09.09.2025 à 16:54
Marion Aballéa, Historienne, maître de conférences en histoire contemporaine, Sciences Po Strasbourg – Université de Strasbourg
Depuis la découverte du VIH par une équipe de l’Institut Pasteur en 1983, Paris s’est trouvé à l’origine de plusieurs initiatives diplomatiques notables visant à endiguer l’épidémie. Pour autant, ses contributions financières n’ont pas toujours été à la hauteur des grandes déclarations qu’ont multipliées ses dirigeants et ses diplomates.
« La France veut bien avoir les lauriers et devenir […] la championne de la santé mondiale. En revanche, quand il s’agit de mettre les financements sur la table, il n’y a personne. »
Au cœur de l’été, l’association Aides mettait la pression sur le gouvernement français. Alors que le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme organisera fin 2025 sa huitième levée de fonds, Aides réclame que la France porte à 2 milliards d’euros sa contribution pour les trois prochaines années, soit une augmentation de 25 % par rapport à son engagement précédent.
Dans un contexte d’incertitudes, marqué par le probable désengagement des États-Unis – premier contributeur du Fonds – et par la réduction de l’aide au développement de plusieurs donateurs européens, l’association appelle la France, elle-même engagée dans une politique de réduction des dépenses, à intensifier son engagement pour se hisser à la hauteur du rôle que le pays prétend historiquement jouer en matière de santé globale, particulièrement en matière de lutte contre le VIH/sida.
Au moment où l’administration Trump réduit drastiquement les aides extérieures de Washington, où l’attention internationale se réoriente sur les enjeux sécuritaires et militaires, et où la France est le théâtre d’une crise budgétaire et politique inédite, cet appel doit être compris dans la longue durée : voilà 40 ans que la France se rêve en championne de la lutte mondiale contre le VIH/sida, sans toujours mettre sur la table les moyens qui lui permettraient de réaliser pleinement cette ambition.
L’engagement français dans ce qui allait devenir « la diplomatie du sida » remonte à l’apparition de la pandémie au début des années 1980. Il trouve son point de départ dans l’identification, début 1983, du virus responsable de la maladie par une équipe française – celle coordonnée, à l’Institut Pasteur de Paris, par Luc Montagnier, Jean-Claude Chermann et Françoise Barré-Sinoussi.
Cette découverte constitue une opportunité diplomatique : elle permet de faire rayonner l’excellence de la science française et de nouer des coopérations avec divers pays touchés par l’épidémie.
En 1986, la tenue à Paris de la deuxième Conférence mondiale sur le sida témoigne déjà d’une reconnaissance internationale. Et lorsque, au même moment, la primauté de la découverte pastorienne est remise en cause par une équipe américaine, c’est l’ensemble de l’appareil politico-administratif français qui se met en action pour défendre tant les retombées symboliques et financières que l’honneur national. Jusqu’à l’Élysée où François Mitterrand ordonne au Quai d’Orsay d’« agir énergiquement » et d’« engager une campagne » pour défendre la cause française (Archives nationales, 5AG4/5801, « Le point sur le problème du sida », note de Ségolène Royal, 3 septembre 1985, annotation de la main de François Mitterrand).
Sur fond de contentieux franco-américain, le président s’engage personnellement dans la diplomatie du sida. Il pousse à ce que la question soit mise à l’agenda du G7 de Venise en 1987 et préside à la création d’un Comité international d’éthique sur le sida, dont la première réunion se tient à Paris, en 1989.
Alors que discriminations et violations des droits des malades et des séropositifs sont dénoncées internationalement par les associations, se placer en pionnier d’une réflexion sur les enjeux éthiques associés au sida est non seulement un moyen de conforter le leadership français, mais également de se distinguer du rival américain, critiqué pour les mesures discriminatoires et attentatoires aux droits imposées par l’administration Reagan dans sa réponse à l’épidémie.
Cinq ans plus tard, le 1er décembre 1994, le Sommet mondial de Paris sur le sida, porté notamment par Simone Veil, vise à consolider la place singulière que la France pense s’être construite dans la mobilisation internationale face au sida.
Le Sommet débouche sur la « Déclaration de Paris », signée par 42 gouvernements, qui acte notamment le principe d’une plus grande implication des personnes malades ou vivant avec le VIH dans la réponse à la maladie. La France se pose en moteur de la diplomatie du sida, et fait de la défense des droits des malades le cœur d’un engagement qui est aussi l’outil d’une stratégie d’influence à l’échelle globale.
Toutefois, la réussite du Sommet de Paris n’est pas à la hauteur des attentes françaises. On pensait y réunir chefs d’État et de gouvernement, mais peu répondent finalement à l’appel. Les États-Unis, l’Allemagne ou le Royaume-Uni n’y envoient, par exemple, que leur ministre de la santé. Les associations dénoncent, par ailleurs, des engagements décevants sur l’inclusion et les droits des malades. Surtout, au printemps 1995, au lendemain de l’élection de Jacques Chirac à la présidence de la République, le nouveau gouvernement dirigé par Alain Juppé revient sur la promesse faite lors du Sommet de mobiliser 100 millions de francs pour la mise en œuvre des projets qui y avaient été discutés.
Ce renoncement vient conforter ceux qui dénoncent déjà, depuis plusieurs années, les postures françaises sur la scène internationale du sida : celles d’une diplomatie qui veut jouer les premiers rôles, qui s’épanouit dans les grands discours et la défense de grands principes, mais qui refuse de contribuer de manière proportionnelle à l’effort global contre la maladie.
Entre 1986 et 1991, la France a consacré environ 38,5 millions de dollars au combat international contre le sida : c’est infiniment moins que le leader américain (273 millions), mais aussi nettement moins que le Royaume-Uni (59,5 millions), et à peine plus qu’un « petit » pays comme le Danemark (36,9 millions) (Source : Commission européenne, « AIDS Policy of the Community and the Member States in the Developing World », 7 janvier 1994). Encore cette enveloppe est-elle très majoritairement consacrée à des aides bilatérales (notamment à destination de pays africains francophones) et très peu aux programmes multilatéraux mis en place pour répondre à la pandémie. Ce qui donne prise aux accusations de diplomatie opportuniste, utilisant le sida pour conforter son influence en Afrique au lieu de s’engager pleinement dans le nécessaire effort commun.
Dans un contexte bouleversé, en 1996, par l’arrivée de multithérapies efficaces pour neutraliser le VIH, la diplomatie française continue pourtant, au tournant du XXIe siècle, à se prévaloir de la découverte française du VIH, socle à ses yeux d’une légitimité et d’une responsabilité historiques, pour prétendre à une place singulière sur la scène internationale du sida, tout en restant discrète sur ses propres contributions.
En décembre 1997, à Abidjan (Côte d’Ivoire), Jacques Chirac est le premier dirigeant occidental à dénoncer le fossé des traitements entre Nord et Sud, et à appeler la communauté internationale à se mobiliser pour que les nouveaux traitements soient accessibles à tous. Une déclaration qui change la face du combat contre le sida, mais que la France est évidemment incapable de financer.
C’est, dès lors, moins en mettant de l’argent sur la table qu’en participant à imaginer de nouveaux mécanismes de financement que la diplomatie française parvient, à partir des années 2000, à maintenir son influence de premier plan.
Paris joue un rôle important dans la création du Fonds mondial, en 2002, dont un Français, Michel Kazatchkine, est entre 2007 et 2012 le deuxième directeur exécutif.
Jacques Chirac et son homologue brésilien Lula sont par ailleurs à l’origine, en 2006, de la création d’Unitaid, un mécanisme affectant à la lutte internationale contre le sida le produit d’une nouvelle taxe sur les billets d’avion. Le leadership français paraît aussi se décliner à l’échelle locale : la maire de Paris Anne Hidalgo est à l’initiative, en 2014, d’une nouvelle « Déclaration de Paris », fondant un réseau de métropoles mondiales engagées à devenir des « villes zéro-sida ».
Dans un souci de cohérence, la France réoriente alors vers les programmes multilatéraux la majeure partie de l’aide internationale qu’elle consacre à la lutte contre le sida. Elle est, depuis sa création, la deuxième contributrice au Fonds mondial, (loin) derrière les États-Unis. En octobre 2019, elle accueille à Lyon la réunion des donateurs en vue de la sixième reconstitution du Fonds. Emmanuel Macron y ravive la tradition de l’engagement personnel des présidents français en annonçant une contribution française en hausse de 25 %. La promesse étant renouvelée trois ans plus tard, les engagements triennaux français sont passés d’un peu plus de 1 milliard d’euros en 2017-2019 à près de 1,6 milliard en 2023-2025.
Au 31 août 2025, à quatre mois de l’échéance, la France n’a toutefois versé qu’un peu plus de 850 millions d’euros sur les 1,6 milliard promis pour 2023-2025.
La France peut-elle dès lors être considérée comme une « championne » de la diplomatie du sida ? Depuis quarante ans, le Quai d’Orsay et l’Élysée, relayés par le ministère de la santé, ont voulu construire cette posture et en faire un levier d’influence internationale. Paris a été au cœur de plusieurs des grandes mobilisations ayant érigé la pandémie de VIH/sida en un défi global. Mais en rechignant à aligner ses contributions financières avec ses déclarations, la France s’est aussi attiré des critiques dénonçant l’instrumentalisation cynique de la pandémie à des fins purement diplomatiques.
En 2011, elle semblait encore chercher à contourner la logique multilatérale du Fonds mondial en instituant L’Initiative, un mécanisme vers lequel elle dirige 20 % de sa contribution et dont elle pilote l’attribution à des pays francophones.
L’appel d’Aides à porter la contribution française au Fonds mondial à 2 milliards d’euros doit être lu à la lumière de ce positionnement historique. À l’heure où le leader états-unien fait défection, et alors que les Nations unies n’ont pas renoncé à l’objectif de « mettre fin à la pandémie » d’ici à 2030, la France peut endosser pleinement le rôle de leader auquel elle prétend. Selon la réponse de Paris à cet appel, l’ambition affirmée il y a quarante ans sera réanimée ou, à l’inverse, durablement enterrée…
Marion Aballéa ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.09.2025 à 16:42
Julien Gourdon, Economiste, Agence Française de Développement (AFD)
Simon Azuélos, Analyste Afrique, Agence Française de Développement (AFD)
Une récente étude de l’Agence française du développement explore plus de 230 zones économiques spéciales dans 43 pays africains, révélant leur potentiel pour stimuler la sophistication des exportations, la pénétration des marchés et le bien-être local, en particulier à proximité des zones industrielles. Cependant, leur impact sur les chaînes de valeur régionales et la création d’emplois (en particulier pour les femmes) reste inégal. L’étude souligne que l’efficacité de ces zones spéciales dépend en grande partie de leurs modèles de gouvernance, de la force des incitations offertes et de leur adéquation avec les objectifs d’intégration régionale et de durabilité.
Les zones économiques spéciales (ZES) sont devenues un pilier de l’agenda d’industrialisation de l’Afrique. Sur la carte économique du continent, les ZES se multiplient comme des éclats lumineux. On en compte aujourd’hui plus de 230, réparties dans 43 pays. Leur promesse est simple mais ambitieuse : attirer les investissements, stimuler les exportations, créer des emplois et accélérer l’industrialisation.
Leur recette repose sur un cocktail bien rodé : incitations fiscales généreuses, procédures administratives allégées et infrastructures clés en main. Inspirées des succès asiatiques depuis les années 1970, elles connaissent une accélération fulgurante depuis les années 1990, souvent soutenues par des capitaux étrangers. Mais derrière cette expansion impressionnante se cache une interrogation essentielle : ces zones changent-elles vraiment la donne pour les économies africaines ou ne sont-elles que des vitrines tournées vers l’extérieur, séduisantes mais isolées ?
Les résultats économiques montrent que, dans de nombreux pays, les ZES ont ouvert de nouvelles portes à l’export. Elles ont permis aux entreprises installées sur le continent de diversifier leurs débouchés, de produire des biens plus sophistiqués et de pénétrer des marchés jusque-là inaccessibles (Banque mondiale 2017). C’est le modèle exportatif dans toute sa logique : plutôt que de se limiter à quelques produits bruts destinés à un nombre restreint de clients, il s’agit d’élargir le marché d’exportation et de monter en gamme.
Dans plusieurs cas, cette stratégie a renforcé la résilience des économies face aux chocs extérieurs en améliorant la qualité des exportations et en multipliant les destinations. Les données confirment que les ZES sont particulièrement efficaces pour accroître la sophistication technologique des produits africains et élargir la carte des marchés conquis. Autrement dit, elles permettent de vendre mieux et plus loin.
Pourtant, si l’on observe les effets plus en détail, le tableau devient moins uniforme. Les ZES africaines peinent encore à véritablement diversifier les produits exportés (CNUCED 2023). Bien souvent, elles se contentent d’expédier vers de nouvelles destinations les mêmes types biens qu’auparavant, sans créer de nouvelles filières.
L’intégration dans les chaînes de valeur régionales reste également limitée. Nombre d’entre elles orientent leurs flux vers l’Asie, l’Europe ou l’Amérique, avec peu de connexions vers les pays voisins. Le risque est alors de voir apparaître des îlots industriels isolés, prospères sur le papier mais sans réel effet d’entraînement sur le tissu économique local.
Au-delà des chiffres du commerce extérieur, l’impact social des ZES mérite attention. Les données de terrain, bien que rares, livrent des enseignements précieux. Les ménages vivant à moins de dix kilomètres d’une zone économique spéciale voient en moyenne leur patrimoine croître de manière significative.
Les bénéfices sont concrets : logements de meilleure qualité, accès élargi aux services publics, consommation accrue de biens durables, niveaux d’éducation plus élevés et recul de l’emploi agricole. Ces effets positifs touchent à la fois les habitants de longue date et les migrants venus chercher des opportunités à proximité, ce qui montre que les ZES ne creusent pas les inégalités locales et favorisent l’urbanisation.
Cependant, l’enthousiasme s’atténue lorsqu’il s’agit de l’emploi féminin. Contrairement à d’autres régions du monde en développement, où les zones industrielles ont été un vecteur important d’intégration des femmes sur le marché du travail, le continent africain affiche des résultats plus timides. La structure sectorielle, dominée par l’agro-industrie et les industries extractives, offre moins de débouchés aux travailleuses.
À cela s’ajoutent les contraintes liées aux rôles traditionnels et la répartition des tâches au sein des ménages, qui freinent l’emploi féminin malgré la création d’opportunités dans l’entourage immédiat (Ecofin 2023).
Pourquoi certaines ZES réussissent-elles quand d’autres stagnent ? Les recherches montrent que la gouvernance et le modèle économique font toute la différence. Les zones proposant des incitations substantielles et bien ciblées, en particulier lorsqu’elles sont spécialisées ou diversifiées, obtiennent les meilleurs résultats à l’export.
Les modèles de partenariat public-privé ou de gestion privée surpassent nettement les zones gérées exclusivement par l’État, qui affichent souvent des performances inférieures. À l’inverse, les projets de revitalisation des exportations peinent à élargir la gamme de produits ou à conquérir de nouvelles destinations, et les zones offrant peu d’avantages n’ont pratiquement aucun effet mesurable.
Si les ZES veulent évoluer du statut d’enclaves industrielles à celui de véritables moteurs de transformation, elles doivent s’inscrire dans une stratégie économique globale. Cela signifie tisser des liens solides avec l’économie nationale et les chaînes de valeur régionales, en particulier dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine.
Cela implique aussi de se conformer aux normes internationales en matière d’environnement, de responsabilité sociale et de gouvernance, pour garantir leur durabilité et leur acceptabilité. Le soutien aux petites et moyennes entreprises locales, l’accès au financement, la formation professionnelle et le développement d’infrastructures physiques et numériques de qualité font partie des conditions essentielles pour attirer des investisseurs à forte valeur ajoutée.
Certains pays montrent déjà la voie. Au Maroc, au Kenya, au Rwanda ou en Égypte, des zones de nouvelle génération intègrent des objectifs d’industrialisation verte, soutiennent l’innovation et favorisent l’inclusion sociale. Elles illustrent comment il est possible de conjuguer croissance économique et respect des engagements environnementaux et sociaux.
En définitive, les ZES africaines ne constituent pas une baguette magique capable, à elles seules, de transformer les économies du continent. Mais elles peuvent devenir un accélérateur puissant lorsqu’elles sont bien conçues, bien gérées et intégrées dans un projet industriel cohérent. Leur avenir dépendra de la capacité des gouvernements et du secteur privé à bâtir des zones ouvertes sur leur environnement, capables de créer de la valeur localement et de contribuer à la réduction des inégalités. La vraie question n’est pas tant de savoir s’il faut ou non des ZES, mais comment en faire un levier inclusif et durable, plutôt qu’un simple outil fiscal ou un pôle isolé.
Nous remercions les co-auteurs de l’étude : Sid Boubekeur, Peter Kuria Githinji, Cecília Hornok, Alina Muluykova et Zakaria Ouari.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
09.09.2025 à 15:26
Joshua Elves-Powell, Associate Lecturer in Biodiversity Conservation and Ecology, UCL
Des chercheurs se sont appuyés sur des témoignages de réfugiés nord-coréens, confirmés par des rapports provenant de Chine, de Corée du Sud et des images satellites, pour dresser un panorama du commerce illégal d’animaux sauvages dans le pays. Ces données suggèrent l’implication de l’État.
La Corée du Nord est connue pour le commerce illicite d’armes et de stupéfiants. Mais une nouvelle étude que j’ai menée avec des collègues britanniques et norvégiens révèle un nouveau sujet de préoccupation : le commerce illégal d’espèces sauvages prospère dans le pays, y compris celles qui sont censées être protégées par la législation nord-coréenne.
D’après des entretiens menés auprès de réfugiés nord-coréens (également appelés « transfuges » ou « fugitifs »), qui peuvent être d’anciens chasseurs voire des intermédiaires dans le commerce d’animaux sauvages, notre étude, menée sur quatre ans, montre que presque toutes les espèces de mammifères en Corée du Nord plus grandes qu’un hérisson sont capturées de manière opportuniste, à des fins de consommation ou de commerce. Même les espèces hautement protégées font l’objet de commerce, parfois au-delà de la frontière chinoise.
Le plus frappant reste que ce phénomène ne se limite pas au marché noir. L’État nord-coréen lui-même semble tirer profit de l’exploitation illégale et non durable de la faune sauvage.
Après l’effondrement de l’économie nord-coréenne dans les années 1990, le pays a connu une grave famine qui a fait entre 600 000 et 1 million de morts. Ne pouvant plus compter sur l’État pour subvenir à leurs besoins alimentaires, médicaux et autres besoins fondamentaux, de nombreux citoyens se sont alors mis à acheter et à vendre des marchandises – parfois volées dans des usines publiques ou introduites en contrebande depuis la Chine – dans le cadre d’une économie informelle en pleine expansion.
Cette économie informelle intègre aussi les animaux et les plantes sauvages, une précieuse ressource alimentaire. La faune sauvage est également appréciée pour son utilisation dans la médecine traditionnelle coréenne, ou pour la fabrication de produits tels que les vêtements d’hiver.
Il est important de noter que la vente de produits issus de la faune sauvage permet de générer des revenus importants. C’est pourquoi, outre le marché intérieur de la viande sauvage et des parties animales, un commerce international s’est développé, dans lequel des contrebandiers tentaient de vendre des produits issus de la faune sauvage nord-coréenne de l’autre côté de la frontière, en Chine.
Ce commerce n’est officiellement reconnu par aucun des deux gouvernements. La Corée du Nord est l’un des rares pays à ne pas être signataire de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) – le traité qui réglemente le commerce international des espèces menacées d’extinction. Il existe donc peu de données officielles. Bon nombre des techniques habituellement utilisées par les chercheurs, telles que les études de marché ou l’analyse des données relatives aux saisies ou au commerce, sont tout simplement impossibles à mettre en œuvre dans le cas de la Corée du Nord.
C’est pourquoi nous nous sommes tournés vers les témoignages de réfugiés nord-coréens. Parmi eux figuraient d’anciens chasseurs, des intermédiaires, des acheteurs et même des soldats qui avaient été affectés à des réserves de chasse réservées à la famille dirigeante de la Corée du Nord. Afin de protéger leur sécurité, tous les entretiens ont été menés de façon anonyme.
Pour vérifier les données issues de ces entretiens, nous les avons comparées à des rapports provenant de Chine et de Corée du Sud. Les changements signalés dans certaines ressources forestières ont également pu être vérifiés à l’aide de la télédétection par satellite.
Leurs récits donnent une idée impressionnante des interactions entre humains, animaux et plantes sauvages en Corée du Nord, ainsi que de leur utilisation commerciale.
Cependant, le plus inquiétant est que ces témoignages suggèrent que l’État nord-coréen lui-même puisse être directement impliqué dans le commerce d’espèces sauvages. Bien qu’il soit ressorti clairement des entretiens que les participants ignoraient le plus souvent le statut juridique du commerce d’espèces sauvages pour différentes espèces, notre analyse montre qu’une partie de ce commerce semble être illégale.
Les participants ont décrit des fermes d’élevage d’animaux sauvages gérées par l’État qui produisent des loutres, des faisans, des cerfs et des ours, ainsi que des parties de leur corps, à des fins commerciales. En effet, la Corée du Nord a été le premier pays à élever des ours pour leur bile, avant que cette pratique ne se répande en Chine et en Corée du Sud.
L’État aurait également collecté des peaux d’animaux via un système de quotas, les habitants remettant les peaux à une agence gouvernementale, tandis que les chasseurs agréés par l’État et les communautés locales offraient parfois des produits issus de la faune sauvage à l’État ou à ses dirigeants en guise de tribut.
L’une des espèces identifiées par nos interlocuteurs était le goral à longue queue (sur l’image en tête de cet article). Longtemps chassé pour sa peau, cet animal est désormais strictement protégé par la CITES. Nos données suggèrent que les gorals étaient destinés à être vendus à des acheteurs chinois. La Chine est pourtant partie à la convention (c’est-à-dire, elle l’a ratifié), ce commerce constituerait donc une violation des engagements pris par la Chine dans le cadre de la CITES.
La péninsule coréenne est un site d’importance mondiale pour de nombreuses espèces de mammifères. Ses régions septentrionales sont reliées, par voie terrestre, à des zones de Chine où ces espèces sont actuellement en voie de rétablissement. Cependant, la chasse non durable et la déforestation menacent leur potentiel de rétablissement en Corée du Nord.
Ceci a des conséquences plus larges. Par exemple, on espérait que le léopard de l’Amour, l’un des félins les plus rares au monde, puisse un jour recoloniser naturellement la Corée du Sud. Mais cela semble désormais très improbable, car ces animaux seraient confrontés à de graves menaces rien qu’en traversant la Corée du Nord.
Par ailleurs, les objectifs de conservation de la Chine, tels que la restauration du tigre de Sibérie dans ses provinces du Nord-est, pourraient être compromis si les espèces menacées qui traversent sa frontière avec la Corée du Nord sont tuées à des fins commerciales.
En outre, le commerce transfrontalier illégal d’espèces sauvages en provenance de Corée du Nord constituerait une violation des engagements pris par la Chine dans le cadre de la CITES, un problème grave susceptible d’avoir de graves répercussions sur le commerce légal d’animaux et de plantes. Pour faire face à ce risque, Pékin doit redoubler d’efforts pour lutter contre la demande intérieure d’espèces sauvages illégales.
Le commerce d’espèces sauvages nord-coréennes est actuellement un angle mort pour la conservation mondiale. Nos conclusions contribuent à mettre en lumière le problème que représente le commerce illégal et non durable d’espèces sauvages, mais la lutte contre cette menace, qui pèse sur les ressources naturelles de la Corée du Nord, dépendra en fin de compte des décisions prises par Pyongyang. Le respect de la législation nationale sur les espèces protégées devrait être une priorité immédiate.
Joshua Elves-Powell a reçu des financements du London NERC DTP et ses travaux sont soutenus par Research England.
08.09.2025 à 17:01
Ayode Habib Daniel Dossou Nonvide, Docteur en histoire internationale, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Depuis environ trente ans, le judaïsme connaît une croissance remarquable parmi les populations d’Afrique subsaharienne. Ce qui importe le plus aux personnes impliquées dans ce mouvement est la revendication ou la recherche d’une identité juive, définie selon divers critères : culturels, religieux, ethniques ou encore spirituels. Plusieurs facteurs permettent d’éclairer cette émergence.
Les statistiques montrent que l’Afrique, dont plus de 95 % de la population se déclare religieuse, est majoritairement composée de chrétiens (56 %) et de musulmans (34 %), les deux principales religions abrahamiques. La troisième, le judaïsme, y demeure statistiquement marginale.
Tandis que l’islam s’est diffusé sur le continent principalement par le biais du commerce et de la conquête, le christianisme y doit son implantation durable à l’œuvre missionnaire et à la colonisation européenne. En revanche, ni l’histoire religieuse du continent ni sa géopolitique actuelle ne semblent propices à l’émergence du judaïsme ; dès lors, l’engouement croissant pour la judéité peut apparaître comme une surprise.
Il convient d’abord de souligner que le phénomène de judaïsation en Afrique subsaharienne est en constante évolution, ce qui rend difficile toute estimation démographique précise. Les personnes concernées, souvent qualifiées de « Juifs émergents » – un terme utilisé par plusieurs chercheurs –, demeurent parfois discrètes en raison des pressions sociales et familiales qu’elles subissent, bien qu’elles n’hésitent pas, lorsqu’on les interroge, à affirmer avec fierté leur identité juive.
Il importe également de noter que l’expression « Juifs émergents » n’est pas toujours acceptée, notamment par certains groupes comme les Lembas d’Afrique australe, qui considèrent cette appellation comme un déni de leur judéité ancienne.
À l’inverse, les Juifs éthiopiens, dont l’identité juive a été officiellement reconnue depuis les années 1970, ne sont généralement pas inclus dans cette catégorie de « Juifs émergents ».
Par ailleurs, la reconnaissance même du terme « Juif » pose problème, car la communauté juive dominante – vivant majoritairement en Israël, en Europe et en Amérique du Nord – hésite souvent à reconnaître ces groupes comme membres légitimes du judaïsme. En Afrique subsaharienne, seuls les Juifs sud-africains, qui étaient environ 100 000 en 2012, sont pleinement intégrés dans cette communauté mondiale.
L’absence de définition universelle de l’identité juive contribue à cette incertitude. Chaque courant du judaïsme normatif ou rabbinique – orthodoxe, conservateur, ou réformé – ainsi que l’État d’Israël, applique ses propres critères pour déterminer qui est juif. C’est au niveau de la reconnaissance que se situe la principale ligne de fracture entre le judaïsme traditionnel et les groupes dits émergents.
Les Juifs émergents d’Afrique subsaharienne ont longtemps été ignorés par les autorités israéliennes et par la majorité des membres de la communauté juive dominante. Toutefois, certaines organisations basées aux États-Unis ou en Israël, telles que Kulanu, Be’chol Lashon, Shavei Israel, ainsi que des figures influentes comme le rabbin orthodoxe Shlomo Riskin, se sont montrées enthousiastes à l’idée de tisser des liens avec ces communautés. Ces initiatives, qui concernent également des groupes émergents en Asie, en Océanie et en Amérique latine, permettent à ces populations souvent isolées géographiquement d’accéder à des ressources éducatives, religieuses et sociales.
Elles leur offrent aussi des plates-formes pour faciliter leur conversion halakhique – c’est-à-dire conforme à la Halakha (loi juive) –, condition souvent indispensable pour être reconnu comme Juif par les institutions juives traditionnelles, qui ignorent encore largement leur existence ou les perçoivent comme une curiosité sociologique.
L’identité juive ne signifie pas la même chose pour tous les Juifs émergents. Leurs revendications se répartissent en plusieurs catégories :
Fondements biologiques et ethniques
Certains groupes affirment être les descendants de migrations anciennes hébraïques, israélites ou juives. Ils mobilisent des éléments linguistiques (ressemblances entre leur langue et l’hébreu), culturels (pratiques locales similaires à celles décrites dans la Bible), ainsi que des récits oraux relatant des parcours migratoires depuis le Moyen-Orient ou l’Éthiopie. C’est le cas des Danites de Côte d’Ivoire, des Igbos du Nigeria, de diverses communautés à Madagascar ou encore des Lembas, répartis entre l’Afrique du Sud, le Zimbabwe, le Malawi et le Mozambique.
Adhésion religieuse par conversion
D’autres s’affirment juifs pour des raisons purement religieuses, sans revendiquer de filiation biologique. Leur judéité est le fruit d’un engagement personnel, souvent formalisé par une conversion. On retrouve dans cette catégorie les Abayudayas d’Ouganda, les Juifs de Kasuku au Kenya, certaines communautés de Côte d’Ivoire, ou encore des membres de la communauté Beth Yeshourun au Cameroun.
Approches hybrides
Entre ces deux pôles se situent ceux qui combinent les deux approches, se réclamant à la fois d’une identité israélite ancestrale et d’une foi active dans le judaïsme. Ce cas de figure est fréquent dans la majorité des communautés juives émergentes.
Identité spirituelle ou existentielle
Une quatrième catégorie regroupe des individus qui se déclarent juifs par conviction personnelle, indépendamment de toute ascendance biologique ou démarche de conversion. Ils considèrent leur âme comme intrinsèquement juive, née dans un corps non juif. Pour eux, la judaïsation n’est pas une conversion mais une réconciliation avec leur être profond. Si certains souhaitent se convertir pour être reconnus, d’autres rejettent toute formalité religieuse, se satisfaisant de leur certitude intime. Aucun chiffre précis ne permet d’estimer l’ampleur de ce groupe, en raison du caractère récent et dynamique du phénomène, et de l’absence d’enregistrements officiels. Cependant, plusieurs membres des mouvements juifs émergents en Côte d’Ivoire et au Kenya (dont l’identité ne peut être révélée pour des raisons d’éthique) ont exprimé leur judéité en ces termes lors de recherches de terrain effectuées par l’auteur dans ces deux pays.
Parallèlement aux courants émergents mentionnés, il existe une autre catégorie en expansion : celle des Juifs messianiques, dont le nombre s’élève à plusieurs millions, ce qui en fait le courant le plus répandu sur le continent. Le judaïsme messianique se définit comme « un mouvement fondé sur la Bible, de personnes qui, en tant que Juifs engagés, croient que Yeshua (Jésus) est le Messie juif d’Israël annoncé par la loi et les prophètes ».
Ces croyants refusent que leur foi en Yeshua Hamashiach (forme hébraïque de Jésus-Christ qu’ils privilégient) soit perçue comme incompatible avec leur identité juive. Cependant, les trois principales branches du judaïsme rabbinique – orthodoxe, conservateur et réformé – les considèrent sans ambiguïté comme chrétiens, du fait de leur théologie christologique.
Bien que numériquement majoritaires, les Juifs messianiques africains sont souvent rejetés par les autres Juifs émergents, notamment ceux qui s’inscrivent dans une pratique rabbinique plus classique. Ces derniers voient dans le judaïsme messianique un facteur aggravant la méfiance dont ils font l’objet de la part des communautés juives dominantes.
La judaïsation en Afrique subsaharienne est un phénomène en pleine croissance. Si elle est devenue plus visible depuis l’alyah des Juifs éthiopiens au début des années 1990, elle ne constitue pas une rupture totale avec l’histoire : elle représente plutôt une résurgence contemporaine d’une réalité ancienne, celle d’une Afrique où, pendant des siècles, la judéité et la négritude n’étaient pas incompatibles, comme l’illustre l’histoire des Juifs de Loango en Afrique centrale, de Tombouctou au Mali, et de la côte sénégambienne. Être noir et juif n’a rien d’inhabituel : ce fut longtemps une réalité vécue avant l’islamisation et la colonisation.
L’émergence actuelle de la judéité s’inscrit dans un contexte plus large de réaffirmation identitaire afrocentrée, de polarisation accrue autour du conflit israélo-palestinien – dans un continent où l’islam est la deuxième religion – et dans des environnements socio-économiques souvent peu propices à une vie d’observance juive normative. À cela s’ajoute la résistance de l’État d’Israël (et de la majorité de la communauté juive du courant dominant) à reconnaître ces communautés. Dans ce contexte, le judaïsme émergent en Afrique illustre le caractère élusif du concept d’identité et, dans le même temps, une preuve que la liberté de foi et de conscience est réelle sur le continent africain, en dépit des défis existants.
Ayode Habib Daniel Dossou Nonvide ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.09.2025 à 16:14
Stefania Di Stefano, Chercheuse postdoctorale au sein de la Chaire sur la modération des contenus, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Suzanne Vergnolle, Maître de conférences en droit du numérique, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Alors même que, aux États-Unis, la liberté d’expression, la liberté des médias ou encore la liberté académique font l’objet d’attaques sans précédent de la part de l’administration Trump, Washington prétend que c’est l’Union européenne qui serait un dangereux censeur. En cause : les mesures visant à modérer les contenus haineux sur les réseaux sociaux.
Comment déterminer la maturité d’une démocratie ? Comment reconnaître qu’elle sombre progressivement vers un régime autoritaire ?
Le début du second mandat présidentiel de Donald Trump incarne sans aucun doute un tel glissement, avec fracas et sans souci pour l’image de bienséance qu’une personne exerçant une telle fonction devrait renvoyer. Depuis le retour du milliardaire new-yorkais à la Maison Blanche le 20 janvier, les attaques contre les libertés sur le territoire états-unien sont nombreuses et variées.
Les universités ont été l’une des premières cibles du président. Gel des fonds fédéraux, instrumentalisation du système d’accréditation universitaire pour influencer les formations, révocation des visas pour les étudiants étrangers… Autant de mesures attaquant frontalement la liberté académique. Des mesures visant surtout à remodeler l’éducation supérieure selon une idéologie définie par le régime trumpiste et restreignant la libre pensée.
La liberté de la presse n’est pas épargnée par la nouvelle version du « free speech » portée par le président. Dernière victime à avoir été « fired » : Stephen Colbert, présentateur du populaire « Late Show » sur CBS. Cette émission satirique s’attaquait régulièrement et sans ménagement à Donald Trump. Elle n’a plus sa place dans les programmes télévisés. Pour dénoncer le silence s’installant progressivement dans les médias, la série humoristique South Park a sorti un nouvel épisode caricaturant le président, laissant cependant un sentiment amer aux spectateurs.
À lire aussi : Donald Trump à l’assaut des médias publics aux États-Unis
Pourtant, et dans une sorte d’inversement psychologique, Washington accuse l’Union européenne (UE) de mettre en œuvre, sur le Vieux Continent, une censure massive.
Si l’UE est critiquée, c’est en réalité pour les valeurs qu’elle représente et pour les libertés qu’elle protège. En effet, les États-Unis dépeignent l’encadrement juridique des plateformes numériques à l’œuvre au sein de l’UE comme la manifestation d’une censure quasi orwelienne.
Se fondant sur un rapport à charge, la Commission judiciaire de la Chambre des représentants a tenu une audition sur « la menace européenne sur la liberté d’expression et l’innovation américaines », affirmant notamment que le Règlement sur les services numériques (Digital Services Act, DSA) porte atteinte au droit des Américains de s’exprimer librement en ligne aux États-Unis.
Pour rétablir les faits et la correcte interprétation du droit européen, une coalition d’universitaires européens et américains a transmis une lettre expliquant les principales applications du DSA.
Se présentant en « défenseur de la démocratie », l’administation Trump utiliserait même la suspension des enquêtes ouvertes à l’encontre des grandes entreprises technologiques américaines comme monnaie d’échange dans les négociations douanières avec la Commission européenne. Les plateformes ont en effet comparé les sanctions imposées pour violation des dispositions européennes à des « droits de douane », s’appuyant aussi sur la (fausse) affirmation que le cadre juridique de l’Union cible spécifiquement les entreprises états-uniennes.
Trump a ouvertement pris la défense de ces « amazing Tech Companies », menaçant d’imposer des droits de douane supplémentaires aux pays ciblant ces entreprises avec leurs législations.
En encadrant l’activité des plateformes numériques, notamment par le biais du fameux règlement général sur la protection des données (RGPD) ou du DSA, l’Europe établit-elle un régime de censure ?
Afin de permettre l’expression de toutes et tous, le droit à la liberté d’expression doit être encadré par la loi. Les contours de cette liberté sont délimités par les droits fondamentaux des tiers et comprennent notamment la protection de la vie privée, la non-discrimination, ou encore la dignité humaine. Ce sont justement ces limites que rappelle le DSA. Le texte vise à s’assurer que les contenus circulant sur les plateformes respectent ces principes cardinaux. Et si la désinformation ou les discours haineux sont des problèmes préoccupants, la critique du pouvoir reste, en Europe, protégée par la liberté d’expression, laquelle est garantie par le DSA.
Cet encadrement déplaît fortement au régime trumpiste ainsi qu’à certaines grandes plateformes numériques américaines. Celles-ci estimaient pourtant, il y a quelques années, que des réglementations étaient nécessaires pour un système efficace de gouvernance des contenus en ligne. En suivant désormais la ligne trumpiste, les plateformes ont tendance à fausser délibérément le concept de censure en l’assimilant à celui de modération des contenus. Cette dernière vise toutefois à s’assurer que les contenus circulant sur les plateformes sont conformes aux conditions générales du service mais, aussi, aux lois et droits fondamentaux protégés par les textes fondateurs.
Mais ce n’est pas seulement d’un point de vue théorique que la modération des contenus, mise en place par le DSA, est attaquée. Cela passe aussi par les nombreuses baisses budgétaires au sein des plateformes, entraînant une réduction des ressources humaines consacrées à la sécurité en ligne. Ces mesures sont par ailleurs couplées à une « simplification » des politiques de modération des contenus, qui s’affranchissent des protections sur des sujets considérés comme « woke », notamment la protection de la communauté LGBTQIA+ ou la lutte contre la haine en ligne.
Dernière annonce en date ? Meta déclarant, un vendredi au cœur de l’été, la suspension de ses publicités ciblées à caractère politique. Sans même évoquer le moment de l’annonce, comment interpréter un tel signal ? L’initiative concerne les publicités à caractère politique, électoral ou traitant de « questions sociales ». Raison invoquée : le règlement européen relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, qui rendrait le ciblage des usagers trop complexe.
Pourtant, une étude conduite par l’organisation AI Forensics, avant l’entrée en application de ce règlement, avait démontré que Meta laissait la propagande pro-russe envahir les publicités politiques ciblées, avec un système de détection des contenus complètement défaillant.
Certes, l’Europe n’est pas parfaite. Certes, l’Europe vit aussi d’importantes dérives identitaires. Mais l’Europe tente, dans un monde de plus en plus complexe, de garantir à toutes et tous la possibilité de s’exprimer en ligne.
Aujourd’hui, les victimes des attaques visant la liberté académique et la liberté de la presse ne se trouvent pas en Europe, mais aux États-Unis. Dans ces conditions, l’Europe doit porter encore plus haut et encore plus fort ses valeurs. Elle doit offrir un modèle dans lequel les libertés sont protégées par la loi et les institutions, et non par la volonté d’un homme.
Suzanne Vergnolle a reçu des financements de la région Île-de-France.
Stefania Di Stefano ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.09.2025 à 12:11
Lucas Miailhes, Doctorant en Science Politique/Relations Internationales, Institut catholique de Lille (ICL)
Et si la transition énergétique n’était pas le simple glissement d’une dépendance au pétrole vers une dépendance aux métaux critiques ? Les discours politiques empruntent souvent cette analogie séduisante, mais la réalité est plus complexe. Le risque serait que cette comparaison donne un mauvais cadrage aux enjeux de la transition énergétique.
Alors que la transition énergétique accélère en Europe, une idée semble s’être imposée dans le débat public. Notre dépendance aux énergies fossiles aurait glissé vers une nouvelle dépendance, cette fois aux matières premières critiques, comme le lithium ou les terres rares.
Il n’est pas rare que cette comparaison soit faite dans les débats télévisés, mais également à l’occasion de déclarations politiques, tant au niveau national qu’international. Par exemple, lors d’un discours de 2023 traitant de la relation Chine-Union européenne (UE), la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen traçait un parallèle clair entre la dépendance de l’UE aux énergies fossiles et sa dépendance naissante aux matériaux critiques :
« Les transitions […] seront permises par les matières premières. Le lithium et les terres rares sont déjà en train de remplacer le gaz et le pétrole au cœur de notre économie. […] Nous devons éviter de tomber dans la même dépendance que pour le pétrole et le gaz. »
Si cette analogie alerte, à juste titre, sur la vulnérabilité europénne des approvisionnements en métaux – pour une large part envers la Chine, elle repose sur une vision simpliste et trompeuse des chaînes d’approvisionnement mondiales, de la nature physique de ces ressources et des rapports de force géoéconomiques.
Elle participe à véhiculer de fausses croyances non seulement sur la nature du commerce international de ces matières premières critiques, mais aussi, plus globalement, sur la nature de la transition énergétique.
Peut-on vraiment comparer le lithium au gaz russe ? Le cobalt au baril de Brent ? La réponse est : non. Pour plusieurs raisons.
À la différence du pétrole ou du gaz, qui sont des consommables détruits par leur usage, les métaux ne disparaissent pas une fois utilisés. Grâce à leurs propriétés physiques, ils peuvent être recyclés indéfiniment sans perte de qualité, contrairement à des matériaux comme le plastique, dont la recyclabilité est limitée.
Cette caractéristique leur permet d’être réinjectés dans des boucles de réutilisation au sein d’une économie circulaire. Si le recyclage des métaux employés dans les technologies bas carbone, comme les batteries lithium-ion, reste aujourd’hui marginal, c’est moins en raison de verrous techniques que du faible volume de produits en fin de vie actuellement disponible.
Mais à mesure que les premiers équipements arriveront en fin de cycle, le recyclage pourra devenir une source majeure d’approvisionnement en métaux dits « secondaires ».
L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime que le recyclage pourrait réduire de 25 à 40 % les besoins en nouvelles extractions. Selon la fédération européenne Transport & Environment, en intégrant les rebuts de production, le recyclage pourrait couvrir jusqu’à 40 % de la demande européenne d’ici 2030 – et près des deux tiers à l’horizon 2040.
Contrairement à ce qu’ont été le pétrole et le gaz pour l’UE, la dépendance actuelle du continent européen pourrait donc bien se réduire rapidement, pour peu que l’Europe investisse dans ce maillon de souveraineté.
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La question de la sécurité d’approvisionnement en métaux ne se pose pas dans les mêmes termes que celle du gaz ou du pétrole. Alors que les hydrocarbures concernent l’ensemble des consommateurs de façon directe (notamment afin de fournir du carburant pour les transports ou une source d’énergie pour le chauffage), les métaux ne deviennent stratégiques que dans la mesure où un pays développe des capacités industrielles qui en dépendent. Autrement dit, s’ils sont nécessaires à une production nationale d’énergie bas carbone.
Cette distinction est essentielle, car elle permet de hiérarchiser les vulnérabilités : on ne s’inquiète pas de la dépendance en matériaux pour lesquels il n’existe pas de tissu industriel local.
Par exemple, l’industrie de fabrication de panneaux solaires est au point mort en France. Pour l’heure, l’approvisionnement en métaux pour ces derniers n’est pas un sujet prioritaire de sécurité d’approvisionnement.
À l’inverse, les métaux indispensables à la production de batteries pour véhicules électriques – comme le lithium, le nickel, le cobalt, le manganèse ou le graphite – sont devenus des enjeux majeurs pour la France et pour l’Europe, en raison du déploiement local massif de projets de gigafactories.
C’est précisément cette logique industrielle qui a été invoquée pour justifier le projet d’ouverture d’une mine de lithium à Échassières, dans l’Allier, afin d’alimenter les usines de batteries du nord de la France.
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En dépit de sa position dominante sur le marché de nombreux métaux critiques, la Chine ne peut pas « arsenaliser » (c’est-à-dire, instrumentaliser à des fins géopolitiques) aussi facilement la dépendance aux métaux que la Russie a pu le faire avec le gaz.
En effet, les chaînes de valeur des matières premières critiques (lithium, terres rares, etc.) sont beaucoup plus fragmentées et capables de se réorganiser. Certes, Pékin détient une position dominante dans l’extraction des terres rares et dans le raffinage du lithium, mais sa capacité à s’en servir comme levier de coercition est entravée par plusieurs facteurs :
d’abord, son contrôle sur les exportations reste limité par la corruption locale et par l’ampleur du marché noir, comme l’ont montré les difficultés à faire appliquer l’embargo sur les terres rares, en 2010, aux entreprises chinoises exportatrices ;
ensuite, les États importateurs disposent d’une palette d’options de repli : diversification des fournisseurs, constitution de stocks stratégiques, investissements publics dans de nouvelles capacités de raffinage ou développement de technologies de substitution. C’est ce qu’a démontré le Japon, qui, après l’embargo de 2010 sur l’exportation de terres rares par la Chine, a rapidement sécurisé des alternatives via des investissements en Australie et aux États-Unis, affaiblissant mécaniquement l’influence chinoise ;
enfin, la Chine elle-même dépend, par ailleurs, fortement d’importations de matières premières non transformées, notamment en provenance d’Australie et d’Amérique latine pour le lithium, dont elle assure le raffinage à hauteur des deux tiers de la production mondiale. Cette interdépendance réduit la marge de manœuvre stratégique de Pékin : toute tentative de chantage à la restriction d’exportation risquerait de se retourner contre ses propres industries consommatrices de lithium.
Bref, à la différence du gaz russe – centralisé, peu substituable à court terme et distribué par des infrastructures fixes –, les métaux s’échangent sur des marchés mondiaux plus diversifiés, flexibles et adaptables. Ils sont donc moins facilement « arsenalisables ».
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Et puis, et c’est probablement ce qui révèle une lecture erronée des rapports de force géoéconomiques, les marchés du lithium et des terres rares sont beaucoup plus petits que ceux du pétrole et du gaz, tant en valeur qu’en volume. En 2024, le marché mondial des hydrocarbures pesait près de 6 000 milliards de dollars, contre seulement environ 28 milliards pour le lithium et de 4 milliards à 12 milliards pour les terres rares.
Depuis la fin des années 2010, l’Agence internationale de l’énergie alerte régulièrement sur l’explosion à venir de la demande pour ces matériaux, portée par l’électrification des usages. Pourtant, même en cumulant leurs pics de production respectifs, les terres rares et le lithium, même s’ils sont centraux pour la transition énergétique, ne représentent qu’une part infime du marché pétrogazier mondial.
L’idée même de transition énergétique des énergies fossiles vers les métaux tend à dissimuler une réalité bien plus prosaïque : celle de l’accumulation des sources d’énergie plutôt que de leur substitution.
Comme le théorise l’historien Jean-Baptiste Fressoz, l’histoire énergétique ne connaît pas de véritables ruptures où une énergie en remplacerait totalement une autre. Au contraire, les transitions s’effectuent par empilement : chaque nouvelle source vient s’ajouter aux précédentes, sans les faire disparaître. Cette dynamique remet en cause les récits optimistes qui laissent penser que les énergies fossiles seraient bientôt reléguées au passé.
Malgré les scénarios prospectifs et les engagements des grandes économies à atteindre la neutralité carbone, il est probable que l’usage du pétrole et du gaz se maintiendra dans de nombreux secteurs. Les technologies bas carbone ne remplaceront pas tous les usages permis par les hydrocarbures, en particulier dans les domaines où ils restent difficilement substituables, notamment dans l’industrie : il reste difficile de produire de l’acier vert.
Autrement dit, loin d’acter la fin des fossiles de façon nette et précise, la transition énergétique risque de passer par une phase de coexistence prolongée.
En définitive, l’idée d’un transfert de dépendance du pétrole vers les métaux ne résiste pas à l’analyse. Ni leurs propriétés physiques, ni la structure des marchés, ni la géopolitique de leur approvisionnement ne permettent de calquer les logiques de la rente fossile sur celles des matières premières critiques.
Penser la transition énergétique à travers le prisme d’une substitution binaire masque la complexité des interdépendances industrielles et pourrait conduire à de fausses priorités stratégiques. Repenser la dépendance, ce n’est donc pas rejouer la guerre du gaz avec de nouveaux matériaux, mais comprendre les spécificités des chaînes de valeur des technologies bas carbone – et concevoir des réponses politiques à la hauteur de ces réalités.
Lucas Miailhes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.