18.12.2025 à 15:42
En Polynésie, on croise savoirs locaux et science pour mieux gérer les lagons
Texte intégral (1828 mots)
Les lagons polynésiens connaissent un déclin marqué de certaines populations de poissons. Dans ce contexte, la science seule ne suffira pas à prendre des décisions pour améliorer l’état de ces écosystèmes : les connaissances acquises par les pêcheurs à travers leur expérience de terrain apportent un regard complémentaire précieux. Ces deux formes de savoirs peuvent être alliées au service d’une gestion plus durable de la pêche.
La nuit est tombée depuis longtemps sur le récif barrière de Mo’orea. Je suis dans l’eau, lampe éteinte, guidée seulement par les silhouettes de deux pêcheurs et d’un collègue anthropologue. Nous sommes là pour observer une technique de pêche que je ne connaissais jusqu’ici qu’à travers des récits, et qui est souvent qualifiée de ravageuse : le ha’apua.
Plus tôt dans la journée, les pêcheurs ont passé plusieurs heures à disposer des filets, formant un cœur et menant à une cage. À l’endroit précis où ils ont installé ce dispositif, ils savent que les poissons se mettront en mouvement et s’y engouffreront.
Le signal est donné. Nous allumons nos lampes et les agitons dans l’eau. Nous avançons en ligne, sans vraiment comprendre ce que nous faisons, jusqu’à distinguer, dans la pénombre, les reflets argentés d’une cage pleine de ’ī’ihi (poissons-soldats). Ce qui me frappe n’est pas tant la quantité de poissons que la finesse de la manœuvre : tout repose sur une compréhension du lagon que ces pêcheurs ont reçu de leurs aînés mais ont également construite par l’observation, l’expérience et l’affûtage de leurs pratiques.
Cette expédition nocturne en dit long sur la pêche récifo-lagonaire en Polynésie française : une pratique à la fois ancienne, complexe et exigeante. Essentielle à la vie des communautés, elle nourrit les familles, soutient une économie locale et porte une dimension culturelle forte. Cependant, pêcheurs, scientifiques et habitants observent désormais des changements inquiétants : diminution de l’abondance et des tailles de certaines espèces pêchées, dégradation des habitats, prolifération de macroalgues. Les causes sont multiples : surpêche, croissance démographique, urbanisation, pollution terrigène, réchauffement climatique.
Que faire pour gérer durablement la ressource face à ces transformations ? On aurait tendance à se tourner vers la science pour obtenir des chiffres, les analyser puis définir des règles. Pourtant, les savoirs locaux sont immenses : la finesse du ha’apua, orchestré dans la nuit noire par deux pêcheurs expérimentés, révèle une compréhension du lagon qu’aucun instrument scientifique ne peut remplacer.
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Des savoirs à croiser pour comprendre le lagon
Comprendre ce qui se passe dans les lagons polynésiens nécessite de mobiliser plusieurs formes de connaissances. La science, d’un côté, apporte des outils puissants pour étudier la biologie des espèces ciblées, mesurer certaines tendances et quantifier l’effet des pressions environnementales. Ces repères sont indispensables pour imaginer des règles de gestion cohérentes : tailles minimales de capture, seuils d’effort de pêche, fermetures spatiales ou temporelles.
Mais ces approches reposent en général sur des données abondantes, standardisées et recueillies sur de longues périodes. Dans les lagons polynésiens, elles sont difficiles à collecter : le nombre de pêcheurs est inconnu, les captures rarement déclarées, les ventes souvent informelles, les techniques variées et plusieurs dizaines d’espèces sont ciblées. S’ajoute à cela une contrainte simple : les scientifiques ne peuvent pas être partout, tout le temps. Documenter finement chaque portion de lagon, pour chaque engin de pêche et chaque espèce demanderait des moyens considérables, alors même que les changements environnementaux se produisent dès maintenant. Nous n’avons ni le temps, ni la possibilité de revenir en arrière pour savoir comment les choses ont évolué.
C’est précisément là que les savoirs locaux deviennent essentiels. Les pêcheurs observent le lagon au quotidien, parfois depuis des décennies. Ils détectent des signaux, des variations d’abondance ou de comportement que les suivis scientifiques peinent à capter. Leurs connaissances fines constituent un matériau précieux pour comprendre le fonctionnement du lagon. Mais ces savoirs ont aussi leurs limites : ils sont situés, fragmentés, liés à des pratiques spécifiques. Ils ne suffisent plus toujours pour anticiper l’avenir dans un contexte de changements rapides.
Science et savoirs locaux éclairent chacun une facette du lagon, sans jamais en offrir une vision complète. C’est la complémentarité de ces deux systèmes de connaissances, et non leur opposition, qui permet d’imaginer des solutions plus justes, plus robustes et adaptées au terrain.
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Des règles à construire ensemble
Le lendemain de notre expédition nocturne, je dissèque, sous le regard attentif des deux pêcheurs, quelques ’ī’ihi capturés dans le ha’apua, dans le cadre d’une étude de traits biologiques. L’un d’eux me glisse :
« Tu verras, ils sont tous matures. Cette espèce, ça commence à se reproduire tôt, autour de 12 centimètres. »
Ce moment, en apparence anodin, résume pourtant le cœur du travail engagé depuis plusieurs mois à Tahiti et Mo’orea. Les pêcheurs, les gestionnaires et les scientifiques ont choisi six espèces de poissons à étudier, en fonction de leurs préoccupations. Parmi ces dernières, la mise en place de tailles minimales de capture revient régulièrement. Les pêcheurs le demandent depuis longtemps : ils voient eux-mêmes que certains prélèvent des poissons trop petits et que la pression augmente. Mais comment fixer ces tailles ?
Nous sommes en mars 2023. Après quatre années d’interdiction, la zone de pêche réglementée de Tautira s’apprête à rouvrir à la pêche pour deux demi-journées. Le comité de gestion souhaite instaurer des tailles minimales de capture et se tournent vers des scientifiques pour les conseiller. Sur la base d’études menées ailleurs dans le Pacifique, les recommandations tombent : 18 cm pour les ’ī’ihi et 25 cm pour les ume tārei (nasons).
Les pêcheurs contestent immédiatement : « on ne voit jamais d’individus de ces tailles ». Après discussion, la taille des ’ī’ihi est abaissée à 15 cm mais celle des ume tārei est maintenue.
Les résultats de l’ouverture confirment la complexité de l’exercice. Sur 1 490 ’ī’ihi capturés, seuls 7 % mesuraient moins de 18 cm. À l’inverse, moins d’une vingtaine de ume tārei ont pu être pêchés et 69 % étaient en dessous de 25 cm. La biologie « importée » ne reflétait pas la réalité locale, tandis que l’intuition des pêcheurs sur les ’ī’ihi ne traduisait pas non plus les tailles réelles de cette espèce sous l’eau.
Ces deux exemples montrent bien que ni pêcheurs ni scientifiques ne détiennent, seuls, la solution complète. Les premiers apportent leur observation continue du terrain ; les seconds des repères biologiques indispensables. La question n’est pas d’avoir raison, mais d’apprendre à se comprendre pour élaborer ensemble des règles réalistes, légitimes et applicables.
Une gestion fondée sur le respect et l’écoute mutuelle
Les pêcheurs sont souvent présentés comme les premiers responsables du déclin des stocks. Pourtant, ceux que l’on accuse si facilement sont aussi ceux qui nourrissent la population.
Leur connaissance fine du milieu, construite au fil des saisons et de l’expérience, n’est pas opposée à la science : elle la complète là où les données manquent ou arrivent trop tard. La science, de son côté, apporte des repères indispensables pour comprendre la biologie des espèces et anticiper les effets des changements en cours.
Reconnaître ces savoirs à égalité, c’est faire preuve d’empathie et d’intelligence : accepter que chacun voit une part du lagon, selon son histoire et ses outils. C’est en croisant ces regards, plutôt qu’en les hiérarchisant, que peuvent émerger des solutions durables, légitimes et réellement applicables.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a eu lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Marguerite Taiarui est membre du Centre de ressources pour les rāhui, du Criobe (UAR3278) et de l’UMR241 Secopol. Elle a reçu des financements de la Direction des ressources marines de la Polynésie française, de la Fondation de France, de l’Association nationale pour la recherche et technologie et de Bloomberg Philanthropies. Elle tient à remercier les pêcheurs pour le partage de leurs connaissances et de leur temps, ainsi que les collègues et étudiants ayant contribué aux travaux mentionnés dans cet article.
18.12.2025 à 13:34
Le chêne-liège, un arbre victime de la surexploitation de ses forêts comme de leur abandon
Texte intégral (5936 mots)
C’est un arbre pourvoyeur de multiples ressources depuis des millénaires et à la résilience remarquable lorsqu’il est confronté aux flammes. Le chêne-liège est cependant aujourd’hui menacé, d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée, par le changement climatique ainsi que par sa surexploitation ou son abandon.
Alcornoque, surera, ballot, leuge, rusque, surier, suve, corcier… tous ces noms renvoient en fait à un seul et même arbre, le chêne-liège (Quercus suber) dont Pline l’Ancien (Ier siècle de notre ère) vantait déjà tous les mérites et utilisations.
Ce chêne d’une hauteur moyenne de 10 mètres à 15 mètres, dont le feuillage persistant est assez semblable à celui du chêne vert (Quercus ilex), en diffère par son houppier étalé, ses grosses branches maîtresses – les charpentières – relativement horizontales et surtout par son écorce exubérante – le liège – un matériau exceptionnel à l’origine de l’intérêt que cet arbre a pu susciter et suscite encore.
C’est bien sûr l’utilisation du liège pour les bouchons, mais aussi dans le BTP en tant qu’isolant phonique et thermique avec aujourd’hui des avancées prometteuses dans le domaine de l’écoconstruction des bâtiments ou encore pour les fusées Ariane.
Ainsi, les forêts de chêne-liège, qualifiées de systèmes socio-écologiques, ont été exploitées, soignées et modifiées depuis plus de trois mille ans, principalement pour ce liège, mais aussi pour leurs fruits, les glands, qui nourrissent ou ont nourri autant les humains que le bétail.
Dans sa région d’origine, la suberaie – c’est ainsi qu’on nomme une forêt de chêne-liège – a ainsi été largement favorisée par l’être humain. Observez nombre de suberaies des Albères, dans les Pyrénées ; vous verrez que les arbres sont peu ou prou alignés, c’est là le signe de la main humaine.
Malgré cette exploitation millénaire, ces suberaies peuvent héberger une biodiversité remarquable, notamment une faune spécifique et inféodée au bois mort et aux microhabitats que forment les vieux arbres souvent présents dans ces suberaies exploitées. La suberaie représente aussi l’habitat de prédilection de la tortue d’Hermann, unique espèce de tortue terrestre présente en France hexagonale et en Corse.
Au Maroc, ces écosystèmes abritent des petites mares temporaires, les dayas, à la biodiversité exceptionnelle, malheureusement menacées par le changement climatique et la surexploitation.
Une répartition liée au climat et au sol
Le chêne-liège est endémique du bassin occidental de la Méditerranée, présent sur les deux rives sud et nord, du Maroc à l’Italie, mais il n’est pas limité au seul climat méditerranéen. On le trouve ainsi en grande quantité au Portugal, un des principaux producteurs de liège, mais aussi sur tout le littoral aquitain, comme dans la forêt des Landes. En France, ces suberaies recouvrent environ 70 000 hectares (ha) sur trois principaux secteurs : les massifs provençaux des Maures et de l’Esterel, le sud de la Corse et les Pyrénées-Orientales.
Autre caractéristique de ce chêne-liège, c’est une espèce exclusivement calcifuge, c’est-à-dire qu’elle fuit littéralement les terrains calcaires. C’est ce qui va régir sa répartition dans ce domaine méditerranéen. Ainsi, en Provence marseillaise calcaire, vous ne trouverez pas de chêne-liège. En revanche, passé Toulon, vers l’est, dans l’Esterel ou les Maures, le chêne-liège apparaît spontanément.
Les suberaies, derniers remparts contre l’incendie
Le chêne-liège est un arbre qui résiste fort bien à l’incendie du fait de cette couche épaisse d’écorce isolante, le liège, qui entoure le tronc. Si un incendie balaie une suberaie, le liège pourra être consumé sur plusieurs centimètres, mais rapidement des bourgeons dormants sous cette écorce se développeront et l’arbre repartira.
La périodicité de ces incendies doit évidemment rester raisonnable, sinon la biodiversité, notamment du sol, sera trop profondément affectée par ces perturbations récurrentes, compromettant ainsi le bon fonctionnement de ces forêts ; et la récolte de liège, qui ne peut se faire que tous les 8 ans à 15 ans, est dans tous les cas plus que compromise.
Dans le massif landais, où cette essence était autrefois bien représentée et exploitée, cette résilience à l’incendie et le rôle de pare-feu que peuvent jouer les suberaies doivent ainsi encourager des plantations massives de chêne-liège. Cela permet aussi de constituer des peuplements plus diversifiés donc plus résilients que les plantations monospécifiques de pin maritime.
Démasclage et subériculture
La récolte du liège, essence même de la subériculture, est une affaire de spécialistes. Le chêne-liège est caractérisé par le développement exubérant de l’écorce, boursouflée et crevassée, ce fameux liège aux caractéristiques exceptionnelles. Mais cette écorce épaisse, observable sur les arbres qui n’ont pas été exploités, et qualifiée de « liège mâle », est inutilisable pour la fabrication de bouchons bien denses et réguliers. Elle sera par contre utilisée comme matériau isolant. Dans tous les cas, il faut donc enlever ce liège mâle ; cette opération s’appelle le « démasclage ».
Le rusquier (l’ouvrier qui lève l’écorce du chêne-liège) l’ôte à l’aide d’incisions verticales faites avec une hachette particulière, sur une hauteur d’environ deux mètres à partir du sol, séparant ainsi deux moitiés de l’écorce.
Il faut procéder d’une manière très précautionneuse, de façon à ne pas abîmer l’assise qui donne naissance au liège. C’est un travail de spécialistes – lesquels se font de plus en plus rares et donc convoités. Le liège mâle enlevé, le tronc apparaît rouge vif.
Un nouveau liège, bien dense, de très belle qualité, appelé le liège femelle, se forme alors. Au bout d’une période de huit à douze ans, on le récoltera quand son épaisseur permettra d’en extraire à l’emporte-pièce des bouchons de belle longueur.
À chaque démasclage, on montera un peu plus haut dans l’arbre. Quand des arbres présentent un démasclage très haut, jusqu’aux branches charpentières qui partent directement du tronc, on peut en déduire qu’ils sont très anciens, qu’ils ont 150 ans ou 200 ans, rarement plus d’ailleurs, car le chêne-liège n’est quand même pas une espèce très longévive.
C’est ensuite terminé sur le terrain. Les plaques de liège récoltées vont approvisionner les bouchonneries, comme les Bouchons Abel du Boulou (Pyrénées-Orientales), l’une des dernières en France à encore se fournir en liège local des Albères.
Des suberaies aujourd’hui dépérissantes et menacées
Bien que particulièrement résilientes face aux incendies, les suberaies sont menacées dans toute leur aire de répartition du fait à la fois, selon les pays concernés, de leur surexploitation, de leur abandon ou encore du changement climatique.
Ainsi au Maroc, la forêt de la Maamora, au nord-est de Rabat, considérée comme la plus grande suberaie d’un seul tenant au monde, est aujourd’hui réduite à 60 000 ha (sa surface était de plus de 100 000 ha dans les années 1950). Elle a subi de très fortes dégradations au cours de ces dernières décennies, notamment du fait de l’essor des plantations d’eucalyptus privilégié pour sa croissante rapide, sa résistance à la sécheresse et son utilisation pour la pâte à papier.
Cette suberaie reste néanmoins pourvoyeuse de nombreuses ressources pour les populations environnantes. Les dimanche de printemps dans la Maamora, près de Rabat, on verra comme cela tout à la fois le démasclage à la sauvette des arbres encore préservés, mais aussi le gaulage : les branches des chênes sont battues avec une longue perche pour faire tomber les fruits – des glands doux vendus ensuite bouillis à quelques dirhams le kilo pour le plus grand plaisir des enfants. On apercevera également le pâturage avec des bovins prélevant les feuilles encore tendres jusqu’à la hauteur que leur encolure tendue permet, la coupe par les bergers des branches afin de faciliter la tâche des animaux. Se joignent à ce tableaux quelques Rabatis pique-niquant sous les plus gros arbres à l’ombre cependant légère, après la récolte sauvage de bois mort pour cuire les brochettes.
Autant d’usages qui, au même titre que la biodiversité, sont menacés aujourd’hui par la sécheresse récurrente liée au changement climatique sur l’ensemble des suberaies allant de Rabat à Ben Slimane.
En France, c’est au contraire d’abord l’abandon progressif de l’exploitation des suberaies lié pour partie à la faible rentabilité de cette activité de subériculture qui menace ces écosystèmes. Cet abandon a rendu notamment les peuplements embroussaillés plus sensibles aux incendies.
D’autres facteurs aggravent ce déclin, comme une régénération naturelle très faible, des blessures dues à des démasclages mal réalisés ou l’installation d’insectes xylophages, tels que le coléoptère Platypus cylindrus qui peut localement pulluler et rapidement tuer des chênes-lièges. Et ce sont aussi aujourd’hui les canicules et sécheresses répétées liées au changement climatique qui aggravent ce dépérissement.
Tout ceci explique le classement comme vulnérables (VU) par l’UICN des suberaies méditerranéennes.
Relancer la subériculture en France en s’appuyant sur la science et sur la formation
Le maintien de ces systèmes socio-écologiques particuliers, à la biodiversité remarquable et jouant un rôle écologique majeur, notamment dans la lutte contre les incendies ou le maintien de sols fonctionnels, ne peut s’envisager qu’en intégrant une dimension socio-économique, tant ces deux composantes écologiques et économiques sont ici liées. Il s’agit alors de relancer économiquement la filière pour permettre notamment de préserver ces écosystèmes multifonctionnels. Différentes structures (Institut du liège, Subéraie varoise…) s’attachent aujourd’hui à cet objectif.
Ceci peut s’envisager notamment en privilégiant des circuits courts, économiquement rentables, en ciblant sans doute la production de bouchons haut de gamme, tout en explorant des nouvelles filières de valorisation du liège mâle.
Il s’agit aussi de favoriser la biodiversité, garante du bon fonctionnement de l’écosystème et de la qualité du liège récolté, et la résilience des peuplements aux aléas climatiques et notamment aux incendies.
Des travaux de recherche préliminaires menés par l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE) dans le massif des Albères (Pyrénées) ont ainsi pu mettre en évidence qu’un débroussaillage et un pâturage des parcelles exploitées pour le liège favorisait une biodiversité floristique et faunistique caractéristique des milieux plus secs et plus lumineux et différente de celle que l’on retrouvait dans les parcelles laissées en libre évolution.
Cependant la pression exercée sur les suberaies doit rester raisonnée autant que possible. En effet, d’autres travaux menés par l’IMBE en collaboration avec l’Université Hassan-II de Casablanca ont montré quant à eux qu’une surexploitation de parcelles de chênes-lièges dans la région de Ben Slimane conduisait à une perte de biodiversité du sol et de sa capacité à séquestrer du carbone.
Mais la science seule ne suffit pas, et les suberaies nous montrent que nous avons de plus en plus besoin de professionnels et de chercheurs capables de travailler dans plusieurs disciplines et avec divers acteurs, en combinant les connaissances issues de différentes disciplines afin de contribuer à cet objectif commun de préservation et de valorisation.
Du point de vue académique, comprendre la suberaie comme système socio-écologique est un exercice complexe qui demande l’analyse des relations économiques, sociales et institutionnelles internationales, des savoir-faire traditionnels, sous des contraintes écologiques et climatiques profondément impactées par les particularités du XXIe siècle.
Ces écosystèmes constituent ainsi aujourd’hui « un terrain de jeu » idéal pour des formations universitaires académiques dispensées conjointement à Aix-Marseille Université et à l’Université Hassan-II de Casablanca où l’enseignement de la transdisciplinarité est réalisé en ancrant les apprentissages dans un problème concret.
Cependant, dans l’Hexagone, malgré la banalité des bouchons de liège, les relations étroites que les habitants des Albères, des massifs des Maures et des Landes entretiennent avec ces suberaies sont aujourd’hui anecdotiques, alors qu’une meilleure connaissance de ce patrimoine, à la fois biologique et culturel, est un préalable à ce nouvel essor.
Anne Bousquet-Mélou a reçu des financements de la fondation amidex et de l'institut méditerranéen pour la transition environnementale de l'université d'Aix-Marseille
Irene Teixidor-Toneu a reçu des financements de l'agence nationale de la recherche (ANR).
Mathieu Santonja a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR), France 2030 et l'Union Européenne.
Thierry Gauquelin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.12.2025 à 12:55
Votre « sapin » de Noël n’est peut-être pas un sapin, voici pourquoi
Texte intégral (5236 mots)
Souvent, le « sapin » de Noël n’est pas un sapin. Et il n’est pas lié historiquement à la naissance de Jésus de Nazareth. Deux botanistes se sont penchés sur ces paradoxes et nous aident à identifier les différents types d’arbres utilisés pour le 24 décembre.
Chaque année au mois de décembre, les « sapins » de Noël réapparaissent dans l’espace public, souvent richement ornementés et illuminés, mais également dans de nombreux foyers français où leurs branches les plus basses attendent d’abriter les cadeaux. Associé à la fête chrétienne de la nativité, cette tradition bien ancrée en Europe n’est pourtant pas d’origine religieuse, et le « sapin » de Noël est rarement un sapin ! Revenons donc en arrière pour tout comprendre à ces paradoxes.
Aux origines du sapin de Noël
Les origines du sapin de Noël restent incertaines et remontent probablement à la fin du Moyen Âge en Europe. Les premières mentions avérées apparaissent, indépendamment les unes des autres, au début du XVe siècle dans les régions germaniques de l’Ouest et du Nord, dans les pays baltes et, peu de temps après, en Alsace, où la première érection d’un sapin de Noël à Strasbourg date de 1492.Partout, en fin d’année, des conifères décorés de pommes, de pain d’épices et de guirlandes sont érigés sur la place publique.
Quelques années plus tard, des mâts ornés de lierre et de houx (des plantes à fleurs qui, comme la majorité des conifères, conservent leur feuillage en hiver) sont mentionnés en Angleterre.
Chaque fois, ce sont les corporations commerçantes qui sont à l’initiative de ce qui est baptisé « mai d’hiver » ou « mai de Noël ». En effet, cette pratique serait une transposition hivernale des « mais », ces arbres érigés au début du mois de mai pour célébrer la renaissance printanière de la végétation. Le terme « arbre de Noël » (Weihnachtsbaum) n’apparaît, lui, qu’en 1611, à Turckheim, en Alsace.
Il faut ensuite attendre le XVIe siècle pour que cette tradition, qui concernait uniquement la place publique, fasse son entrée dans la sphère privée. À Sélestat (Alsace), en 1521, un édit municipal autorise ainsi les habitants à couper de petits sapins pour Noël ; des conifères sont vendus sur les marchés à des particuliers pour qu’ils puissent les ramener chez eux et les décorer de pommes, de friandises et de gaufrettes.
La pratique doit connaître un succès rapide, puisque quelques décennies plus tard, les premières réglementations apparaissent pour limiter les abattages, comme à Fribourg (Suisse actuelle) en 1554, et les religieux dénoncent la généralisation d’un rite païen. Cela peut paraître paradoxal puisque le « sapin » de Noël est aujourd’hui souvent considéré comme un symbole religieux associé au christianisme.
Mais cette christianisation d’un rite profane, qui ferait du sapin une évocation de l’Arbre de vie de la Bible, est très récente. Il a d’ailleurs fallu attendre 1982 pour que le premier sapin de Noël apparaisse place Saint-Pierre au Vatican.
Pour autant, l’arbre de Noël reste encore limité aux foyers aisés durant le XVIIIe siècle et ne devient une tradition populaire indissociable de la fête de Noël qu’à partir du XIXe siècle, aussi bien en Europe qu’aux États-Unis, où la tradition aurait été exportée en Pennsylvanie par des colons allemands à la fin du XVIIIe siècle.
À cette époque, l’arbre de Noël n’est d’ailleurs pas nécessairement un conifère, plusieurs feuillus sont utilisés, notamment des arbres fruitiers comme le pommier Christkindel, une variété de l’est de la France dont les petites pommes rouges écarlates auraient inspiré les boules de Noël une année où les pommes vinrent à manquer. Alors pourquoi le « sapin » de Noël ?
Un sapin de Noël qui en est rarement un
Aux origines, le « sapin » de Noël ne pouvait déjà pas être un sapin, puisqu’aucune espèce de sapin n’est autochtone dans les contrées qui ont vu naître cette tradition.
La seule espèce de sapin originaire d’Europe occidentale – hors région méditerranéenne – est le sapin blanc (Abies alba en latin), qui est naturellement absent de la moitié nord-ouest de l’Allemagne, des pays baltes et de toute l’Europe du Nord. Et à l’époque, l’être humain ne se livrait pas encore à des translocations d’espèces exotiques.
Le « sapin » était donc surtout l’épicéa commun (Picea abies) et, plus occasionnellement, le pin sylvestre (Pinus sylvestris). Le véritable sapin blanc a cependant pu être utilisé de part et d’autre du Rhin, puisqu’il est indigène dans les massifs des Vosges (donc en Alsace), du Jura, des Alpes et des Pyrénées, mais probablement de manière assez marginale.
Aujourd’hui, en Europe, ce sont près de 50 millions d’arbres qui sont mis sur le marché pour les fêtes de fin d’année, dont 6 millions rien qu’en France. L’épicéa reste majoritaire, même si, en France, on lui préfère depuis quelques décennies le sapin de Nordmann (Abies nordmanniana), qui a l’avantage de ne pas perdre rapidement ses aiguilles, mais qui a l’inconvénient de ne pas dégager le même parfum de résine et d’être vendu plus cher.
Ainsi plus de 80 % des sapins vendus cette année en France sont du Nordmann, et l’épicea est, cette année, impossible à trouver dans la région de Marseille. Le sapin de Nordmann est une espèce exotique en France ; originaire d’une région qui s’étend de la Turquie aux montagnes du Caucase, il est largement planté désormais en France, notamment dans le Centre, pour être vendu à Noël, souvent un peu plus tôt que l’épicéa qui est indigène et également largement cultivé.
Ces dernières années on assiste aussi à une certaine diversification des conifères vendus comme arbres de Noël, puisque plusieurs espèces d’origine nord-américaine sont venues enrichir la palette :
de véritables sapins comme le sapin de Vancouver (Abies grandis) et le sapin noble (Abies procera), tous deux originaires de la côte ouest ;
des épicéas, en particulier le mal nommé « sapin » bleu du Colorado (Picea pungens), aux aiguilles bleu argenté et à l’odeur de pin ;
le « sapin » de Douglas (Pseudotsuga menziesii), dont le nom est trompeur, car il n’est ni un sapin ni un épicéa.
De manière amusante, l’Amérique du Nord, qui nous a fourni ces espèces de sapin à la mode, n’échappe pas à la tentation de l’exotisme ; ainsi, c’est le pin sylvestre européen qui a longtemps été l’espèce privilégiée outre-Altantique. Ce n’est que depuis les années 1980 que le Douglas et le sapin de Fraser (Abies fraseri) l’ont supplanté aux États-Unis, et le sapin baumier (Abies balsamea) au Canada.
Dans les régions tropicales et dans l’hémisphère Sud, cependant, d’autres arbres sont plébiscités. À La Réunion, par exemple, où Noël tombe pendant l’été austral, on utilise aussi bien des conifères (« pin » de Norfolk, Araucaria heterophylla ; « pin » colonnaire, Auraucaria columnaris ; « cèdre » du Japon, Cryptomeria japonica), que des feuillus tropicaux aux fleurs spectaculaires (flamboyant, Delonix regia) ou aux fruits comestibles (letchi, Litchi chinensis). Aux Antilles, on trouve également le filao (Casuarina equisitifolia) qui, malgré les apparences, n’est pas un conifère mais une plante à fleurs. Dans d’autres régions tropicales le pin de Monterey (Pinus radiata) et le cyprès de Lambert (Cupressus macrocarpa) sont également utilisés.
Un peu de botanique pour s’y retrouver
Parmi toutes ces espèces alors, comment s’y retrouver ? Comment savoir si ces « sapins » en sont véritablement ?
Commençons d’abord par rappeler que beaucoup des arbres que l’on voit à Noël appartiennent à la même grande famille des Pinacées qui comprend 11 genres et près de 250 espèces. On y trouve 50 espèces de sapins (Albies), 36 d’épicéas (Picea) et 130 de pins (Pinus). C’est la plus grande famille de conifères, dont les ancêtres sont apparus il y a près de 400 millions d’années, bien avant l’invention de la fleur dans l’histoire de l’évolution, plus de 200 millions d’années plus tard.
Les conifères font donc partie des Gymnospermes ou plantes « à ovule nu » qui, contrairement aux Angiospermes ne présentent ni fleur ni fruit. Parmi les Gymnospermes, une Pinacée est facilement reconnaissable à ses cônes femelles, plus connus sous le nom de « pommes de pin ». Ils sont constitués d’un axe central sur lequel des écailles ligneuses sont insérées de manière spiralée, portant sur leur face supérieure deux graines (les cônes mâles, plus discrets, sont en chatons).
Pour différencier les épicéas (genre Picea) des vrais sapins (genre Abies), quatre caractères peuvent être observés :
1 – les cônes femelles sont pendants chez les épicéas, mais dressés chez les sapins ;
2 – les cônes d’épicéas tombent entiers au sol, alors qu’ils se désintègrent sur l’arbre chez les sapins (donc jamais de cônes entiers au sol, juste des écailles) ;
3 – les rameaux des épicéas, une fois les aiguilles tombées, sont rugueux, car chacune des aiguilles est portée par une petite excroissance appelée pulvinus. Ils sont lisses chez les sapins, mais ornés de cicatrices rondes ;
4 – les aiguilles sont cylindriques plus ou moins anguleuses chez les épicéas, mais plates chez les vrais sapins.
Les vrais sapins peuvent être confondus avec les Douglas du genre Pseudotsuga. Ce genre comporte quatre espèces différentes, dont la plus connue et répandue est Pseudotsuga menziesii, d’origine nord-américaine). Toutes ont des aiguilles plates pourvues de deux bandes blanches à la face inférieure comme le sapin blanc. Mais chez les Douglas, les cônes sont pendants et tombent entiers, comme chez les épicéas, et les aiguilles ont toutes à peu près la même longueur, alors qu’elles sont de tailles très inégales chez les sapins.
Quant aux pins (Pinus), ils se différencient des genres précédents, qui ont tous des aiguilles solitaires, par leurs aiguilles normalement groupées par 2, 3 ou 5 au sein d’une gaine membraneuse basale caduque.
Concernant les « sapins » de Noël ultramarins évoqués plus haut, il s’agit de conifères appartenant à d’autres familles botaniques, celle des Pinacées étant quasiment restreinte à l’hémisphère Nord.
Au sud de l’équateur, on trouve par exemple les espèces du genre Araucaria comme le « pin » de Norfolk et le « pin » colonnaire, qui ne sont donc pas des pins mais qui appartiennent à la famille des Araucariacées, exclusivement présente dans l’hémisphère Sud. Le « cèdre » du Japon, du genre Cryptomeria – qui n’est donc pas un cèdre, puisque non apparenté au genre Cedrus – et le cyprès de Lambert, du genre Cupressus qui, lui, est donc bien un cyprès, appartiennent à la famille des Cupressacées, au même titre que nos genévriers ou les séquoias et les thuyas.
On voit bien ici que les noms vernaculaires utilisés pour nommer les espèces végétales sont souvent une source de confusions, d’où l’importance du nom latin, qui en revanche est unique et attribué selon des règles très précises. C’est l’objectif de la science systématique, qui décrit, nomme (conformément au Code international de nomenclature biologique) et classe dans un système hiérarchisé les êtres vivants. Ce système prend en compte les liens de parenté entre les espèces, tels qu’ils sont reconstitués à partir des données génétiques, d’où son assimilation à un arbre généalogique du vivant.
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Pour des sapins de Noël plus vertueux
Finalement, le seul « sapin » de Noël autochtone en France est donc l’épicea.
Dans tous les cas, les arbres commercialisés, que ce soient des Nordmann, des grandis, des pungens ou des épiceas sont issus de plantations. Et il faut être très exigeant sur leur mode de culture. Une filière bio est en train d’émerger garantissant qu’aucun traitement chimique n’est administré sur la plantation et qu’aucun désherbant ni aucun produit phytosanitaire n’est utilisé, pour le respect de la faune et de la flore locale.
Il ne faut pas oublier que les introductions d’essences exotiques ne sont pas dénuées de risques. Ainsi, même quand ils sont cultivés à proximité de la région où ils sont vendus, les « sapins » de Noël d’origine exotique peuvent servir de vecteurs pour des insectes ravageurs ou des agents pathogènes, susceptibles de s’attaquer aux conifères sauvages de nos forêts. Ainsi vaudrait-il mieux privilégier les essences autochtones.
La question est souvent posée aussi de savoir s’il faut préférer les arbres en pot ou les arbres coupés. Si les premiers sont réutilisables d’une année sur l’autre (tant qu’ils ne dépassent pas une certaine taille !) parce qu’ils peuvent être plantés ou mis en jauge dans un coin du jardin, des filières de recyclage ont aussi émergé pour les seconds, que ce soit pour le compostage ou pour lutter contre l’érosion ; par exemple la ville d’Anglet (Pyrénées-Atlantiques) installe des sapins de Noël récupérés sur le cordon dunaire de la plage pour ralentir l’érosion par la mer.
Et dans tous les cas, un « sapin » naturel, qu’il soit Abies ou Picea vaut toujours mieux qu’un sapin en plastique. Si ces derniers restent encore minoritaires en France, ils représentent plus de 80 % des arbres achetés aux États-Unis. Et ils sont aujourd’hui bien loin des tout premiers sapins artificiels initialement apparus en Allemagne au XIXe siècle, et alors confectionnés avec des plumes d’oie teintes en vert, rapidement remplacées par des poils d’animaux, puis par de l’aluminium.
Sinon, à défaut d’acheter aujourd’hui un sapin, pourquoi ne pas décorer des plantes d’intérieur tel qu’un ficus en pot. Certes, ce n’est pas un sapin ni même un conifère, mais l’arbre de Noël n’en a pas toujours été un au cours de l’histoire.
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