16.11.2025 à 15:38
Pourquoi le XXIe siècle sera « le siècle des animaux »
Texte intégral (1792 mots)
Au XXe siècle, les combats pour plus d’égalité ont permis à de nombreux groupes sociaux de devenir des sujets de droit. Cette progression vers davantage d’inclusivité pourrait faire du XXIe siècle le siècle des animaux. Mais comment les intégrer dans nos textes de loi ? Si les animaux ont des droits, ont-ils aussi des devoirs ?
Dans cet extrait de son essai « Par effraction. Rendre visible la question animale », aux éditions Stock/Philosophie magazine (2025), la politiste Réjane Sénac sonde ces questions.
Au XXe siècle, les mobilisations contre les inégalités ont eu pour point commun de revendiquer que chaque humain soit reconnu et traité comme un égal, dans la dénonciation des effets imbriqués du sexisme, du racisme et des injustices économiques et sociales. Pour cela, elles ont remis en cause l’animalisation de certains groupes humains, qu’il s’agisse des femmes, des personnes racisées, des personnes en situation de handicap et/ou des « pauvres ». L’animalisation a en effet été une des justifications centrales de l’exclusion hors de la citoyenneté active de ces groupes d’individus renvoyés à leur prétendue incapacité à être du côté de la raison du fait de leurs « qualités » et missions dites naturelles. L’objectif a été d’intégrer ces groupes dans la communauté des égaux en les faisant passer de l’autre côté de la barrière instaurée entre l’animalité et l’humanité. La légitimité et les conséquences de cette barrière ont ainsi été abordées à travers le prisme de l’émancipation humaine, et non celui de la domination des animaux non humains.
Dans l’approche antispéciste, le statut moral accordé aux animaux leur confère une reconnaissance comme sujets de droit, non pas pour accéder à des droits équivalents à ceux des humains (par exemple le droit de vote ou de mariage), mais à des droits adaptés à leurs besoins. L’enjeu est alors de penser la cohabitation la plus juste possible des intérêts, potentiellement divergents, des différentes espèces, humaines et non humaines. Dans Considérer les animaux. Une approche zooinclusive, Émilie Dardenne propose une démarche progressive dans la prise en compte des intérêts des animaux, au-delà de l’espèce humaine.
Elle présente des pistes concrètes de transition aux niveaux individuel et collectif, qui vont de la consommation aux choix de politique publique en passant par l’éducation et la formation. Elle propose des outils pratiques pour aider à porter des changements durables. Au niveau individuel, la zooinclusivité consiste par exemple à prendre en compte les besoins de l’animal que l’on souhaite adopter et l’engagement – financier, temporel… – qu’une telle démarche engendrerait avant de prendre la décision d’avoir un animal dit de compagnie. Au niveau des politiques publiques, la zooinclusivité prendrait par exemple la forme de l’inscription des droits des animaux dans la Constitution afin de ne pas en rester à une proclamation de leur reconnaissance comme « des êtres vivants doués de sensibilité » (article 515 du Code civil depuis 2015) ou des « êtres sensibles » (article L214 1 du Code rural depuis 1976), mais de permettre qu’ils acquièrent une personnalité juridique portant des droits spécifiques et adaptés. Le rôle fondamental de la Constitution est à ce titre soulevé par Charlotte Arnal, animaliste, pour qui « un projet de société commence par une Constitution, les animaux faisant partie de la société, elle doit les y intégrer ». Cette mesure, qu’elle qualifie de symbolique, « se dépliera aussi concrètement dans le temps, dans les tribunaux ». C’est dans cette perspective que Louis Schweitzer, président de la Fondation Droit Animal, Éthique et Sciences (LFDA), a pour ambition de faire de la Déclaration des droits de l’animal proclamée à l’Unesco en 1978, et actualisée en 2018 par la LFDA, un outil pédagogique diffusé dans les lieux publics et les écoles, puis qu’elle soit transposée dans la loi.
À travers Animal Cross, une association généraliste de protection animale, qu’il a cofondée en 2009 et qu’il préside, Benoît Thomé porte aussi cet horizon. Il défend l’intégration d’un article 0 comme base à notre système juridique, qui serait formulé en ces termes : « Tous les êtres vivants, domaines de la nature, minéral, humain, végétal, animal, naissent et demeurent libres et égaux en devoirs et en droits. » À l’argument selon lequel on ne peut pas accorder de droits aux animaux car ils ne peuvent pas assumer de devoirs, il répond que « les animaux font plus que leurs devoirs avec tout ce qu’ils font pour nous et les autres êtres vivants. Les êtres humains se privent d’une belle vie en ne voyant pas la beauté des relations avec les animaux ». Il cite le philosophe Tom Regan, auteur entre autres du célèbre article « The Rights of Humans And Other Animals » en 1986, pour préciser que, si l’on pose le critère de l’autonomie rationnelle comme une condition de l’accès aux droits moraux, il faut le refuser à tous les humains dépourvus de cette caractéristique, comme les bébés et les déficients intellectuels graves. Le critère plus inclusif de la capacité à ressentir des émotions étant celui qui est retenu pour les humains, en vertu de l’exigence de cohérence, il est alors logique, selon lui, d’attribuer des droits à tous les êtres sentients, qu’ils soient humains ou non.
Benoît Thomé souligne son désaccord avec Tom Regan sur le fait de considérer les animaux comme des patients moraux et non des agents moraux au sens où, comme les personnes vulnérables, les enfants ou les personnes en situation de handicap, ils auraient des droits mais ne pourraient pas accomplir leurs devoirs. Il souligne que les animaux accomplissent « leurs devoirs envers nous, êtres humains, et envers la nature et les écosystèmes pour les animaux sauvages, naturellement et librement, et non comme un devoir. Il faut donc “désanthropiser” ce concept pour le comprendre au sens de don, service rendu aux autres êtres vivants, participation aux écosystèmes ». Il précise que c’est « le sens de l’histoire » d’étendre les droits « de la majorité aux plus vulnérables », cela a été le cas pour les humains, c’est maintenant l’heure des animaux non humains.
Sans nier la réalité historique de l’animalisation des personnes ayant une déficience intellectuelle, des voix telles que celles des philosophes Licia Carlson et Alice Crary invitent le mouvement antispéciste à être vigilant vis-à-vis de « l’argument des cas marginaux » pour justifier l’extension de la considération morale aux animaux non humains. En écho aux critiques de la philosophe et militante écoféministe Myriam Bahaffou sur l’usage de l’analogie avec le sexisme et le racisme dans le discours antispéciste, elles pointent une instrumentalisation de la figure du handicap mental pouvant paradoxalement renforcer les processus de déshumanisation qu’il prétend combattre.
Le lien entre l’agrandissement de la communauté politique et juridique au XXe siècle et les questions posées au XXIe siècle par la question animale est également abordé par Amadeus VG Humanimal, fondateur et président de l’association FUTUR. Il inscrit les revendications antispécistes dans une continuité historique en précisant que « le cercle de compassion ne fait que s’agrandir, à travers les droits civiques au XIXe siècle puis les droits des femmes au XXe et ceux des animaux au XXIe siècle ». Le XXIe siècle sera donc « le siècle des animaux », l’enjeu est de « repousser le nuage du spécisme en proposant une nouvelle vision du monde ». Sans minorer le poids actuel, notamment électoral, de l’extrême droite et du populisme, il considère que c’est « un backlash temporaire », comme cela a été le cas pour les groupes humains exclus des droits de l’homme. Selon lui, l’ombre qui a longtemps occulté les droits des animaux se dissipera progressivement. De la même manière que la décision du 21 février 2021 du tribunal administratif de reconnaître l’État responsable d’inaction face à la lutte contre le réchauffement climatique est considérée comme une victoire écologique historique, qualifiée d’Affaire du siècle, il ne doute pas que, concernant la question animale, l’« Affaire du steak » viendra.
Réjane Sénac ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.11.2025 à 17:20
Infrastructures côtières menacées : comment mieux évaluer les risques climatiques pour mieux les anticiper ?
Texte intégral (2415 mots)
Élévation du niveau de la mer, intensification des tempêtes… La concentration d’infrastructures sur le littoral les place en première ligne face au changement climatique. Les risques sont nombreux : paralysie des transports, coupures d’électricité, ruptures d’approvisionnement. De quoi inviter à mieux mesurer ces vulnérabilités pour mieux anticiper et prévenir les impacts. Ce travail est aujourd’hui compliqué par des données souvent partielles, des méthodes trop diverses et l’absence d’un cadre commun pour bien appréhender le risque.
La fin du mois d’octobre 2025 a été marquée par le passage dévastateur, dans les Caraïbes, de l’ouragan Melissa. Le changement climatique a rendu ce type d’événement quatre fois plus probable, selon une étude du Grantham Institute de l’Imperial College London. En plus de la soixantaine de morts déplorés à ce stade, le coût des dégâts engendrés a déjà été estimé à 43 milliards d’euros.
De nombreuses grandes agglomérations, ainsi que des ports, des zones industrielles et des infrastructures critiques, se trouvent en milieu littoral. 40 % de la population mondiale vit à moins de 100 kilomètres des côtes et 11 % dans des zones côtières de faible altitude – à moins de 10 mètres au-dessus du niveau marin. Ce phénomène s’explique en partie par la facilité d’accès aux échanges maritimes ainsi qu’aux ressources naturelles telles que l’eau et la pêche, et au tourisme.
Mais avec l’élévation du niveau de la mer et l’intensification des tempêtes, cette concentration d’infrastructures sur le littoral se retrouve en première ligne face au changement climatique. Transports paralysés, coupures d’électricité, ruptures d’approvisionnement… les risques sont plus divers et amplifiés.
La mesure de ces vulnérabilités s’impose pour anticiper les effets économiques, environnementaux et sociaux et, surtout, prévenir les ruptures. Mais comment prévoir l’impact du changement climatique sur les infrastructures côtières sans adopter un référentiel commun du risque ?
Des catastrophes climatiques de plus en plus coûteuses
Sous l’effet du changement climatique, de la montée du niveau des mers et de l’érosion qui rend les côtes plus fragiles, les tempêtes, cyclones et inondations côtières gagnent en fréquence et en intensité. Les infrastructures littorales sont particulièrement exposées à ces phénomènes extrêmes, avec des bilans humains et économiques toujours plus lourds.
En 2005, l’ouragan Katrina a submergé 80 % de La Nouvelle-Orléans et causé plus de 1 800 morts et 125 milliards de dollars (soit 107,6 milliards d’euros) de dégâts, dévastant des centaines de plates-formes pétrolières et gazières ainsi que plus de 500 pipelines. En 2019, le cyclone Idai a ravagé le Mozambique, entraînant 1 200 victimes, 2 milliards de dollars (1,7 milliard d’euros) de dommages et la paralysie du port de Beira. Deux ans plus tard, des pluies diluviennes en Allemagne, Belgique et Pays-Bas ont inondé villes et campagnes, avec pour conséquences : routes coupées, voies ferrées détruites, réseaux d’eau hors service et les transports ont mis plusieurs semaines à se rétablir.
Au-delà des dommages, ces catastrophes provoquent des interruptions d’activité des services produits par les infrastructures, et laissent moins de temps pour les reconstructions étant donné leur fréquence accrue.
Plus préoccupant encore, il existe des effets en cascade entre secteurs étroitement liés. Une défaillance locale devient le premier domino d’une chaîne de vulnérabilités, et un incident isolé peut tourner à la crise majeure. Une route bloquée par une inondation côtière, une panne d’électricité, sont autant de possibles impacts sur la chaîne d’approvisionnement globale. Faute de mesures adaptées, les dommages engendrés par les inondations côtières pourraient être multipliés par 150 d’ici à 2080.
Il y a donc urgence à mesurer les fragilités des infrastructures côtières de manière comparable, rigoureuse et transparente. L’enjeu étant de mieux anticiper les risques afin de préparer ces territoires économiques vitaux aux impacts futurs du changement climatique.
Vers un langage commun pour mesurer les risques
Estimer les potentiels points de rupture des infrastructures côtières n’est pas évident. Les données sont souvent partielles, les méthodes utilisées dans les études souvent diverses, les critères peuvent être différents et il manque généralement d’un cadre commun. Cela rend la prise de décision plus complexe, ce qui freine les investissements ciblés.
Pour bâtir un référentiel commun, une solution consisterait à mesurer les risques selon leur matérialité financière. Autrement dit, en chiffrant les pertes directes, les coûts de réparation et les interruptions d’activité.
L’agence Scientific Climate Ratings (SCR) applique cette approche à grande échelle, en intégrant les risques climatiques propres à chaque actif. La méthodologie élaborée en lien avec l’EDHEC Climate Institute sert désormais de référence scientifique pour évaluer le niveau d’exposition des infrastructures, mais aussi pour comparer, hiérarchiser et piloter les investissements d’adaptation aux risques climatiques.
Ce nouveau langage commun constitue le socle du système de notations potentielles d’exposition climatique (Climate Exposure Ratings) développé et publié par la SCR. Celle-ci s’appuie sur cette échelle graduée de A à G pour comparer l’exposition des actifs côtiers et terrestres. Une notation de A correspond à un risque minimal en comparaison avec l’univers d’actifs alors que G est donné aux actifs les plus risqués.
Les résultats de la SCR montrent ainsi que les actifs côtiers concentrent plus de notations risquées (F, G) et moins de notation à faible risque (A, B). En d’autres termes, leur exposition climatique est structurellement supérieure à celle des autres infrastructures terrestres.
Risque bien évalué, décisions éclairées
Dans le détail, la méthode de quantification du risque physique élaborée par l’EDHEC Climat Institute consiste à croiser la probabilité de survenue d’un aléa avec son intensité attendue. Des fonctions de dommage relient ensuite chaque scénario climatique à la perte potentielle selon le type d’actif et sa localisation. Pour illustrer cela, nous considérons par exemple qu’une crue centennale, autrement dit avec une probabilité d’occurrence de 1 % par an, correspond à une intensité de deux mètres et peut ainsi détruire plus de 50 % de la valeur d’un actif résidentiel en Europe.
Ces indicateurs traduisent la réalité physique en coût économique, ce qui permet d’orienter les politiques publiques et les capitaux privés. Faut-il construire ? Renforcer ? Adapter les infrastructures ? Lesquelles, en priorité ?
L’analyse prend aussi en compte les risques de transition : effets des nouvelles normes, taxation carbone, évolutions technologiques… Un terminal gazier peut ainsi devenir un « actif échoué » si la demande chute ou si la réglementation se durcit. À l’inverse, une stratégie d’adaptation précoce améliore la solidité financière et la valeur de long terme d’une infrastructure exposée aux aléas climatiques.
S’adapter est possible : l’exemple de l’aéroport de Brisbane
La résilience pour une infrastructure représente la capacité à absorber un choc, et à se réorganiser tout en conservant ses fonctions essentielles. En d’autres termes, c’est la capacité pour ces actifs à revenir à un fonctionnement normal à la suite d’un choc.
L’initiative ClimaTech évalue les actions de résilience, de décarbonation et d’adaptation selon leur efficacité à réduire le risque et leur coût. Cette approche permet de limiter le greenwashing : seules les mesures efficaces améliorent significativement la notation d’un actif sur des bases objectives et comparables. Plus on agit, mieux on est noté.
L’aéroport de Brisbane (Australie), situé entre océan et rivière, en est un bon exemple. Des barrières anti-crues et la surélévation des pistes ont réduit à hauteur de 80 % le risque d’inondations pour les crues centennales. L’infrastructure a ainsi gagné deux catégories sur l’échelle de notation SCR : une amélioration mesurable qui accroît son attractivité.
Le cas de Brisbane révèle qu’investir dans la résilience des infrastructures côtières est possible, et même rentable. Ce modèle d’adaptation qui anticipe les dommages liés aux catastrophes climatiques pourrait être généralisé, à condition que les décideurs s’appuient une évaluation des risques fiable, cohérente et lisible comme celle que nous proposons.
Face au changement climatique, les infrastructures côtières sont à un tournant. En première ligne, elles concentrent des enjeux économiques, sociaux et environnementaux majeurs. Leur protection suppose une évaluation rigoureuse, comparable et transparente des risques, intégrant matérialité financière et évolution climatique. Une telle approche permet aux acteurs publics et privés de décider, d’investir et de valoriser les actions concrètes : rendre le risque visible, c’est déjà commencer à agir.
Anthony Schrapffer, PhD ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.11.2025 à 09:55
Pesticides : quand les équipements censés protéger exposent davantage
Texte intégral (1857 mots)

Peu adaptés aux conditions de travail réelles des agriculteurs, les équipements censés les protéger des expositions aux pesticides se révèlent bien souvent inefficaces voire même néfastes. La discipline de l’ergotoxicologie tâche de remédier à cela en travaillant auprès des premiers concernés.
Alors que la loi Duplomb a été adoptée, ouvrant la voie à la réintroduction de pesticides interdits et à la remise en cause de garde-fous environnementaux, un angle mort persiste dans le débat public : qui, concrètement, est exposé à ces substances, dans quelles conditions, et avec quelles protections ?
Loin des protocoles théoriques, la réalité du terrain est plus ambivalente. Porter une combinaison ne suffit pas toujours à se protéger. Parfois, c’est même l’inverse. Une autre approche de la prévention s’impose donc en lien avec les personnes travaillant en milieu agricole.
Avec le programme PESTEXPO (Baldi, 2000-2003), en observant le travail en viticulture en plein traitement phytosanitaire, une réalité qui défiait le bon sens est apparue : certaines personnes, pourtant équipées de combinaisons de protection chimique, étaient plus contaminées que celles qui n’en portaient pas.
Grâce à des patchs cutanés mesurant l’exposition réelle aux pesticides, l’équipe de l’Université de Bordeaux et de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a confirmé un phénomène aujourd’hui bien documenté : la perméation, c’est-à-dire la traversée des tissus protecteurs par les molécules chimiques.
Sous l’effet de la chaleur, de l’humidité et de l’effort, la combinaison piégeait en fait les pesticides à l’intérieur du vêtement, empêchant leur évaporation et créant un effet piège, favorisant leur contact prolongé avec la peau. Ce n’était pas seulement un échec de protection : c’était un facteur aggravant.
Cette situation soulève une question centrale : comment des équipements conçus pour protéger peuvent-ils exposer davantage ?
Une protection illusoire imposée… et mal pensée
Les équipements de protection individuelle (EPI) portés par les agriculteurs relèvent en grande partie d’une conception industrielle. Leur homologation repose sur des tests réalisés en laboratoire, par les fabricants eux-mêmes, selon des protocoles standardisés dans des conditions semi-contrôlées, déconnectées du travail réel. Les conditions extrêmes du terrain – chaleur, humidité, densité – et les variabilités du travail ne sont pas prises en compte.
Dans les exploitations, ces équipements sont portés sur des corps en action : monter et descendre du tracteur, passer sous les rampes, manipuler les tuyaux, se faufiler entre les rangs, porter des charges, travailler au contact des machines ou de végétaux abrasifs. Les combinaisons ne suivent pas toujours ces gestes. Elles peuvent gêner la précision, limiter l’amplitude, se coincer ou se déchirer. Et parce qu’elles sont conçues sur un gabarit standardisé, elles s’ajustent mal à la diversité des morphologies, notamment des femmes, pour qui la coupe, la longueur ou l’encombrement des tissus rendent certains mouvements plus difficiles, voire plus risqués.
Pourtant, la réglementation impose le port de ces équipements. En cas de contrôle, ou d’accident, la responsabilité incombe aux propriétaires ou aux gestionnaires de l’exploitation. Cette logique repose sur une fiction rassurante : le port d’un EPI serait une protection suffisante. La réalité est tout autre.
Les personnes qui travaillent au contact des pesticides le savent bien. Lors des manifestations, on a pu entendre le slogan « Pas d’interdiction sans solution », qui résume bien leur colère : trop de normes, trop peu de moyens pour les appliquer.
Porter une combinaison étanche, par 30 °C, retirer ses gants à chaque étape, se rincer entre deux manipulations, tout en assurant la rentabilité de l’exploitation… Cela relève souvent de l’impossible. De plus, les combinaisons sont pour la plupart à usage unique, mais compte tenu de leur coût, elles peuvent être réutilisées de nombreuses fois.
On ne peut pas simplement reprocher aux agriculteurs et agricultrices de ne pas faire assez. C’est tout un système qui rend la prévention inapplicable.
L’ergotoxicologie : partir de l’activité réelle pour mieux prévenir
Face à ces constats, l’ergotoxicologie propose un autre regard. Issue de la rencontre entre ergonomie et toxicologie, cette approche s’attache à comprendre les situations d’exposition telles qu’elles se vivent concrètement : gestes, contraintes, matériaux, marges de manœuvre, savoirs incorporés. Elle repose sur une conviction : on ne peut pas prévenir sans comprendre le travail réel.
Dans notre démarche, nous utilisons des vidéos de l’activité, des mesures d’exposition, et surtout des temps de dialogue sur le travail, avec et entre les travailleurs et travailleuses. Ce sont elles et eux qui décrivent leurs gestes, les développent, et proposent des ajustements. Nous les considérons comme des experts de leurs expositions.
Dans le projet PREVEXPO (2017-2022), par exemple, un salarié de la viticulture expliquait pourquoi il retirait son masque pour remplir la cuve et régler le pulvérisateur :
« Il était embué, je n’y voyais rien. Je dois le retirer quelques secondes pour éviter de faire une erreur de dosage. »
Ce type de témoignage montre que les choix en apparence « déviants » sont souvent des compromis raisonnés. Ils permettent de comprendre pourquoi la prévention ne peut pas se réduire à une simple application de règles abstraites ou générales.
Co-construire les solutions, plutôt que blâmer
En rendant visibles ces compromis, les personnes concernées peuvent co-construire des pistes de transformation, à différentes échelles. Localement, cela peut passer par des ajustements simples : une douche mobile, un point d’eau plus proche et assigné aux traitements, un nettoyage ciblé du pulvérisateur ou du local technique, des sas de décontamination entre les sphères professionnelle et domestique, une organisation du travail adaptée aux pics de chaleur.
Encore faut-il que l’activité de protection soit pensée comme une activité en soi, et non comme un simple geste ajouté. Cela implique aussi de créer les conditions d’un dialogue collectif sur le travail réel, où risques, contraintes et ressources peuvent être discutés pour mieux concilier performance, santé et qualité du travail.
Mais cela va plus loin : il s’agit aussi d’interroger la conception des équipements, les normes d’homologation et les formulations mêmes des produits.
Faut-il vraiment demander aux agriculteurs et agricultrices uniquement de porter la responsabilité de leur exposition ? Ces réflexions dépassent leur seul cas. La chaîne d’exposition est en réalité bien plus large : stagiaires personnels et familles vivant sur l’exploitation, saisonniers et saisonnières qui passent en deçà des radars de l’évaluation des risques, mécaniciens et mécaniciennes agricoles qui entretiennent le matériel, conseillers et conseillères agricoles qui traversent les parcelles… Sans parler des filières de recyclage, où des résidus persistent malgré le triple rinçage.
Faut-il leur imposer à toutes et tous des EPI ? Ou repenser plus largement les conditions de fabrication, de mise sur le marché, d’utilisation et de nettoyage des produits phytopharmaceutiques ?
L’ergotoxicologie ne se contente pas de mesurer : elle propose des objets de débat, des images, des données, qui permettent de discuter avec les fabricants, les syndicats, les pouvoirs publics. Ce n’est pas une utopie lointaine : dans plusieurs cas, les travaux de terrain ont déjà contribué à alerter les agences sanitaires, à faire évoluer les critères d’évaluation des expositions, ou à modifier des matériels et équipements agricoles.
Ni coupables ni ignorants : un savoir sensible trop souvent ignoré
Contrairement à une idée reçue, les personnes qui travaillent dans l’agriculture ne sont pas ignorantes des risques. Elles les sentent sur leur peau, les respirent, les portent parfois jusque chez elles. Certaines agricultrices racontent que, malgré la douche, elles reconnaissent l’odeur des produits quand leur partenaire transpire la nuit.
Ce savoir sensible et incarné est une ressource précieuse. Il doit être reconnu et pris en compte dans les démarches de prévention. Mais il ne suffit pas, si l’organisation, les équipements, les produits et les règles restent inadaptés et conçus sans tenir compte du travail réel.
Prévenir, ce n’est pas culpabiliser. C’est redonner du pouvoir d’agir aux personnes concernées, pour qu’elles puissent faire leur métier sans abîmer leur santé au sens large et celle de leur entourage. Et pour cela, il faut les écouter, les associer, les croire, et leur permettre de contribuer à la définition des règles de leur métier.
Dans le contexte de la loi Duplomb, qui renforce l’autorisation de produits controversés sans se soucier des conditions réelles d’usage, ce travail de terrain collaboratif et transdisciplinaire est plus que jamais nécessaire pour une prévention juste, efficace, et réellement soutenable.
📽️ Le film documentaire Rémanences, disponible sur YouTube (Girardot-Pennors, 2022) illustre cette démarche collaborative en milieu viticole.
Alain Garrigou a reçu des financements de ANR, ECOPHYTO
Fabienne Goutille ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.