08.04.2025 à 22:52
Le président Donald Trump a pris tout le monde par surprise ce 2 avril avec l’instauration de nouveaux tarifs douaniers sur la quasi-totalité des importations américaines. Il s’agit du plus important changement de politique commerciale mondiale « depuis plus de 100 ans », pour citer l’agence Reuters. Depuis ces annonces, les bourses du monde entier sont en chute libre. Quel est le sens de ce chamboule-tout de l’économie mondiale initié par la nouvelle administration américaine ? L’UE, la France notamment, vont-elles trouver leur place dans ce jeu de puissances qui la marginalise ? Où en sommes-nous des négociations concernant la guerre en Ukraine, et comment la Russie et les BRICS vont-ils tirer leur épingle de ce nouveau jeu mondial ? Une fois encore, QG a réuni en direct à Paris le mardi 8 avril les meilleurs experts pour en parler avec Aude Lancelin :
Caroline Galactéros, géopolitologue, fondatrice du think tank Geopragama
Nicolas Meilhan, ingénieur, membre des Éconoclastes
David Teurtrie, directeur de l’Observatoire français des BRICS, auteur de « Russie : le retour de la puissance » (2021)
07.04.2025 à 13:10
À peine investi, M. Donald Trump a décidé d’accélérer la recomposition de l’ordre international en ouvrant des négociations avec la Russie dont il cherche à enrayer le rapprochement avec la Chine, « strategic competitor » des États-Unis depuis 2011. Prisonniers de leurs liens de dépendance transatlantique, les dirigeants européens naviguent de Charybde en Scylla, d’allégeance tenace aux États-Unis en appels peu convaincants à une défense européenne face à un ennemi présenté tour à tour comme affaibli puis prêt à envahir l’Europe. Se refusant à ouvrir un dialogue avec la Russie, ils persistent à soumettre leurs « plans de paix » au parrain américain, façon plutôt cocasse d’inaugurer l’autonomie stratégique européenne. Sous les injonctions creuses à construire une chimérique défense européenne, les rivalités intra-européennes alimentent une escalade belliciste au bénéfice des industriels de la défense.
Une victoire stratégique des États-Unis
À la faveur de la guerre en Ukraine, les Etats-Unis se sont assurés de la subordination durable des pays européens à leurs intérêts dans la perspective d’un conflit avec la Chine. L’axe Paris-Berlin-Moscou, à l’œuvre lors des Accords de Minsk il y a dix ans, a été mis hors-jeu au profit d’un axe Washington-Londres-Varsovie, résolument orienté contre la Russie, en gestation depuis 2014. La France et l’Allemagne « neutralisées », c’est toute l’Europe qui se retrouve désormais hors-jeu, dans une situation qui n’est pas sans évoquer celle des États allemands, victimes du jeu d’alliances de la France de Richelieu, à l’issue de la Guerre de Trente ans.
La stratégie opportuniste des Etats-Unis a permis de vassaliser durablement les États européens mais, en provoquant la rupture des relations entre l’Europe et la Russie, elle a eu pour effet, prévisible, d’accélérer le rapprochement sino-russe, à rebours de leur objectif prioritaire. Sous ce rapport, la volte-face de l’administration Trump s’inscrit dans une continuité objective avec la ligne suivie par les précédentes administrations. Certaine de disposer d’alliés européens d’autant plus acquis à sa cause contre la Chine qu’ils n’hésitent pas à en faire un argument pour la convaincre de préserver le lien transatlantique1, l’administration Trump cherche à neutraliser la Russie dans la perspective d’une aggravation des tensions avec la Chine, dans le Pacifique ou encore en Asie centrale dont la richesse des sous-sols et la situation géographique en font une zone hautement inflammable, au carrefour des rivalités sino-russo-américaines.
Le retour au pouvoir de M. Donald Trump ne constitue pas tant une « rupture » qu’une reformulation opportuniste, brutale dans la forme, d’une politique étrangère fermement orientée contre la Chine. « L’apocalypse » qu’il a déclenchée a seulement déchiré le voile des « valeurs » sous lequel les administrations démocrates s’étaient abritées pour poursuivre des calculs non moins cyniques. Ainsi, l’accord sur les minerais stratégiques qu’il tente d’arracher à l’Ukraine en contrepartie de son aide était déjà en préparation sous l’administration précédente2 dont le soutien n’a jamais été désintéressé, comme l’attestent l’activisme des fonds d’investissement américains tels que BlackRock – à la tête du fonds de reconstruction de l’Ukraine aux côtés de la banque JP Morgan3 – ou la réactivation en 2022 de la loi prêt-bail de 1941, instrument d’une prédation économique à peine dissimulée4.
En se plaçant sous tutelle américaine pour leur protection et la sécurisation de leurs approvisionnements énergétiques, les Européens, bercés d’illusions sur la « solidarité transatlantique », paraissent découvrir aujourd’hui, comme le nez au milieu de la figure, que les États-Unis ne défendent que leurs intérêts, réapprenant à leurs dépens la célèbre leçon de M. Henry Kissinger : « il peut être dangereux d’avoir les États-Unis comme ennemi, il est fatal de les avoir comme ami ». Marginalisés, nombre d’entre eux peinent pourtant à renoncer à leur atlantisme indéfectible dont la présidente de la Commission européenne Mme Ursula Von der Leyen, qui se présente comme une « transatlantic citizen »5, ne cherche pas à les détourner. M. Donald Trump à peine élu, elle a suggéré, aux côtés de Mme Christine Lagarde, présidente de la BCE, d’accroître les achats de gaz et d’armements américains afin de prévenir le risque d’une guerre tarifaire avec les Etats-Unis.
Adversaire historique de la Russie, la Pologne apporte un soutien frileux à l’idée d’une autonomie européenne et ne manque pas de rappeler son attachement à l’unité du camp occidental. Elle voit dans son allié américain, outre son principal fournisseur d’armements, la seule garantie tangible de sécurité. Portée par de grandes ambitions, elle a obtenu que le remplacement de son vieux matériel soviétique (MiG-29 et chars de combat T-72) – livré à l’armée ukrainienne – par des équipements américains (avions F-35 et chars de combat M1 Abrams) soit financé par les États membres de l’Union européenne (UE) à hauteur de 42% (dont 17% par la France). L’Italie de Mme Giorgia Meloni, autant par affinité idéologique que par intérêt, insiste également sur la nécessité de préserver la sainte-alliance. Soucieuse de protéger ses exportations, elle désire à tout prix, comme l’Allemagne et les Pays-Bas, désamorcer une guerre tarifaire lancée par M. Donald Trump pour forcer ses « alliés » à acheter américain. Elle a par ailleurs renforcé ses partenariats industriels dans le secteur de la défense avec l’Allemagne et le Royaume-Uni6, allié inconditionnel des États-Unis depuis 1945.
L’Allemagne au supplice de Tantale brise ses « tabous »
Poumon économique du continent européen, l’Allemagne nourrit le rêve depuis la fin de la Guerre froide de restaurer son statut de puissance continentale à part entière. Elle se trouve toutefois dans une situation critique. Son économie est asphyxiée en raison notamment de la rupture de ses liens économiques avec la Russie. Sa classe politique, taraudée par une extrême-droite à 21% qui ne semble pas avoir fait le deuil de 1945, est très divisée. Son intérêt serait de renouer des relations avec la Russie pour soulager son industrie, au risque, toutefois, de se retrouver isolée et de laisser la voie libre à la France. Du reste, c’est elle qui a le plus à perdre dans une guerre tarifaire. Soumise au supplice de Tantale, elle devrait logiquement choisir d’abandonner un bras, déjà bien entamé, à la Russie plutôt qu’une jambe aux États-Unis. Mais surtout, elle ne cèdera rien à la France sans de solides contreparties.
Entourée de ses soutiens autour de la mer Baltique, elle refuse de se laisser enfermée dans un futur arc de sécurité franco-russe et accueille avec prudence la proposition française d’étendre au-delà de ses frontières sa dissuasion nucléaire. Sinon à obtenir le droit de partager la décision d’appuyer sur le bouton – ce qui est aussi irréaliste politiquement et juridiquement qu’infaisable techniquement –, l’Allemagne pourrait préférer renouveler son allégeance à Washington. Résolue à ne pas laisser la France s’imposer, elle compte prendre la tête du réarmement européen. Son futur chancelier M. Friedrich Merz a annoncé le 5 mars dernier vouloir investir des centaines de milliards d’euros dans l’armée allemande et réfléchit au rétablissement du service militaire. Son industrie de défense, en plein essor, ne permet pas de couvrir tous les besoins de l’armée allemande. Compte tenu de sa réticence à dépendre d’armements français, comme les avions fabriqués par Dassault – notamment pour sa flotte dite de « partage nucléaire » –, elle n’est pas prête à couper les ponts avec les États-Unis. De fait, outre-Rhin, personne n’évoque sans une grande circonspection le concept d’autonomie stratégique dans lequel les autorités allemandes voient, à raison, une manœuvre de la France.
Face à elle, elles ont promu début 2024, avec l’appui de la Commission européenne, un projet de règlement relatif au programme européen d’investissement dans la défense (dit « EDIP »), dans le sillage de la Stratégie européenne d’industrie de la défense (dite « EDIS »). Véritable forfaiture juridique dans un domaine ne relevant pas de la compétence de l’UE, ce projet qui vise à soutenir l’acquisition de matériel militaire par les États membres, a été conçu à l’origine comme un moyen d’entraver l’industrie militaire française en la liant à des normes européennes de contrôle des exportations7. Les rapprochements industriels entre la France et l’Allemagne ne doivent, du reste, pas faire illusion8: tous les projets communs d’armement sont au point mort, faute d’accord sur le partage de la technologie et le choix des sous-traitants, tandis que la création par fusion de l’équipementier franco-allemand KNDS en 2015 demeure une union capitalistique sans réalité opérationnelle commune aux deux pays. En octobre 2022, l’Allemagne a également pris la tête d’une initiative (European Sky Shield Initiative) visant, sur le modèle du « Dôme de fer » israélien, à bâtir un bouclier antimissile européen, pour un montant de 3,5 milliards d’euros, doté de systèmes américain, israélien et allemand, au détriment du système franco-italien SAMP/T NG.
Depuis l’échec du projet de Communauté européenne de la défense en 1954, l’Allemagne n’a jamais cessé de jouer les États-Unis contre la France. A force de faire sauter ses « tabous », elle finit par inquiéter. Est-il raisonnable de la laisser se réarmer quand une extrême-droite revancharde est aux portes du pouvoir?
Une politique étrangère de la France prisonnière de son mercantilisme militaire
Dans l’attente de la nomination du futur chancelier, la France dispose d’une fenêtre de tir pour s’imposer comme le primus inter pares européen face à la Russie. Se présentent à elle deux options, entre lesquelles elle a semblé hésiter longtemps, comme en témoignent les palinodies présidentielles9. La première, qui consiste à ouvrir des discussions sur des bases réalistes avec la Russie, lui permettrait de retrouver la place qu’elle a abandonnée, mais son discrédit diplomatique, entraîné par des années d’alignement atlantiste, rend cette option – pourtant souhaitable – d’autant plus périlleuse qu’elle l’exposerait à un procès en opportunisme – après celui en trahison sous l’ère des démocrates américains – de la part de ses partenaires européens. L’Allemagne, la première, pourrait exploiter ce « faux pas » pour évincer les entreprises françaises des futurs contrats d’armement et affaiblir la position de la France dans les négociations autour du règlement « EDIP ».
L’option de la surenchère agonistique est plus intéressante a priori ; elle permet d’atteindre le même objectif tout en se présentant comme le grand défenseur des pays européens à qui elle espère vendre des armes à la faveur d’une augmentation annoncée des budgets militaires. Ceci ne signifie pas, même si le jeu des rivalités intra-européennes pourrait y conduire, que la France a intérêt à une guerre ouverte avec la Russie – ce n’est d’ailleurs dans l’intérêt de personne –, mais uniquement à une escalade militaro-marchande en soutien à une réindustrialisation du pays, jusqu’à présent compromise par les diktats du capital financier et les règles européennes de la concurrence. La guerre en Ukraine crée des « opportunités qu’il faut assumer », comme l’a admis le ministre des Armées M. Sébastien Lecornu en septembre 2023. Aussi la France insiste-t-elle, dans le cadre des négociations sur le futur règlement « EDIP », pour accorder la priorité aux achats d’armes européennes dans l’espoir qu’elle profite avant tout aux entreprises françaises.
Plus que jamais arrimée aux intérêts d’un complexe militaro-industriel de plus en plus dépendant de ses exportations, la France privilégie en réalité depuis longtemps le calcul mercantile à une réflexion stratégique de fond. L’un des objectifs de sa réintégration au commandement intégré de l’OTAN en 2009 était d’accélérer la mise aux normes de l’OTAN des équipements français afin d’accroître leur interopérabilité opérationnelle et de pénétrer ainsi les marchés de l’armement européens difficilement accessibles jusqu’alors. Tous les conflits auxquels la France a été mêlée depuis lors comportent ce motif inavouable: exposer le savoir-faire de son industrie militaire auprès de clients européens dans le cadre du « pivot européen » de la France qui ferme progressivement ses bases en Afrique.
Sécuriser l’Europe ou les débouchés du complexe militaro-industriel ?
C’est tout l’enjeu de la stratégie française en Roumanie, pays traversé par une crise politique sans précédent. Pilier méridional, avec la Pologne au nord, d’un arc d’endiguement de la Russie allant de la mer Baltique à la mer Noire10, la Roumanie attire les convoitises. Lancée dans une opération de séduction, la France y a déployé, sous couvert de « sécurité » face à une Russie dont elle agite la menace imminente, une brigade blindée « prête au combat » et équipée des meilleurs équipements français, transformant les rives du Danube en un salon d’exposition militaire à ciel ouvert, à quelques encablures de la plus grande base européenne de l’OTAN en cours de construction. Espérons, à considérer l’invraisemblable séquence électorale que vit actuellement la Roumanie, que la France n’ait pas participé à financer autre chose… Malgré une série de déboires ces dernières années, au bénéfice des États-Unis en particulier, elle n’a pas renoncé à y remporter des contrats. Des entreprises comme Thalès, qui s’appuie sur des réseaux d’intermédiaires locaux issus du renseignement roumain et formés par les États-Unis11, ou Naval Group12 y ont délocalisé des emplois13, y compris d’ingénieurs14, cinq ans après l’ouverture d’un Centre de Compétences en Ingénierie (ECC) à Bucarest spécialisé dans la cybersécurité.
Galvanisés par de si lucratives perspectives, ces grands groupes ne sont plus tant au service de l’État que l’État au leur, caressant le rêve de leur propre « autonomie stratégique ». En se ménageant des opportunités de carrière professionnelle en leur sein, des haut-fonctionnaires se convainquent de continuer à y défendre les intérêts de leur pays. Le complexe militaro-industriel sait pouvoir compter sur des subventions européennes et les dispositifs publics de « soutien export »15, en particulier les garanties apportées par l’État, via Bpifrance, aux banques « françaises » auprès desquelles leurs clients s’endettent. Comme en Ukraine, dont l’apurement de la dette laisse présager, sur le modèle éprouvé de la Grèce, une poursuite des privatisations et une intensification de l’exploitation salariale, ces nouvelles dettes créent des liens d’obligation, même si, en cas de défaut de paiement, ce sont les contribuables français qui règleront l’addition.
« L’Europe de la défense » au profit du complexe militaro-industriel français a déjà un coût pour les travailleurs et les contribuables. Si les dirigeants européens peinent encore à l’assumer publiquement, ils ont chargé leurs porte-voix médiatiques de préparer les esprits à des reculs sociaux et de nouvelles coupes budgétaires. Devant la Commission des Affaires étrangères du Sénat le 15 octobre 2024, le ministre des Armées fait mine de s’interroger : « Les missions de réassurance en Roumanie doivent-elles faire l’objet d’un écrêtement du budget de la santé, de l’éducation nationale ou de la DGF des communes ? Je pense que la question mérite d’être posée, au regard du principe de sincérité budgétaire. » Il n’y aura pas que des perdants. Le gouvernement français envisage ainsi la création de nouveaux produits d’épargne dédiés au réarmement, donnant l’occasion à une bourgeoisie rentière, socle électoral de M. Emmanuel Macron, de démontrer son patriotisme sonnant et trébuchant.
Le difficile choix de la paix est dans l’intérêt de la France
Le temps de l’hégémonie américaine adossé à l’idéalisme wilsonien semble révolu. Les jours de l’UE, principal avatar d’une utopie post-historique adossée à cette hégémonie, pourraient bien être comptés à mesure que l’on se rapproche de la résolution du conflit en Ukraine. Tiraillée et clivée, elle trouve dans la rhétorique guerrière, appuyée par les chiffres fantaisistes du récent programme « Rearm Europe », un nouveau sursis. L’Ukraine, dont le destin s’écrira sans elle, n’est plus qu’un prétexte pour précipiter l’avènement d’une « Europe de la défense » vouée à l’échec, mais au revers de laquelle le jeu de ses rivalités internes s’opère au détriment des peuples européens. Tout comme « l’Europe sociale » et « l’Europe verte », que la social-démocratie a vendues aux opinions depuis des années pour leur faire accepter, parfois de force comme au lendemain du référendum de 2005, le projet européen, « l’Europe de la défense » ne saurait voir le jour.
L’UE ne fait plus rêver, elle fait peur. Choisir la voie de la paix implique de lui tourner le dos ainsi qu’à l’OTAN, cet autre vestige de la pax americana, pour ne pas disparaître avec elles et reconsidérer la place de la France dans les nouveaux équilibres mondiaux. Ce n’est pas une voie aisée, mais c’est la seule que dictent le courage, la raison et la défense des intérêts de la France et du monde du travail. Ce ne sera pas la première fois dans son histoire que la France, dont la voix était encore écoutée à travers le monde lorsqu’elle s’opposa à la guerre en Irak, ne peut compter, dans un premier temps, que sur elle-même.
Marc de Sovakhine
Haut fonctionnaire écrivant sous pseudonyme pour QG
1 https://www.youtube.com/watch?v=h847uBmG_F8&t=128s
2 https://www.nytimes.com/2025/02/26/us/politics/trump-biden-minerals-ukraine.html
4 Voir, à ce sujet, Annie Lacroix-Riz, Les Origines du plan Marshall. Le mythe de « l’aide » américaine, Hors collection, 2023, Armand Colin, 576 pages.
8 Voir notamment le rapport de la Commission des Affaires étrangères du Sénat sur le Programme 146 « Équipement des forces » du projet de loi de finances pour 2025.
10 Michel Chevillé « « L’initiative des trois mers », la nouvelle barrière de l’Est », Revue Conflits N° 51, mai-juin 2024.
11 https://www.intelligenceonline.fr/grands-contrats/2024/12/13/ces-anciens-du-renseignement-epaulant-les-industriels-de-defense-francais-a-bucarest,110349330-art
15 Voir le rapport de la Cour des Comptes sur « le soutien aux exportations de matériel militaire », janvier 2023.
03.04.2025 à 23:24
5 ans d’inéligibilité, c’est la peine particulièrement sévère requise contre Marine Le Pen, la patronne du RN, dans l’affaire des attachés du parlement européens. Depuis 48h, la droite hurle au coup d’État et au gouvernement des juges, tandis que la gauche se réjouit bruyamment de voir tomber le RN pour corruption, sans beaucoup de vista politique. Que penser de cette décision judiciaire s’agissant de la favorite à la présidentielle 2027, soutenue par des millions de Français, notamment issus des classes populaires ? Peut-on combattre l’extrême droite sur le terrain judiciaire, et non pas seulement politique? N’y a-t-il pas là une illusion dangereuse qui renforce le RN à long terme dans sa posture anti-système? Un appel est d’ores et déjà programmé pour l’été 2026, laissant planer une grande inconnue sur la prochaine présidentielle.
Pour évoquer ce sujet brûlant, nos trois animateurs de Quartier Populaire, Aude Lancelin, Didier Maïsto et Harold Bernat étaient en direct sur QG !
01.04.2025 à 21:15
Les entreprises sont-elles devenues le terreau d’une violence perverse institutionnalisée à l’origine des 500.000 burn-out présumés en France chaque année ? Entre management toxique, impunité des haut-fonctionnaires et pressions insoutenables sur les salariés, notre société semble traverser une crise profonde du travail. Un système qui broie les individus, jusqu’à l’épuisement et parfois l’irréparable : la tentative de suicide. De la promotion des harceleurs à la destruction psychologique des employés, en passant par les liens avec la financiarisation et le pouvoir politique, une question se pose : et si c’était toute la société qui était en burn-out ?
Pour en discuter, Aude Lancelin a reçu le mardi 1er avril sur QG, Paul-Antoine Martin, ex-ingénieur, essayiste et auteur de « Le temps des pervers », aux éditions Max Milo. Il a partagé son expérience, lui qui a subi ce harcèlement au travail, jusqu’au burn-out et à l’idée de mettre fin à ses jours. Un témoignage poignant et nécessaire dans une société en crise.
31.03.2025 à 18:14
Boualem Sansal, notamment auteur du « Serment des Barbares » (Gallimard), a été condamné à cinq ans de prison en Algérie ce jeudi 27 mars. L’écrivain franco-algérien a été arrêté dans son pays natal en novembre 2024. Interpellé et emprisonné notamment pour « atteinte à l’unité nationale, outrage à corps constitué, pratiques de nature à nuire à l’économie nationale et détention de vidéos et de publications menaçant la sécurité et la stabilité du pays », il fait face à un système judiciaire opaque, sur fond de tensions entre Alger et Paris. Pour QG, son avocat français François Zimeray revient sur cette décision du tribunal correctionnel de Dar El Beida. Il déplore également le détachement et le soutien très lointain de la gauche à l’égard de son client. Maître Zimeray, à qui on a refusé de voir Boualem Sansal depuis novembre, dénonce une atteinte profonde aux droits de la défense et a décidé de faire appel à cette condamnation algérienne. Une interview par Thibaut Combe.
QG: Vous êtes l’avocat de Boualem Sansal désigné depuis son arrestation en Algérie. Pouvez-vous revenir sur les accusations auxquelles il fait face ?
Depuis plusieurs années, Boualem Sansal s’exprime librement sur l’histoire de l’Algérie, avec la sincérité et la lucidité qu’on lui connaît. Il ne réalisait pas que cela pouvait nourrir son dossier d’accusation. Il s’est rendu en Algérie en toute innocence, sans considérer sérieusement qu’il pourrait y être arrêté. Cette idée l’avait peut-être effleuré, mais il refusait d’y croire. Arrêter un écrivain pour ses idées, surtout un homme de son âge, lui semblait inconcevable. Ceux qui le connaissent savent qu’il n’est en rien un provocateur. C’est un homme affable, d’une grande gentillesse. Vous imaginez donc son choc lorsqu’il a été arrêté, dans des conditions qu’Amnesty International a qualifiées de « disparition forcée ». Il a disparu pendant plusieurs jours avant de réapparaître en prison.
Avez-vous des nouvelles rassurantes de Boualem Sansal ?
Je pense que, mentalement, il tient le coup. Il a traversé des moments très difficiles, mais dans l’attente de son jugement, il gardait espoir. Comment vit-il cette condamnation ? Je ne le sais pas. Physiquement, en revanche, c’est un homme qui a besoin de soins et qui n’a rien à faire en détention. Il est très difficile d’obtenir des nouvelles, car il est non seulement incarcéré, mais aussi placé au secret, dans les conditions les plus strictes.
Boualem Sansal vient d’être condamné à cinq ans de prison ce 27 mars. Quelle est votre première réaction ?
La condamnation d’un écrivain innocent trahit le sens même du mot justice. Une détention cruelle, vingt minutes d’audience, une défense interdite et, au final, cinq ans de prison pour écrivain innocent. Son âge et son état de santé rendent chaque jour d’incarcération plus inhumain encore. J’en appelle au président algérien : la justice a failli, qu’au moins l’humanité prévale !
Vous avez également été empêché d’entrer en Algérie au début de son arrestation. Comment avez-vous vécu ce refus de visa ?
Forcément mal, à plusieurs niveaux. D’abord, c’est une atteinte flagrante aux droits de la défense sans lesquels il ne peut y avoir de de procès équitable. Et puis sur un plan personnel, cela m’a profondément touché : je me sens algérien. Toute ma famille vient d’Algérie, elle y a vécu pendant des siècles, bien avant la colonisation française. Comme beaucoup de juifs d’Algérie, nous y étions depuis très longtemps. Le refus de visa a coïncidé avec une campagne à caractère antisémite dans la presse et sur les réseaux sociaux algériens. J’y étais constamment qualifié d’ « avocat sioniste » ou encore « rat sioniste ». J’ai demandé mon visa plusieurs fois, en vain. Des avocats algériens m’ont alors suggéré de faire appel à un autre avocat français. Je leur ai répondu que cela ne changerait rien, qu’ils n’auraient pas plus de visa que moi. Mais ils m’ont dit : « Si, car vous, à cause de la campagne contre vous, vous resterez bloqué à Paris.” Un avocat non-juif pourrait obtenir le visa. Trois semaines plus tard, les autorités sont allées voir Boualem Sansal à l’hôpital pour lui mettre la pression. Il a refusé et décidé de se défendre seul en guise de protestation.
Bruno Retailleau ou Gérald Darmanin semblent alimenter les tensions entre la France et l’Algérie sur divers sujets. Pensez-vous que cela peut entraver les négociations pour libérer Boualem Sansal ?
C’est en tout cas ce que disent les Algériens. Mais force est de constater que ni la modération, ni les gestes d’apaisement, ni le langage diplomatique, ni toutes les mains tendues de la France n’ont eu le moindre effet. Après plusieurs mois de détention scandaleuse, il n’est pas surprenant que certains haussent le ton. D’autant plus que ces déclarations ne concernaient pas uniquement l’affaire Sansal, mais aussi le caractère extrêmement choquant du refus de recevoir l’OQTF à 14 reprises. Il y a là un réel problème. Je peux vous assurer qu’avant ces déclarations, l’Algérie n’y était déjà pas favorable. Mais elles ne sont pas la cause de la situation, elles en sont peut-être la conséquence. Que ces propos aient pu déplaire, c’est une chose, mais le véritable scandale réside dans l’arrestation de cet écrivain et dans le refus de toute coopération judiciaire.
La gauche a du mal à se saisir de l’affaire et à affirmer son soutien ferme à Boualem Sansal, dénonçant une instrumentalisation par le gouvernement. Comment voyez-vous cette distance du camp progressiste avec cette affaire ?
Moi, j’ai milité à gauche toute ma vie. Pour moi, la gauche a toujours été le parti de la liberté, de la démocratie. Et je constate que c’est souvent devenu le camp de la répression et de l’autoritarisme contre les institutions démocratiques. La gauche est pour moi comme une rivière qui sort de son lit, égarée. Je pense que l’instrumentalisation, est d’abord du côté algérien. C’est-à-dire qu’ils instrumentalisent la privation de liberté de cet homme pour régler des comptes avec la France. C’est cette instrumentalisation-là qu’il faudrait dénoncer. Ce qui me frappe, si vous voulez, à la fois comme homme de gauche et comme avocat, c’est l’insensibilité au fait qu’il y a un homme en prison.
La France Insoumise, et notamment sa tête de liste Manon Aubry, ont voté contre la résolution de demande de libération de Boualem Sansal, au parlement européen. Que pensez-vous de cette position ?
J’ai été surpris et profondément choqué. Pour moi, c’est une faute morale. La gauche aurait dû être la première à proposer cette résolution. Je ne comprends pas pourquoi elle ne l’a pas fait, c’est incompréhensible. C’est une faute morale et politique. Comment peut-on se dire de gauche tout en n’étant pas du côté des prisonniers et de la liberté ? Qu’est-ce que la gauche, sinon la solidarité avec les plus faibles, la compassion, la défense des libertés et des institutions démocratiques face à l’autoritarisme ? Tout ce que représente Boualem Sansal. C’est la preuve d’un égarement. On dira qu’il est soutenu par la droite. Et alors ? Ce n’est pas un délit. Être de gauche, c’est être démocrate. Être démocrate, c’est accepter que d’autres ne pensent pas comme nous, donc accepter qu’il existe des personnes à droite. Il a répondu à des questions d’un journal d’extrême droite, et alors ? Est-ce un délit ?
Elisabeth Badinter a parlé d’une “affaire Dreyfus propre à l’Algérie” dans une interview pour le JDD. La comparaison a-t-elle un sens selon vous ?
Oui et non. Toute personne injustement accusée dans un procès fabriqué peut légitimement se reconnaître dans le sort du capitaine Dreyfus, surtout sur fond d’antisémitisme d’Etat. Il y a là quelque chose de prototypique. C’est une analogie compréhensible, et si ces deux affaires restent différentes, un point commun ressort : dans les deux cas, il y a deux innocents, accusés de trahison et envoyés en prison. En revanche, même le capitaine Dreyfus, à l’île du Diable, pouvait correspondre avec sa famille et ses avocats. Lorsqu’il était à l’île de Ré, sa femme et ses avocats pouvaient lui rendre visite. Moi, je n’ai jamais pu le voir. A cet égard, sa condition est pire que celle de Dreyfus, qui, lui, n’a jamais été totalement privé du droit de voir ses avocats ou de correspondre avec eux.
Interview par Thibaut Combe
28.03.2025 à 16:30
L’affaire Joël Le Scouarnec n’a débuté que le 24 février dernier. Le procès durera des mois et s’achèvera le 3 juin prochain. L’affaire a commencé seulement il y a quelques jours, que déjà, les témoins et l’accusé nous offrent l’abject. Pour mieux comprendre ce procès d’une ampleur exceptionnelle, Bénédicte Martin a rencontré la journaliste Police-Justice de RTL Plana Radenovic, également directrice de la collection Polar Réel aux Éditions Michalon. Elle suit au quotidien ce dossier, le plus gros dossier de pédocriminalité en France, qui est littéralement tentaculaire. Tout y a une dimension inconcevable : 299 victimes de viols ou d’agressions sexuelles, 158 garçons, 141 filles d’une moyenne d’âge de onze ans, 65 avocats, 460 journalistes accrédités, plusieurs salles réquisitionnées, des psychologues, des chiens d’assistance pour accompagner les victimes. Mais surtout des décennies de manquements à tous les niveaux et surtout des décades de silence. Un silence assassin, égal à celui de l’affaire parallèle de pédocriminalité à Notre-Dame-de-Bétharam qui éclabousse François Bayrou, premier ministre d’Emmanuel Macron, bien silencieux depuis des années, lui aussi. Le silence : cette gangrène qui nourrit la culture du viol. Ainsi, après l’affaire Pélicot dite des « viols de Mazan », qui a secoué la France mais aussi sidéré à l’international, voici la soumission chimique et la banalité du mal à nouveau debout devant la barre. Un extraordinaire ordinaire. Peut-être serait-il temps de se poser la question du fantasme des endormis, ainsi que le décrit l’écrivain Kawabata dans « Les Belles endormies » ?
Mais revenons aux faits. Ce mâle ordinaire, c’est Joël Le Scouarnec. Né en 1950 à Paris d’un père ébéniste, élevé en Île-de-France, il dit avoir eu une enfance « sans souvenirs » et affirme n’avoir jamais été victime de rien. Joël est celui qui réussit dans la famille, celui qui inspire le respect. Après avoir fini son internat de médecine, il se marie avec son amour de jeunesse avec qui il aura trois enfants. Transclasse s’il en est, il devient chirurgien spécialisé en chirurgie digestive et viscérale, ce qui de facto, l’amène à être en permanence au contact d’enfants pour des opérations d’appendicite. Ce mâle ordinaire, c’est un petit bonhomme de 74 ans, papi à demi-chauve couronné de cheveux gris-blanc, visage rond réhaussé de petites lunettes doctes.
« Sans souvenirs » ? « Victime de rien » ? C’est refuser le fait d’admettre d’avoir grandi dans une famille hantée par les non-dits sur plusieurs générations et rongée de violences sexuelles, où la répétition incestueuse semble être la règle. Une famille où le père de l’accusé a reconnu sur son lit de mort avoir violé son petit-fils. Ainsi cet homme a, entre 1985 et 2017, commis un nombre terrible de viols sur mineurs sédatés ou convalescents, sous couvert d’exercice de son métier et au gré de son itinéraire professionnel (Loches, Vannes, Quimperlé, Jonzac…).
Plana Radenovic, pouvez-vous nous raconter comment ses crimes ont été découverts?
C’est sa petite voisine d’à peine six ans de Jonzac qui a rompu le silence en avril 2017 en allant porter plainte avec sa maman. Elle dénonce dans un premier temps l’exhibition sexuelle de Joël Le Scouarnec qui lui a montré son sexe dans son jardin. Puis elle complétera sa plainte en disant qu’il l’a violée. À travers le grillage de son jardin, il lui a introduit un doigt dans son vagin. Grillage mitoyen endommagé par une tempête et pas encore réparé. C’est par cette plainte et en démarrant cette enquête que les gendarmes de Saintes vont faire une perquisition chez lui à quatre mois de sa retraite, dans la maison où il vit seul. Là, ils vont découvrir l’antre d’un pédocriminel. L’horreur.
Le FBI avait mené une opération déjà en 2004 où il avait été épinglé…
En effet, le FBI a mené une opération internationale qui déclenche plusieurs arrestations, notamment en France celle de Le Scouarnec qui a utilisé trois fois sa carte bancaire pour faire des achats sur des sites pornographiques mettant en scène des enfants. Il est jugé et condamné en 2005 à une peine plutôt clémente, puisqu’il a prend alors 4 mois de prison avec sursis. À ce moment-là, il fait amende honorable devant le tribunal. Cette condamnation ne l’empêchera pas de poursuivre ses « activités pédophiles », comme il les nomme.
Durant la perquisition de la police à son domicile, on trouvera sous le matelas des journaux intimes, ainsi que des disques durs sous les lattes du parquet. Également des perruques, des objets sexuels, des poupées enfantines de un mètre de hauteur à qui il peut donner des prénoms comme Sonia. « Poupée Sonia » sur laquelle il se masturbe après le visionnage de documentaires sur les camps de concentration, d’enfants menés à la chambre à gaz… Mais aussi des poupées dites « classiques » qu’il collectionne et qu’il peut enduire de ses propres excréments et de ses sécrétions sexuelles avant de les offrir à sa petite fille. Revenons tout d’abord aux carnets : ces journaux intimes dits les carnets de l’horreur, sont qualifiés « d’écœurants, d’ignobles, crus, vulgaires, avilissant », qui avait-il dedans ?
Ces carnets, ces journaux sont des fichiers numériques qui sont organisés, structurés toujours de la même manière. C’est comme une lettre qu’il écrit à la victime « cher-e petit-e » suivi du prénom. Dedans il y décrit les gestes qu’il a commis, des agressions donc, mais emballés dans un pseudo-sentimentalisme qui est complètement déplacé et donne l’illusion d’une lettre d’amour. Parfois il imagine que l’enfant a provoqué ses gestes, ou était pour le moins consentant et puis cela se termine toujours par « À bientôt ou Au revoir, je t’aime. » Quelquefois il y a des considérations intimes sur lui, sa vie. Il peut dire qu’il est fier d’être pédophile, il peut dédier des passages à tous ses amis pédophiles… On plonge vraiment dans sa tête. Ce sont 40 à 100 pages par an selon les années.
Ces carnets sont des pièces à conviction essentielle du procès, des milliers de pages d’aveux, d’attouchements, de fellations, de pénétrations avec les doigts, il y note méticuleusement ses éjaculations. Autre pièce à conviction : les disques durs. Qu’y avait-il dessus pour que la gendarme Nadia Martineau en ressorte traumatisée (« un trou noir dont elle mettra des années à sortir »), littéralement en burn-out après les avoir épluchés?
Les carnets sont une chose, c’est de l’écrit. Évidemment que c’est dégueulasse à entendre, mais ce n’est pas la même chose que de voir des images. La rétine est imprimée. Dans ses disques-durs, ce sont des milliers de photos, de vidéos de scènes pédopornographiques, des montages, des scènes de tortures, de pendaisons, de décapitations humaines, des images de petits garçons crucifiés, des choses insoutenables à voir, et puis une accumulation énorme aussi, car ainsi qu’il l’a expliqué à l’audience, il est un collectionneur qui archive. Également des photos issues d’un magazine en vente libre en France – que je ne connaissais pas- qui date des années 80: « Jeune et naturel » qui met en scène des enfants nus. Il scannait les pages de ces magazines. C’est tout un monde scabreux et tout un matériel pédocriminel qui était ainsi archivé.
La question est: comment a-t-il pu passer sous les mailles du filet, sous les radars ? Comment cela a-t-il pu arriver ? Le silence de la famille, des confrères, les manquements de la justice ? Allons-y dans l’ordre… Les erreurs administratives ?
Il est condamné en 2005 suite à l’enquête du FBI et il prend son nouveau poste à Quimperlé en 2006. À ce moment-là, son casier judiciaire est vierge. La direction, dans l’ignorance des faits, l’engage mais après, quand il arrive à Jonzac, qui sera son dernier établissement, son casier n’est plus vierge. Même lui le dit, car il y a un questionnaire à remplir. À la question : « Avez-vous des condamnations ? », lui-même écrira dans son dossier qu’il a été condamné en 2005 pour détention d’images pornographiques. Ce qui n’empêchera pas la directrice de ce dernier établissement de l’embaucher. Dans la procédure, elle expliquera que pour elle, il n’y avait pas d’agressions et donc que ça lui semblait moins grave. Ce point est intéressant car j’en ai parlé la « Présidente de la Protection pour l’Enfance », et elle m’a expliqué que la détention d’images pédopornographiques est souvent sous-évaluée comme délit par rapport à la justice mais aussi par les gens. Or il est à noter que les détenteurs de ces images passent souvent à l’acte. Ce n’est pas quelque chose de neutre.
Le silence des confrères ? Médecins, collèges, responsables de l’hôpital de Quimperlé ont fermé les yeux, jusqu’à l’ordre des médecins et le Ministère de la Santé...
Un homme, le psychiatre Thierry Bonvalot, avait tiré la sonnette d’alarme en 2006, lorsqu’il avait lu un article sur son confrère disant qu’il avait écopé d’une sanction pour ces faits. Rien n’a été fait. Le Conseil de l’Ordre des Médecins, le Conseil Départemental seront avisés et ne feront rien. Un silence est global, institutionnel, personne ne l’empêche, ni au niveau judiciaire, ni administratif.
En effet, l’action de « l’Ordre des Médecins » qui se porte partie civile ne passe pas auprès de certaines victimes, après sa flagrante inaction. En réaction à cette inaction du passé, l’association « La voix de l’enfant » porte plainte en juillet 2022 et avril 2023 pour « non-obstacle à la commission d’infraction » et « mise en danger d’autrui. » On sait que le milieu médical est particulièrement exposé aux violences sexuelles. Ce sont des personnes, des patients toujours en état de fragilité, des corps dont la nudité est banale, car requise. L’intimité est bien écornée au nom des soins. Par exemple, il y a le fait que l’apprentissage des examens cliniques de l’utérus se ferait en apprentissage sur « patiente endormie ». Ainsi des étudiants en première année ont pu, sans consentement, pénétrer des corps sédatés. Le milieu médical est également grandement déséquilibré. Au sommet de la hiérarchie, une très large majorité d’hommes et tout en bas, une armée de femmes (90% d’aides-soignantes). Actuellement 23% des chefs de pôle au CHU sont des femmes. On a vu apparaitre en sus du #METOOhopital, d’autres mouvements comme #payetonuterus, ou encore l’affaire du gynécologue Émile Daraï. Et toujours le silence comme celui du conseil de « l’Ordre des médecins », qu’en penser?
Ce qui est flagrant dans cette affaire, c’est qu’il y a la figure sociale du médecin qui est peu remise en question. On le voit concernant Joël Le Scouarnec, beaucoup disent qu’il était brillant, intelligent, que sa famille était très fière qu’il soit médecin. Il y a cette espèce de toute puissance de la figure du médecin et cela joue aussi sur les victimes, car nombre de victimes étaient très jeunes à l’époque où cela leur est arrivé, et quand ils et elles en ont parlé à leurs parents, on leur a dit : « Mais non, mais c’est normal. Si le docteur t’a mis un doigt dans les fesses, c’est normal. » Car il y a un flou entre ce qu’il a le droit de faire et de ne pas faire. Les gens ne connaissent pas les procédures. Ils pensent que ce sont des gestes médicaux. Là, je parle pour les patients qui étaient conscients au moment des faits. Une trentaine d’entre eux ont des souvenirs.
Et il y a également le fait que c’est une institution très corporatiste et les médecins se serrent les coudes. « L’Ordre des Médecins » lui a permis de continuer ses agissements. On peut parler de baronnies locales pour les conseils départementaux de « l’Ordre des Médecins » qui ne transmettent pas forcément les signalements, les condamnations au Conseil National. Il y a toute une guerre. Avec Le Scouarnec, en partie civile, on a le Conseil National, mais également le Conseil départemental du Morbihan. On peut voir que le Conseil National en a après le Conseil Départemental. Toutes ses institutions se renvoient la balle, se protègent. Et ainsi que vous le disiez, un patient est vulnérable, il va au bloc, subit une anesthésie. Et là, de plus ce sont des enfants, donc encore plus vulnérables
Le silence, ce foutu silence… L’histoire de la famille de Joel Le Scouarnec est marquée par le silence et à chaque témoin, une nouvelle couche d’horreur. Un de ses fils dit: « Moins j’en sais, mieux je me porte. Même après tout ce temps, ça reste tabou. » Le meilleur ami de Joel Le Scouarnec dit : « Ces histoires de braguettes, ce n’est pas mon problème. » Il voit le viol comme quelque chose de banal. Son ex-épouse également. Cachée sous une perruque et après s’être présentée mi-agacée, mi-arrogante à la barre avec des gants et un masque chirurgical, elle dit sans ciller: « Moi-même, j’ai été violée deux fois, enfant par des oncles, et adulte par mon compagnon » Son audition est glaçante. Ses propos sont dérangeants : elle va même jusqu’à dire à propos de sa petite nièce de 5 ans, violée : « Elle est toujours pendue à son cou. Elle est tortueuse cette petite fille. Elle aime capter l’attention… », ou encore « Il y a des enfants qui sont attouchés et qui aiment bien ça. » QUe savait-elle ?
On ne sait pas ce qu’elle savait, mais on sait qu’elle savait des choses. Son argumentaire n’est pas entendable car dans le dossier, il apparaît qu’en 1996, Joël Le Scouarnec écrit dans ses carnets: « Elle sait que je suis pédophile. » Ce « Elle » apparait à plusieurs reprises, même si Marie-France l’épouse a tenté de l’expliquer que ce « Elle » ne serait pas elle. Alors que d’autres « Elle » dans les carnets ne concernent qu’elle. On sait également qu’en 1999, Annie Le Scouarnec qui est la sœur de Joël, donc la mère des premières victimes, le confronte et en parle à sa belle-sœur. Il y a aussi cette fameuse lettre en 2010 où ils sont désinvités du mariage d’amis au motif que, par le passé, Joël Le Scouarnec a agressé l’enfant de ces amis-là. Son épouse ne pouvait pas ne pas savoir. La seule chose qu’elle consent à dire c’est qu’en 1996, elle aurait juste capté un regard que son mari aurait porté sur des enfants de leurs amis. A priori, elle se souvient de plus de choses que cela mais de là à dire qu’elle savait ce qu’il faisait au bloc et qu’il y avait plus de 300 victimes, non. En tout cas, elle savait plus « qu’un simple regard. »
Le frère de l’accusé est, lui, catégorique : « Il y a une personne qui aurait pu faire en sorte que mon frère soit interpellé, c’est sa femme, parce qu’elle était au courant pour son mari, et en fait, elle n’a rien fait. »
Il ne parle pas des victimes du bloc, mais des victimes intrafamiliales. Lui-même était au courant.
La sœur de l’accusé, ayant elle-même subi un viol à l’âge de 14 ans et dont elle dit « On m’a enseigné très tôt à me taire », dénonce la « cruauté » et les « mensonges » de son ancienne belle-sœur, assurant que cette dernière était au courant des agressions sexuelles commises sur ses nièces. Elle reconnait aussi avoir été informé de la pédophilie de son frère en 2000. Elle l’a affronté lors d’un trajet en voiture. Joël Le Scouarnec a alors parlé de « pulsions », dit que sa femme était au courant, qu’il voulait réparer le mal qu’il avait fait. Elle lui a dit de se faire « soigner » et lui a demandé d’envisager des traitements possibles. Néanmoins, toujours ce silence… Alors en deuil de son époux, elle n’ira pas dénoncer son frère à la police. Des éléments sur elle ?
Attention, ne lui jetons pas la pierre ! Elle n’a rien à voir avec Marie-France l’épouse. En 2000, c’est quand Priscilla, l’une de ses filles, lui dit que son tonton Joël l’a violée que sa sœur le confronte en le ramenant à la gare après un repas familial chez leurs parents. Elle ose crever l’abcès et là, il lui ment en lui racontant que ce n’est arrivé qu’une fois, qu’il va aller consulter sauf que lui, dès qu’il met le pied dans le train, il commence à fantasmer sur une autre petite fille (il l’écrit dans ses carnets). Il lui a menti et elle, on ne peut pas dire qu’elle n’a rien fait dans le sens où elle a emmené sa fille chez un psy et a essayé de l’aider. Elle n’a pas fait le pas d’aller voir la police. J’ai eu l’occasion de la rencontrer et elle m’a expliqué qu’à l’époque la parole n’était pas libérée à ce point. Elle ne savait pas si on allait la croire. Elle pensait qu’elle n’avait pas de preuves. Elle n’imaginait pas aller à la police juste avec la parole de sa fille. C’était il y a 25 ans et heureusement les choses ont pas mal évolué aussi, c’étaient des choses dont on ne parlait pas. C’était intrafamilial. Elle ressent une culpabilité énorme pour les victimes d’après 2000 car elle se dit qu’elle aurait pu arrêter la dérive. Elle pensait sincèrement qu’il allait se faire soigner. Elle s’est raccrochée à cette idée.
Parlons des 300 victimes. Elles ont aussi dénoncé les conditions brutales de l’annonce de leurs viols, le manque de ménagement et de psychologie quand on annonce aux victimes les sévices qu’elles ont subi à leur insu, lorsqu’elles étaient sédatées. Le médecin est celui qui vous sauve, vous guérit et à qui vous remettez votre vie, sous couvert de gestes médicaux. Le Scouarnec, c’était une main qui soigne, une main qui viole. Rappelons que certaines victimes se sont suicidées après l’annonce. Une mère également dit avoir « vomi de rage ». Avez-vous rencontré, parlé à des victimes ou à leurs familles ?
Oui, bien sûr. Le procès étant hors norme, la salle des journalistes, la salle des victimes, la salle du public sont à côté. Lors des suspensions, nous avons des échanges informels. Effectivement, l’annonce par les gendarmes est un sujet, car non seulement on apprend qu’on est victime d’un viol ou d’une agression sexuelle mais en plus, il leur a été lu des extraits des carnets les concernant. Elles se sont vues dans les yeux de leur agresseur ce qui est d’une violence extrême. De plus vu l’ampleur du nombre de victimes, les gendarmes n’avaient pas les moyens de leur fournir le temps nécessaire ni une prise en charge psychologique. En une demi-heure, elles apprenaient tout cela et se retrouvaient sur le trottoir dans une détresse absolue, sans le numéro de « France victimes » ou le numéro d’associations ou d’avocats. Quant à l’accompagnement durant le procès, pour l’instant : rien à signaler. Le fait d’être dans une salle ensemble, une salle non sonorisée où elles peuvent décompresser, réagir librement, est une bonne chose, alors que dans la salle d’audience, c’est policé. Étant entre elles, une solidarité voire des sympathies se sont créées. Elles se sentent soutenues et protégées de ne pas être sous les yeux de Joël Le Scouarnec.
Le procès en est encore à ses débuts et l’accusé est loquace, il fait acte de contrition, de nombreux mea culpa. Il dit : « J’en ai fini du mensonge. », « Je me suis laissé envahir par cette perversion », « Je les ai tous trahis, je leur ai menti pour couvrir mes activités et je présente toutes mes excuses… ». Peut-on décemment croire celui qui, durant presque 30 ans, a renouvelé chaque année « son serment pédophile », en était fier dans ses écrits et le justifiait par des arguments philosophiques ?
Il est difficile de le croire. Ses aveux semblent pervers car en même temps, parfois il reconnaît, et la phrase suivante, il justifie par des actes médicaux. Il joue avec les émotions des victimes. Il donne un peu pour retirer ensuite. Par ailleurs, il veut être le seul maître de ses révélations, de son timing.
Sur les années antérieures à la tenue de ses carnets, on se pose la question de savoir si d’autres victimes existent. Il répond : « On ne peut exclure que j’ai commis plus. »
Oui, car il y a un trou dans les carnets entre 1994 et 1996. Il en a détruit une partie. Donc pour ces deux années-là, les enquêteurs se sont référés aux tableaux Excel des fichiers qu’il avait appelé : « vulvettes » pour les petites filles et « quéquettes » pour les petits garçons. De plus, on peut penser que tout n’était pas forcément dans les carnets.
Son quotidien depuis le début de sa détention est de lire des livres d’Eric-Emmanuel Schmitt, de peindre, de prendre des cours d’anglais (sic). Cet homme est glaçant. La réalité dépasse la fiction.
Oui, il fait vraiment peur. Quand je suis des procès, j’essaie de trouver de l’humanité chez l’accusé car c’est quelque chose auquel je crois. Ici, dans ce cas, je n’y arrive pas. J’ai croisé son regard et je n’ai rien vu. Il n’a aucune empathie pour ses victimes. Quand il s’excuse, c’est toujours du même ton monocorde. Il a les mêmes inflexions de voix sur les mêmes mots, comme un disque rayé. On perçoit qu’il n’est pas désolé en fait. On peut même se demander s’il ne jouit pas de ce que l’on projette ses photos horribles ou qu’on lise des extraits de ses carnets. À un moment la Présidente lui a demandé s’il relisait ses carnets, il a répondu « Oui, en janvier de chaque année, je relisais tous les carnets de l’année précédente pour corriger les fautes d’orthographe ». Lui pense que c’est son œuvre. Passionné d’opéra, intellectuel, intelligent, lettré, c’est par ailleurs un lecteur de Matzneff chez qui il trouvait une considération et une validation de ses pulsions. Voir publier des écrits pédophiles par la maison Gallimard, c’est chic. Joël Le Scouarnec a le goût du détail, le souci du gourmet, la sérialité, la méticulosité, comme dans « Le silence des Agneaux ».
Sait-on s’il écrit actuellement en détention ?
Il affirme n’écrire que pour ses cours d’anglais. Néanmoins avant, il participait à un atelier d’écriture au sein de la maison d’arrêt de Saintes.
Voit-il un psychiatre en détention ?
Oui, mais pour le contenu, ceci relève du secret médical. Prochainement, nous aurons les experts qui passeront à la barre. Notamment pour évoquer son passé : a-t-il été violé enfant ?
Car ils ont quasiment tous été violés dans la famille !
On sait que le viol est chose banale dans cette famille. Il ne donne actuellement pas d’informations nouvelles sur le fait d’avoir été violé ou pas par son père. Père qui a violé ses petits-enfants.
J’ai remarqué qu’autour de moi, tout comme avec « l’Affaire Pélicot », et l’impact qu’elle a eue, les gens se posent des questions sur leur propre famille et leur propre passé...
L’affaire Pélicot nous a prouvé que les violeurs étaient un peu partout, le viol conjugal et la soumission chimique sont choses courantes. Ici, c’est le procès de l’inceste car tout a commencé dans sa famille. Cela fait réfléchir. Arnaud Gallais (activiste des droits de l’enfant et cofondateur d’un collectif pour prévenir et protéger) parlait du continent caché des violences sexuelles faites aux enfants. La parole y est beaucoup moins libérée que pour les femmes. Tout le monde peut se poser la question. Par exemple, depuis que je suis le procès, je fais extrêmement attention aux adultes qui peuvent côtoyer mes enfants. Je ne laisserai plus mon fils ou ma fille, seuls avec un médecin.
Plana Radenovic, comment arrivezvous à décrocher en fin de journée ? Trouvez-vous de la joie après tout ça ?
Après avoir lu les plus de 700 pages qui composent l’ordonnance d’accusation, je n’ai pas réussi à dormir. Plongée dans les tréfonds de l’horreur à Vannes. Dorénavant, j’ai du mal à voir les poupées avec lesquelles ma fille s’amuse. Un soir, en rentrant, il a fallu que je les range rapidement, coincée dans un effet spatio-temporel étrange… Ce qui m’aide, c’est de garder une posture de professionnelle, de travailler pour la cause. On n’écoute pas ses horreurs pour rien. On les partage avec la société pour faire changer les choses. Faire savoir pour protéger.
Propos recueillis par Bénédicte Martin