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16.07.2025 à 17:58
Ukraine : la guerre cognitive russe
Texte intégral (2804 mots)
Au-delà de la confrontation militaire, la guerre en Ukraine se déploie dans le domaine numérique et dans l’espace informationnel. Une véritable guerre cognitive est en cours.
Le 10 mai 2025, suite à la mise en place de la « coalition des volontaires », Emmanuel Macron, Keir Starmer et Friedrich Merz se sont rendus à Kiev en empruntant un train de nuit depuis la Pologne. Les images issues de ce voyage nocturne ont été l’occasion pour la Russie de lancer une nouvelle campagne de désinformation visant la France : le président Macron y était présenté comme un cocaïnomane, car on l’y voyait en train de ranger un mouchoir – un mouchoir que les initiateurs de cette fake news, reprise notamment par Maria Zakharova, porte-parole du ministère des affaires étrangères, présentaient comme étant en réalité un sachet de cocaïne. Cette attaque, loin d’être la première du genre, a contraint l’Élysée à publier un démenti cinglant sur son compte X.
Dans le même temps, la Russie ne néglige pas le théâtre national : le premier adjoint du chef de l’administration présidentielle, Sergueï Kirienko, a mis en place le projet dit des « Architectes sociaux », qui lui permet de disposer d’un réseau de technologues politiques à travers toute la Fédération de Russie.
Au niveau international, l’ingérence russe est un outil de conflictualité qui, parce qu’elle cible les prises de décision et les perceptions humaines, est mobilisée au travers de la guerre cognitive qui sert ici les objectifs de guerre russes. L’importance de la guerre cognitive est telle que les Occidentaux qui travaillent à définir des doctrines sur ce sujet.
Si l’on analyse beaucoup les mouvements sur la ligne de front, on souligne moins le fait que, par sa résistance à Moscou, l’Ukraine montre au reste du monde qu’il est possible de s’opposer avec vigueur aux visées du Kremlin, ce qui nuit à l’image d’invincibilité que le Kremlin cherche à projeter. Cette résistance pourrait se résumer en un mot ukrainien : « воля » (volia) qui a le double sens de « volonté » et de « liberté ».
Les attaques informationnelles russes : formater la pensée et bloquer la capacité de décision
En matière informationnelle, la Fédération de Russie peut s’appuyer sur le long héritage des « mesures actives » soviétiques. Ces mesures, après la chute de l’URSS, ont fait l’objet de diverses évolutions ; l’invasion massive de l’Ukraine entamée en février 2022 a été l’occasion d’une mise à jour des approches, mais aussi des processus et des modes de gouvernance de cet aspect de la confrontation avec l’Occident.
On a ainsi pu voir la Russie s’adapter à différentes plates-formes et, notamment, suivre les internautes des unes vers les autres, notamment lors de la migration de nombreux utilisateurs de X vers Bluesky. Les spécialistes russes ont aussi su adopter les nouvelles techniques permises par l’IA, notamment en produisant des deepfakes (ou hypertrucages) très réalistes, ainsi que de nombreux textes destinés à être relayés sur les réseaux sociaux, y compris des contrefaçons d’articles parus sur des sites occidentaux.
Les IA génératives ont également été infiltrées et peuvent, suite à une massification des contenus de désinformation russes incorporés à leurs bases de données, diffuser de la désinformation.
Cette débauche de moyens, dont le coût financier a singulièrement baissé avec le développement de la technologie, a plusieurs finalités qui se regroupent en un objectif général : d’une part, déployer une stratégie du chaos impactant directement le libre arbitre en général ; et, d’autre part, influencer la perception des décideurs afin, selon les cas, qu’ils hésitent à s’opposer aux objectifs du Kremlin ou qu’ils soient confortés dans leur volonté de les soutenir.
Dès lors, ce qui pourra permettre un maintien du libre arbitre et sa manifestation lors des processus électoraux par des votes ne s’alignant pas avec les candidats favorables à Moscou sera un obstacle à la finalité d’influence poursuivie par la Russie. Ce type de tentative d’ingérence a pu être observée à de multiples reprises, même si cela ne doit pas cacher l’existence de votants sensibles aux programmes portés par des partis radicaux pouvant être alignés avec l’approche idéologique du Kremlin.
La stratégie russe ne se contente pas de faire passer des contenus partiellement ou totalement faux pour vrais ; elle instrumentalise également des informations avérées de façon à les présenter sous un jour favorable aux intérêts russes, avant de noyer ses cibles sous une masse d’informations dont il devient difficile de trier le vrai du faux. Résultat : on a pu passer d’une étape visant à faire croire du vrai à une seconde visant à pousser les cibles à ne plus croire en rien.
L’approche informationnelle russe se déploie également sur plusieurs lignes temporelles : elle peut être extrêmement opportuniste et se saisir d’un événement sensible ou clivant pour un groupe social donné, faisant de la Russie un sujet de préoccupation constant pour les services de renseignement, notamment intérieurs. Par ailleurs, en usant d’agents jetables, la Fédération continue de semer le trouble par exemple en participant à faire croire à une montée de dégradations de véhicules commises par des militants écologistes pour attiser le sentiment anti-Verts en Allemagne, mais elle peut aussi travailler sur le temps long pour influencer en profondeur les perceptions du monde des individus et des groupes.
Maintenir la pression sur les élections
Les séquences électorales font l’objet d’une attention particulière de la machine informationnelle russe, qu’il s’agisse de truquer directement les résultats ou de procéder, durant les campagnes, à des ingérences visant à influencer les votes. Ces pratiques sont bien connues, même si elles ne sont pas toujours contrecarrées.
Mais d’autres approches sont aussi mises en place, qui visent à dégrader la légitimité des structures d’observation. La Russie déploie ainsi de fausses missions d’observation des élections, parallèles à celles menées par les organismes traditionnels. À cette occasion, de faux observateurs, ou des observateurs partiaux, rendent des avis conformes aux récits souhaités par le Kremlin.
Ces « pseudo-observateurs » sont recrutés dans différents pays, y compris des États membres de l’UE. En ce sens, ils profitent de la légitimité accordée par le grand public à ces missions d’observation électorale souvent mal connues. Ces organisations de fausses observations électorales ont notamment pu être observées en Géorgie pendant les législatives de 2024.
« Volia » : un concept à l’opposé de l’influence russe
C’est ici que l’Ukraine prend une importance capitale dans la guerre informationnelle. Le pays a fait le choix d’adhérer à un modèle de société européen, dépeint par Moscou comme « décadent » en comparaison du sien – lequel est supposé protéger les « valeurs traditionnelles », mais aussi incarner l’ordre, à l’opposé du chaos qui serait la marque de fabrique des Européens. L’Ukraine paie le prix du sang, depuis maintenant plus de trois ans, pour avoir refusé d’adhérer au monde russe « Russkyi Mir », concept polymorphe qui se décline en des dimensions géopolitique, idéologique et sociétale.
Aux yeux de Moscou, remettre l’Ukraine au pas permettrait de prouver la supériorité du modèle russe. La russification opérée dans les territoires occupés a pour finalité de donner l’impression que ces populations sont heureuses de faire partie de la Russie et donc d’adhérer à ce même modèle. Ce supposé engouement serait la preuve de l’attrait du modèle social russe et soutiendrait la proposition selon laquelle Moscou peut représenter une alternative crédible au modèle occidental dans son ensemble. Devenir une alternative crédible permet à Moscou de prendre du poids au niveau international et de remettre en cause les règles de droit international qu’elle ne respecte pas et qu’elle aimerait voir changer, notamment au sein des instances internationales.
L’Ukraine pose un problème de nature ontologique, si l’on s’attache à une approche conceptuelle de l’ingérence russe. Ce problème se résume en un petit mot, « volia ». En ukrainien, ce mot à un double sens. Il signifie tout à la fois « volonté » et « liberté », la volonté ne pouvant s’entendre que comme libre, ne nécessitant pas de le préciser comme dans la notion de libre arbitre. Ce concept vient en opposition à la volonté de maîtrise et d’influence russe sur l’Ukraine.
La volonté russe de nier l’existence de l’Ukraine répond donc à des considérations multiples : imposer un choix de société que l’on présentera aux opinions des pays africains mais aussi du Moyen-Orient comme étant plus séduisant que le modèle occidental et européen ; participer à changer les règles du droit international ; et réaliser une projection de puissance en s’appuyant sur la force militaire, ce qui permettra de faire oublier que la Russie aura buté sur l’invasion de l’Ukraine pendant – au moins – plus de trois ans.
Une guerre cognitive
Le terme de « guerre hybride », bien que faisant débat dans la communauté académique, a été largement utilisé depuis le début de la guerre dans le Donbass en 2014. Ce concept s’appuie notamment sur des écrits de Franck Hoffman, datant de 2007, qui décrivaient alors les méthodes employées par Israël lors de la guerre du Liban en 2006.
Plus récemment, la notion de « guerre cognitive » a refait surface pour décrire les nouvelles modalités de la conflictualité moderne, mêlant guerre traditionnelle et actions informationnelles mais aussi économiques visant à affaiblir un adversaire pendant, et même avant le déclenchement de l’affrontement cinétique – ce qui ne va pas sans rappeler le fameux Art de la guerre, de Sun Tzu, qui affirmait qu’il était possible de gagner le combat avant même de le mener.
Là encore, le concept de guerre cognitive a fait l’objet de multiples débats. Au cours des années, il a été employé pour désigner divers types d’actions, incluant aussi bien les opérations psychologiques, ou PsyOps renommées Military Information Support Operations (MISO) à l’Ouest, quand on parlait plus volontiers de mesures actives à l’Est, ces dernières s’appuyant sur la fameuse Maskirovka, c’est-à-dire l’art de la duperie russe, puis sur les théories du contrôle réflexif.
In fine, on parle en Russie de « guerre non linéaire » qui consiste à mêler moyens miliaires et non militaires pour atteindre les objectifs. Lors d’un discours prononcé devant l’Académie des sciences militaires en 2019, Sergueï Choïgou, alors ministre de la défense, affirmera même la primauté des mesures non militaires sur la puissance militaire.
La guerre cognitive reste un concept flou pour les Occidentaux, qui le définissent, au sein de l’Otan, comme « des activités menées en synchronisation avec d’autres instruments de puissance, afin d’influer sur les attitudes et les comportements, en influençant, en protégeant ou en perturbant la cognition d’un individu, d’un groupe ou d’une population, afin d’obtenir un avantage sur un adversaire ».
La Russie semble le comprendre de manière encore globale et ontologique : ses opérations informationnelles visent différents niveaux de la société (allant de l’individu aux différents types de groupes), mais également différents niveaux d’activité humaine (économiques, politiques, sociétaux, culturels, etc.).
L’exemple des étoiles de David peintes sur les murs de Paris peu après les attaques du 7 octobre 2023 par des ressortissants moldaves engagés par les services russes en fournit une bonne illustration. Ces agents sont qualifiés de « jetables » car ils sont recrutés et payés pour l’occasion afin de réaliser des actions simples dans le monde physique en n’ayant que peu, voire pas, d’attache avec le Kremlin. Cette action était ensuite facile à utiliser dans la sphère informationnelle et à amplifier numériquement. De plus, des personnes de bonne foi pouvaient observer ces graffitis, bien réels, ce qui donnait une crédibilité et une existence à une action pourtant créée de toutes pièces afin de déstabiliser la société française.
La guerre cognitive est aujourd’hui un concept encore en cours de définition. Si elle implique l’usage de stratégies destinées à mener des attaques sur les cognitions humaines, elle ne peut cependant se limiter à cette approche. Elle doit être pensée dans une perspective plus vaste, d’ordre ontologique. Cela suppose de prendre en compte les domaines dans lesquels ses actions peuvent se déployer, et les fondements sur lesquels elle s’appuie. L’objectif de ces actions est de perturber, de détourner, voire de tordre la prise de décision – un processus qui, par essence, devrait rester libre, comme le suggère le terme « volia ».
Cet article a été co-écrit avec Dmitro Zolotukhin.

Christine Dugoin-Clément ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.07.2025 à 17:58
Sénégal : la politique étrangère du tandem Faye-Sonko, rupture ou continuité ?
Texte intégral (2520 mots)
Lors de la campagne présidentielle de mars 2024, le tandem d’opposition Bassirou Diomaye Faye – Ousmane Sonko, aujourd’hui au pouvoir (respectivement président et premier ministre), avait annoncé son souhait de mettre en place une politique de rupture, tant au niveau intérieur que dans les relations extérieures du Sénégal. Ces déclarations s’inscrivaient alors dans un registre plus général lié au néo-souverainisme et au néo-panafricanisme, qui ont le vent en poupe sur le continent depuis le début du XXIe siècle. Plus d’un an plus tard, un premier bilan montre que la diplomatie de Dakar n’a pas connu de réelle révolution.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye, certaines mesures mises en place par le gouvernement de son fidèle allié Ousmane Sonko ont tranché avec les décisions prises sous la présidence de Macky Sall (2012-2024). Par exemple, le retrait définitif des militaires français du pays est prévu pour la fin du mois de juillet 2025, alors que cette question n’était pas à l’agenda du précédent président. Désormais coordonné entre la France et le Sénégal, le retrait français avait été annoncé le même jour que la dénonciation par le Tchad des accords de défense avec la France, le 28 novembre 2024, un timing qui avait été perçu négativement par Paris.
Le président Diomaye Faye et le premier ministre Sonko ont aussi cherché à se rapprocher des membres de l’Alliance des États du Sahel (AES) : le Niger, le Burkina Faso et le Mali. En mai 2025, Ousmane Sonko s’est rendu au Burkina Faso où, dans une interview donnée à la télévision nationale, avec une tonalité néo-panafricaine prononcée, il a tenu des propos critiques à l’encontre de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), qui célébrait alors son cinquantenaire sur fond d’interrogations existentielles.
Ousmane Sonko a par ailleurs rassuré les autorités burkinabées sur la solidité des relations avec le Sénégal. La semaine précédente, le ministre des forces armées du Sénégal, le général Birame Diop, était en visite au Niger, autre État membre de l’AES, pour renforcer la coopération sécuritaire.
Cette visite n’aurait pas eu lieu sous la présidence de Macky Sall, ce dernier s’étant déclaré prêt à participer à une action militaire conjointe avec la Cédéao (ce qui n’a finalement pas eu lieu) contre le régime issu du coup d’État militaire de 2023 au Niger.
Pour autant, peut-on dire que la politique étrangère du gouvernement sénégalais issu des élections de 2024 rompt brutalement avec celle de ses prédécesseurs ? Ne s’inscrit-elle pas plutôt dans la continuité de la diplomatie sénégalaise depuis l’indépendance du pays en 1960 ?
Des principes structurants de la politique étrangère au Sénégal inchangés
Sur certains aspects très médiatisés, la rupture semble dominer dans la politique étrangère du Sénégal. Mais, en réalité, les continuités sont tout aussi importantes, même si elles sont moins mises en avant.
Les autorités sénégalaises maintiennent les grandes lignes diplomatiques qui caractérisent la diplomatie du pays depuis son indépendance : adhésion aux principes du multilatéralisme, promotion du dialogue, politique active de bon voisinage, diversification des partenariats stratégiques, etc. Les relations avec la France elles-mêmes sont plutôt caractérisées par une inflexion que par une rupture.
Ainsi du 16 au 20 juin 2025, une mission parlementaire sénégalaise s’est rendue en France, pour la première fois depuis 2013, à l’invitation du groupe d’amitié parlementaire Sénégal-France, pour rencontrer plusieurs députés français.
« Nous avons une idéologie souverainiste, panafricaniste. Nous voulons certes une rupture profonde, audacieuse et ambitieuse avec la France. Mais pas une rupture brutale »,
avait alors précisé Amadou Ba, haut-cadre du Pastef, le parti de la majorité présidentielle.
Le multilatéralisme est par ailleurs une priorité diplomatique du Sénégal depuis son indépendance. En plus des centaines de fonctionnaires internationaux de nationalité sénégalaise, plusieurs institutions multilatérales ont été dirigées par des Sénégalais, souvent avec des mandats marquants : Ahmadou Mahtar Mbow a dirigé l’Unesco entre 1974 et 1987, Jacques Diouf était le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) de 1994 à 2011, et l’ancien président de la république Abdou Diouf (1981-2000) a présidé l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) entre 2003 et 2015. Cet investissement dans le multilatéralisme n’a pas été perturbé par l’alternance politique survenue au Sénégal.
Présent à Séville lors de la quatrième Conférence internationale sur le financement du développement organisée par l’ONU, du 29 juin au 3 juillet 2025, le président Diomaye Faye a notamment réclamé, dans son discours, une meilleure intégration des États africains dans les institutions financières internationales.
Sur ce point, il poursuit la politique de son prédécesseur Macky Sall, qui avait tenu des propos similaires durant sa présidence de l’Union africaine (UA) de février 2022 à février 2023. Par ailleurs, Macky Sall avait contribué à faire progresser la question de l’adhésion de l’UA au G20.
Dans la pratique, la politique étrangère sénégalaise est reconnue depuis longtemps pour son attachement au dialogue. Le Sénégal est ainsi l’un des rares États à accueillir sur son sol une représentation de la Corée du Sud et de la République démocratique de Corée (Corée du Nord). Bien que membre fondateur et régulièrement président du Comité de la Palestine à l’ONU, le Sénégal ménage aussi ses liens avec Israël.
De la même manière, les autorités sénégalaises évoluent sur une ligne de crête entre le Maroc, la Mauritanie et l’Algérie sur la question du Sahara occidental, en maintenant des relations avec tous les acteurs concernés. Un échec de cette politique du dialogue est la relation avec la Chine continentale et avec Taïwan : en 2005, le Sénégal finit par reconnaître la Chine continentale et rétablit des liens rompus depuis 1996 (l’ambassade du Sénégal en Chine avait été fermée en 1995). À cette date, le Sénégal avait décidé de reconnaître Taïwan, en échange d’une importante aide économique.
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Cet héritage est complètement assumé par l’actuel président du Sénégal, qui met en scène un « partage des tâches » avec son premier ministre. Ainsi, quelques semaines après son élection en mars 2024, Bassirou Diomaye Faye s’est rendu en Gambie, en Guinée-Bissau et en Côte d’Ivoire, trois pays plutôt hostiles aux membres de l’AES. Au même moment, Ousmane Sonko opérait une tournée dans les États de l’AES et en Guinée, tous touchés par au moins un coup d’État et le renversement des régimes civils depuis le mois d’août 2020.
La tentative de médiation entre la Cédéao et l’AES n’a cependant pas fonctionné, et le Niger, le Mali et le Burkina Faso sont finalement sortis de la Cédéao en janvier 2025.
Une dynamique pérenne de diversification des partenariats
Le Sénégal a souvent été présenté comme le « bon élève » de la Françafrique, à l’instar de la Côte d’Ivoire. En réalité, si les autorités sénégalaises sont longtemps restées dans le sillage des intérêts français sur le continent, la recherche d’alternatives est apparue dès l’indépendance, en 1960.
De 1960 à 1962, le président du Conseil, Mamadou Dia, représentait le Sénégal à l’étranger selon la Constitution du pays. Il rappelle dans ses Mémoires avoir alors constamment cherché à diversifier les partenariats du Sénégal. Par ailleurs, à l’occasion de l’organisation du Festival mondial des arts nègres en 1966, le président de la république Léopold Sédar Senghor (1960-1980) a également entretenu une correspondance avec le président américain John Fitzgerald Kennedy, dans l’optique de s’émanciper de la tutelle de l’ancienne métropole coloniale.
Lors de son arrivée au pouvoir en 2000, le premier président issu d’une alternance politique, Abdoulaye Wade (2000-2012), avait déjà accéléré l’intégration continentale avec l’élaboration du plan Omega, ancêtre de l’actuel Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD). Le président Wade aspirait également à un départ des troupes françaises du Sénégal : le camp militaire français de Bel Air, à Dakar, avait été rétrocédé au Sénégal sous sa présidence en 2010.
Parmi les diplomates sénégalais, l’idée de conserver ses amis et d’élargir le cercle de ses amitiés a fait son chemin. Sur le plan commercial, la Chine est devenue le premier partenaire du pays en 2024 et a pris la place de la France. Parmi les premiers exportateurs au Sénégal se trouvent également des acteurs comme l’Inde et la Turquie.

Ce n’est donc pas un hasard si les autorités sénégalaises ont annoncé leur souhait de rejoindre le groupe des BRICS+. Cette participation associerait les deux principes de la diversification des partenaires stratégiques et de l’attachement au multilatéralisme.
Jamais concerné par un coup d’État ou par une rupture de l’ordre constitutionnel, le Sénégal fait donc preuve d’une remarquable continuité dans les grandes orientations de sa politique étrangère depuis l’indépendance.
La rupture mise en avant par le nouveau régime, si elle est réelle dans plusieurs domaines de politique intérieure, prend plutôt la forme d’une inflexion en ce qui concerne la politique étrangère. Les relations avec la France, notamment, ne devraient pas être rompues, seulement banalisées parmi d’autres relations, après des décennies de domination impériale et post-impériale de Paris.

Ayrton Aubry ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.07.2025 à 17:53
Blanchiment d’argent : l’Europe passe (enfin) à l’action
Texte intégral (2349 mots)

L’argent sale n’a pas d’odeur. Les blanchisseurs, pas de frontières. Ces derniers profitent de la fragmentation de la surveillance et des législations européennes pour passer entre les mailles du filet. Avec la création, cet été, de l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent (Anti-Money Laundering Authority ou AMLA), l’Union européenne peut-elle centraliser la lutte contre la finance illicite ?
L’inclusion probable et imminente de Monaco, symbole mondial de richesse et de discrétion, dans la liste des pays à haut risque en matière de blanchiment d’argent établie par l’Union européenne (UE), a suscité de nombreuses réactions.
L’ajout potentiel de la principauté sur la liste noire met en évidence le défi que représente la lutte contre la finance illicite. Dans une zone comme l’UE, l’ouverture des frontières contraste avec la mise en œuvre et la surveillance des mesures de lutte contre le blanchiment d’argent (l’AML – Anti-Money Laundering). Des politiques qui restent largement confinées à la responsabilité des différents pays membres.
Une transaction financière peut commencer dans un pays à haut risque, passer par une banque européenne et se terminer par une transaction immobilière à Londres ou un trust suisse. C’est précisément pour cette raison que la coordination internationale est si importante. Sans elle, les blanchisseurs d’argent profitent de la fragmentation de la surveillance, en particulier au sein de l’UE. Avec l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent , ou Anti-Money Laundering Authority (AMLA), qui entre en fonction cet été, l’Union européenne opte pour la centralisation.
Les politiques européennes et françaises de lutte contre le blanchiment d’argent ont échoué pour plusieurs raisons : une application inégale des réglementations, un manque de ressources et de coopération internationale, des sanctions peu dissuasives face à des techniques toujours plus sophistiquées et un phénomène global difficile à cerner.
Pour progresser, il faut renforcer l’harmonisation des règles, augmenter les moyens des autorités, adopter des technologies avancées et améliorer la transparence des structures. Des objectifs que l’AMLA a précisément vocation à concrétiser.
Cent milliards d’euros par an
Quelques rares et prudentes estimations confirment que les flux financiers illicites traversent trop facilement les frontières et que leurs montants sont colossaux. Selon les estimations de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), le blanchiment d’argent représenterait de 2 % à 5 % du PIB mondial, soit de 800 milliards à 2 000 milliards de dollars américains actuels. Dans l’Union européenne, le produit des activités criminelles est estimé à plus de 100 milliards d’euros par an, dont seul un pourcentage négligeable est finalement saisi. Des recherches estiment que l’argent provenant du trafic de drogue, du trafic des personnes et du terrorisme passe souvent par des banques de 4 à 6 pays différents avant d’être blanchi et d’entrer dans l’économie légale.
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Les grandes banques de l’UE ont été impliquées dans plusieurs scandales très médiatisés. La Danske Bank est devenue l’épicentre du plus grand scandale de blanchiment d’argent en Europe. Il a été révélé que plus de 200 milliards d’euros de transactions suspectes ont transité par sa succursale estonienne. La Deutsche Bank a fait l’objet de multiples enquêtes pour avoir facilité des transferts illicites de plusieurs milliards d’euros, notamment par le biais de sa collaboration avec Danske et de ses liens avec le système Russian Laundromat. ING a payé une amende de 775 millions d’euros aux autorités néerlandaises pour des violations de la législation anti-blanchiment en 2018.
Tracfin en France
Les pays de l’Union européenne mettent en œuvre les directives européennes en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, avec des niveaux d’ambition variables. La France a montré un engagement ferme dans la lutte contre le blanchiment d’argent grâce à l’approche de sa cellule de renseignement financier, Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin). Elle a récemment renforcé son analyse des transactions suspectes, élargi sa coopération avec ses partenaires nationaux et internationaux et amélioré son utilisation des analyses de données avancées pour détecter les flux illicites complexes.
Malgré ces progrès, certaines affaires récentes, comme les failles des néobanques ou l’enquête visant BNP Paribas pour blanchiment via Chypre, montrent que des flux illicites échappent encore à la détection de Tracfin.
Dissuader les défaillances des contrôles bancaires internes
Malgré son poids économique, l’Allemagne a été critiquée pour son implication insuffisante, ainsi que pour les défaillances de sa surveillance. La mise en œuvre de sa politique varie d’un Land à l’autre ; les difficultés rencontrées en matière de coopération internationale, en particulier avant l’effondrement de la société spécialisée dans le paiement électronique Wirecard, n’aident pas.
En revanche, les autorités néerlandaises ont suivi l’exemple des États-Unis. Ils ont infligé des amendes importantes à des établissements tels que ING et ABN AMRO, démontrant ainsi leur ferme volonté de lutter contre la criminalité financière en dissuadant les défaillances des contrôles internes dans les banques.
À lire aussi : Credit Suisse : les leçons d’une lente descente aux enfers
Ces approches inégales de la lutte contre le blanchiment d’argent dans les États membres de l’UE s’expliquent par plusieurs facteurs.
Les différentes interprétations des règles en matière de lutte contre le blanchiment d’argent créent des lacunes dans la couverture juridique. Une coopération judiciaire transfrontalière irrégulière, en particulier avec les pays tiers, entrave l’efficacité de l’application de la législation. En outre, les cellules de renseignement financier ont des pouvoirs et des responsabilités très variables.
L’absence de format standardisé pour les déclarations d’opérations suspectes complique l’intégration des données dans la plate-forme centrale de l’Union européenne. Elle rend la coordination des actions plus difficile qu’elle ne devrait l’être. Mais tout cela est sur le point de changer…
Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent (AMLA)
Pour remédier à ces faiblesses, l’Union européenne est en train de créer l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent, ou Anti-Money Laundering Authority (AMLA). Elle devrait être pleinement opérationnelle à partir de 2028. Basée à Francfort, l’AMLA supervisera directement une quarantaine d’établissements financiers transfrontaliers à haut risque, harmonisera l’application des règles dans les États membres et coordonnera les régulateurs nationaux.
Elle aura le pouvoir de mener des inspections sur place, d’imposer des sanctions et de renforcer le cadre global de l’UE en matière de lutte contre le blanchiment d’argent.

Afin de soutenir le rôle de l’AMLA, l’UE introduit un règlement unique qui remplacera les différentes législations nationales par un ensemble de normes unifiées dans tous les États membres. Avec l’AMLA, Bruxelles parie que la centralisation peut réussir là où la décentralisation a échoué.
La décentralisation signifie que chaque État membre appliquait les règles anti-blanchiment à sa manière, en transposant les directives européennes dans son droit national. Cela a conduit à des normes contradictoires. Par exemple, certains pays imposaient des seuils de déclaration différents ou avaient des définitions divergentes des entités à surveiller, rendant la coopération inefficace et les contrôles inégaux.
Avertissement symbolique
L’AMLA pourrait se heurter à des difficultés. La complexité des différences juridiques et institutionnelles entre les États membres, la mobilisation de nombreuses expertises pour superviser un large éventail de secteurs, pourrait rendre ce travail fastidieux. La nécessité de trouver un équilibre entre les préoccupations en matière de souveraineté nationale et la nécessité d’une application efficace et unifiée dans toute l’UE également.
Alors que l’Union européenne se prépare à lancer l’AMLA, l’inclusion de pays comme Monaco sur sa liste noire est un avertissement symbolique. Désormais, aucune juridiction, aussi riche ou prestigieuse soit-elle, n’est à l’abri d’un examen minutieux. Le devenir de l’AMLA comme véritable autorité de contrôle puissante dépendra de trois piliers : la volonté politique, la solidité de sa conception institutionnelle et l’ampleur des moyens humains et techniques qui lui seront alloués.
Sans volonté politique, l’AMLA risque d’être affaiblie par les intérêts nationaux. Sans conception institutionnelle solide, ses compétences pourraient se heurter à des obstacles juridiques et bureaucratiques. Sans moyens humains et techniques suffisants, elle ne pourra pas exercer une supervision directe et efficace sur les entités à haut risque ni coordonner les autorités nationales.

Carmela D'Avino ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.07.2025 à 17:51
Fentanyl : vers une opération militaire des États-Unis au Mexique ?
Texte intégral (2180 mots)
Face à la crise des opioïdes, Donald Trump durcit le ton contre le Mexique, promettant des sanctions, désignant des cartels comme « organisations terroristes », et menaçant d’une intervention militaire sur le sol mexicain. Mais entre posture électorale et tension bilatérale, la stratégie de Washington semble plus soulever des risques qu’apporter des solutions.
Durant sa campagne électorale en 2024, Donald Trump s’était fait fort de résoudre le grave problème posé par les opioïdes illicites et le fentanyl, qui causent chaque année des dizaines de milliers de décès aux États-Unis.
Il s’était engagé à exécuter les trafiquants et à prendre des mesures contre le Canada, le Mexique et la Chine, jugés responsables de l’arrivée sur le territoire des États-Unis des drogues et des précurseurs chimiques utilisés pour les produire.
Une fois arrivé au Bureau ovale, il a mis en place des tarifs douaniers sur les importations depuis la Chine, dans l’objectif de la contraindre à adopter un contrôle plus important des exportations des précurseurs vers le Mexique.
Il a également attaqué verbalement à plusieurs reprises le Mexique, ainsi que le Canada, pour un supposé manque de contrôle de leurs frontières.
Si le présent article se concentre sur la frontière sud avec le Mexique, il faut noter que le Canada, dont le flux de fentanyl illégal vers les États-Unis a représenté moins de 16 kg sur un total de presque 10 tonnes saisies toutes frontières confondues en 2024, a réagi en nommant un « Fentanyl czar » en février dernier afin d’améliorer une coopération policière bilatérale déjà assez solide, mais surtout pour tenter de répondre aux exigences croissantes de la nouvelle administration états-unienne.
Le Mexique, au cœur de la réponse trumpienne
Donald Trump a évoqué la possibilité d’envoyer des troupes des forces spéciales au Mexique pour éliminer les cartels de la drogue. Il a aussi promis de renvoyer des membres de gangs présumés vers une prison de haute sécurité au Salvador, dont le président est son allié (des renvois remis en cause par la justice américaine). L’hôte de la Maison Blanche a, en outre, menacé de signer un décret qualifiant le fentanyl d’arme de destruction massive, ce qui alourdirait fortement les sanctions pénales contre les personnes arrêtées, allant jusqu’à la peine de mort.
Certes, on se saurait reprocher au président des États-Unis de se concentrer sur la crise des opioïdes ; ces drogues, et principalement le fentanyl, ont tué plus d’un demi-million d’Américains depuis 2012. Les overdoses liées au fentanyl seul ont presque triplé entre 2019 et 2023, passant de 31 000 à 76 000 décès. Une nette baisse de la mortalité a toutefois été enregistrée en 2024 avec une diminution de 36,5 % des décès dus au fentanyl, qui se sont élevés cette année-là à environ 48 000 morts.
Mais bon nombre des propositions avancées par l’administration Trump comportent de graves risques. Des mesures telles que les sanctions tarifaires et des opérations militaires au Mexique feraient plus de mal que de bien, en mettant encore plus l’accent sur les approches punitives au détriment de la coopération transnationale.
Par exemple, la désignation des cartels de la drogue et d’autres organisations criminelles comme des organisations terroristes étrangères (aux côtés du Hamas ou de Daech), en place depuis janvier dernier, entraîne des sanctions américaines, y compris le gel des avoirs, des restrictions sur les transactions financières et l’interdiction pour les citoyens et organisations des États-Unis d’apporter leur soutien ou leur assistance aux membres des cartels. Depuis l’application de cette désignation, les entreprises (états-uniennes ou sous-traitantes) opérant dans des zones contrôlées par des cartels qualifiés d’organisations terroristes, ou entretenant des relations commerciales – même contraintes – avec ces entités, s’exposent à un risque accru de faire l’objet d’enquêtes diligentées par les autorités américaines et de sanctions économiques, ainsi que de poursuites pénales ou civiles en lien avec des affaires de terrorisme.
Les administrations précédentes, y compris celle de Trump lors de son premier mandat, avaient déjà envisagé une telle désignation avant d’y renoncer. Car, au lieu de soutenir la riposte face aux cartels sur le terrain, elle perpétue la « guerre aux drogues » et favorise le déplacement géographique des opérations de production et de trafic d’un endroit à un autre, provoquant ce que l’on appelle un effet ballon, conséquence connue et largement étudiée des approches punitives face au trafic de drogues.
La posture du Mexique
Les autorités mexicaines sont-elles exemptes de toute responsabilité dans ce face-à-face tendu avec l’administration Trump 2 ? Depuis 2019, l’ancien président mexicain Andrés Manuel López Obrador (2018-2024), par sa politique de « Abrazos, no balazos » (« Des câlins, pas de balles ») envers les cartels, n’a fait qu’aggraver la criminalité et la violence au Mexique.
En incitant les forces de l’ordre à se contenter d’arrestations occasionnelles de criminels de haut rang et de démantèlement de laboratoires de drogue pour apaiser le voisin états-unien, au lieu de s’attaquer aux cartels de manière systématique, et en entravant la coopération policière bilatérale, la politique de l’administration López Obrador a permis aux cartels d’étendre leur pouvoir d’intimidation, leur emprise sur les entreprises légales et leur domination criminelle sur de vastes pans du pays. Pendant ce temps, les cartels de Sinaloa et Jalisco Nueva Generación (listés comme groupes terroristes par l’administration Trump) devenaient les principaux fournisseurs de fentanyl aux États-Unis.
Claudia Sheinbaum, successeure et héritière politique de López Obrador à la présidence, s’est montrée prête à restaurer une collaboration plus significative avec les États-Unis contre l’activité des cartels, même si elle hausse le ton et prépare un arsenal juridique contre toute incursion ou activité militaire des États-Unis sur son territoire.
Au moment où des drones américains survolent le Mexique à la recherche de laboratoires de fentanyl et enfreignent ce faisant sa souveraineté, le secrétaire d’État Marco Rubio laisse entendre que les menaces d’intervention sur le territoire mexicain sont un levier pour convaincre Sheinbaum d’accepter une coopération policière « efficace » avec Washington.
Le Mexique réagit déjà : pour éviter la hausse des tarifs douaniers annoncée par Trump en cas de non-coopération dans la lutte contre le trafic de fentanyl, le gouvernement mexicain a déployé 10 000 soldats supplémentaires à la frontière avec les États-Unis, en plus des 15 000 déjà envoyés en 2019 sous la pression de Washington.
De leur côté, les cartels, qui ne semblent pas prendre les menaces de Trump au sérieux, poursuivent leurs batailles intestines et comptent sur leurs réseaux infiltrés dans l’armée mexicaine pour les prévenir en cas d’attaques.
Dans ce contexte, une action efficace, de la part des États-Unis, consisterait à cibler les niveaux intermédiaires de ces cartels (logisticiens, blanchisseurs d’argent, chefs de gangs) et à aider le Mexique à renforcer son système judiciaire et sa lutte contre la corruption.
Une réponse commune entravée par des agendas opposés
Les États-Unis devraient aussi suivre de près la réforme constitutionnelle en cours au Mexique, qui vise à transformer la procédure de nomination des juges, de la Cour suprême aux tribunaux locaux : ceux-ci seront désormais élus directement par les citoyens. Cette réforme controversée, qui vise également à revoir la structure de la Cour suprême (qui a bloqué à plusieurs reprises les lois de López Obrador) est porteuse de risques réels, de la politisation de la justice à une plus grande infiltration du système judiciaire par le crime organisé.
Dans ce face-à-face tendu, une dynamique de populisme sécuritaire se déploie des deux côtés de la frontière, bien que sous des formes idéologiquement distinctes.
L’administration Trump mobilise une rhétorique de droite autoritaire, qui externalise les causes de la crise des overdoses vers l’étranger et instrumentalise la menace – très réelle – des cartels pour justifier l’adoption de mesures militaires, commerciales ou juridiques extrêmes, dans le cadre d’un agenda électoral fondé sur son approche de la paix par la force.
De son côté, Claudia Sheinbaum poursuit la militarisation du territoire entamée par ses prédécesseurs entre 2006 et 2024 et, sous la pression américaine, mène une politique brutale contre les cartels. Mais, dans le même temps, se voulant fidèle à la tradition de la gauche populiste, elle ne renie pas entièrement le concept d’« Abrazos, no balazos », estimant que les coûts humains et sociaux pour le Mexique d’une confrontation frontale avec le crime organisé ne sont pas entièrement justifiables, surtout lorsque le marché final des drogues reste, structurellement, les États-Unis.
Chacun, à sa manière, rejette les responsabilités internes et privilégie une posture politique tournée vers ses propres électeurs. Le résultat est une coordination bilatérale entravée, dominée par des logiques nationales court-termistes au détriment d’une stratégie commune, crédible et efficace face à un défi transnational.
Dès lors, une action militaire unilatérale des États-Unis dans les territoires mexicains contrôlés par les cartels ne semble pas impossible. Si Donald Trump semble souvent faire beaucoup de bruit, il finit le plus souvent par mettre ses menaces à exécution…

Khalid Tinasti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.07.2025 à 18:34
La Chine au Moyen-Orient : enjeux géoéconomiques dans une région sous haute tension, de Téhéran à Tel-Aviv
Texte intégral (2081 mots)
Au Moyen-Orient, la Chine cherche à apparaître neutre en dialoguant avec tous les acteurs, de Téhéran à Tel-Aviv en passant par Riyad. L’objectif de Pékin est clair : s’imposer comme un garant de stabilité pour sécuriser ses intérêts énergétiques et commerciaux.
L’engagement de la République populaire de Chine (RPC) au Moyen-Orient reflète une approche géostratégique soigneusement calibrée, visant à préserver la stabilité régionale, à garantir un accès ininterrompu aux ressources énergétiques et à faire progresser sa fameuse Belt and Road Iniative (BRI), aussi connue sous le nom de « Nouvelles Routes de la Soie ». Dans cette région, c’est la relation sino-iranienne qui est le plus souvent mise en avant en raison de son poids politique et de sa dimension militaire ; mais que ce soit en matière économique, diplomatique ou stratégique, l’implantation de Pékin dans cette zone ne se limite certainement pas à ses liens avec Téhéran.
Comme ailleurs dans le monde, au Moyen-Orient la Chine divise ses partenariats diplomatiques en plusieurs types, classés ici par ordre descendant d’intensité : « les partenariats stratégiques globaux » (au Moyen-Orient : Égypte, Iran, Arabie saoudite, Émirats arabes unis et Bahreïn) ; « les partenariats stratégiques » (Irak, Jordanie, Koweït, Oman, Qatar, Syrie, Turquie et Autorité palestinienne) ; « les partenariats de coopération amicale »(Liban et Yémen) et enfin « les partenariats globaux innovants » (Israël).
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La Chine redéfinit ses priorités au Moyen-Orient
La dépendance énergétique de la Chine constitue l’un des moteurs essentiels de sa politique dans la région. Les pays du golfe, notamment l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït, figurent parmi les principaux fournisseurs de pétrole brut de la RPC – loin devant l’Iran en termes de volume, mais aussi de fiabilité et d’opportunités d’investissement.
Cette réalité économique pousse la Chine à investir beaucoup plus massivement dans les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG), où la stabilité financière, la prévisibilité politique et l’ouverture institutionnelle favorisent des partenariats stratégiques durables et le développement d’infrastructures, contrairement à l’Iran.
Pour ces raisons, les pays du golfe sont indirectement devenus des nœuds essentiels dans l’architecture de la BRI via le commerce, recevant près de six fois plus d’investissements chinois que l’Iran.
Bien que l’Iran présente un intérêt géographique en tant que corridor potentiel entre la Chine et l’Europe, l’effet persistant des sanctions internationales, la mauvaise gestion économique et l’aventurisme régional limitent fortement sa capacité à attirer des investissements chinois durables.
À l’inverse, Israël offre un environnement fonctionnel et favorable aux investisseurs, ce qui en fait une destination privilégiée pour les capitaux et projets d’infrastructure chinois. Son économie repose sur des infrastructures solides et un secteur technologique dynamique.
Malgré les chocs géopolitiques, dont les récents affrontements avec l’Iran – même si cela aura sans aucun doute un impact sur l’environnement des affaires du pays – Israël, en tant que membre de l’OCDE, reste attractif en matière d’environnement des affaires et d’investissement, principalement parce que les fondements de son environnement économique sont plus solides que ceux de l’Iran ou de l’Arabie saoudite.
À lire aussi : Comment évaluer l’économie israélienne au prisme de son insertion internationale
L’État hébreu occupe une place croissante au sein de la BRI – non pas par le volume d’investissements directs chinois, mais par sa position stratégique et son ambitieux agenda infrastructurel. Sa localisation géographique – à cheval entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique via la Méditerranée – en fait un point de connexion terrestre et maritime clé qui constitue une option alternative à l’Iran pour relier la Chine à l’Europe.
Dans ce contexte, la Chine et Israël ont progressé dans leurs négociations pour un accord de libre-échange évoqué depuis 2016. Bien que les discussions soient suspendues depuis 2023, l’espoir demeure qu’un accord puisse être signé une fois la stabilité revenue dans la région.
Commerce de la Chine avec Israël et l’Iran : des trajectoires divergentes
Les relations commerciales de la Chine avec Israël et l’Iran révèlent deux approches économiques distinctes.
Avec Israël, les échanges sont de plus en plus marqués par les importations de hautes technologies – notamment dans le domaine des semi-conducteurs –, traduisant une interdépendance technologique croissante.
En revanche, les échanges avec l’Iran restent centrés sur les biens industriels et les ressources naturelles, illustrant un partenariat plus traditionnel, fondé sur l’accès aux matières premières. Ces dynamiques contrastées reflètent la flexibilité stratégique de la Chine, qui mise sur l’innovation israélienne tout en sécurisant ses approvisionnements auprès de l’Iran.
Les tensions dans le détroit d’Ormuz mettent à l’épreuve la stratégie chinoise en Iran
Depuis près de cinquante ans, l’Iran s’est tourné vers la Chine pour obtenir un soutien économique. Pourtant, malgré 21 projets d’investissements chinois en greenfield entre 2003 et 2020 – principalement dans le secteur de l’énergie –, Pékin a progressivement amorcé un désengagement, en raison des sanctions internationales et de l’instabilité régionale persistante.
De grandes entreprises comme CNPC et Sinopec ont réduit leur participation, voire abandonné certains projets, tandis que des sociétés du secteur de la tech, telles que Huawei et Lenovo, ont également restreint leur présence sur le marché iranien. Entre 2017 et 2019, l’Iran aurait ainsi enregistré une sortie de capitaux chinois estimée à 990 millions de dollars.
La Chine considère l’instabilité au Moyen-Orient – en particulier la confrontation entre Israël et l’Iran – comme une menace directe pour ses intérêts économiques et commerciaux. En tant que premier acheteur mondial de pétrole iranien, la Chine s’inquiète tout particulièrement des perturbations potentielles dans les voies maritimes stratégiques, notamment le détroit d’Ormuz.
En juin 2025, les importations chinoises de pétrole en provenance d’Iran ont fortement augmenté, atteignant jusqu’à 1,8 million de barils par jour – une hausse survenue juste avant l’escalade militaire entre Israël et l’Iran, qui a ravivé les inquiétudes quant à la sécurité du détroit d’Ormuz.
Signe du poids de la RPC dans cette région : après les frappes aériennes réciproques entre Israël et l’Iran, et la menace de Téhéran de fermer ce passage crucial, le secrétaire d’État américain Marco Rubio a exhorté Pékin à intervenir, insistant sur la forte dépendance de la Chine envers cette route pétrolière.
Chine–États-Unis : tensions stratégiques dans un Moyen-Orient en transition
La Chine et les États-Unis ont récemment signé un accord commercial et instauré une trêve tarifaire de 90 jours, dans le but de résoudre certains différends clés et de stabiliser les relations économiques. Par ailleurs, sur le plan militaire, l’Iran et la Chine ont signé un accord de coopération militaire dès 2016, reflétant leur volonté commune de contrecarrer l’influence américaine dans la région et de sécuriser les routes commerciales.
Historiquement, la Chine a soutenu l’Iran par la vente d’armes, le transfert de technologies et des programmes de formation. En outre, malgré le discours officiel, certains rapports indiquent que des technologies chinoises ont contribué au développement du programme balistique iranien.
La relation sino-iranienne en matière de défense illustre une diplomatie à deux niveaux : la Chine soutient discrètement l’autonomie militaire de l’Iran tout en veillant à ne pas compromettre ses relations stratégiques avec d’autres partenaires régionaux importants, dont Israël, avec lesquels elle entretient également des dialogues sécuritaires de premier rang. Cela met en évidence l’ambition plus large de Pékin : éviter les polarisations régionales et préserver un équilibre des forces favorable à ses intérêts.
À lire aussi : Ce que la réconciliation irano-saoudienne change pour le Moyen-Orient
La stratégie de la Chine au Moyen-Orient vis-à-vis des États-Unis repose sur un principe d’équidistance : accroître son influence sans confrontation directe, tout en tirant un bénéfice stratégique aussi bien de l’Arabie saoudite, d’Israël et de l’Iran que de l’Égypte. Dans cette optique, la RPC ne cherche pas à remplacer les États-Unis comme puissance dominante dans la région, mais à leur opposer une présence multipolaire axée sur la préservation de la stabilité. Maintenir le statu quo, éviter les conflits directs et construire un système d’influence parallèle via les infrastructures, le commerce et la diplomatie : tels sont les piliers de la posture chinoise au Moyen-Orient. Une approche qui garantit à Pékin, de Tel-Aviv à Téhéran, un accès sécurisé à l’énergie, aux corridors commerciaux et à une influence géopolitique durable.

Kambiz Zare ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.