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09.09.2025 à 15:26

Trafic d’animaux sauvages en Corée du Nord : quand le gouvernement ferme les yeux

Joshua Elves-Powell, Associate Lecturer in Biodiversity Conservation and Ecology, UCL
Les témoignages des réfugiés nord-coréens permettent de mieux comprendre comment les animaux sauvages sont capturés et commercialisés.
Texte intégral (2351 mots)
Des rapports suggèrent que les peaux de goral à longue queue sont vendues illégalement à des acheteurs en Chine. Vachovec1 , CC BY-SA

Des chercheurs se sont appuyés sur des témoignages de réfugiés nord-coréens, confirmés par des rapports provenant de Chine, de Corée du Sud et des images satellites, pour dresser un panorama du commerce illégal d’animaux sauvages dans le pays. Ces données suggèrent l’implication de l’État.


La Corée du Nord est connue pour le commerce illicite d’armes et de stupéfiants. Mais une nouvelle étude que j’ai menée avec des collègues britanniques et norvégiens révèle un nouveau sujet de préoccupation : le commerce illégal d’espèces sauvages prospère dans le pays, y compris celles qui sont censées être protégées par la législation nord-coréenne.

D’après des entretiens menés auprès de réfugiés nord-coréens (également appelés « transfuges » ou « fugitifs »), qui peuvent être d’anciens chasseurs voire des intermédiaires dans le commerce d’animaux sauvages, notre étude, menée sur quatre ans, montre que presque toutes les espèces de mammifères en Corée du Nord plus grandes qu’un hérisson sont capturées de manière opportuniste, à des fins de consommation ou de commerce. Même les espèces hautement protégées font l’objet de commerce, parfois au-delà de la frontière chinoise.

Le plus frappant reste que ce phénomène ne se limite pas au marché noir. L’État nord-coréen lui-même semble tirer profit de l’exploitation illégale et non durable de la faune sauvage.

Le poids de l’économie informelle

Après l’effondrement de l’économie nord-coréenne dans les années 1990, le pays a connu une grave famine qui a fait entre 600 000 et 1 million de morts. Ne pouvant plus compter sur l’État pour subvenir à leurs besoins alimentaires, médicaux et autres besoins fondamentaux, de nombreux citoyens se sont alors mis à acheter et à vendre des marchandises – parfois volées dans des usines publiques ou introduites en contrebande depuis la Chine – dans le cadre d’une économie informelle en pleine expansion.

Cette économie informelle intègre aussi les animaux et les plantes sauvages, une précieuse ressource alimentaire. La faune sauvage est également appréciée pour son utilisation dans la médecine traditionnelle coréenne, ou pour la fabrication de produits tels que les vêtements d’hiver.

Il est important de noter que la vente de produits issus de la faune sauvage permet de générer des revenus importants. C’est pourquoi, outre le marché intérieur de la viande sauvage et des parties animales, un commerce international s’est développé, dans lequel des contrebandiers tentaient de vendre des produits issus de la faune sauvage nord-coréenne de l’autre côté de la frontière, en Chine.

Vue aérienne de la zone démitarilisée à la frontière entre les deux Corées
La zone démilitarisée de 4 km de large entre la Corée du Nord et la Corée du Sud est devenue un refuge pour la faune sauvage. Eleteurtre/Shutterstock

Ce commerce n’est officiellement reconnu par aucun des deux gouvernements. La Corée du Nord est l’un des rares pays à ne pas être signataire de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) – le traité qui réglemente le commerce international des espèces menacées d’extinction. Il existe donc peu de données officielles. Bon nombre des techniques habituellement utilisées par les chercheurs, telles que les études de marché ou l’analyse des données relatives aux saisies ou au commerce, sont tout simplement impossibles à mettre en œuvre dans le cas de la Corée du Nord.

C’est pourquoi nous nous sommes tournés vers les témoignages de réfugiés nord-coréens. Parmi eux figuraient d’anciens chasseurs, des intermédiaires, des acheteurs et même des soldats qui avaient été affectés à des réserves de chasse réservées à la famille dirigeante de la Corée du Nord. Afin de protéger leur sécurité, tous les entretiens ont été menés de façon anonyme.

Pour vérifier les données issues de ces entretiens, nous les avons comparées à des rapports provenant de Chine et de Corée du Sud. Les changements signalés dans certaines ressources forestières ont également pu être vérifiés à l’aide de la télédétection par satellite.

Leurs récits donnent une idée impressionnante des interactions entre humains, animaux et plantes sauvages en Corée du Nord, ainsi que de leur utilisation commerciale.

L’implication de l’État nord-coréen dans le commerce d’espèces sauvages

Cependant, le plus inquiétant est que ces témoignages suggèrent que l’État nord-coréen lui-même puisse être directement impliqué dans le commerce d’espèces sauvages. Bien qu’il soit ressorti clairement des entretiens que les participants ignoraient le plus souvent le statut juridique du commerce d’espèces sauvages pour différentes espèces, notre analyse montre qu’une partie de ce commerce semble être illégale.

Les participants ont décrit des fermes d’élevage d’animaux sauvages gérées par l’État qui produisent des loutres, des faisans, des cerfs et des ours, ainsi que des parties de leur corps, à des fins commerciales. En effet, la Corée du Nord a été le premier pays à élever des ours pour leur bile, avant que cette pratique ne se répande en Chine et en Corée du Sud.

L’État aurait également collecté des peaux d’animaux via un système de quotas, les habitants remettant les peaux à une agence gouvernementale, tandis que les chasseurs agréés par l’État et les communautés locales offraient parfois des produits issus de la faune sauvage à l’État ou à ses dirigeants en guise de tribut.

ours noir
La Corée du Nord possède des fermes d’élevage d’ours. L’un des produits fabriqués est la bile d’ours, utilisée en médecine traditionnelle (photo prise en Corée du Sud). Joshua Elves Powell

L’une des espèces identifiées par nos interlocuteurs était le goral à longue queue (sur l’image en tête de cet article). Longtemps chassé pour sa peau, cet animal est désormais strictement protégé par la CITES. Nos données suggèrent que les gorals étaient destinés à être vendus à des acheteurs chinois. La Chine est pourtant partie à la convention (c’est-à-dire, elle l’a ratifié), ce commerce constituerait donc une violation des engagements pris par la Chine dans le cadre de la CITES.

Les impacts au-delà des frontières coréennes

La péninsule coréenne est un site d’importance mondiale pour de nombreuses espèces de mammifères. Ses régions septentrionales sont reliées, par voie terrestre, à des zones de Chine où ces espèces sont actuellement en voie de rétablissement. Cependant, la chasse non durable et la déforestation menacent leur potentiel de rétablissement en Corée du Nord.

Ceci a des conséquences plus larges. Par exemple, on espérait que le léopard de l’Amour, l’un des félins les plus rares au monde, puisse un jour recoloniser naturellement la Corée du Sud. Mais cela semble désormais très improbable, car ces animaux seraient confrontés à de graves menaces rien qu’en traversant la Corée du Nord.

Par ailleurs, les objectifs de conservation de la Chine, tels que la restauration du tigre de Sibérie dans ses provinces du Nord-est, pourraient être compromis si les espèces menacées qui traversent sa frontière avec la Corée du Nord sont tuées à des fins commerciales.

En outre, le commerce transfrontalier illégal d’espèces sauvages en provenance de Corée du Nord constituerait une violation des engagements pris par la Chine dans le cadre de la CITES, un problème grave susceptible d’avoir de graves répercussions sur le commerce légal d’animaux et de plantes. Pour faire face à ce risque, Pékin doit redoubler d’efforts pour lutter contre la demande intérieure d’espèces sauvages illégales.

Le commerce d’espèces sauvages nord-coréennes est actuellement un angle mort pour la conservation mondiale. Nos conclusions contribuent à mettre en lumière le problème que représente le commerce illégal et non durable d’espèces sauvages, mais la lutte contre cette menace, qui pèse sur les ressources naturelles de la Corée du Nord, dépendra en fin de compte des décisions prises par Pyongyang. Le respect de la législation nationale sur les espèces protégées devrait être une priorité immédiate.

The Conversation

Joshua Elves-Powell a reçu des financements du London NERC DTP et ses travaux sont soutenus par Research England.

08.09.2025 à 17:04

Pollution de l’air : les Français prêts à agir, mais réticents à payer…

Caroline Orset, Professeur en sciences économiques, AgroParisTech – Université Paris-Saclay
Marco Monnier, Doctorant en sciences économiques
Notre enquête, menée en France hexagonale, révèle une faible disposition individuelle à payer, malgré une forte conscience des risques sanitaires liés à la pollution.
Texte intégral (1650 mots)
En 2022, la concentration moyenne de pollution de l’air aux particules fines s’établissait, en France, à 10 µg/m<sup>3</sup>, soit le double du seuil préconisé par l’Organisation mondiale de la santé. Parilov/Shutterstock

Les Français sont-ils prêts à soutenir et à financer une politique ambitieuse de réduction de la pollution ? Pour le savoir, les économistes disposent d’un indicateur clé : la valeur de la vie statistique. Celle-ci ne vise évidemment pas à mettre un prix sur une vie humaine, mais à mesurer combien une population est prête à investir pour diminuer, même très légèrement, le risque de décès dû à la pollution de l’air.


La pollution de l’air figure aujourd’hui parmi les menaces sanitaires les plus préoccupantes. En France, elle est responsable de plus de 40 000 décès prématurés chaque année selon Santé publique France. Malgré des progrès, les politiques publiques peinent à atteindre les standards internationaux.

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande de ne pas dépasser une concentration annuelle de 5 µg/m3 de particules fines (PM2,5). En 2022, la moyenne française s’établissait à 10 µg/m3, soit le double du seuil préconisé.

Dès lors, comment évaluer le bénéfice réel d’une politique de réduction de la pollution ? Plus encore : que nous disent les citoyens eux-mêmes de leur disposition à contribuer financièrement à cet effort collectif ?

Valeur économique des vies sauvées

Pour éclairer ce type de décisions, les économistes ont recours à un indicateur clé : la valeur de la vie statistique (VVS). Il ne s’agit évidemment pas d’attribuer un prix à une vie humaine, mais d’estimer combien une société est disposée à payer pour réduire, même très légèrement, le risque de décès auquel ses membres sont exposés.

Cet outil permet de juger de la pertinence économique d’une politique publique. Concrètement, si le coût d’une mesure, par exemple restreindre la circulation des véhicules diesel en centre-ville, est inférieur à la valeur que la collectivité accorde à la réduction du risque de mortalité, alors cette mesure peut être considérée comme socialement justifiée et acceptable.

De 25 à 100 euros pour un bilan de santé annuel

Dans notre étude, nous avons estimé la valeur de la vie statistique en France dans le contexte spécifique de la pollution atmosphérique. Pour ce faire, nous avons mené en 2019 une enquête auprès d’un échantillon représentatif de 315 adultes répartis dans l’ensemble de la France hexagonal.

Les participants devaient se projeter dans deux scénarios hypothétiques, leur donnant accès à un bilan de santé annuel réduisant leur risque individuel de décès lié à la pollution de l’air. Dans le premier cas, la réduction était fixée à 30 décès pour 100 000 habitants ; dans le second, à 60 décès pour 100 000 habitants. Afin d’éclairer leur choix, ces niveaux de risque étaient présentés à l’aide d’exemples concrets et de repères statistiques.

À partir de là, les répondants devaient dire s’ils accepteraient de payer pour bénéficier d’un tel bilan, à hauteur de 25, 50 ou 100 euros, des montants alignés sur le coût d’une consultation médicale en France en 2019. Ils étaient ensuite invités à indiquer librement le montant maximal qu’ils seraient prêts à payer. Le questionnaire se poursuivait par une série de questions complémentaires destinées à approfondir la compréhension de leur perception du risque, de leur état de santé perçu, de leur aversion au risque, de leurs comportements préventifs ainsi que de leur préoccupation pour les générations futures.

Effet de passager clandestin

Les résultats de l’enquête sont clairs. En moyenne, les répondants se déclarent prêts à payer 47 euros pour une réduction du risque de 30 décès pour 100 000 habitants, et 54 euros pour une réduction de 60 décès pour 100 000. Sur cette base, la valeur de la vie statistique (VVS) peut être estimée entre 85 000 et 158 000 euros.

Ces montants demeurent très en deçà des références actuellement utilisées dans les évaluations socio-économiques françaises, où la valeur de la vie statistique est fixée à 3 millions d’euros. Ils sont encore plus éloignés des estimations retenues aux États-Unis, souvent supérieures à 10 millions de dollars, ou dans certains pays d’Europe du Nord.

Comment expliquer un tel écart ? Plusieurs facteurs entrent en jeu. D’abord, le système de santé français, fondé sur la solidarité, tend à diluer la responsabilité individuelle en matière de prévention sanitaire. Ensuite, une proportion importante des répondants exprime une attente forte vis-à-vis de l’action publique : pour eux, la réduction des risques environnementaux doit relever d’une mission collective, et non d’un effort financier individuel.

Ce comportement illustre ce que l’économiste Mancur Olson a qualifié « d’effet de passager clandestin » : chacun reconnaît l’importance du problème, tout en comptant sur les autres (l’État, les pollueurs ou la collectivité) pour en assumer le coût.

Profils plus enclins à s’engager

Notre étude met en évidence plusieurs profils plus enclins à exprimer une disposition à payer pour améliorer la qualité de l’air. Les jeunes adultes, les personnes aux revenus élevés, ainsi que les habitants d’Île-de-France, plus exposés aux pics de pollution, manifestent une volonté de contribution plus marquée. Ce constat vaut également pour celles et ceux qui adoptent déjà des comportements préventifs, comme la réalisation régulière de bilans de santé.

La prise de conscience des effets différés de la pollution constitue un facteur déterminant. Les individus sensibilisés à ses conséquences à long terme, que ce soit pour eux-mêmes ou pour leurs proches (famille et amis), se montrent nettement plus enclins à soutenir financièrement des politiques de réduction des risques.

À l’inverse, la disposition à payer tend à diminuer avec l’âge, mais également lorsque le niveau de connaissance sur les enjeux sanitaires liés à la pollution est faible, ou qu’une forme de résignation, parfois teintée de fatalisme, s’installe face au risque.

Implications claires des politiques publiques

Ces résultats méritent d’être pleinement pris en compte. Ils ne traduisent en rien un rejet des politiques environnementales. Bien au contraire, ils révèlent que les citoyens sont largement conscients des enjeux sanitaires liés à la pollution de l’air. Mais ils attendent des réponses collectives, équitables et portées par des institutions perçues comme légitimes et efficaces.

Ce constat plaide en faveur de mesures publiques ambitieuses, telles que la taxation des émissions les plus nocives, l’extension des zones à faibles émissions, ou encore l’accompagnement des ménages modestes dans la transition via des subventions ciblées. Une telle orientation permettrait d’allier efficacité environnementale et justice sociale.

Un effort renforcé en matière d’éducation et de sensibilisation s’impose. Mieux informer sur les effets, souvent invisibles mais durables, de la pollution sur la santé contribuerait non seulement à modifier les comportements individuels, mais aussi, par ricochet, à orienter les préférences collectives en faveur de politiques publiques plus exigeantes.

Repenser l’action publique

La question mise en lumière par notre étude renvoie à la capacité des institutions à concilier efficacité environnementale, justice sociale et acceptabilité démocratique.

Elle appelle à repenser les outils d’évaluation économique, en y intégrant non seulement les bénéfices quantifiables, mais aussi les préférences collectives, les perceptions du risque et les aspirations citoyennes. Dans cette perspective, le recours à des dispositifs participatifs, qu’il s’agisse de conventions citoyennes, de panels délibératifs ou de consultations territorialisées, peut contribuer à inscrire l’action publique dans les réalités sociales.

La pollution de l’air reste un fléau silencieux, aux effets durables sur la santé et sur la cohésion sociale. Notre étude plaide pour un renforcement et une réorientation de l’action publique, afin d’aligner plus étroitement dépenses et régulations environnementales avec les attentes sociales et les bénéfices sanitaires perçus.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

08.09.2025 à 15:29

Inutiles, polluants… Faut-il interdire les filtres de cigarettes ?

Jonathan Livingstone-Banks, Lecturer & Senior Researcher in Evidence-Based Healthcare, University of Oxford
Jamie Hartmann-Boyce, Assistant Professor of Health Promotion and Policy, UMass Amherst
Les filtres des cigarettes ne servent à rien et sont l'une des plus grandes sources de pollution plastique.
Texte intégral (1592 mots)
Chaque année, dans le monde, 4&nbsp;500&nbsp;milliards de mégots sont jetés dans la rue et dans la nature. Kristine Rad/Shutterstock

On les croit protecteurs, mais ils ne minimisent en rien les dommages du tabac. Les filtres des cigarettes auraient même potentiellement des effets nocifs pour la santé, en plus, bien sûr, d’être une immense source de pollution.


Les filtres à cigarette ont commencé à inonder le marché dans les années 1950, officiellement pour rendre le tabagisme moins nocif. Face à l’inquiétude croissante du public concernant le cancer du poumon et d’autres maladies liées au tabagisme, l’industrie du tabac a réagi non pas en rendant les cigarettes plus sûres, mais en les faisant paraître plus sûres. Les filtres étaient l’innovation parfaite, non pas pour la santé, mais pour les relations publiques.

Plus de soixante-dix ans plus tard, nous savons en effet que les filtres ne réduisent pas les risques. En réalité, ils peuvent même aggraver certains risques. En adoucissant la fumée et en facilitant son inhalation profonde, les filtres peuvent, de fait, augmenter le risque de cancer du poumon. Au début des années 1950, un type de filtre très populaire contenait même de l’amiante. Malgré cela, la plupart des fumeurs d’aujourd’hui continuent de croire que les filtres rendent les cigarettes plus sûres.

Au-delà des risques pour la santé, les filtres de cigarettes sont aussi une catastrophe pour l’environnement. Ils sont faits d’un plastique appelé « acétate de cellulose ». Ils ne se dégradent pas naturellement, mais se désagrègent en microplastiques qui polluent nos rivières et nos océans.

Et ils sont nombreux. Les mégots de cigarette sont les déchets les plus répandus sur la planète. On estime que 4,5 billions (soit 4 500 milliards) sont jetés chaque année, et environ 800 000 tonnes de ces déchets plastiques se retrouvent dans l’environnement annuellement. Alors que, à travers le monde, de nombreuses législations ont restreint l’utilisation d’autres plastiques à usage unique, tels que les bouteilles, les sacs et les pailles, les filtres de cigarettes ont largement échappé à cette réglementation.

Sous pression, certaines entreprises de tabac commercialisent désormais des filtres dits « biodégradables », fabriqués à partir de nouveaux matériaux. Mais il s’agit là d’une fausse solution. Même ces filtres n’offrent aucun avantage pour la santé et continuent de polluer les écosystèmes. Ils servent les intérêts de l’industrie du tabac, en créant une illusion de responsabilité environnementale tout en entretenant la fausse perception que les filtres eux-mêmes sont inoffensifs ou nécessaires.

Interdire pour dissiper les illusions

Les filtres de cigarettes font ainsi partie des plastiques à usage unique les plus nocifs encore en circulation dans le monde. Et contrairement à de nombreux autres polluants, ils ne remplissent aucune fonction essentielle. Or la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac déconseille déjà les mesures qui entretiennent l’idée d’une réduction des risques, et les filtres de cigarettes entrent clairement dans cette catégorie.

L’interdiction des filtres de cigarettes permettrait de dissiper l’illusion de sécurité qu’ils véhiculent. Elle pourrait également réduire la prévalence du tabagisme, car les cigarettes non filtrées sont généralement plus âpres et moins agréables au goût. Une telle mesure, enfin, éliminerait également l’une des sources les plus répandues de pollution plastique, évitant ainsi la production de centaines de milliers de tonnes de déchets plastiques chaque année.

Si nous pouvons interdire les pailles en plastique, comme les pays membres de l’Union européenne l’ont fait en 2021, nous pouvons certainement interdire les filtres de cigarettes. En fait, cela a déjà été fait. Le comté de Santa Cruz (Californie) a voté en faveur de l’interdiction des filtres à cigarette en 2024.

Des personnes ramassent des déchets sur une plage. L’une d’elles tient une poignée de pailles en plastique
Les pailles en plastique sont interdites, alors pourquoi pas les filtres des cigarettes ? David Pereiras/Shutterstock

Il est grand temps de lui emboîter le pas, alors que la pollution plastique est dans l’esprit de tout le monde, après la tenue, en août dernier, à Genève (Suisse), d’un sommet où les dirigeants mondiaux ont tâché de négocier ce qui pourrait devenir le premier traité juridiquement contraignant des Nations unies traitant de la pollution plastique, de la production à l’élimination. Le projet de traité constitue une occasion rare de s’attaquer aux causes profondes des déchets plastiques à l’échelle mondiale.

Le projet actuel du traité mentionne les filtres de cigarettes. Ils sont évoqués dans l’annexe X, une catégorie qui concerne les restrictions volontaires ou obligatoires, ce qui laisse la possibilité de continuer à les utiliser, y compris les filtres dits « écologiques », et n’impose pas leur élimination totale. Si tous les filtres de cigarettes (et pas seulement ceux en plastique) étaient répertoriés dans l’annexe Y, ils seraient soumis à une interdiction totale et obligatoire.

Les négociations du mois d’août n’ont pas permis d’aboutir à un accord final, et elles se poursuivront à une date ultérieure, ce qui signifie qu’il est encore temps d’agir.

Des groupes de défense de la santé et de l’environnement, notamment l’Organisation mondiale de la santé, Action on Smoking and Health et Stop Tobacco Pollution Alliance, réclament des engagements fermes en matière de filtres de cigarettes. Qu’est-ce qui pourrait être plus ferme qu’une interdiction pure et simple ?

Certes, la prohibition des filtres ne mettra pas fin au tabagisme du jour au lendemain et n’éliminera pas la pollution plastique. Mais ce serait une mesure significative et symbolique pour aligner les objectifs environnementaux et sanitaires. Elle permettrait de retirer du marché un produit nocif et trompeur, de réduire la pollution et de rendre les cigarettes plus honnêtes.

The Conversation

Jonathan Livingstone-Banks a reçu des financements du US National Institutes of Health (NIH), du National Institute for Health and Care Research (NIHR) et du Cancer Research UK (CRUK).

Jamie Hartmann-Boyce a reçu des financements de groupes impliqués dans la lutte contre le tabagisme, notamment Truth Initiative, Cancer Research UK et la Food and Drug Administration américaine.

07.09.2025 à 12:11

Transition verte : peut-on vraiment comparer les dépendances aux métaux rares et au pétrole ?

Lucas Miailhes, Doctorant en Science Politique/Relations Internationales, Institut catholique de Lille (ICL)
Les discours politiques utilisent souvent cette analogie, mais la réalité est plus complexe. Le risque serait de donner un mauvais cadrage aux enjeux de la transition énergétique.
Texte intégral (2496 mots)

Et si la transition énergétique n’était pas le simple glissement d’une dépendance au pétrole vers une dépendance aux métaux critiques ? Les discours politiques empruntent souvent cette analogie séduisante, mais la réalité est plus complexe. Le risque serait que cette comparaison donne un mauvais cadrage aux enjeux de la transition énergétique.


Alors que la transition énergétique accélère en Europe, une idée semble s’être imposée dans le débat public. Notre dépendance aux énergies fossiles aurait glissé vers une nouvelle dépendance, cette fois aux matières premières critiques, comme le lithium ou les terres rares.

Il n’est pas rare que cette comparaison soit faite dans les débats télévisés, mais également à l’occasion de déclarations politiques, tant au niveau national qu’international. Par exemple, lors d’un discours de 2023 traitant de la relation Chine-Union européenne (UE), la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen traçait un parallèle clair entre la dépendance de l’UE aux énergies fossiles et sa dépendance naissante aux matériaux critiques :

« Les transitions […] seront permises par les matières premières. Le lithium et les terres rares sont déjà en train de remplacer le gaz et le pétrole au cœur de notre économie. […] Nous devons éviter de tomber dans la même dépendance que pour le pétrole et le gaz. »

Si cette analogie alerte, à juste titre, sur la vulnérabilité europénne des approvisionnements en métaux – pour une large part envers la Chine, elle repose sur une vision simpliste et trompeuse des chaînes d’approvisionnement mondiales, de la nature physique de ces ressources et des rapports de force géoéconomiques.

Elle participe à véhiculer de fausses croyances non seulement sur la nature du commerce international de ces matières premières critiques, mais aussi, plus globalement, sur la nature de la transition énergétique.

Peut-on vraiment comparer le lithium au gaz russe ? Le cobalt au baril de Brent ? La réponse est : non. Pour plusieurs raisons.

Matières consommables contre recyclables

À la différence du pétrole ou du gaz, qui sont des consommables détruits par leur usage, les métaux ne disparaissent pas une fois utilisés. Grâce à leurs propriétés physiques, ils peuvent être recyclés indéfiniment sans perte de qualité, contrairement à des matériaux comme le plastique, dont la recyclabilité est limitée.

Cette caractéristique leur permet d’être réinjectés dans des boucles de réutilisation au sein d’une économie circulaire. Si le recyclage des métaux employés dans les technologies bas carbone, comme les batteries lithium-ion, reste aujourd’hui marginal, c’est moins en raison de verrous techniques que du faible volume de produits en fin de vie actuellement disponible.

Mais à mesure que les premiers équipements arriveront en fin de cycle, le recyclage pourra devenir une source majeure d’approvisionnement en métaux dits « secondaires ».

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime que le recyclage pourrait réduire de 25 à 40 % les besoins en nouvelles extractions. Selon la fédération européenne Transport & Environment, en intégrant les rebuts de production, le recyclage pourrait couvrir jusqu’à 40 % de la demande européenne d’ici 2030 – et près des deux tiers à l’horizon 2040.

Contrairement à ce qu’ont été le pétrole et le gaz pour l’UE, la dépendance actuelle du continent européen pourrait donc bien se réduire rapidement, pour peu que l’Europe investisse dans ce maillon de souveraineté.


À lire aussi : Les « mines urbaines », ou les ressources minières insoupçonnées de nos déchets électroniques


Des enjeux de dépendance qui se posent différemment

La question de la sécurité d’approvisionnement en métaux ne se pose pas dans les mêmes termes que celle du gaz ou du pétrole. Alors que les hydrocarbures concernent l’ensemble des consommateurs de façon directe (notamment afin de fournir du carburant pour les transports ou une source d’énergie pour le chauffage), les métaux ne deviennent stratégiques que dans la mesure où un pays développe des capacités industrielles qui en dépendent. Autrement dit, s’ils sont nécessaires à une production nationale d’énergie bas carbone.

Cette distinction est essentielle, car elle permet de hiérarchiser les vulnérabilités : on ne s’inquiète pas de la dépendance en matériaux pour lesquels il n’existe pas de tissu industriel local.

Par exemple, l’industrie de fabrication de panneaux solaires est au point mort en France. Pour l’heure, l’approvisionnement en métaux pour ces derniers n’est pas un sujet prioritaire de sécurité d’approvisionnement.

À l’inverse, les métaux indispensables à la production de batteries pour véhicules électriques – comme le lithium, le nickel, le cobalt, le manganèse ou le graphite – sont devenus des enjeux majeurs pour la France et pour l’Europe, en raison du déploiement local massif de projets de gigafactories.

Carrière de kaolin d’Échassières (Allier), actuellement exploitée par la société Imerys, également à l’initiative du projet de mine de lithum. TomTooM03/Wikimedia Commonns, CC BY

C’est précisément cette logique industrielle qui a été invoquée pour justifier le projet d’ouverture d’une mine de lithium à Échassières, dans l’Allier, afin d’alimenter les usines de batteries du nord de la France.


À lire aussi : Mine de lithium dans l’Allier : un débat déjà tranché ?


Une dépendance chinoise à relativiser

En dépit de sa position dominante sur le marché de nombreux métaux critiques, la Chine ne peut pas « arsenaliser » (c’est-à-dire, instrumentaliser à des fins géopolitiques) aussi facilement la dépendance aux métaux que la Russie a pu le faire avec le gaz.

En effet, les chaînes de valeur des matières premières critiques (lithium, terres rares, etc.) sont beaucoup plus fragmentées et capables de se réorganiser. Certes, Pékin détient une position dominante dans l’extraction des terres rares et dans le raffinage du lithium, mais sa capacité à s’en servir comme levier de coercition est entravée par plusieurs facteurs :

Bref, à la différence du gaz russe – centralisé, peu substituable à court terme et distribué par des infrastructures fixes –, les métaux s’échangent sur des marchés mondiaux plus diversifiés, flexibles et adaptables. Ils sont donc moins facilement « arsenalisables ».


À lire aussi : Terres rares : Ces nouveaux venus qui entendent concurrencer la Chine et les États-Unis


Et puis, et c’est probablement ce qui révèle une lecture erronée des rapports de force géoéconomiques, les marchés du lithium et des terres rares sont beaucoup plus petits que ceux du pétrole et du gaz, tant en valeur qu’en volume. En 2024, le marché mondial des hydrocarbures pesait près de 6 000 milliards de dollars, contre seulement environ 28 milliards pour le lithium et de 4 milliards à 12 milliards pour les terres rares.

Depuis la fin des années 2010, l’Agence internationale de l’énergie alerte régulièrement sur l’explosion à venir de la demande pour ces matériaux, portée par l’électrification des usages. Pourtant, même en cumulant leurs pics de production respectifs, les terres rares et le lithium, même s’ils sont centraux pour la transition énergétique, ne représentent qu’une part infime du marché pétrogazier mondial.

Ne pas confondre transition énergétique et accumulation de sources d’énergie

L’idée même de transition énergétique des énergies fossiles vers les métaux tend à dissimuler une réalité bien plus prosaïque : celle de l’accumulation des sources d’énergie plutôt que de leur substitution.

Comme le théorise l’historien Jean-Baptiste Fressoz, l’histoire énergétique ne connaît pas de véritables ruptures où une énergie en remplacerait totalement une autre. Au contraire, les transitions s’effectuent par empilement : chaque nouvelle source vient s’ajouter aux précédentes, sans les faire disparaître. Cette dynamique remet en cause les récits optimistes qui laissent penser que les énergies fossiles seraient bientôt reléguées au passé.

Malgré les scénarios prospectifs et les engagements des grandes économies à atteindre la neutralité carbone, il est probable que l’usage du pétrole et du gaz se maintiendra dans de nombreux secteurs. Les technologies bas carbone ne remplaceront pas tous les usages permis par les hydrocarbures, en particulier dans les domaines où ils restent difficilement substituables, notamment dans l’industrie : il reste difficile de produire de l’acier vert.

Autrement dit, loin d’acter la fin des fossiles de façon nette et précise, la transition énergétique risque de passer par une phase de coexistence prolongée.

En définitive, l’idée d’un transfert de dépendance du pétrole vers les métaux ne résiste pas à l’analyse. Ni leurs propriétés physiques, ni la structure des marchés, ni la géopolitique de leur approvisionnement ne permettent de calquer les logiques de la rente fossile sur celles des matières premières critiques.

Penser la transition énergétique à travers le prisme d’une substitution binaire masque la complexité des interdépendances industrielles et pourrait conduire à de fausses priorités stratégiques. Repenser la dépendance, ce n’est donc pas rejouer la guerre du gaz avec de nouveaux matériaux, mais comprendre les spécificités des chaînes de valeur des technologies bas carbone – et concevoir des réponses politiques à la hauteur de ces réalités.

The Conversation

Lucas Miailhes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

04.09.2025 à 17:09

Malthus, penseur d’une humanité soumise à des limites naturelles

Roy Scranton, Associate Professor of English, University of Notre Dame
Malthus a longtemps été dénigré pour sa vision négative du progrès. Mais dans un contexte de crise écologique aiguë, sa pensée d’un monde limité mérite d’être revisitée.
Texte intégral (2774 mots)
Un portrait de Thomas Malthus, par John Linnell. Wellcome Collection/Wikimedia Commons, CC BY

L'économiste britannique Thomas Malthus (1766-1834) a longtemps été dénigré pour sa vision négative du progrès. Mais, dans un contexte de crise écologique aiguë, sa pensée d’un monde limité mérite d’être revisitée.


Personne n’utilise le terme « malthusien » comme un compliment. Depuis 1798, date à laquelle l’économiste et ecclésiastique Thomas Malthus a publié pour la première fois Essai sur le principe de population, la position « malthusienne » – l’idée que les humains sont soumis à des limites naturelles – a été vilipendée et méprisée. Aujourd’hui, ce terme est utilisé pour désigner toute personne qui ose remettre en question l’optimisme d’un progrès infini.

Malheureusement, presque tout ce que la plupart des gens pensent savoir sur Malthus est faux.

Voici l’histoire telle qu’elle s’est déroulée : il était une fois un pasteur anglais qui eut l’idée que la population augmente à un rythme « géométrique », tandis que la production alimentaire augmente à un rythme « arithmétique ». Autrement dit, la population double tous les vingt-cinq ans, tandis que les rendements agricoles augmentent beaucoup plus lentement. À terme, une telle divergence ne peut que conduire à une catastrophe.

Mais Malthus a identifié deux facteurs qui réduisaient la reproduction et empêchaient la catastrophe : les codes moraux, ou ce qu’il appelait les « freins préventifs », et les « freins positifs », tels que l’extrême pauvreté, la pollution, la guerre, la maladie et la misogynie. Malthus fut caricaturé comme un ecclésiastique borné, mauvais en mathématiques, qui pensait que la seule solution à la faim était de maintenir les pauvres dans la pauvreté afin qu’ils aient moins d’enfants.

L’étude de Malthus révèle un personnage très différent. Comme je l’explique dans mon livre publié en 2025, Impasse : Le changement climatique et les limites du progrès, ce dernier était un penseur novateur et perspicace. Non seulement, il fut l’un des fondateurs de l’économie environnementale, mais il s’est également révélé être un critique prophétique de la croyance selon laquelle l’histoire tend vers l’amélioration humaine, ce que nous appelons le progrès.

Dieu et la science

Malthus était familier de l’idée de progrès. Élevé par des protestants anglais progressistes qui prônaient la séparation de l’Église et de l’État, il fut formé par l’abolitionniste radical Gilbert Wakefield. Son père était un ami et admirateur du philosophe Jean-Jacques Rousseau qui inspira la Révolution française.

Malgré une déformation labio-palatine, Malthus s’est distingué à Cambridge, où il a étudié les mathématiques appliquées, l’histoire et la géographie. Entrer dans les ordres était un choix courant pour les jeunes hommes instruits de condition modeste, et Malthus a pu obtenir un presbytère à Wotton, dans le Surrey. Mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il renonçait à son intérêt pour les sciences sociales.

Son Essai sur le principe de population a été influencé par les opinions religieuses de Malthus, mais aussi par une démarche empirique, notamment au fil des éditions successives. Son argumentation sur les taux de croissance géométrique et arithmétique par exemple, s’appuyait sur la croissance démographique rapide observée dans les colonies américaines.

Une peinture aux couleurs sourdes représentant une poignée de personnes travaillant dans un champ de céréales, tandis qu’un homme est assis sur un cheval à proximité
Les moissonneurs, par l’artiste britannique du XVIIIᵉ siècle George Stubbs. Tate Britain/Yorck Project via Wikimedia

Elle s’inspirait également de ce qu’il observait autour de lui. Au cours des dernières décennies du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne a été ravagée par des pénuries alimentaires et des émeutes répétées. La population est passée de 5,9 millions à 8,7 millions d’habitants, soit une augmentation de près de 50 %, tandis que la production agricole stagnait. En 1795, les Londoniens affamés ont pris d’assaut le carrosse du roi George III pour réclamer du pain.

Inépuisable optimisme

Mais pourquoi Malthus s’intéressait-il aux questions de population ? Comme il l’explique lui-même, son essai a été inspiré par une discussion avec un ami au sujet du journaliste et romancier William Godwin, mieux connu aujourd’hui comme le père de Mary Shelley, autrice de Frankenstein.

Malthus et Godwin avaient des parcours similaires. Tous deux issus de familles de la classe moyenne, ils avaient fait leurs études dans des écoles progressistes et avaient commencé leur carrière comme pasteurs. Mais le radicalisme extrême de Godwin l’opposa à ses compagnons, et il quitta rapidement la chaire pour se consacrer à l’écriture.

Le livre qui a fait la renommée de Godwin et provoqué Malthus est Enquête sur la justice politique, publié en 1793. Aujourd’hui, il est considéré comme un texte fondateur de l’anarchisme philosophique. À l’origine, cependant, l’Enquête, de Godwin était perçue comme une expression tonitruante du progressisme des Lumières.

Portrait sombre et peint d’un homme aux cheveux bruns, vu de profil
Portrait de William Godwin par James Northcote, aujourd’hui conservé à la National Portrait Gallery de Londres. Dea Picture Library/De Agostini via Getty Images

Godwin affirmait que tous les problèmes sociaux pouvaient être éliminés par une application correcte de la raison. Il prônait l’abolition du mariage, la redistribution des biens et la suppression du gouvernement. De plus, il affirmait que le progrès conduisait inévitablement à un monde utopique, où les humains n’auraient plus besoin de se reproduire, car ils seraient immortels :

« Il n’y aura plus de guerre, plus de crimes, plus d’administration de la justice, telle qu’on l’appelle, ni de gouvernement… Mais en plus de cela, il n’y aura plus de maladie, plus d’angoisse, plus de mélancolie ni de ressentiment. Chaque homme recherchera avec une ardeur ineffable le bien de tous. »

Godwin assurait à ses lecteurs que tout cela se produirait en temps voulu, uniquement en s’appuyant sur un débat rationnel.

Depuis son presbytère pauvre de Wotton, Malthus voyait les choses différemment. L’historien Robert Mayhew décrit Wotton à l’époque comme une friche industrielle affligée par « la pauvreté agraire… des taux de natalité élevés et une espérance de vie courte ». L’étude de l’histoire a conduit Malthus à conclure que les sociétés n’évoluaient pas selon une ligne ascendante de progrès, mais selon des cycles d’expansion et de déclin. L’histoire utopique selon Godwin paraissait pourtant en décalage avec la réalité.

La réforme – dans des limites raisonnables

Malthus chercha à démystifier le progressisme grandiloquent de Godwin. Mais il ne dit pas que le changement positif était impossible, seulement qu’il était limité par les lois de la nature.

L’Essai sur les principes de la population fut une tentative pour déterminer où se situaient certaines de ces limites, afin que les politiques puissent répondre efficacement aux problèmes sociaux, plutôt que de les exacerber en essayant de réaliser l’impossible. En tant qu’écrivain et membre actif du parti whig, Malthus était un réformateur qui prônait, entre autres, la gratuité de l’enseignement national, l’extension du droit de vote, l’abolition de l’esclavage et la gratuité des soins médicaux pour les pauvres.

Depuis, la science et l’industrie ont fait des progrès incroyables, entraînant des changements que Malthus aurait difficilement pu imaginer. Lorsque son essai a été publié, la population mondiale était d’environ 800 millions d’individus. Aujourd’hui elle dépasse les 8 milliards, soit une multiplication par dix en un peu plus de deux siècles.

Au cours de cette période, les partisans du progrès ont rejeté l’idée selon laquelle les êtres humains étaient soumis à des limites naturelles et ont dénigré quiconque remettait en question le fantasme d’une croissance infinie comme étant « malthusien ». Pourtant, Malthus demeure important, car son analyse pessimiste de la société exprime clairement une idée qui résiste : les lois de la nature s’appliquent à la société humaine.

En effet, « la grande accélération » du développement humain et de son impact au cours des 80 dernières années pourrait avoir conduit la société à un point de rupture. Les scientifiques avertissent que nous avons dépassé six des neuf limites planétaires pour une vie soutenable et que nous sommes sur le point de franchir une septième limite.

L’une de ces limites est un climat stable. Le réchauffement climatique menace non seulement d’élever le niveau des mers, d’augmenter les incendies de forêt et des tempêtes violentes, mais aussi d’amplifier la sécheresse et de perturber l’agriculture mondiale.

Malthus n’avait peut-être pas prévu les développements qui ont alimenté la croissance démographique au cours des deux derniers siècles. Mais sa vision fondamentale des limites de la croissance n’en est devenue que plus pertinente. Alors que nous sommes confrontés à une crise écologique mondiale qui s’accélère, il est peut-être temps de revisiter la pensée pessimiste d’un monde limité. Reconsidérer ce que nous entendons par « malthusien » pourrait être un bon point de départ.

The Conversation

Roy Scranton a reçu des financements de la Fondation John-Simon-Guggenheim.

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