument qui pourrait justifier la décision de mettre en place des droits de douane : leur popularité, surtout auprès de ceux qui travaillent dans les secteurs où ces droits sont imposés. Les chercheurs du National Bureau of Economic Research (NBER) soulignent en effet que les habitants des régions les plus exposées aux droits de douane ont été plus susceptibles de voter pour la réélection de Donald Trump en 2020.
Un argument que ce dernier n’a pas mis en avant dans ses déclarations pour justifier sa « tarifmania », mais qui pourrait bien avoir pesé.

Antoine Bouët ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.