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30.10.2024 à 16:45
Fête de la Toussaint : un ado ordinaire canonisé par Rome
Michael A. Di Giovine, Professor of Anthropology, West Chester University of Pennsylvania
Texte intégral (3021 mots)
Alors que la Toussaint sera célébrée ce premier novembre, le Vatican prépare la canonisation de Carlo Acutis, un adolescent italien décédé en 2006 passionné d’informatique, de jeux vidéo, et vénéré comme un « influenceur » de la « génération Y ».
Décédé en 2006 d’une forme rare de leucémie à l’âge de 15 ans, Carlo Acutis sera bientôt le premier « saint de la génération Y » de l’Église catholique.
Passionné d’informatique, l’adolescent italien avait créé des expositions virtuelles et des bases de données sur les miracles eucharistiques, quand le pain et le vin sont convertis, selon les croyants, en corps et sang du Christ, et les apparitions rapportées de la Vierge Marie. Bien que la date précise n’ait pas été arrêtée, le Vatican indique que sa canonisation aura lieu en 2025, lorsque l’Église fêtera son jubilé, l’année sainte qui a lieu tous les quarts de siècle.
La canonisation désigne le processus par lequel l’Église proclame la sainteté d’une personne. L’examen de sa vie, vouée au Seigneur, dure généralement longtemps, et nécessite la confirmation de deux miracles. Le premier que l’Église attribue au jeune homme concerne un enfant brésilien qui ne pouvait pas manger d’aliments solides en raison d’un trouble du pancréas, mais qui fut inexplicablement guéri en 2013 après avoir prié l’adolescent. Le deuxième concerne une étudiante costaricienne gravement blessée à la tête qui fut sortie de son coma quand sa mère pria au sanctuaire d’Acutis en 2022.
La canonisation de Carlo Acutis, décrit par l’évêque d’Assise comme un adolescent « ordinaire » habité par une foi extraordinaire, s’inscrit dans la volonté du Vatican de créer une église plus moderne, capable de séduire une nouvelle génération de fidèles.
Cette tendance a commencé au début du siècle, avec un autre saint charismatique, Padre Pio de Pietrelcina, l’un des saints auxquels sont adressées le plus de prières, dont j’ai étudié la dévotion pendant plus de dix ans.
Ce prêtre franciscain capucin, né Francesco Forgione à Pietrelcina, en Italie, en 1887, fut qualifié par le Vatican de « saint du nouveau millénaire » lors de sa canonisation en 2002. Pio est sans doute le premier saint du XXIe siècle à avoir été en phase avec la culture de l’époque.
Padre Pio : un saint du XXᵉ siècle
Il est dit que ce prêtre pauvre portait les stigmates de la crucifixion de Jésus. Considéré comme un saint vivant, il aurait eu des visions mystiques du Christ et aurait su à l’avance ce que les gens venaient lui confesser.
De son vivant, Pio utilisa les dons des fidèles pour faire construire un centre de recherche hospitalier au sanctuaire de San Giovanni Rotondo, en Italie, afin de concilier guérison médicale et spirituelle.
À sa mort, en 1968, l’armée de l’air italienne largua des fleurs sur son cortège funèbre, auquel assistèrent quelque 100 000 personnes. Sa cérémonie de canonisation, en 2002, réunit le nombre record de 300 000 participants. En 2008-2009, son extraordinaire vénération attira plus de 9 millions de pèlerins à San Giovanni Rotondo. Sa dépouille y fut exhumée et exposée avant d’être transférée dans une nouvelle basilique ultramoderne, conçue par l’architecte Renzo Piano, où figuraient les œuvres d’immenses artistes contemporains.
En 2016, le pape François fit venir son corps à Rome pour en faire la pièce maîtresse de son jubilé de la miséricorde. Des dizaines de milliers de personnes assistèrent à la procession à travers la ville, jusqu’au Vatican.
La popularité de Pio, qui s’apparente quasiment à celle d’une rock star, était (et continue d’être) alimentée par un groupe média international qui inclut notamment une demi-douzaine de magazines multilingues, une maison d’édition, une station de radio, une chaîne de télévision par satellite et un site Internet. Ceux-ci rapportent au sanctuaire plus de 150 millions de dollars par an.
De tels médias modernes étaient rares à l’époque, mais on estimait qu’ils étaient indispensables pour diffuser des photos et des vidéos de ses stigmates, qui semblaient incroyables.
Acutis : un saint ordinaire
Pourtant, à mesure que les fidèles de Pio vieillissent, l’Église semble compter sur Carlo Acutis pour attirer de nouveaux croyants, moins pratiquants que leurs aînés.
Selon la journaliste Rhina Guidos, qui a interviewé des adolescents latino-américains en 2023, le jeune homme est, comme Pio, très populaire chez les jeunes, en quête de modèles contemporains de sainteté. Son attrait réside dans le fait qu’il s’agit d’un garçon comme tant d’autres donnant l’exemple de la pratique religieuse au quotidien, ce que le pape François appelle un « saint ordinaire ».
Ce qui le distingue des autres saints, c’est que « jusqu’à présent, aucun n’avait utilisé de téléphone portable, joué à la PlayStation ni cherché des informations sur Google », écrit le révérend Will Conquer dans sa biographie, A millennial in Paradise. D’ailleurs, les médias qualifient déjà Carlo Acutis d’« influenceur de Dieu » et de « saint patron d’Internet ».
En janvier, le pape a exhorté les jeunes à mettre leurs centres d’intérêt modernes et quotidiens au service de l’Église, suivant ainsi l’exemple de Carlo Acutis : « Comme il était très doué pour chercher des informations sur Internet, il a mis ce talent au service de l’Évangile, et propagé l’amour de la prière, le témoignage de la foi et la charité envers les autres », a déclaré le pontife.
Son histoire est également diffusée sur les réseaux sociaux, notamment TikTok, Instagram et YouTube. Ses biographies prennent la forme de bandes dessinées ou de romans pour jeunes adultes. Des biographies comme A Saint in Sneakers, (« Un saint en baskets ») et God’s Computer Genius (« Le génie informatique de Dieu ») reviennent à la fois sur sa sainteté et sur des choses plus triviales, comme son amour du Nutella, son problème de surpoids et sa passion pour le foot, la randonnée, la recherche d’informations sur Google, et les jeux vidéo Pokémon et Halo.
Ses expositions en ligne ont également fait peau neuve : une version en dur est exposée dans le cadre d’une tournée des paroisses européenne et états-uniennes, ce qui permet d’établir de nouveaux liens entre les générations. En Pennsylvanie, le sanctuaire et centre de rencontre eucharistique du bienheureux Carlo Acutis de la Malvern Retreat House, l’un des plus anciens et plus grands centres spirituels du pays, abrite une exposition permanente des miracles eucharistiques de l’adolescent.
Un pèlerinage moderne
Sur son lit de mort, celui-ci a demandé à être enterré à Assise, en Italie, la ville natale de saint François, le fondateur de l’ordre religieux franciscain et saint patron de l’Italie, dont il admirait les écrits.
Carlo Acutis a d’abord reposé dans un cimetière d’Assise mais, quand son procès en canonisation a débuté en 2019, son corps a été exhumé et vêtu d’un jean et de baskets, et placé dans un sarcophage moderne et transparent dans la petite église du sanctuaire de la spoliation, dans un quartier peu touristique de la ville.
L’année suivante, plus de 117 000 pèlerins se sont rendus sur place malgré les restrictions liées à la pandémie de Covid-19, selon le diocèse d’Assise. Ce lieu continue d’être populaire : lorsque je m’y suis rendu, en juin 2024, j’ai vu de longues files de gens, surtout des enfants, venus d’aussi loin que les États-Unis ou le Sri Lanka, qui faisaient la queue pour prier sur sa tombe.
La ville d’Assise a ainsi connu une sorte de relooking, grâce à lui, et une chapelle abritant le cœur du jeune homme a été créée dans la cathédrale San Ruffino. Lors des visites guidées, il est mis à l’honneur au même titre que saint François d’Assise. Même les stands de souvenirs se sont modernisés, car les images omniprésentes de saint François partagent désormais l’espace avec des porte-clés, des photos et des images de Carlo Acutis en jean, Adidas et sac à dos.
La modernisation de la dévotion, entamée avec la sainteté de Padre Pio, se poursuit donc dans l’Église. Toute une génération de jeunes catholiques férus de technologie et socialement engagés pourraient très bien s’identifier à ce perpétuel « adolescent au paradis », enterré avec des Nike, un jean et un sweat.
Traduit de l’anglais par Fast ForWord
Michael A. Di Giovine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
29.10.2024 à 17:02
Crise budgétaire : les Français sous le choc
Bruno Cautrès, Chercheur en sciences politiques, Sciences Po
Texte intégral (1684 mots)
Alors que les débats sur le budget, suspendus, doivent reprendre le 5 novembre à l’Assemblée nationale, les enquêtes d’opinion montrent des Français désorientés et inquiets face à une crise budgétaire inédite.
À la veille des élections législatives de juin 2024, l’enquête Ipsos pour Le Monde, la Fondation Jean-Jaurès, le CEVIPOF et l’Institut Montaigne demandait à un large échantillon de la population électorale quels avaient été les trois sujets qui avaient compté lors des élections européennes qui venaient d’avoir lieu. Le pouvoir d’achat, l’immigration et la sécurité des biens et des personnes arrivaient en tête, alors que le montant des déficits publics n’arrivait qu’en neuvième position. Ce classement reflétait la stabilité des préoccupations de ces dernières années.
Deux mois plus tard, Bruno Le Maire, alors ministre de l’économie démissionnaire, catapultait dans l’espace public une annonce aux effets comparables à ceux d’une bombe à fragmentation : « l’augmentation extrêmement rapide des dépenses des collectivités territoriales pourrait à elle seule dégrader les comptes 2024 de 16 milliards d’euros ». Depuis la nomination de Michel Barnier, les déficits publics et l’urgence budgétaire ont exercé un puissant effet de cadrage sur la communication et l’action du gouvernement (avec un plan de réduction des dépenses de 60 milliards d’euros).
Une inquiétude qui monte
Ces dernières semaines, plusieurs enquêtes d’opinion attestent d’une forte augmentation des préoccupations vis-à-vis de la dette et des déficits publics : le Baromètre politique Ipsos-La Tribune Dimanche de septembre et d’octobre 2024 montre que si le pouvoir d’achat demeure la première préoccupation des Français (50 %), suivi de l’avenir du système social (44 %), du niveau de la délinquance (32 %) et de l’immigration (31 %), la préoccupation à l’égard du niveau de la dette et des déficits progresse nettement (29 %, + 4 points par rapport à septembre), se plaçant désormais devant la protection de l’environnement (27 %).
La récente enquête réalisée par Elabe par l’Institut Montaigne et Les Échos montre qu’une large majorité des personnes interrogées jugent urgent de réduire la dette publique (82 %) et 41 % déclarent que cela est « très urgent ». De même, 74 % des personnes interrogées pensent « qu’en utilisant différemment l’argent public, on peut maintenir, voire améliorer la qualité des services publics tout en réduisant les dépenses ». Les manières de réduire la dette qui sont prioritairement mises en avant par les enquêtes d’opinion se concentrent sur la réduction des aides aux entreprises et la réduction de certaines dépenses sociales (famille et chômage).
L’effet de sidération-déflagration produit par la révélation de la situation budgétaire du pays prolonge donc ses effets depuis des semaines. Plusieurs signaux montrent une opinion désorientée, dans le doute et l’inquiétude : les cotes de popularité de Michel Barnier sont assez moyennes avec une tendance à la baisse ; si le premier ministre disposait d’un crédit de confiance dans l’opinion au lendemain de sa nomination, celui-ci a clairement reculé. Les Français étaient dès le début assez dubitatifs sur sa capacité à apporter des réponses pour améliorer leur quotidien et même à agir efficacement pour rétablir les comptes publics.
Quant au chef de l’État, tous les signaux sont passés au rouge : popularité basse, voire très basse, revenue à ses niveaux de soutien les plus faibles de la crise des « gilets jaunes » et net effritement du soutien à son action dans le socle de son électorat de 2022. Ajoutons que, pour près d’un Français sur deux, la situation économique de la France est « extrêmement grave » et fait craindre le scénario d’une faillite de l’État.
Aucune « clarification » mais de la confusion et de l’anxiété
Loin de la « clarification » voulue par Emmanuel Macron lorsqu’il annonça la dissolution, c’est donc la confusion, l’anxiété et le pessimisme qui sortent renforcés de cette séquence. Les annonces du gouvernement et les débats parlementaires sur le budget n’ont rien arrangé. La valse des annonces, les chiffres astronomiques des déficits, les contestations des chiffrages créent une situation profondément anxiogène pour les acteurs économiques et pour les ménages. Les quasi-dégradations de la France par les agences de notation complètent un sentiment diffus de perte de puissance, de perte de souveraineté et de perte de contrôle. Le président de la Cour des comptes a lui-même parlé de déficits « hors de contrôle ».
Pour celles et ceux qui suivent l’actualité, il est devenu presque impossible de se repérer dans le dédale des débats parlementaires et des chiffres incommensurables : on ne sait plus qui rejette quoi, qui soutient qui, quel est le calendrier de ces débats, qui est dans la majorité, à qui la faute. Rarement, et peut-être jamais dans l’histoire parlementaire de la Ve République, un tel chaos n’a obscurci l’horizon politique. Pris dans un épais brouillard, les Français s’interrogent. Comment en sommes-nous arrivés là ? Est-ce vraiment grave ? A-t-on caché la vérité par omission ou pire ? Faut-il épargner pour faire face aux futurs impôts et taxes ?
Le plus inquiétant est le pouvoir négatif de toutes ces questions sans réponses dans un pays marqué par une profonde défiance politique et un pessimisme social affirmé : dans le Baromètre de la confiance politique du Cevipof de février, on constatait un état d’esprit des Français profondément marqués par les sentiments pessimistes et négatifs, à des niveaux parmi les plus hauts de la série de cette enquête depuis 2009. Si d’autres démocraties européennes (Allemagne, Italie et Pologne) connaissent également une crise de confiance politique, c’est en France qu’elle s’exprime le plus fortement.
Autant de signaux qui indiquent toute la complexité de la situation française d’aujourd’hui et l’équilibre très fragile sur lequel repose l’exécutif. Comme dans un jeu de dominos, tout se tient : telle réduction des dépenses, telle taxation, induit de nombreuses questions : est-ce vraiment « juste », « équitable », « égalitaire » ? Cela doit-il s’accompagner d’une réflexion sur les salaires, les conditions de travail et de vie, les barèmes d’imposition ? Encore un nouveau jeu de questions complexes que le politique est bien embarrassé de trouver sur son chemin de réductions des dépenses et d’augmentations d’impôts.
En égrenant les annonces qui tantôt ciblent les fonctionnaires, tantôt les « riches », une autre fois les assurés sociaux, en faisant emprunter aux acteurs économiques et aux ménages l’ascenseur fiscal émotionnel (j’augmente, je n’augmente pas, je monte et je descends), la situation actuelle ne favorise pas la réflexion et l’analyse. En utilisant les termes de Daniel Kahneman, l’avalanche d’annonces dans un temps court, mobilise sans doute davantage notre « système 1 » (intuitif, rapide mais s’en remet aux émotions) que notre « système 2 » (qui a besoin de temps, requiert de la concentration et un esprit analytique).
Quel est le projet de société ?
La qualité d’un vrai débat démocratique sur nos choix publics et budgétaires s’en trouve affectée alors que ce débat serait plus que jamais nécessaire. Les Français sont donc écartelés par des injonctions et des affirmations contradictoires portées par des chiffres sur lesquels personne ne s’accorde.
La seule voie raisonnable serait qu’à travers les choix budgétaires, s’affirme un projet de société, donnant du sens afin de sortir de la situation anxiogène que les citoyens subissent depuis des mois. Mais l’affirmation d’un choix public dominant doit normalement s’exprimer par les élections ou d’autres formes de consultation populaire. On revient alors à la seule question fondamentale : quel est le mandat populaire sur lequel reposent les choix publics ?
Le cœur du problème est peut-être notre déficit démocratique, sans nier la réalité de nos déficits tout court.
Bruno Cautrès ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.10.2024 à 16:55
Élections américaines : quel est l’impact réel des réseaux sociaux ?
Pascal Lardellier, Professeur à l'Université de Bourgogne Franche-Comté, Chercheur au laboratoire CIMEOS, Université de Bourgogne
Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, Excelia
Texte intégral (1765 mots)
Les réseaux sociaux sont devenus incontournables dans les campagnes électorales. À la veille d’élections américaines cruciales, on peut se demander quelle est leur influence réelle sur le vote des électeurs. Cette question fait l’objet de débats et d’études scientifiques aux conclusions inattendues.
Les campagnes électorales américaines donnent souvent l’occasion d’imaginer sinon d’anticiper les tendances que nous pourrions vivre à notre tour lors d’une prochaine échéance électorale en France. En 2024, la campagne entre Trump et Harris semble largement rythmée par les posts relayés sur « les réseaux sociaux » et en particulier sur Twitter devenu X. Comment analyser ce phénomène à quelques jours du scrutin américain ? Peut-on prédire que cela aura un impact sur le vote ?
Depuis la campagne américaine de 2008, date à laquelle ils ont commencé à être fortement sollicités, les « réseaux sociaux » font l’objet de spéculations, d’anathèmes et de fantasmes. Ils sont censés être les vecteurs de la propagation d’arguments fondés ou fallacieux auprès de larges communautés, d’être potentiellement manipulés par des puissances étrangères ou des robots artificiellement intelligents ou encore de démultiplier de façon virale des images ou caricatures des candidats et de leur discours. Si l’on peut observer des traces réelles et concrètes de phénomènes qui ponctuent les mises en scène de la campagne, leur impact réel paraît toutefois nuancé sinon incertain.
Des plates-formes devenues centrales dans le débat politique
La mutation des pratiques informationnelles constitue l’un des changements majeurs de notre époque. Selon les dernières données du Reuters Institute Digital News Report, plus de la moitié des 18-24 ans s’informent désormais principalement via les réseaux sociaux, délaissant progressivement les médias traditionnels. Les travaux de Pablo Barberá démontrent que cette transformation affecte non seulement l’accès à l’information mais également la nature même du débat démocratique, créant des espaces de discussion parallèles aux forums traditionnels.
Les analystes, qu’ils soient journalistes ou chercheurs, s’accordent sur l’existence d’un phénomène, depuis une vingtaine d’années, sur la façon dont les électeurs s’informent : le passage du mass media au my media. Le citoyen choisit désormais de s’abonner non plus à un titre de la presse généraliste ou partisane mais à des comptes des personnalités ou de communautés organisées sur les réseaux sociaux.
Le concept de « filter bubbles » (bulles de filtres), théorisé initialement par Eli Pariser, s’est enrichi ces dernières années grâce à de nombreux travaux empiriques. Les études menées par Dominique Cardon à Sciences Po Paris révèlent les mécanismes par lesquels les algorithmes des réseaux sociaux créent ces espaces numériques homogènes. Ces chambres d’écho idéologiques se trouvent renforcées par le phénomène de « biais de confirmation », dont les manifestations en ligne ont été minutieusement documentées par les travaux de Eytan Bakshy de Meta Research. Bien connu en psychologie sociale, ce biais coïncide avec notre tendance à rechercher, interpréter et mémoriser les informations qui confirment nos croyances préexistantes, tout en ignorant ou minimisant celles qui les contredisent.
Les chercheurs Cass Sunstein et Walter Quattrociocchi ont approfondi cette analyse en démontrant comment la polarisation algorithmique conduit à une radicalisation progressive des positions politiques. Leurs recherches mettent en lumière un processus d’auto-renforcement où les opinions extrêmes se trouvent validées et amplifiées au sein de communautés numériques fermées. Ce phénomène facilite également la propagation de désinformation, comme l’ont établi les travaux de David Lazer de la Northeastern University.
Des études empiriques qui nuancent l’impact direct sur le vote
Une étude majeure du CEVIPOF, dirigée par Luc Rouban en 2024, apporte un éclairage nuancé sur ces dynamiques. En explorant les impacts de l’utilisation des réseaux sociaux à travers des enquêtes menées en France et dans trois autres pays européens, les auteurs montrent que l’intensité d’utilisation des réseaux sociaux n’a pas d’impact significatif sur la confiance dans les institutions politiques (gouvernement, parlement). En revanche, l’usage intensif est associé à une critique plus forte du personnel politique. L’étude ne montre pas de lien direct entre l’utilisation intensive des réseaux sociaux et un vote particulier. Les utilisateurs intensifs sont plus susceptibles de s’abstenir que les utilisateurs occasionnels, mais cela ne se traduit pas par un soutien accru aux candidats des extrêmes.
Plus surprenant encore, les utilisateurs intensifs ne présentent pas de tendance de vote particulière, même si leur propension à l’abstention s’avère plus élevée. La radicalisation observée sur ces plates-formes apparaît davantage corrélée aux conditions socio-économiques des utilisateurs qu’à leur exposition aux contenus politiques en ligne.
Ces conclusions trouvent un écho dans les recherches de Thomas Fujiwara de l’Université de Princeton. Son analyse économétrique approfondie des données électorales américaines ne permet pas d’établir de lien causal direct entre l’exposition aux réseaux sociaux et les choix électoraux. Ces résultats sont corroborés par les travaux de Deen Freelon de l’Université de Pennsylvanie, qui suggèrent une influence plus complexe et indirecte des plates-formes numériques sur le comportement politique.
Un rôle de caisse de résonance plutôt que d’influence directe
Une méta-analyse conduite par Jennifer Allen de Stanford montre que les réseaux sociaux fonctionnent principalement comme des amplificateurs de tendances socio-politiques déjà existantes. Ces travaux mettent en évidence une personnalisation accrue du débat politique et une accélération des cycles médiatiques. Les recherches de Daniel Kreiss soulignent que cette dynamique contribue à la cristallisation des opinions déjà formées plutôt qu’à leur transformation.
Le phénomène des « mèmes » constitue une bonne illustration de ces amplifications en vase clos. Ainsi, lors de la campagne américaine de 2024, des vidéos circulent pour mettre en musique la réplique de Trump sur les « migrants qui mangent des chiens et des chats » et démultiplient les pannes de prompteur, les lapsus et autres grimaces des deux candidats républicains (Biden puis Harris). Ils forment la trace caricaturale de ce qui amuse et conforte dans leur choix les communautés des militants des deux camps.
Des effets indirects significatifs sur le processus démocratique
Si l’impact direct sur le vote apparaît limité, les travaux de Pippa Norris de Harvard révèlent des effets indirects majeurs sur le processus démocratique. Ses recherches documentent par ailleurs une acceptabilité accrue de la violence politique chez les utilisateurs intensifs et une défiance croissante envers les médias traditionnels.
Loin de l’idée d’un débat démocratique fondé sur l’usage souverain de la raison et de l’échange contradictoire, il s’avère que les opinions politiques initiales sont renforcées, et polarisées plus encore par les réseaux sociaux. On le voit en ce moment aux États-Unis, où ces réseaux servent à confirmer le bien que l’on pense de « son » candidat et le mal que l’on pense de « l’autre », quel que soit le caractère outré ou la véracité douteuse des éléments mis en ligne…
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En définitive, contrairement à ce que l’on peut lire régulièrement dans la presse, les études scientifiques convergent pour suggérer que l’influence des réseaux sociaux sur les comportements électoraux s’exerce davantage par des mécanismes indirects que par une manipulation directe des votes. Ces réseaux laissent, pour la petite ou la grande histoire, des marqueurs de leur temps par l’intermédiaire d’images ou de vidéos éphémères. Que les médias traditionnels (télévision, radio, presse…) commentent désormais en permanence les controverses et polémiques nées en ligne marque un changement de paradigme sur la manière de dire la politique.
Les réseaux sociaux sont the new place to be pour bien des candidats, avec l’assurance de renforcer leur base, et les opinions de celle-ci. L’usage des réseaux n’impacte pas directement les choix électoraux même si leur consultation assidue par les observateurs et les militants donnent à voir chaque campagne comme un véritable spectacle de « storytelling ». Celui-ci entretient l’illusion que tout s’y joue, en négligeant les mécanismes plus profonds et complexes qui induisent un comportement électoral.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
27.10.2024 à 11:08
De la démocratie en politique et sur les réseaux sociaux
Nathan Schneider, Assistant Professor of Media Studies, University of Colorado Boulder
Texte intégral (2351 mots)
Les espaces de dialogue sur réseaux sociaux jouent désormais un rôle important de formation des citoyens à la vie en collectivité. Alors qu’une forme de « féodalisme » s’impose dans le monde des entreprises et en politique, ces espaces en ligne représentent un enjeu pour notre culture démocratique.
Quand ma mère a été élue présidente de son club de jardinage, il y a quelques années, je me suis inquiété de l’état de la démocratie.
Les conditions de son élection ne m’inquiétaient pas du tout mais, à l’époque, j’essayais de résoudre un conflit dans le grand groupe de messagerie par mail que j’avais créé, et où il y avait constamment des gens qui se comportaient mal. Je pouvais toujours les virer du groupe, mais en avais-je le droit ? Je me suis rendu compte qu’il y avait dans les statuts du club de jardinage de ma mère quelque chose que je n’avais jamais vu dans la plupart des communautés en ligne dont j’avais fait partie : des procédures simples pour contraindre les administrateurs à agir de manière transparente.
Je crains qu’Internet ait encore du chemin à faire avant d’être au niveau de ce club de jardinage.
Quand Alexis de Tocqueville s’est rendu aux États-Unis au début des années 1830, il a observé ce que les sociologues ont depuis constaté à maintes reprises : que ce soit au niveau fédéral ou national, la démocratie états-unienne repose sur de petites organisations, comme ce club de jardinage. Il les a qualifiées de « grandes écoles gratuites » où l’on apprenait « la théorie générale des associations ». Les membres de ces « minidémocraties » apprenaient à se comporter comme les citoyens d’un pays démocratique.
On peut se demander combien de nos contemporains ont fréquenté ce genre d’école.
De nos jours, les gens interagissent davantage en ligne que de visu. Au lieu de pratiquer la démocratie, ils se retrouvent un jour suspendus, sans raison ni possibilité de faire appel, d’un groupe Facebook auquel ils s’étaient inscrits. Ou bien ils font partie d’un groupe d’amis qui a créé un groupe de discussion commun, mais avec un seul administrateur. Ou alors ils voient les messages d’Elon Musk s’afficher dans leurs mentions sur X, plate-forme dont il est propriétaire. Toutes ces situations sont des exemples de ce que j’appelle le « féodalisme implicite ».
Le féodalisme implicite
Le « féodalisme » est un terme qui désigne ce que le Moyen-Âge n’a jamais vraiment été : un système rigide de fiefs dans lequel le seigneur exerce un pouvoir absolu. Mais, comme je l’écris dans mon livre, Governable Spaces, il s’applique assez bien à la vie sur Internet. Les administrateurs, les modérateurs et les influenceurs dirigent leurs communautés grâce aux pouvoirs que leur donne le logiciel. Ils mettent fin aux conflits par l’équivalent numérique de la censure et de l’exclusion. Les grandes entreprises et leurs PDG sont l’équivalent des rois et des papes mais, pour la plupart des gens, le féodalisme s’exerce le plus directement par le biais d’autres internautes qui occupent des fonctions de modérateur.
Je qualifie ce féodalisme « d’implicite » dans la mesure où les gens le pratiquent inconsciemment. Ils se servent de leurs espaces en ligne pour parler de politique dans les régimes démocratiques, et les entreprises du secteur numérique disent souvent qu’elles « démocratisent » telle ou telle chose, qu’il s’agisse de la liberté d’expression ou de la livraison de nourriture. Mais, concrètement, la démocratie est généralement absente de ces espaces.
Je pense que le féodalisme implicite est en train de devenir un modèle politique au sens large. Le pouvoir des administrateurs est un pouvoir politique et, dans la conscience collective, ces deux notions sont interchangeables. Après les élections présidentielles états-uniennes de 2016, certains observateurs ont pensé que Mark Zuckerberg se présenterait quatre ans plus tard.
Donald Trump est arrivé au pouvoir non pas parce qu’il avait été précédemment élu à un poste quelconque, mais en tant qu’influenceur viral. À l’issue de son mandat, il s’est consolé en créant son propre fief, Truth Social. Le contrôle qu’il exerce sur son réseau social lui permet d’édicter ses propres règles en matière de bienséance, et de bénéficier du prestige lié aux propriétaires de telles plates-formes. Le dirigeant type n’est plus un fonctionnaire élu, qui se comporte de manière responsable parce qu’il est obligé de rendre des comptes, mais un PDG du secteur des nouvelles technologies, non élu, et peu soumis aux règles.
Diverses pathologies de la vie en ligne deviennent aussi plus faciles à cerner sous le prisme du féodalisme implicite. Prenons le phénomène de la « cancel culture », la culture de l’effacement. On critique souvent les meutes qui s’en prennent sur Internet aux personnalités publiques avec lesquelles elles sont en désaccord. Mais, du fait de ce féodalisme implicite, les gens ont-ils vraiment d’autres solutions ? Ils n’ont pas la possibilité d’élire un nouvel administrateur. S’ils signalent le comportement d’une personne, leur message est traité sans transparence aucune, et certainement pas dans un jury composé de leurs pairs ou selon tout autre processus clairement défini.
Dans We Will Not Cancel Us, l’écrivaine et militante Adrienne Maree Brown observe que beaucoup d’internautes n’ont pas de meilleure solution que de faire un signalement ou d’exiger l’exclusion de telle ou telle personne, alors qu’en tant que conseillère dans des groupes hors ligne, elle aide les gens à résoudre leurs conflits. Or les plates-formes en ligne ne sont pas conçues pour cela. Avec elles, les problèmes disparaissent ou se propagent à la vitesse de l’éclair.
La démocratie numérique
Comme j’espère que la vie sur Internet pourra un jour rattraper son retard sur le club de jardinage de ma mère, j’ai cherché des espaces où les gens étudient les possibilités de démocratie sur, et grâce à, Internet.
Passé relativement inaperçu du fait des arnaques, l’avènement des blockchains a permis l’émergence d’un nouveau secteur, celui de la création d’outils de gestion en ligne, afin d’aider les utilisateurs à diriger de manière collégiale des systèmes détenant des milliards de dollars d’actifs numériques. Certains expérimentent ainsi le transfert de vote, le vote continu le vote fondé sur la réputation, les crypto-jurys et les crypto-confréries.
Si l’on revient un peu sur Terre, les gouvernements ont commencé à encourager les technologies qui encouragent la démocratie en ligne. La ville de Barcelone, par exemple, a soutenu la mise en œuvre de Decidim, une plateforme de gestion désormais utilisée par d’autres villes et associations citoyennes. Les gens y créent des modules pour gérer les versions numériques d’un large éventail de démarches démocratiques, des débats aux assemblées, en passant par les pétitions et les budgets participatifs.
De mon point de vue, le sort des démocraties dépend d’expériences comme celles-ci.
Dans le monde entier, de plus en plus de gens pensent que la démocratie n’est plus en mesure de répondre à leurs besoins. Comme l’estime le technologue Bruce Schneier, « la démocratie représentative moderne était la meilleure forme de gouvernement dont la technologie du milieu du XVIIIe siècle était capable. Le XXIe siècle est radicalement différent, sur le plan scientifique, technique et social. »
Les communautés en ligne peuvent travailler à cette refondation de leur propre chef, en adoptant des textes qui encadrent la fonction d’administrateur. Les fondateurs peuvent planifier le transfert de leurs prérogatives à d’autres membres du groupe, ce que j’appelle « la sortie vers la communauté ». Différentes communautés peuvent avoir des règles communes, et apprendre les unes des autres.
La pratique de la démocratie
Cependant, les groupes d’utilisateurs ne peuvent pas vaincre à eux seuls le féodalisme implicite.
Le législateur a un rôle à jouer. Il peut simplifier la création de communautés en ligne d’intérêt public gérées par les utilisateurs. Il y a plusieurs dizaines d’années, le Congrès américain a comblé les lacunes de l’électrification rurale en autorisant le financement des coopératives détenues par les utilisateurs. Des succès comme celui-ci peuvent servir d’exemple pour l’avenir.
À mesure que les systèmes d’intelligence artificielle se généralisent, la démocratie peut contribuer à les rendre utiles et sécurisés. Le Collective Intelligence Project, un incubateur technologique destiné à orienter l’innovation au service du bien commun, a ainsi montré que les assemblées de citoyens ordinaires font parfois des suggestions utiles sur la gestion de l’IA auxquelles les experts n’avaient pas pensé. Quand le législateur réglemente ces nouvelles technologies, il peut d’abord écouter le point de vue de ceux qui ont le plus à perdre au niveau de l’emploi.
Dans son traité historique magistral sur les conséquences de la guerre de Sécession, Black Reconstruction in America, William Edward Burghardt Du Bois utilise une formule choc, celle d’« abolition de la démocratie ». L’idée est que l’abolition de l’esclavage et du racisme n’est pas un événement ponctuel : pour une société équitable, nous devons tous faire preuve de vigilance en matière de participation démocratique, où que nous soyons.
C’est pourquoi il s’est consacré non seulement à la défense juridique, par le biais de la National Association for the Advancement of Colored People (« L’Association nationale pour l’amélioration des conditions de vie des personnes de couleur »), mais aussi à l’accompagnement des coopératives dirigées par des Noirs, où la propriété et la gouvernance démocratiques étaient mises en œuvre au quotidien par les travailleurs.
Les espaces en ligne sont devenus les nouvelles « grandes écoles gratuites » du collectif. Si la démocratie en est absente, elle est en péril partout.
Traduit de l’anglais par Fast ForWord.
Nathan Schneider ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.10.2024 à 15:29
L’inceste, du Moyen Âge à nos jours
Anne-Emmanuelle Demartini, Professeure d’histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Julie Doyon, Historienne, maîtresse de conférence en Histoire moderne, Université Lumière Lyon 2
Léonore Le Caisne, Anthropologue, directrice de recherche au CNRS, CEMS/EHESS, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)
Texte intégral (2514 mots)
Dans Dire, entendre et juger l’inceste (Éditions du Seuil), historiens, anthropologues, sociologues, spécialistes de littérature, artistes, cliniciens, psychanalystes et magistrats exposent et analysent les représentations, les pratiques et le traitement de l’inceste depuis que le christianisme médiéval en a formalisé l’interdit en Europe jusqu’à aujourd’hui. Bonnes feuilles.
Depuis la parution de La Familia grande de Camille Kouchner,en 2021, jusqu’au succès critique de Triste tigre de Neige Sinno, en 2023, l’inceste, dans son sens restreint de relations sexuelles imposées à un enfant par un membre de sa famille, suscite l’indignation publique. Sa dénonciation repose sur la figure centrale de la victime.
Dans le sillage de la déflagration provoquée par le livre de Camille Kouchner, le puissant mouvement #MeTooInceste a engendré des milliers de témoignages. Avec une intensité nouvelle, ces prises de parole énonçant et dénonçant les violences sexuelles subies attestent la pratique courante – et dévastatrice – de l’inceste dans notre société.
En 2020, déjà, une enquête de l’Ipsos révélait qu’un Français sur dix affirmait en avoir été victime ; dans huit cas sur dix, les victimes sont des femmes. Depuis, d’autres enquêtes ont confirmé l’ampleur des violences sexuelles commises dans la famille, lors de la période cruciale de l’enfance, et souligné leur caractère globalement genré : les agresseurs, dans une écrasante proportion, sont des hommes, plus âgés ; il s’agit essentiellement de pères ou de beaux-pères et des oncles quand les victimes sont des filles, de frères et de pères ou de beaux-pères quand les victimes sont des garçons.
Transformer les 160 000 affaires privées annuelles en un problème de politique publique
La mise à l’agenda de l’inceste a franchi un seuil politique avec la création de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles à enfants (CIIVISE). Lancée en décembre 2020 sous la présidence de l’ex-garde des Sceaux Élisabeth Guigou, et coprésidée de janvier 2021 à novembre 2023 par le juge des enfants Édouard Durand et par la directrice générale de l’association Docteur Bru, Nathalie Mathieu, la commission devait recueillir les témoignages de victimes de violences sexuelles pendant leur enfance et proposer des préconisations de politique publique.
Au terme de sa mission, à la fin de 2023, près de 27 000 témoignages ont été recueillis, dont 80 % concernaient l’inceste. À partir du postulat de départ du déni collectif frappant les violences sexuelles sur les enfants, ce recueil devait constituer un espace d’expression, d’écoute et de reconnaissance pour des victimes dont la parole était d’emblée posée comme légitime. Il s’agissait, dans une dimension performative affirmée, de mettre en acte la fin du déni, c’est-à-dire de transformer les 160 000 affaires privées annuelles en un problème de politique publique.
Dans son rapport final rendu en novembre 2023, la commission a présenté 82 préconisations qui portent sur l’amélioration du repérage des victimes (avec notamment le questionnement systématique des violences sexuelles auprès des enfants et des adultes), le traitement judiciaire (en particulier la reconnaissance d’une infraction spécifique d’inceste et la déclaration de l’imprescriptibilité des viols et agressions sexuelles sur enfant), la réparation (par exemple la garantie des soins du psychotraumatisme pris en charge par la collectivité et l’indemnisation des victimes) et la prévention, la dernière préconisation étant le maintien de la CIIVISE.
La CIIVISE 2 installée en décembre 2023 et coprésidée par un collège directeur constitué d’un psychiatre, d’une magistrate, d’une présidente d’une association de victimes d’inceste et d’un avocat, cesse le recueil des témoignages mais poursuit les travaux à travers des missions renouvelées : suivi des recommandations du rapport et engagement accru auprès des professionnels de la protection de l’enfance et des enfants victimes de violences sexuelles quelles qu’elles soient (inceste, agressions sexuelles par un membre extérieur à la famille, prostitution).
Envisagé comme un mal social endémique, l’inceste a aussi été appréhendé, à partir des années 2000, comme un crime à (re)configurer dans la loi pénale pour mieux le sanctionner et lutter contre son impunité. Alors que les associations de victimes réclamaient la création d’une infraction pénale autonome dans le Code – qui avait été supprimée en 1791 –, la loi de 2010 stipule que les viols et les agressions sexuelles sur mineurs au sein de la famille sont qualifiés « d’incestueux ». En 2011, cette disposition est abrogée au motif de l’imprécision de son champ d’application familial. Il faut attendre 2016 pour que la loi sur les viols et agressions sexuelles qualifiés d’incestueux en précise le périmètre familial. La loi de 2021 marque une nouvelle étape dans l’objectivation pénale de l’inceste : elle range les crimes et délits sexuels sur mineurs au titre « du viol, de l’inceste et des autres agressions sexuelles », réintroduisant le mot dans la législation pénale. En rupture avec la très longue histoire du crime d’inceste depuis la Révolution, ces évolutions législatives le situent dans le cadre de la protection de l’enfance victime de violences sexuelles, dont la prévalence est aujourd’hui avérée.
Il n’existe pas un inceste mais des incestes
Cette actualité de l’inceste n’est pourtant pas sans précédent historique. Dans les années 1970, aux États-Unis, les féministes de la seconde vague avaient déjà dénoncé la pratique banale de l’inceste, au sens du viol des filles par leur père. Selon elles, l’inceste formait moins un interdit qu’une pratique largement tolérée qui renvoyait à l’exercice d’un droit exercé par les hommes sur les filles de leur famille. Le caractère ordinaire de l’inceste était analysé en termes de rapports sociaux de sexe fondant la domination masculine dans la société patriarcale.
À cette critique politique s’est ajoutée, dans les années 1990, celle portée dans le sillage de la protection de l’enfance et de ses droits. L’inceste était alors englobé dans un ensemble plus vaste de violences faites aux enfants et qualifiées de « maltraitances » ou d’« abus sexuels ». Aujourd’hui, notamment en France, l’enfance victime cristallise la mise au jour de la violence incestueuse. Dans ce
contexte, l’inceste est rapporté à des formes de domination fondée à la fois sur le genre et sur l’âge. C’est au sens actuel de violence sexuelle sur mineur dans la famille que l’inceste est érigé en problème politique et social de tout premier plan.
Mais différentes conceptions de l’inceste coexistent selon les savoirs qui le construisent et leurs contextes d’émergence. Il n’existe en effet pas un inceste mais des incestes. L’inceste désigne aussi, dans une acception plus large, l’alliance interdite entre des membres apparentés. En droit civil français, par exemple, cette interdiction vise les ascendants et les descendants, les frères et sœurs, oncles, tantes, neveux et nièces.
Pour les sociologues et les anthropologues des XIXe et XXe siècles, qui ont travaillé sur les règles de parenté, l’inceste est à la fois une alliance et une relation sexuelle interdites entre deux membres apparentés qui peuvent différer d’une société à l’autre. Selon Émile Durkheim, l’interdit de l’inceste résulte du tabou du sang entre les membres d’un même clan. Se considérant comme formant une seule chair, celle de l’ancêtre mythique dont ils descendent, les hommes doivent fuir les femmes de leur clan, qu’ils aient ou non un lien de consanguinité avec elles, au risque de toucher au « divin », et de commettre un acte sacrilège.
Pour Claude Lévi-Strauss, la prohibition de l’inceste provient d’un impératif social qui oblige les hommes à chercher une femme hors de leur clan, et permet la formation de la société grâce à l’échange des femmes et à l’interdépendance des groupes entre eux. Françoise Héritier, elle, énonce un inceste du « deuxième type », qui se distingue du précédent dans la mesure où les partenaires sexuels ne sont pas du même sang. Cet inceste concerne le partage d’un même partenaire sexuel par des consanguins. Cet interdit s’expliquerait symboliquement par la mise en contact d’humeurs identiques à travers la circulation de fluides entre les corps.
Deux facettes d’une réalité sociale changeante
L’actualité a fait entrer en collision la conception de l’inceste comme alliance ou sexualité interdites dans la parenté et celle de l’inceste comme agression sexuelle intrafamiliale, la prise en compte d’une règle de parenté et celle d’un crime. Des militants dénoncent ainsi les conceptions anthropologiques de l’inceste comme participant de stratégies d’occultation de l’agression sexuelle courante d’un enfant par un membre de sa famille. En se focalisant sur le caractère universel de l’interdit de l’inceste, Claude Lévi-Strauss et ses successeurs auraient nié la pratique réelle, banale et criminelle de l’inceste.
Cette critique prend néanmoins le problème à l’envers : ce ne sont pas les anthropologues qui, en travaillant sur l’interdit de l’inceste, ont volontairement nié les agressions sexuelles des enfants par des membres de leur famille, mais le sens commun qui a pu s’appuyer sur l’interdit pour faire comme si ces agressions n’existaient pas. Plus encore, les objets scientifiques évoluent, et l’objet de recherche des anthropologues du XXIe siècle qui travaillent aujourd’hui sur le crime d’inceste commis sur des enfants au sein des familles et cherchent à comprendre pourquoi il est si courant malgré sa réprobation apparemment unanime n’est pas celui de leurs prédécesseurs qui, à travers l’étude de l’interdit de l’inceste, cherchaient à expliquer les fondements de la société et de la parenté. Alors que les anthropologues ont travaillé sur des règles d’alliance et de parenté, les féministes font comme s’il n’y avait pas d’interdit (ou de règles) : l’inceste serait admis et son silence serait à la fois le moyen de sa perpétuation et le signe de son acceptation dans les sociétés patriarcales.
Le débat public actuel est traversé par ces ambiguïtés. Or, plutôt que de choisir entre ces deux acceptions de l’inceste – une alliance interdite ou un crime –, il faut les considérer comme les deux facettes d’une réalité sociale changeante selon la façon dont elle est construite, représentée, pratiquée ou dénoncée, d’hier à aujourd’hui. Plutôt que de traiter soit de la règle, soit de sa transgression, il faut les envisager ensemble.
Anne-Emmanuelle Demartini a reçu des financements de l'ANR
Julie Doyon a reçu des financements de l'ANR.
Léonore Le Caisne a reçu des financements de l'ANR.