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02.07.2025 à 18:37

Attaques contre les installations nucléaires iraniennes : que dit le droit international ?

Abdelwahab Biad, Enseignant chercheur en droit public, Université de Rouen Normandie

Les frappes israéliennes et états-uniennes contre les installations nucléaires iraniennes fragilisent un régime de non-prolifération déjà affaibli.
Texte intégral (2220 mots)

Les attaques d’Israël et des États-Unis contre des installations nucléaires iraniennes, présentées comme nécessaires pour empêcher le développement d’armes nucléaires par l’Iran, constituent non seulement des actes illicites en droit international (violation de la Charte des Nations unies et du droit des conflits armés), autrement dit une agression, mais pourraient aussi affecter négativement la crédibilité du régime de non-prolifération nucléaire incarné par le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) et le système de garanties de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), en place depuis un demi-siècle.


Le 7 juin 1981, l’aviation israélienne bombarde le réacteur irakien Osirak, suscitant une réprobation unanime. Dans sa résolution 487 (1981), le Conseil de sécurité des Nations unies « condamne énergiquement » l’attaque, qu’il qualifie de « violation flagrante de la Charte des Nations unies et des normes de conduite internationale », estimant en outre qu’elle « constitue une grave menace pour tout le système de garanties de l’Agence internationale de l’énergie atomique, sur lequel repose le Traite sur la non-prolifération des armes nucléaires ».

Ce qui est intéressant ici, c’est la demande faite à Israël « de s’abstenir à l’avenir de perpétrer des actes de ce genre ou de menacer de le faire », un appel manifestement ignoré depuis puisque Tel-Aviv a récidivé par des attaques armées contre des installations situées en Syrie (2007) puis en Iran tout récemment, sans même parler des cyberattaques et les assassinats de scientifiques irakiens et iraniens.

Ce qui différencie toutefois le cas de l’Iran 2025 par rapport à celui de l’Irak 1981, c’est d’une part l’ampleur des attaques (12 jours sur une dizaine de sites) et d’autre part, l’implication des États-Unis, qui ont bombardé les sites d’Ispahan, Natanz et Fordo. Cet engagement américain, ainsi que la rivalité israélo-iranienne au Moyen-Orient, exacerbée depuis le début de la guerre à Gaza, ont non seulement paralysé le Conseil de sécurité, mais ont aussi brouillé le débat sur la licéité de telles attaques.

La guerre préventive ou de « légitime défense préventive » invoquée par Israël pour neutraliser une « menace existentielle » est illicite au titre de la Charte des Nations unies qui définit les conditions de l’emploi de la force par un État (soit via la légitime défense en réponse à une attaque, soit par une action collective décidée par le Conseil de sécurité). Ce qui n’englobe pas une légitime défense « préventive » décidée unilatéralement. Ainsi que l’a rappelé la Cour internationale de Justice, « les États se réfèrent au droit de légitime défense dans le cas d’une agression armée déjà survenue et ne se posent pas la question de la licéité d’une réaction à la menace imminente d’une agression armée » (Affaire Nicaragua contre États-Unis, 1986).

Par ailleurs, l’ampleur et la planification rigoureuse des attaques contre les sites nucléaires iraniens suggèrent que Benyamin Nétanyahou nourrissait ce projet de longue date, comme en témoignent ses nombreuses déclarations depuis trente ans, prédisant l’acquisition imminente de la bombe par l’Iran sous deux ans à quelques mois (Knesset en 1992, Congrès américain en 2002, ONU en 2012 et 2024).

L’Iran un « État du seuil » ; quid d’Israël ?

Le programme nucléaire iranien, lancé sous le chah, a connu un développement depuis les années 2000 avec la construction d’installations diverses permettant au pays de se doter de tout le cycle du combustible (réacteurs de recherche, centrales de production d’électricité, usines d’enrichissement et de stockage de matières radioactives) situés principalement à Arak, Téhéran, Bouchehr, Ispahan, Natanz et Fordo.

L’existence de sites non déclarés à l’AIEA fut à l’origine de sanctions imposées par le Conseil de sécurité. Celles-ci furent ensuite suspendues avec l’adoption du Plan d’action global commun, ou accord de Vienne (2015), signé entre l’Iran, les États-Unis (alors présidés par Barack Obama), la Russie, la Chine, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne, qui prévoyait que l’Iran limite ses capacités d’enrichissement de l’uranium en contrepartie de la levée des sanctions.

Mais en 2018, Donald Trump, installé à la Maison Blanche depuis janvier 2018, décide de se retirer unilatéralement de l’accord, sans recourir à la procédure de règlement des différends prévue, et rétablit les sanctions américaines contre Téhéran. L’Iran se considère alors libéré de ses engagements relatifs au niveau d’enrichissement, et fait passer celui-ci à 60 %, bien au-delà de la limite autorisée par l’accord (3,67 %). Bien que ce niveau soit inférieur à celui nécessaire pour une application militaire (90 %), il fait déjà de l’Iran « un État du seuil », c’est-à-dire un État capable d’accéder à la bombe, sous réserve de concevoir et de tester l’engin dans des délais plus ou moins longs. C’est précisément ce risque de voir l’Iran obtenir rapidement l’arme nucléaire qui a été invoqué par Israël et par les États-Unis pour justifier leurs frappes sur les installations iraniennes à partir du 13 juin dernier.

Il reste que le gouvernement iranien a nié toute intention de se doter de la bombe, invoquant la fatwa de l’Ayatollah Khamenei (2005) stipulant que la possession de l’arme nucléaire est contraire aux prescriptions de l’islam. Certes, l’AIEA, autorité de référence en la matière, a souligné à plusieurs reprises dans ses rapports annuels l’existence de zones d’ombre et de dissimulations concernant la nature et l’ampleur du programme iranien d’enrichissement. Elle a toutefois toujours conclu ne disposer d’aucune preuve attestant l’existence d’un programme à visée militaire.

Le principal opposant au programme nucléaire iranien reste Israël, qui n’est pourtant pas en position de donner des leçons en la matière. Doté de l’arme nucléaire depuis les années 1960 en dehors du cadre du TNP, auquel il n’a jamais adhéré, Israël n’a jamais reconnu officiellement son arsenal, invoquant une doctrine d’opacité relevant du « secret de polichinelle » (on estime qu’il disposerait d’une centaine de bombes).

Contrairement à tous ses voisins, il refuse de se soumettre aux inspections de l’AIEA et ignore la résolution 487 du Conseil de sécurité, qui lui « demande de placer d’urgence ses installations nucléaires sous les garanties de l’Agence internationale de l’énergie atomique ». Fait notable : tous les gouvernements israéliens, quel que soit leur bord politique, ont systématiquement évité tout débat public sur le sujet, y compris au niveau national – où il demeure un tabou –, tout en accusant tour à tour leurs voisins (Égypte de Nasser, Irak, Iran) de chercher à se doter de la bombe et de menacer ainsi le monopole nucléaire d’Israël dans la région.

Pourquoi les attaques contre les installations nucléaires sont-elles spécifiquement prohibées ?

L’Iran est un État partie au TNP (depuis son entrée en vigueur, 1970), un instrument clé de non-prolifération par lequel les États non dotés d’armes nucléaires s’engagent à le rester en contrepartie du bénéfice des utilisations pacifiques de l’énergie nucléaire sous le contrôle de l’AIEA pour prévenir tout usage à des fins militaires.

Cet engagement de non-prolifération est le corollaire du « droit inaliénable » à développer la recherche, la production et l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins économiques et scientifiques inscrit dans le traité et aucune disposition du TNP n’interdit spécifiquement l’enrichissement de l’uranium. En cas de manquements aux obligations de non-prolifération, l’Agence peut saisir le Conseil de sécurité.

Ce fut le cas pour la Corée du Nord en 2006, ainsi que pour l’Iran avant la conclusion de l’accord de 2015. Depuis au moins 2019, l’AIEA a toutefois exprimé des préoccupations quant à des activités menées sur des sites non déclarés, susceptibles de contrevenir aux obligations prévues par l’accord de garanties liant l’Iran à l’Agence, notamment en matière de non-détournement de matières nucléaires. Néanmoins, nous l’avons dit, ces irrégularités n’ont pas permis à l’AIEA d’établir avec certitude l’existence ou l’absence d’un programme à finalité militaire – une condition nécessaire pour saisir le Conseil de sécurité.

Les attaques du 12 au 24 juin violent en particulier la résolution 487 du Conseil demandant aux États « de s’abstenir de perpétrer des attaques ou menacer de le faire contre des installations nucléaires » ainsi que les résolutions de l’AIEA allant dans le même sens. Le directeur général de l’AIEA a rappelé « que les installations nucléaires ne devaient jamais être attaquées, quels que soient le contexte ou les circonstances » (13 juin 2025). Cette prescription d’interdiction s’explique par les conséquences graves sur les populations et l’environnement pouvant découler des fuites radioactives dans et au-delà des frontières de l’État attaqué. À ce propos, la réaction des Américains et des Européens fut prompte lors des incidents armés visant les centrales de Tchernobyl et Zaporijjia (2022, 2024 et 2025), le directeur de l’AIEA jugeant ces attaques « irresponsables » (15 avril 2024).

Si aucun traité spécifique n’interdit les attaques contre des installations nucléaires, leur prohibition découle du droit des conflits armés qui interdit de diriger intentionnellement des attaques contre des biens à caractère civil, les installations nucléaires étant considérées comme telles. Le fait de diriger intentionnellement des attaques contre des biens civils (et des personnes civiles) est une violation des lois et coutumes de la guerre, un crime de guerre au sens du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève de 1949 et du Statut de la Cour pénale internationale.

Ces attaques armées risquent de renforcer la défiance à l’égard du TNP. En effet, comment les justifier lorsqu’elles visent les installations nucléaires d’un État partie au traité et soumis aux garanties de l’AIEA, même si la transparence de l’Iran a parfois fait défaut ? Téhéran pourrait être tenté de se retirer du TNP et de suspendre les inspections de l’Agence, comme le laissent entendre certaines déclarations de responsables iraniens. Ils suivraient alors la trajectoire empruntée par la Corée du Nord, qui s’est dotée de l’arme nucléaire après avoir rompu avec l’AIEA et quitté le TNP. Une telle évolution risquerait d’encourager d’autres États, comme l’Arabie saoudite ou la Turquie, à envisager une voie similaire, compliquant davantage encore la recherche d’une issue diplomatique pourtant essentielle à la résolution des crises de prolifération.

Enfin, ces attaques risquent d’affaiblir un régime de non-prolifération déjà singulièrement érodé par les critiques croissantes sur l’absence de désarmement nucléaire, une contrepartie actée dans le traité mais qui n’a pas connu l’ombre d’un début d’application, la tendance allant plutôt dans le sens d’une course aux armements…

The Conversation

Abdelwahab Biad ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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02.07.2025 à 15:06

La démographie, frein au développement ? Retour sur des décennies de débats acharnés

Serge Rabier, Chargé de recherche Population et Genre, Agence Française de Développement (AFD)

La problématique du développement est-elle intrinsèquement liée à une baisse de la croissance démographique ?
Texte intégral (2523 mots)

L’aide au développement fournie par les pays occidentaux, que ce soit via leurs structures étatiques ou à travers diverses organisations internationales ou fondations caritatives, a mis en avant, au cours des dernières décennies, des priorités variées. En matière de démographie, on a observé une certaine constance : de nombreuses actions ont été entreprises pour aider – ou inciter – les pays les moins développés à réduire leur natalité.


En février 2025, l’une des premières mesures de la nouvelle administration Trump a été de purement et simplement supprimer l’agence des États-Unis pour le développement international (USAID), avec pour conséquence de couper des financements représentant plus de 40 % de l’aide humanitaire mondiale.

L’arrêt de la contribution majeure des financements américains destinés au développement invite à un retour historique sur le rôle et l’influence des États-Unis en matière de définition et de déploiement de l’aide publique au développement, en particulier à travers le prisme démographique.

L’instrumentalisation de la démographie dans les agendas successifs du développement

Depuis près de soixante ans, l’agenda international du développement a connu des orientations prioritaires variées, le primat ayant été donné successivement à l’industrialisation, à la lutte contre la pauvreté, aux programmes d’ajustement structurel puis au développement humain et aux enjeux de gouvernance et de droits humains (y compris ceux des femmes et des filles) à l’ère de la mondialisation. À partir de 2000 et jusqu’à aujourd’hui, cet agenda a mis l’accent sur d’autres thématiques : lutte contre les inégalités, urgences climatique et environnementale, finance durable.

Toutes ces orientations prioritaires se sont traduites dans des narratifs démographiques spécifiques : démographie et géopolitique ; démographie et droits humains ; démographie et crise climatique, pour n’en prendre que trois.

Dans le premier cas, les tendances de la fécondité dans les pays en développement ont justifié le soutien financier et logistique à des programmes de contrôle des naissances au nom de la défense des valeurs occidentales contre l’expansionnisme de l’URSS. Dans le deuxième cas, l’affirmation de l’approche par les droits a voulu minorer les dynamiques démographiques en privilégiant la reconnaissance des droits des personnes à décider en matière de droits sexuels et reproductifs. Dans le troisième cas, le plus contemporain, l’argument du poids encore croissant de la population mondiale, et donc de sa limitation nécessaire, serait une (voire la) réponse à la crise climatique, oubliant au passage la cause principale que représente le « modèle » du développement extractiviste et consumériste actuel.

La démographie :un levier de l’engagement international des États-Unis pour le développement

Dans le quatrième point de son discours d’investiture du 20 janvier 1949, le président Harry Truman présente la nécessité d’un « programme nouveau et courageux pour rendre accessibles les résultats bénéfiques de nos avancées scientifiques et de notre progrès industriel en vue des progrès et de la croissance dans les nations sous-développées ».

Au-delà de l’aspect généreux de l’engagement présidentiel dans la lutte contre « l’ignorance, la maladie et la misère » ainsi que les nécessités, plus intéressées, de reconstruction économique, en particulier de l’Europe dévastée par la Seconde Guerre mondiale, il faut aussi voir dans ce programme le poids des néomalthusiens inquiets des risques selon eux liés à l’explosion démographique dans les pays du tiers-monde, de l’Asie en particulier.

Ainsi, à l’orée de la décennie 1950, le facteur démographique apparaît à la fois, d’une part, comme une justification pour soutenir le développement des pays pauvres qui, processus de décolonisation aidant, deviendront des États indépendants ; et d’autre part, comme une composante majeure de la politique étrangère des États-Unis que leur statut de « super-puissance » de plus en plus évident leur imposait.

En effet, outre l’argument souvent mis en avant (à juste titre) de l’engagement économique (Plan Marshall) et politique (le début de la guerre froide) des autorités gouvernementales, il faut souligner le rôle d’éminents démographes tels que Kingsley Davis (The Population of India and Pakistan (1951)), Hugh Everett Moore (The Population Bomb (1954)), ou encore Ansley J. Coale et Edgar M. Hoover (Population Growth and Economic Development in Low-Income Countries (1958)).

En étudiant l’impact de la croissance démographique (présentée comme excessive et donc néfaste) sur le développement économique, ils sont au fondement des débats ultérieurs sur l’articulation entre population et développement, ainsi que des financements publics des politiques de planification familiale de nombreux bailleurs bilatéraux (États-Unis, Royaume-Uni et Suède notamment) et multilatéraux (Banque mondiale, ONU).

Enfin, la mise à l’agenda de l’explosion démographique du tiers-monde a été rendue possible par la conjonction de certains travaux de la communauté académique et de l’engagement de grandes fondations à but non lucratif des États-Unis, qui a contribué à proposer et à financer des programmes de recherche et de terrain en matière de contrôle et de limitation des naissances, de promotion de la contraception et de la planification familiale.

De fait, la puissance d’imposition d’un tel agenda a bénéficié de facteurs déterminants : capacité financière des fondations privées Rockefeller, Ford, MacArthur rejointes dans les décennies 1990/2000 par, entre autres, la William and Flora Hewlett Foundation, la David and Lucile Packard Foundation ou encore la Bill and Melinda Gates Foundation ; implication d’universités et d’institutions scientifiques privées, parmi lesquelles le Population Reference Bureau (1929), le Population Council (1952), Pathfinder (1957) et plus tard, le Guttmacher Institute (1968) ; et enfin, quelques années plus tard, les financements institutionnels massifs de l’USAID.

Ces financements permettront aussi à des bureaux de consultants américains de devenir des intermédiaires incontournables dans la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des programmes de planification familiale : Futures Group, 1965 ; Management Science for Health, 1969 ; Population Services International, 1970 ; Family Health International, 1971 ; John Snow Inc., 1975.

« Le meilleur contraceptif, c’est le développement »

C’est au cours de la conférence mondiale de Bucarest (1974) (Conférence mondiale sur la population des Nations unies) que s’affrontent les tenants de deux approches opposées du développement au regard des enjeux, réels ou supposés, de la démographie.

D’un côté, il y a les pays développés à régimes démocratiques libéraux, inquiets des conséquences économiques, alimentaires, environnementales de l’évolution démographique du monde – une inquiétude qui se trouve au cœur du livre alarmiste de Paul R. Erhlich, The Population Bomb (paru en français sous le titre La Bombe P) et du texte de l’écologue Garrett Hardin sur la tragédie des biens communs, tous deux parus en 1968. De l’autre, il y a les pays ayant récemment accédé à l’indépendance, souvent non alignés et rassemblés sous l’appellation « tiers-monde » : pour la plupart d’entre eux (surtout sur le continent africain), la maîtrise de la croissance de la population n’est pas la priorité.

À travers le slogan « Le meilleur contraceptif, c’est le développement », ce sont la croissance et les progrès économiques qui sont mis en avant comme préalables à la nécessaire articulation des enjeux démographiques et économiques.

Les politiques de population au service du développement

La Conférence internationale sur la population et le développement (Le Caire, 1994) représente le moment de bascule entre des objectifs gouvernementaux strictement démographiques en termes de contrôle de la fécondité (au prix souvent de fortes mesures incitatives voire coercitives, voire d’eugénisme social telles que l’Inde a pu en connaître) et l’affirmation du droit des femmes à contrôler librement leur santé et leur vie reproductive ainsi que celui des ménages à décider de manière informée du nombre d’enfants qu’ils souhaitent avoir (ou non) et de l’espacement entre les naissances de ceux-ci.

Le vice-président des États-Unis Al Gore (deuxième à partir de la gauche) s’adresse aux délégués lors de la Conférence du Caire en 1994. UN Photo

Ainsi, avec le « consensus du Caire », la problématique du développement n’est plus simplement affaire d’objectifs démographiques quantifiables ; elle acte que l’approche fondée sur les droits doit contribuer aux agendas du développement, successivement les Objectifs du millénaire pour le développement (2000-2015) puis les Objectifs du développement durable (2015-2030).

Le financement et la mise en place de programmes de soutien à la planification familiale, qui avaient été conçus pour limiter le déploiement incontrôlé d’une sorte de prolétariat international pouvant servir de réservoir démographique au bloc communiste, se sont déployés en particulier avec le soutien financier massif des fondations précédemment évoquées.

Ces programmes, sous le nouveau vocable de « politiques de population », se sont progressivement inscrits dans l’agenda du développement international des gouvernements américains successifs. C’est au cours des années 1960-1980 que les États-Unis assument le leadership du financement international des politiques de population en Asie, en Afrique et en Amérique latine avec l’USAID, tout en soutenant fortement la création en 1969 du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), devenant ainsi un acteur clé du financement des politiques de population, avec une part variant entre 30 % et 40 % des financements mondiaux dans ce domaine.

De fait, à partir des années 1980, l’USAID est le principal canal de financement des enquêtes démographiques et de santé ou EDS (plus connues sous leur acronyme anglais DHS pour Demographic and Health Surveys), qui permettent, de façon régulière, aux pays en développement de bénéficier des données socio-démographiques nécessaires à la définition et à la mise en place de certaines politiques publiques en matière de population, d’éducation, de santé et d’alimentation.

Une inflexion à cet « activisme » démographique au nom des valeurs conservatrices survient en 1984, lorsque le président Ronald Reagan instaure la politique dite du « bâillon mondial » (« Mexico City Policy »), supprimant les financements états-uniens aux organisations de la société civile qui font, supposément ou non, la promotion de l’avortement. Cette politique sera tour à tour supprimée et ré-installée au rythme des présidences démocrates et républicaines jusqu’à aujourd’hui avec, en point d’orgue, la suppression de l’USAID dès les premiers jours de la seconde présidence Trump.

Une nouvelle ère ?

Les dynamiques démographiques actuelles, marquées par la baisse universelle de la fécondité (à l’exception notable de l’Afrique subsaharienne), l’allongement de l’espérance de vie, la remise en cause des droits en matière de fécondité, la politisation des migrations internationales et le vieillissement de la population mondiale dans des proportions jusqu’ici inconnues vont dessiner un tout autre paysage démographique d’ici à 2050.

Enfin, le retour des concurrences exacerbées de puissances, la fin de la mondialisation dite « heureuse », la résurgence du néo-mercantilisme et, surtout, la nécessité désormais incontournable de l’adaptation au changement climatique, sont autant d’enjeux qui, tous ensemble, vont requestionner radicalement le nexus démographie-développement.

The Conversation

Serge Rabier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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02.07.2025 à 15:04

Au Moyen-Orient, que reste-t-il de l’« esprit des accords d’Alger » ?

Myriam Benraad, Senior Lecturer in International Politics, Negotiation & Diplomacy, Sciences Po

En 1975, à Alger, l’Iran et l’Irak signent un accord censé régler leurs différends. Ce fut un échec retentissant, dont les échos se font sentir à ce jour.
Texte intégral (2116 mots)
Mohammad Reza Pahlavi (à gauche), Houari Boumediène (au centre) et Saddam Hussein en Algérie en 1975.

Lutte pour l’hégémonie régionale, la non-reconnaissance des frontières post-coloniales, la vulnérabilité des minorités ethno-confessionnelles ou contre l’escalade de la violence et les calculs déstabilisateurs des parties extérieures au conflit… Toutes ces problématiques, d’une grande actualité aujourd’hui au Moyen-Orient, se trouvaient déjà au cœur des accords signés à Alger, le 6 mars 1975, par l’Iran du chah et l’Irak de Saddam Hussein. Retour sur un moment d’espoir pour la région, vite douché : cinq ans plus tard, les deux pays entraient dans une guerre longue et terriblement meurtrière.


Le 6 mars 1975, en marge d’un sommet de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) tenu dans la capitale de l’Algérie, à l’issue d’une médiation du président Houari Boumédiène, l’Irak de Saddam Hussein et l’Iran de Mohammed Reza Pahlavi signent les accords d’Alger. Ces textes doivent permettre aux deux États de résoudre leurs différends, au premier rang desquels la délimitation de leurs frontières terrestres et fluviales (Basse-Mésopotamie, plaines et piémonts centraux, Kurdistan), dans le cadre d’une solution jugée « globale ».

La satisfaction affichée par les parties concernées est toutefois de courte durée : dans les faits, il n’y aura jamais ni reconnaissance par Bagdad et Téhéran de l’inviolabilité des frontières du pays voisin, ni respect de l’obligation de non-ingérence dans leurs affaires intérieures respectives. Au contraire, les accords d’Alger créent une impasse. Cinq ans plus tard, ce sera le déclenchement entre l’Iran et l’Irak d’une guerre de huit longues années (1980-1988) qui fera près d’un demi-million de morts de chaque côté.

Cet échec de la diplomatie, qui n’est pas le premier dans l’histoire du Moyen-Orient, n’est pas sans faire écho à la trajectoire récente, voire immédiate, de la région. Il illustre la persistance des conflits frontaliers dans cette partie inflammable du monde – de la bande de Gaza au Liban, en passant par le Yémen et la Syrie.

Saddam Hussein et le chah d’Iran s’embrassent lors des accords d’Alger en 1975.

L’abandon des Kurdes

En 1975, les États-Unis souhaitaient le renforcement de leur influence et de celle de l’Iran – alors un allié – dans le Golfe pour contrer l’Union soviétique. Ils n’hésitèrent pas à sacrifier les aspirations kurdes dans le Nord irakien, selon un scénario qui fait songer à la manière dont plus tard, dans la foulée de la guerre contre l’État islamique, Washington abandonna à leur sort ses partenaires kurdes en Syrie.

Comme en 1975 pour leur frères irakiens, les Kurdes de Syrie sont en effet, aujourd’hui, prisonniers d’un jeu géopolitique complexe qui engage leur survie, entre pressions grandissantes de la Turquie, abandon de leur vieux rêve d’indépendance et intégration incertaine à l’appareil militaro-sécuritaire érigé par un djihadiste « repenti », Ahmed al-Charaa.

Au milieu des années 1970, après quatorze ans de lutte révolutionnaire, le mouvement de libération kurde s’effondre en Irak. Le chah d’Iran avait établi des liens étroits avec le leader kurde irakien Mustafa Barzani depuis le milieu des années 1960, et fourni à ses hommes un armement considérable. Après l’arrivée au pouvoir à Bagdad des baasistes en 1968, Téhéran avait encore accru son appui militaire et financier, incité en ce sens par Richard Nixon et Israël.

Dès lors, les difficultés de l’Irak pour réprimer le soulèvement kurde, qui menaçait de faire chuter le régime, furent telles que Saddam Hussein – alors vice-président, mais déjà homme fort de Bagdad – s’était résolu à un compromis, soit une cession de territoires à l’Iran. Il va sans dire que cet épisode laissa un goût amer au Kurdistan, abandonné par Téhéran et Washington dès les premières heures ayant suivi la signature des accords d’Alger, puis immédiatement attaqué par l’armée de Saddam Hussein.

Une « nouvelle ère » qui fait long feu

Pis, rien ne fut fondamentalement réglé entre l’Irak et l’Iran dans la mesure où aucun de ces deux États n’avait renoncé à l’intégralité de ses revendications. De ce point de vue, les accords d’Alger étaient sans doute trop généraux dans leur formulation. Du côté irakien, ils suscitèrent ainsi indignation et sentiment d’humiliation, conduisant paradoxalement à une aggravation des tensions alors qu’ils étaient supposés les calmer. Les Irakiens estimaient que leurs droits avaient été bradés au profit de l’Iran, en particulier dans le détroit d’Ormuz alors occupé par la marine impériale du chah, par lequel transitent 20 % du pétrole mondial actuel et que la République islamique a menacé de fermer à la suite de la « guerre des 12 jours » avec Israël.

De fait, n’était-ce pas de façon superficielle que les accords d’Alger postulaient l’existence de « liens traditionnels de bon voisinage et d’amitié » entre ces pays ? Qu’en était-il vraiment ? Ces États pivots du Moyen-Orient partageaient-ils un intérêt justifiant une telle coopération à leur frontière ? Saddam Hussein arriva à la table des pourparlers résolu à écraser ses adversaires, tandis que le chah convoitait une extension de son influence régionale.

Il n’y aura pas de visite du monarque en Irak, comme la prévoyaient initialement ces accords, ou de déplacement de Saddam Hussein en Iran. La « nouvelle ère dans les relations irako-iraniennes en vue de réaliser les intérêts supérieurs de l’avenir de la région » évoquée sur le papier ne se matérialise pas.

S’ils ne modifiaient que partiellement le tracé de la frontière terrestre, les accords d’Alger ne s’embarrassaient pas d’attentions juridiques quant au volet fluvial de la dispute. Ils accordaient aux Iraniens ce qu’ils avaient longtemps recherché dans la zone du Chatt al-’Arab (« rivière des Arabes », baptisée Arvandroud en persan), cet exutoire à la confluence du Tigre et de l’Euphrate qui se jette dans le Golfe persique. Les Irakiens resteront emplis de rancœur face à ce transfert de territoire vers leur voisin ennemi, qu’ils estiment arbitraire.

Comme l’écrira le politologue Hussein Sirriyeh, en l’absence de confiance réciproque,

« c’est la question du Chatt al-’Arab et les problèmes frontaliers qui semblent avoir été les principaux enjeux du conflit irako-iranien avant et après l’effondrement du traité de 1975 ».

En octobre 1979, peu après l’avènement de la République islamique à Téhéran, l’Irak dénonce les accords et somme l’Iran de quitter son sol. Puis, en mai 1980, Saddam Hussein annonce que les accords d’Alger sont nuls et non avenus. En septembre 1980, les forces irakiennes envahissent l’Iran avec l’assentiment de nombreux États du Golfe, qui redoutent une exportation de la révolution islamique au sein de leurs frontières. Cette étape fait muter une guerre des mots en une guerre tangible aux conséquences dévastatrices dans un camp comme dans l’autre.

Nationalisme arabe et impérialisme perse

Les accords d’Alger, qui devaient façonner une coexistence pacifique entre l’Irak et l’Iran, sont donc enterrés. Les répudier revient aussi pour Saddam Hussein à rejeter en bloc la notion d’inviolabilité des frontières du Moyen-Orient post-colonial, comme en attestera par la suite sa décision d’annexer le Koweït en 1990.

Mais ce nationalisme à la fois arabe et irakien ne remonte pas aux seuls accords d’Alger. On en trouve la trace dans le traité d’Erzeroum de 1847, sur lequel l’Irak, province ottomane à cette époque, fonde ses exigences. Rappelons que les chahs de Perse étaient entrés en conflit avec les sultans ottomans après que Sélim Ier, dit « le Terrible », (1470-1520) eut repoussé les frontières de l’empire vers l’est et fait passer l’Irak sous sa tutelle.

Dans l’entre-deux-guerres, les exigences irakiennes resurgissaient dans les débats de la Société des nations, comme en 1934 et 1935 lorsque le général Nouri al-Saïd, ministre des affaires étrangères, avait accusé les Ottomans d’avoir permis à Téhéran d’établir de nombreux ports le long du Chatt al-’Arab, contre un seul pour Bagdad. Cette conception d’un Irak arabe lésé par un Iran perse n’évoluera plus. Elle tend même à s’exacerber.

En 1990, un échange renouvelé de lettres entre Bagdad et Téhéran montre d’ailleurs que le conflit est loin d’être résolu. Puis, à partir de 2003 et de l’intervention militaire des États-Unis en Irak, il devient évident que la non-application des accords d’Alger ouvre la porte aux appétits territoriaux, politiques, mais également pétroliers, d’une République islamique débarrassée de son adversaire existentiel Saddam Hussein.

Indirectement, le legs laissé par les accords d’Alger est par ailleurs exploité par des acteurs non étatiques. On songe par exemple aux références des djihadistes à l’« ennemi safavide », lequel constituerait un danger pour tout le Moyen-Orient, mais aussi à la propagande virulente des milices irakiennes concernant les actions et les guerres de l’Occident. Sur fond de délitement de l’« Axe de la résistance » qu’avaient établi dès 2003 les mollahs, ces milices chiites, véritable « État dans l’État », convoiteraient-elles in fine une reprise en main plus pérenne des provinces du Sud irakien et notamment de la région du Chatt al-’Arab ?

Les effets au long cours de cet « arrangement » en définitive éphémère entre l’Irak et l’Iran en 1975 n’ont, dans tous les cas, pas fini de faire parler d’eux. Que reste-t-il, en effet, de cet « esprit des accords d’Alger » auquel se référait le texte originel, sinon des décennies de sanctions et de conflagrations ? N’est-ce pas plutôt un esprit de vengeance tous azimuts qui a fini par l’emporter ?

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Myriam Benraad ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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01.07.2025 à 16:51

Israël–Iran : la guerre économique a déjà un vainqueur

Djamchid Assadi, Professeur associé au département « Digital Management », Burgundy School of Business

Si les armes sont décisives, la capacité à financer une guerre demeure un facteur central dans tout conflit. Celui entre l’Iran et Israël n’échappe pas à cette règle d’airain.
Texte intégral (2035 mots)

Alors qu’un cessez-le-feu, fragile et incertain, est entré en vigueur entre la République islamique d'Iran et Israël, une autre guerre, moins visible mais tout aussi décisive, gagne en intensité : la guerre économique. Car, au-delà des frappes et des missiles, ce sont les finances publiques, la stabilité monétaire et la résilience industrielle qui façonnent les rapports de force.


Le 20 juin, les États-Unis frappent le site de Fordo, une installation hautement sécurisée construite à flanc de montagne près de Qom, conçue pour résister à d’éventuels bombardements. Ce site incarne l’avancée clandestine du programme nucléaire iranien et sa destruction – inachevée selon plusieurs sources –marque une nouvelle étape dans l’escalade militaire entre Israël et la République islamique d’Iran (RII).

Les guerres ne se décident pas seulement sur le terrain militaire. Elles reposent sur les capacités économiques des États qui les mènent. Une armée peut tirer, avancer, frapper, seulement si son pays peut financer ses armes, entretenir ses troupes, réparer ses infrastructures et maintenir sa cohésion interne. Sans ressources, sans capacité de production et sans marge budgétaire, l’effort de guerre s’effondre, quelle que soit la stratégie militaire.

C’est ce que plusieurs économistes, issus de traditions intellectuelles variées, ont souligné avec force. Kenneth Boulding affirmait dès 1962 qu’un pays économiquement affaibli voit sa puissance militaire s’éroder mécaniquement. Duncan Weldon rappelle que les Alliés ont gagné la Seconde Guerre mondiale non seulement sur le front, mais surtout par leur supériorité industrielle. Brigitte Granville, dans What Ails France ?, montre comment les déséquilibres macroéconomiques prolongés fragilisent la souveraineté de l’État. Mark Harrison quant à lui insiste sur le lien entre puissance économique, capacité étatique et efficacité stratégique. J. Bradford DeLong, enfin, observe que les régimes autoritaires du XXe siècle ont souvent été défaits non pas par manque de volonté politique, mais par l’incapacité structurelle de leurs économies à soutenir une guerre prolongée.

Tous ces travaux convergent vers un même enseignement : la force militaire dépend de la solidité économique. Une économie dégradée limite les capacités d’armement, désorganise les chaînes logistiques, fragilise la mobilisation de la population – et réduit, in fine, les chances de victoire.

Dans cette perspective, et au-delà du verdict militaire encore incertain, une question s’impose dès aujourd’hui : dans le conflit ouvert entre Israël et la RII le 13 juin 2025 et interrompu 12 jours plus tard par un cessez-le-feu fragile et incertain qui ne garantit point l'apaisement des tensions, qui gagne la guerre économique – celle qui conditionne toute victoire sur le terrain ?

État des forces économiques des belligérants au seuil de la guerre

Lorsque la guerre éclate le 13 juin 2025, l’économie de l'Iran est déjà exsangue. Selon le FMI, sa croissance réelle du PIB pour l’année est estimée à seulement 0,3 %, contre 3,7 % pour Israël au premier trimestre.

Le chômage illustre également ce déséquilibre. En 2024, il atteint 9,2 % en Iran, chiffre bien en-deçà de la réalité, contre un taux contenu entre 3,0 et 3,5 % en Israël. Ce différentiel traduit une dynamique socio-économique défavorable pour la République islamique, dont la population appauvrie est bien moins mobilisable dans la durée.

L’inflation accentue encore cette asymétrie. Elle est projetée à 43,3 % en Iran contre seulement 3,1 % en Israël. L’érosion rapide du pouvoir d’achat rend la mobilisation sociale difficile à maintenir pour le régime, tant sur le plan logistique que politique.

Côté finances publiques, le déficit budgétaire iranien atteint 6 % du PIB, alourdi par des subventions ciblées et des dépenses idéologiques. Israël, de son côté, parvient à contenir son déficit à 4,9 %, malgré une forte hausse des dépenses militaires. Là encore, le contraste signale une dissymétrie stratégique structurelle.

La situation monétaire renforce ce déséquilibre. Le rial s’est effondré, passant de 32 000 IRR/USD en 2018 à près de 930 000 IRR/USD en 2025. À l’inverse, le shekel reste stable autour de 3,57 ILS/USD. Une monnaie stable permet à Israël de maintenir ses importations critiques et de financer son effort de guerre dans des conditions soutenables. La RII, au contraire, voit sa capacité de financement militaire minée par une défiance monétaire généralisée.

Enfin, l’ouverture économique creuse davantage l’écart. L’Iran reste largement isolé du système financier international, frappé par les sanctions et déserté par les investisseurs étrangers, évoluant ainsi dans une autarcie contrainte. Israël bénéficie au contraire d’une intégration industrielle et technologique consolidée par ses alliances stratégiques.

Au total, la République islamique d’Iran entre dans le conflit dans une position structurellement défavorable : faible croissance, inflation galopante, déficit public incontrôlé, monnaie en chute libre, isolement économique, et population précarisée mécontente. Israël s’engage quant à lui avec un socle économique solide, des indicateurs de résilience et une profondeur stratégique qui lui permettent d’envisager un effort militaire prolongé.

Le coût quotidien de la guerre : une pression inégale sur les économies

Le conflit entre Israël et la RII s'est caractérisé par des campagnes aériennes intensives, des bombardements ciblés, des tirs de missiles longue portée et des cyberattaques. Les frappes israéliennes ont prioritairement visé des infrastructures militaires et logistiques.

Les dépenses engagées sont considérables : munitions guidées, missiles, drones, avions de chasse, radars, systèmes antiaériens, dispositifs de guerre électronique, salaires et primes militaires, ainsi que toute la logistique liée au front. Selon le Middle East Monitor, s’appuyant sur des données relayées par le Wall Street Journal, le coût quotidien du conflit s’élèverait à environ 200 millions de dollars pour Israël.

Pour la RII, aucune estimation indépendante n’est disponible à ce jour dans des sources reconnues. Toutefois, certains observateurs avancent, sans vérification rigoureuse, une fourchette allant de 150 à 200 millions de dollars par jour. Cette hypothèse doit être prise avec prudence, en l’absence de sources publiques confirmées.

Mais ces montants, similaires en valeur absolue, n’ont pas du tout le même poids économique selon les pays. Leurs effets, leur soutenabilité et leur impact sur la durée dépendent directement de la structure et de la santé économique de chaque État. Là où Israël peut absorber le choc, l’Iran semble déjà en tension.

Financer la guerre : entre ressources disponibles et épuisement des leviers

Israël soutient son effort de guerre grâce à un environnement financier solide, un accès complet aux marchés internationaux et un tissu productif performant. Il bénéficie aussi d’un appui logistique et stratégique direct des États-Unis (ravitaillements, batteries THAAD, intercepteurs, présence navale) et de renforts britanniques. L’OECD Economic Survey : Israel 2025 conclut qu’Israël conserve une stabilité macroéconomique robuste malgré les tensions géopolitiques.

La RII, en revanche, reste privée d’aide bilatérale et exclue des marchés de capitaux. Son financement de guerre repose sur :

1) Des exportations pétrolières résiduelles ;

2) Un endettement intérieur via des bons du trésor ;

3) Des collectes informelles religieuses (ṣadaqa maḏhabī, naḏr o niyāz) depuis l’été 2025.

Dans le budget 2025, l’augmentation des crédits alloués aux Gardiens de la Révolution et aux entités religieuses dépasse 35 %, tandis que les salaires publics grimpent de 18 à 20 %, dans un contexte d’inflation estimée à plus de 40 %. Ainsi, l’Iran oriente ses ressources vers la survie idéologique plutôt que la soutenabilité économique à long terme.

Conclusion : l’Iran mène la guerre dans une fragilité croissante – sans marges fiscales, sans soutien extérieur et dans un climat de défiance généralisée – tandis qu’Israël conserve pour l’heure une capacité d’action durable.

Une asymétrie stratégique à portée systémique

À l’issue de cette analyse, un constat s’impose : Israël est en train de remporter la guerre économique, indépendamment de l’évolution militaire immédiate.

Le pays s’appuie sur des alliances solides, des marges budgétaires substantielles et un environnement financier stable qui lui permettent de soutenir son effort de guerre dans la durée. Ce socle est consolidé par un soutien logistique et diplomatique direct des États-Unis – et, dans une moindre mesure, du Royaume-Uni – qui étend sa profondeur stratégique bien au-delà de ses frontières.

La République islamique d’Iran, en revanche, mène ce conflit dans un isolement quasi total, sans appui extérieur et avec des ressources internes de plus en plus fragiles : exportations pétrolières limitées, endettement intérieur peu soutenable, captation de fonds religieux. Cette situation ne reflète pas seulement deux modèles économiques distincts, mais deux trajectoires institutionnelles divergentes, désormais soumises à l’épreuve d’une guerre prolongée.

L’histoire récente – de la Yougoslavie des années 1990 à la Russie de 1917, en passant par l’Allemagne impériale en 1918 ou la Syrie après 2012 – montre que l’effondrement économique peut précipiter la défaite, même sans effondrement militaire immédiat.

Dès lors, la question centrale devient celle de la soutenabilité. La République islamique d’Iran peut-elle poursuivre son engagement militaire sans déclencher de ruptures budgétaires, monétaires ou sociales ? Israël, malgré sa solidité, pourra-t-il maintenir le soutien de sa population dans le cas d’un enlisement ou d’un choc stratégique externe ?

Dans ce face-à-face, l’économie ne joue pas un rôle secondaire. Elle est le révélateur du déséquilibre stratégique – et peut-être, à terme, le facteur décisif du basculement. Une stratégie comparable à la « guerre des étoiles » de Reagan, qui avait épuisé l’URSS en l’entraînant dans une course aux dépenses militaires insoutenables, semble aujourd’hui appliquée à la République islamique d’Iran.

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Djamchid Assadi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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30.06.2025 à 17:36

Le Brésil, laboratoire du vin de demain

Sylvaine Castellano, Directrice de la recherche, EM Normandie

Insaf Khelladi, Professeur Associé en Marketing, Pôle Léonard de Vinci

Rossella Sorio, Professeure Associée, Département Marketing ICN BS, ICN Business School

Au-delà du football et du café, le Brésil vit une révolution viticole : innovations, terroirs surprenants et jeunesse audacieuse redéfinissent sa production de vin.
Texte intégral (1905 mots)
La vallée des vignobles de Bento Gonçalves dans Rio Grande do Sul au Brésil a été fortement influencée par les descendants des immigrants italiens venus dans la région. ViagenseCaminhos/Shutterstock

Le Brésil dispose de tous les atouts pour devenir un acteur clé du vin au XXIe siècle… à condition d’assumer pleinement son rôle : un laboratoire d’expérimentation, de consommation et de durabilité viticole à l’échelle mondiale. Après le football et le café, le vin, nouvel emblème du Brésil ?


Le Brésil, pays le plus peuplé d’Amérique du Sud avec 212 583 750 d’habitants et cinquième producteur de vin de l’hémisphère sud, suscite un intérêt international croissant. Longtemps perçu comme un acteur marginal sur la scène viticole, il connaît une transformation rapide, portée par des innovations techniques, une diversification de ses terroirs et une nouvelle génération de consommateurs.

Cette dynamique fait du pays un véritable laboratoire des nouvelles tendances mondiales du vin. Le marché brésilien connaît une croissance impressionnante : 11,46 milliards d'euros de chiffre d’affaires en 2024, avec des prévisions atteignant 19,12 milliards d'euros d’ici 2030, à un rythme de croissance annuelle moyen de 9,1 %. En valeur, le Brésil représente aujourd’hui 2,6 % du marché mondial du vin.

Comment expliquer ce marché émergent ?

Nouveaux terroirs

Le pays produit entre 1,6 et 1,7 million de tonnes de raisins par an, sur près de 81 000 hectares. Le sud du pays reste le cœur de la viticulture brésilienne, avec 90 % de la production concentrée dans l’État du Rio Grande do Sul. La région de Pinto Bandeira s’est distinguée pour ses vins mousseux de qualité, produits selon la méthode traditionnelle, à base de Chardonnay et de Pinot noir.

Le Brésil est le douzième producteur de vin au monde. Atlasbig

De nouvelles régions émergent. Santa Catarina, avec ses vignobles d’altitude à São Joaquim, favorise une production de mousseux fins dans un climat frais. Plus audacieux encore, la vallée du São Francisco, dans le nord-est tropical, permet deux vendanges par an grâce à son climat semi-aride. Dans les zones plus chaudes comme São Paulo ou Minas Gerais, les producteurs innovent avec la technique de la poda invertida, ou taille inversée. Ils repoussent la récolte vers des périodes plus fraîches, améliorant la qualité des raisins.

Vin d’entrée de gamme et vin blanc

En 2023, le Brésil a importé 145 millions de litres de vin, soit une baisse de 5,91 % en volume – en gommant l’inflation –, mais une hausse de 5 % en valeur – sans effet d’un changement de prix.

Les vins d’entrée de gamme – inférieurs à 20 euros – dominent avec 65 % du volume. Les vins premium – supérieurs à 80 euros – ont progressé de 31 % en volume et 34 % en valeur. Le Chili reste le principal fournisseur, devant le Portugal et l’Argentine. La France, cinquième fournisseur avec 7 % de parts de marché. L’Hexagone consolide sa position grâce à ses effervescents et ses Indications géographiques protégées (IGP).

Longtemps dominé par le rouge et les mousseux, le marché brésilien voit le vin blanc progresser fortement : 11 % d’importations en plus en 2023, représentant désormais 22 % du marché. Cette tendance s’explique par le climat, mais aussi par une recherche de fraîcheur, de légèreté, et de moindres teneurs en alcool. Les vins blancs aromatiques et floraux séduisent particulièrement les jeunes et les femmes, bouleversant les codes traditionnels.

Millennials et Gen Z

Le renouveau du marché brésilien repose en grande partie sur les jeunes générations. Selon une étude, 37 % des millennials et Gen Z déclarent préférer le vin, juste derrière la bière (44 %), et devant les spiritueux. La consommation de vin devient plus quotidienne, intégrée à des moments conviviaux. Les Brésiliennes représentent 53 % des consommateurs en 2024, contre 47 % en 2019. La part des consommatrices âgées de 55 à 64 ans est même passée de 14 % à 19 %. Ce public, en pleine mutation, recherche des vins plus accessibles, des expériences partagées, et des marques engagées.


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Vers une viticulture plus durable

La durabilité devient un atout compétitif majeur. À Encruzilhada do Sul, le domaine Chandon (LVMH) a lancé un mousseux premium, à partir de pratiques durables certifiées PIUP, bien que non bio. Selon son œnologue Philippe Mével, ces démarches améliorent la santé des sols et la productivité, tout en réduisant les intrants.

Vue de la Salton Valley
Le domaine de Salton fait partie des grands domaines reconnus, dans l’état du Rio grande do sul située le long des frontières uruguayenne et argentine. ViagenseCaminhos/Shutterstock

La vinícola Salton, quant à elle, compense ses émissions de 951 tonnes de CO₂ en 2020 par la conservation de 420 hectares de pampa native, et des actions de reforestation. Elle vise la neutralité carbone d’ici 2030 via des énergies renouvelables et des matériaux recyclés.

Adapter la communication

Malgré ces avancées, le vin brésilien souffre d’une image encore trop classique. Pour séduire les jeunes, la filière doit adopter des codes plus spontanés, centrés sur les expériences, les moments de vie et les émotions. Instagram, TikTok, micro-influenceurs, étiquettes au design moderne : les leviers sont nombreux.

Le visuel est désormais un facteur déterminant d’achat. Les jeunes générations attendent aussi que le vin s’intègre à leur quotidien via des événements festifs, des pique-niques, des festivals ou des bars éphémères.

La consommation moyenne de vin par habitant reste faible (2,7 litres/an), mais le potentiel est considérable. Avec une offre en pleine diversification, des terroirs multiples, une jeunesse curieuse et exigeante, et une montée en gamme affirmée, le Brésil change de visage viticole.

Des événements comme ProWine São Paulo, devenu la plus grande foire du vin et des spiritueux des Amériques, témoignent de cet engouement croissant. Le Brésil dispose de tous les atouts pour devenir un acteur clé du vin au XXIe siècle… à condition d’assumer pleinement ce qu’il est en train de devenir : un laboratoire d’expérimentation, de consommation et de durabilité viticole à l’échelle mondiale.

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Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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29.06.2025 à 09:55

Syriens réfugiés en Jordanie : les défis du retour au pays natal

Valentina Napolitano, Sociologue, chargée de recherche à l'IRD (LPED/AMU), spécialiste des questions migratoires et des conflits au Moyen-Orient, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Ruba Akash, Directrice du Refugees, Displaced and Forced Migration Studies Centre, Yarmouk University

La chute du régime Assad fin 2024 a relancé le débat sur le retour au pays des centaines de milliers de Syriens réfugiés en Jordanie, parfois depuis plus de dix ans.
Texte intégral (3849 mots)

La chute du régime de Bachar Al-Assad en décembre 2024 a ravivé les débats sur le retour chez eux des réfugiés syriens installés au Moyen-Orient. Pourtant, les discussions publiques restent souvent déconnectées des réalités vécues par les premiers concernés. Une enquête menée en mai 2025 en Jordanie, où le nombre de réfugiés syriens s’élève aujourd’hui à un peu moins de 600 000 personnes, révèle la complexité des trajectoires et des choix familiaux, entre attente, espoir et inquiétude.


La question du retour des réfugiés syriens qui avaient fui leur pays en guerre pour s’installer dans divers pays du Moyen-Orient (près de 5 millions vivant principalement en Turquie, au Liban et en Jordanie) s’est posée avec urgence dès la chute du régime de Bachar Al-Assad, en décembre 2024. Ce retour faisait déjà partie des « solutions durables » envisagées, dès 2016, par les acteurs humanitaires et les gouvernements hôtes pour mettre fin à la « crise des réfugiés ».

Les débats autour de cette question se limitent, pour l’essentiel, à une quantification du nombre des retours attendus et des retombées qu’ils auraient sur la reconstruction de la Syrie en termes socio-économiques et politiques. Mais on se demande trop peu, voire pas du tout, ce que souhaitent les réfugiés syriens eux-mêmes.

En mai 2025, nous avons effectué une enquête qualitative en Jordanie (dans le camp de Zaatari, ainsi que dans les villes d’Irbid et de Zarqa) qui nous a permis, au fil des douze entretiens réalisés, de mieux comprendre les projets d’avenir des réfugiés syriens dans le pays. Il en ressort que le choix de rentrer en Syrie ou de rester en Jordanie résulte d’une imbrication complexe de facteurs sociaux, économiques, politiques, d’âge et de genre.

Entre camps et villes : de l’urgence à l’attentisme

En décembre 2024, la Jordanie accueillait près de 650 000 Syriens officiellement enregistrés par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Depuis, plus de 75 000 d’entre eux sont rentrés en Syrie selon les chiffres diffusés par l’Agence en mai 2025. Ce nombre est voué à augmenter avec la fin de l’année scolaire.

Les attitudes des réfugiés syriens vis-à-vis de la perspective du retour varient significativement en fonction du lieu d’installation en Jordanie et des conditions socio-économiques qui en découlent. Près de 80 % des Syriens résident dans des villes, notamment à Irbid, Mafraq et Zarqa, et les 20 % restants vivent au sein des trois camps de réfugiés qui ont été érigés près de la frontière avec la Syrie : Zaatari, Al-Azraq et Marajeeb Al Fohood.

Les quelque 67 000 réfugiés du camp de Zaatari (mai 2025), qui vivent parfois depuis près de quatorze ans dans des caravanes en acier, en plein désert, dans des conditions climatiques extrêmement pénibles, et qui sont soumis à un contrôle strict de leurs déplacements et à une forte pression sécuritaire de la part des autorités locales, sont sans doute ceux qui aimeraient rentrer le plus rapidement en Syrie.

Malgré l’assistance fournie par les acteurs humanitaires aux réfugiés du camp, ce lieu demeure très inhospitalier. Des familles entières l’ont déjà quitté pour revenir en Syrie, certaines dès l’annonce de la chute du régime. C’est pourquoi plusieurs unités d’habitation ont déjà été abandonnées ou démantelées.

Unités d’habitation démantelées dans le camp de Zaatari, en Jordanie. Photo : Valentina Napolitano. Fourni par l'auteur

D’autres familles préparent également leur retour en mettant de l’argent de côté, car un déménagement peut coûter environ 500 dinars jordaniens (environ 610 euros), sachant que les bus gratuits mis à disposition par l’UNHCR jusqu’à la frontière ne permettent de transporter que cinquante kilos de bagages par famille.

Pour la famille de Mohammad, la cinquantaine, originaire du village de Sheykh Meskin, près de Deraa, la situation est des plus compliquées. Depuis plusieurs années, Mohammad a perdu son travail dans un centre de santé de l’UNHCR. L’Agence onusienne et les autres acteurs humanitaires sont les principaux pourvoyeurs d’emploi au sein du camp, mais seul un membre par famille est autorisé à y travailler. La famille de Mohammad survit aujourd’hui uniquement grâce à l’aide humanitaire versée par l’UNHCR ; or celle-ci a drastiquement diminué en 2025, passant de 22 à 15 dinars jordaniens par personne et par mois (soit 18 euros par mois). « Nous sommes arrivés en 2013, nous avons vieilli ici ! », raconte Maryam, la mère de famille, en évoquant la dureté des conditions de vie endurées à Zaatari. Elle montre ensuite la photo du potager qui entoure leur maison à Deraa, en Syrie. Les mûrs, encore débout, s’apprêtent à être réhabilités pour garantir une vie plus digne à leurs enfants, dont la plupart n’ont connu que le camp de Zaatari comme lieu de vie.

À l’inverse de cette famille, de nombreux Syriens n’ont plus de logement où rentrer. La majorité des familles réfugiées en Jordanie sont originaires du sud de la Syrie, notamment de la ville de Deraa et de sa campagne, largement détruites par la guerre, d’où la réticence d’une grande partie d’entre eux à rentrer au pays dans l’immédiat.

Pour la famille Nasser, la question du logement est centrale, du fait de l’agrandissement de sa famille depuis le départ pour la Jordanie. Initialement composée du père, mécanicien âgé d’une quarantaine d’années, d’une épouse et de deux enfants, le foyer s’est étendu avec un deuxième mariage. Aujourd’hui, il compte douze enfants, dont l’une âgée de 20 ans et ayant fondé son propre foyer.

« Nous sommes arrivés ici avec une famille, maintenant nous sommes trois familles… En Syrie nous n’avons plus de maison et le HCR ne nous accorde pas le droit de déplacer les caravanes avec nous. »

Alors qu’aucun plan de reconstruction n’a encore été mis en place par les nouvelles autorités en Syrie, les réfugiés du camp se trouvent face à l’interdiction de ramener vers leur pays d’origine les préfabriqués qui leur ont été attribués par le HCR ou qu’ils ont achetés de leur propre initiative afin d’élargir leur lieu de vie. À leur départ, ces préfabriqués sont démontés par les autorités jordaniennes, qui revendent ensuite les matériaux sur le marché.

« Jordanie : dans le camp de Zaatari, les réfugiés syriens n’envisagent pas encore un retour au pays », France 24 (11 décembre 2024).

La situation des Syriens que nous avons rencontrés en milieu urbain est différente. S’ils estiment que le retour en Syrie est inévitable à long terme, notamment en raison de l’absence de perspective d’intégration durable en Jordanie, pays qui n’est pas signataire de la Convention de Genève pour les réfugiés de 1951, la date de ce retour reste toutefois subordonnée à l’amélioration des conditions socio-économiques dans leur pays.

Liens familiaux et prise de décision sur le retour

Dans les milieux urbains jordaniens, les Syriens ont souvent atteint une certaine stabilité, avec un meilleur accès à l’éducation et à l’emploi, et ils disposent d’un logement digne. C’est pour cette raison que plusieurs familles vivant à Irbid et à Zarqa souhaitent attendre l’amélioration des conditions de vie dont ils espèrent qu’il suivra la levée des sanctions internationales visant la Syrie. Aujourd’hui, pour Umm Diab, 46 ans et mère de neuf enfants, arrivée à Irbid en 2013, retourner en Syrie serait « un retour à l’âge de pierre », tellement les conditions de vie y sont dures. Les Syriens manquent de services de base tels l’électricité, l’eau et le carburant.

Les décisions concernant l’avenir ne sont pas prises de façon individuelle, mais en coordination avec le réseau familial élargi et celui de voisinage. Lors de nos échanges avec des femmes syriennes, il est apparu que pendant l’exil, les liens familiaux dépassent le simple cadre émotionnel pour participer à de véritables mécanismes de survie et de solidarité.

Les familles syriennes en Jordanie ont, au fil des années, reconstitué des systèmes informels de soutien fondés sur la parenté, l’origine villageoise ou les liens de voisinage. Ces réseaux fournissent des aides dans tous les domaines, de la mise en commun des fonds pour le loyer et l’accès à l’aide alimentaire aux soins aux enfants et à la recherche d’un travail informel.

Les femmes syriennes que nous avons rencontrées ont expliqué qu’elles cherchent toujours à vivre à proximité de leurs sœurs, cousins ou beaux-parents, ce qui leur permet de partager des responsabilités telles que les départs à l’école ou les tâches ménagères et même de répartir les rôles dans la parentalité. Rompre avec ces liens, même au nom du retour au pays, comporte des risques, spécialement pour les femmes.

En effet, environ un tiers des ménages de réfugiés syriens en Jordanie sont dirigés par des femmes, dont beaucoup sont veuves, divorcées ou vivent séparées de leurs maris qui travaillent à l’étranger, particulièrement dans les pays du Golfe comme l’Arabie saoudite, le Koweït et les Émirats arabes unis. Pour ces femmes, l’idée de retourner en Syrie seule est intimidante. La peur de la violence, le manque de services de base et l’absence d’une présence masculine en Syrie pèsent lourdement sur ces décisions.

C’est le cas d’Umm Diab, dont le mari a commencé à travailler au Koweït avant même le début du conflit. Pour elle, rentrer seule en Syrie avec ses enfants signifierait la perte des liens familiaux avec ses frères et sœurs et avec ses voisins qui l’ont soutenue dans son quotidien de femme seule durant son séjour en Jordanie.

De nombreuses femmes ont acquis une indépendance financière en exil ; mais le retour en Syrie pourrait engendrer la perte de leurs revenus. Par ailleurs, les décisions concernant le retour sont encore souvent prises, ou du moins fortement influencées par des hommes absents car, nous l’avons évoqué, travaillant dans le Golfe. En même temps, la séparation temporaire des membres d’une même famille est aussi envisagée afin de préparer les conditions du retour de l’ensemble du noyau familial. Dans l’une des familles rencontrées à Zaatari, c’est l’homme qui est rentré en premier en Syrie, son épouse et ses enfants devant le rejoindre une fois la scolarité de ces derniers terminée. À l’inverse, dans un autre cas, c’est la femme, accompagnée des enfants, qui est rentrée en Syrie, tandis que l’homme est resté en Jordanie pour continuer à bénéficier du taux de change favorable et leur envoyer de l’argent.

Outre l’importance des liens familiaux et d’interdépendance qui se sont restructurés en exil, le choix du retour est aussi vécu de manière différente en fonction de l’âge.

Près de 49 % de la population syrienne en Jordanie a entre 0 et 17 ans. Majoritairement née en exil ou arrivée très jeune, cette composante de la population a des perceptions et des attitudes différentes à l’égard du retour. Umm Firas, mère de six enfants, résidente de Zarqa, à l’est d’Amman, explique que tous ses enfants parlent un dialecte jordanien en dehors de la maison, ce qui reflète selon elle leur degré d’insertion dans la société hôte, notamment en milieu urbain.

Par ailleurs, la question de l’éducation des enfants en d’autres langues, avec la prééminence de l’anglais en Jordanie, facteur à prendre en compte dans les autres pays du refuge syrien (notamment en Turquie ou plus loin en Europe), apparaît comme une autre entrave au possible retour.

En outre, alors que l’âge de mariage demeure très bas, les jeunes entre 18 et 25 ans ont dans la plupart des cas déjà établi leur propre famille, ce qui est le cas d’une des filles d’Umm Firas, 22 ans, mariée et mère de deux enfants. Les choix du retour de ces deux familles se trouvent donc imbriqués.

Pour les plus jeunes, retourner en Syrie peut par ailleurs devenir un choix contraint, notamment en raison de l’impossibilité, pour les plus éduqués d’entre eux, de trouver un emploi en Jordanie, mais aussi face au durcissement sécuritaire exercé à leur encontre par les autorités locales.

Une politique d’accueil de plus en plus contraignante

L’évolution de la politique d’accueil jordanienne à l’égard des Syriens constitue un dernier élément essentiel pour comprendre les choix du retour, lequel devient inexorable face à des contraintes économiques et sécuritaires de plus en plus importantes. Avant même que la chute du régime d’Assad se profile, la Jordanie était confrontée à de très grandes difficultés pour pouvoir continuer à financer l’accueil des réfugiés syriens.

En août 2024, seulement 7 % du budget prévisionnel destiné au Plan de réponse jordanien à la crise syrienne, financé par des donations internationales, avait été obtenu, soit 133 millions sur 2 milliards de dollars. Cela a entraîné une diminution substantielle des aides humanitaires distribuées sous forme de bons d’achat. Plusieurs habitants de Zaatari relatent aussi une raréfaction des services d’assistance, notamment en matière de santé.

La diminution des aides devrait en outre entraîner la fermeture du camp de Marajeeb al Fohood, financé et géré par le Croissant-Rouge des Émirats arabes unis, qui a vu le départ de près de 350 personnes en mai dernier. Les Syriens du camp d’al-Azraq, notamment ceux détenus dans le « village n°5 », considéré comme un centre de rétention sécuritaire, font l’objet de procédures d’extradition vers la Syrie. C’est le cas d’un fils d’Umm Firas, détenu pendant plus de six mois en raison de soupçons de proximité avec des groupes salafistes, qui a finalement été renvoyé en Syrie et a rejoint la maison de son grand-père.

La diminution des aides internationales s’est aggravée avec l’arrivée de la nouvelle administration américaine et la suspension des aides pourvues à travers USAID. Les employés de nombreuses organisations internationales, dont le HCR, vont voir leurs contrats arriver à terme d’ici l’été, avec la fermeture des centres d’enregistrement de l’Agence à Irbid et Zarqa.

Des travailleuses de l’UNHCR au camps de Zaatari, Jordanie, août 2013. United Kingdom Foreign and Commonwealth Office

À cela s’ajoutent les restrictions liées à l’arrivée à échéance de l’accord Jordan Compact, conclu entre l’Union européenne et la Jordanie, et qui avait permis l’attribution de 200 000 permis de travail à des Syriens (limités principalement aux secteurs non qualifiés de l’agriculture et du bâtiment) en échange d’aides au développement versées par l’UE. Désormais, les Syriens doivent payer des frais de permis de travail, à l’instar des autres travailleurs migrants, ce qui constitue pour les réfugiés en Jordanie un obstacle majeur susceptible d’accélérer leur retour au pays.

Dans le même temps, on constate, paradoxalement, un relâchement des restrictions sécuritaires mises en œuvre pour contrôler le camp de Zaatari. La sortie des Syriens du camp est permise à travers une demande de « vacances » (Igâze) ou grâce à la possession d’un permis de travail valide. De nombreux réfugiés se procurent un faux permis exclusivement pour pouvoir circuler en dehors du camp.

Depuis décembre, le système s’est assoupli : certaines personnes sont désormais autorisées, de manière informelle, à franchir le barrage qui entoure le camp, ce qui traduit une volonté des autorités jordaniennes de rendre la vie sur place plus viable, dans l’objectif d’y maintenir les habitants. Le camp de Zaatari joue un rôle stratégique dans la mise en visibilité de l’accueil jordanien et dans la levée de fonds internationaux, ce qui explique la volonté du gouvernement de conserver ce lieu le plus longtemps possible, afin de continuer à bénéficier des aides internationales.

Une multiplicité de facteurs à prendre en compte

Malgré les changements politiques et les appels à la reconstruction en Syrie, de nombreux réfugiés syriens restent incertains quant à leur avenir. Pour eux, la question n’est pas seulement de savoir si la Syrie est devenue un lieu de vie sûr, mais aussi de savoir si les conditions sociales, économiques et familiales sont réunies pour affronter ce changement après de longues années où ils ont dû reconstruire leurs vies en exil.

Loin donc des seuls points de passage des frontières sous observation des acteurs humanitaires et politiques, c’est au sein des espaces domestiques, à travers la Jordanie et les autres pays d’accueil des réfugiés, qu’il faut prêter attention aux attentes multiples et parfois contradictoires des familles syriennes afin de continuer à garantir l’accès aux droits, au travail et à l’éducation, et de préserver les réseaux d’entraide – autant d’éléments à prendre en compte pour un retour volontaire et digne en Syrie.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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