20.10.2025 à 13:02

Placés entre nos mains, ils profiteront des inévitables cahots liés à la lecture pour faire valoir leur droit le plus élémentaire : celui de nous exploser au visage. Kafka a écrit qu’un livre devait être comme une hache pour briser la mer gelée en nous – ne doutons pas que le roman de Paola Masino, "La Massaia", ait cette faculté. Mais, qu’il soit hache affûtée ou bâton de dynamite, le livre censé fissurer notre torpeur doit souvent avancer masqué s’il veut introduire en contrebande les instruments de la détonation.
"La Massaia" surgit dans l’Italie fasciste sous les atours trompeurs d’un conte de Grimm ou de Perrault ; il paraît d’abord en feuilleton dans la revue Tempo mais la censure, qui a parfois autant sinon plus d’acuité que la critique littéraire, n’est pas dupe et s’ingénie à l’expurger : on demande à l’autrice d’en gommer tous les stigmates italiens, comme si exhausser son potentiel universel pouvait en assagir la portée locale. C’est finalement une bombe qui, en 1941, tranchera, en réduisant en cendres l’imprimerie milanaise chargé de sa fabrication en volume. Quand il est enfin publié en 1945, le livre peine à trouver son lectorat, mais n’est-ce pas le sort de bien des ouvrages à vocation explosive ? Le fait est que nous l’avons aujourd’hui sous nos yeux, plus ardent que jamais, toujours aussi stupéfiant, et ce dans une traduction souple et sensuelle signée Marilène Raiola.
D’emblée, Paola Masino assigne son héroïne à résidence, et quelle résidence ! Une malle. Façon de nous dire quelle fragile frontière sépare la relique du trésor, et fait de toute chose oubliée un possible trésor :
« Enfermée dans une malle, qui lui tenait lieu d’armoire, de lit, de buffet, de table et de chambre, remplie de couvertures en lambeaux, de quignons de pain, de livres et de vestiges funéraires – des fleurs en fer forgé arrachés à une couronne mortuaire, des bossettes de cercueil, des voiles de veuves et des rubans blancs, sur lesquels étaient inscrit en lettres dorées ‘À NOTRE CHER PETIT ANGE’ –, l’enfant n’aimait rien tant que broyer du noir. »
Le berceau est un cercueil à celle qui se sait promise à l’empire de la poussière : car tel est bien le destin arrangé de la fillette, un destin de ménagère, de femme au foyer, de fée du logis, bref un de ces destins sinistres et domestiques qui condamnent les sorcières à un usage très restreint du magique balai. D’emblée, disais-je : oui, car en moins de dix pages, dans ce premier chapitre, c’est davantage qu’un personnage et un décor qui nous sont dévoilés. Médusé, le lecteur assiste à l’éclosion d’une écriture de la symbiose, visant à rendre sensible la forêt des influx nerveux qui relient un corps à son milieu, et c’est sans doute la marque de fabrique de Paola Masino, sa signature convulsive, cette façon qu’elle a de tout dépoussiérer. De chercher l’os qui luit sous la percale, la viande assoupie derrière la toile d’araignée. Capiteuse, la phrase nous tourne la tête : on pensait avancer à pas feutrés dans un univers de conte et voilà qu’un grouillement charnel déjà accomplit son œuvre, voilà que des fulgurances sexuelles ébranlent la page, et que l’idée de maturation prend une dimension cosmique :
« La première fois qu’elle vit son sang, la fillette songea au crépuscule. Elle comprit ce qu’il faut d’efforts au soleil pour disperser certains amas de nuages groupés sur l’horizon, lorsque ses rayons trouvent à peine la force de distiller des gouttes de lumière sur le monde. […] Comme elle sentait son corps devenir lourd et douloureux le long de son bassin, il lui semblait qu’il devait en être de même du firmament. »
Il faut devenir femme : l’injonction, relayée par tous les patients rouages familiaux et sociétaux, pèse à ce point sur la fillette éprise de séquestration qu’en grandissant celle-ci fera du plumeau un glaive terrifiant. Mais si le roman brille en maints endroits par ses velléités de parabole, s’il enfle et se contracte sous les spasmes d’une charge subversive, s’il laisse entendre d’insolents accents féministes, il est avant tout, en négatif, un chant d’indépendance, la complainte d’un être dont la chair en folie n’a de cesse d’éprouver l’absurde loi d’un monde confié aux intérêts virils. A la fois profondément éthéré et vertigineusement trivial, n’hésitant pas à fêler le moule narratif à la moindre occasion, La Massaia nous entraîne dans une lente et violente déréalisation, comme si poussée à son acmé la destinée ménagère ne pouvait que basculer dans l’abîme :
« Elle sut que c’était là le vide, infini et éternel. Étourdie par cette pensée, elle allongea les bras en quête d’un appui. Aussitôt, au loin, les lèvres du vide, occupé à aspirer le néant, lancèrent vers elle des filets de bave qui, s’entrelaçant en tous sens au-dessus de sa tête, la liaient solidement au temps et aux lieux, ainsi que le souhaitaient les êtres vivants. »
Poignante jusque dans le burlesque, la sédentaire épopée de cette Cendrillon moderne réserve plus d’une surprise, et l’on comprend très vite que « broyer du noir » est une façon aussi radicale qu’étonnante de vaincre les plus crasses ténèbres. Asservie, la forte mais fissible Massaia l’est, assurément, mais à un tel degré d’ébullition que le foyer où on l’a consignée, comme le roman qui tente de la contenir, menace à tout moment d’exploser. Sous nos yeux sidérés, une femme-artifice réinvente le feu.
Claro, le 21/10/2025
Paola Masino - La Massaia , naissance et mort de la fée du foyer - éditions de La Martinière
18.10.2025 à 16:36

Tout un brulot joyeusement assassin d'un retour de Trump sur lui même, ici vu de Paris, la joie païenne de bruler la bêtise dans ce qu'elle recouvre de plus odieux, l'absolu du pouvoir dont celui de l'argent, l'agression comme mode relationnel, le jeu du plus fort etc... ici vu à travers la manipulation des signes, images, concept publicitaires, objets symboliques décrits dans ce SHOW monumental et mondial, avec force coups de gueule, coups de coude et pour en finir coups de feu.... Ah que cette exposition est plaisante, incisive, rebelle, explosive, adorablement joyeuse, en témoignent ces tons pastels rose par lesquels se crient ces petites scènettes composant ce HOME SWEET BURNING HOME.
Que tout cela est saint, bien vu toute une ironie mordante décape l'espace psychologique de cette amère Hic, comme la chanson de Nougaro, je suis sous, saoul ton balcon, Marie-Christine, et tout cela sous un jour pastelisé, croqué à la Robert Crumb, Johnny Ryan, Paul Kirchner, tout ce que la BD américaine underground a pu faire émerger de plus caustique et de plus rafraichissant en période de CRISE CiVILISATIONNELLE et de RÉGRESSION GÉNÉRALE... Au feu les pompiers aurait hurlé Milos Forman.
Que de mythographies passées ici au VITRIOL, mais en douceur...et en force!
Une question pour Bianca Argimon, pourquoi ne pas aussi s'attaquer à notre belle France Macronisée... avec cette même verve et cet aplomb ?
Pascal Therme, le 21/10/2025
En version galerie policée, ça donne ça :
Bianca Argimón explore une temporalité confuse, quelque part entre fresque antique et peinture à la tempera. Il y a quelque chose d’intemporel dans ses saynètes, une douceur grinçante qui rappelle Bosch ou Brueghel. Depuis plus de dix ans, elle manipule avec une ironie acérée, nos petits drames contemporains, les tissant dans des compositions désabusées, à la fois drôles et inquiétantes.
Dans cet univers, les symboles s’entrechoquent : machines froides au sourire figé,
figures anthropomorphes absurdes, animaux décalés observant le monde avec une indifférence presque philosophique, un Pinocchio aveugle guidé par le seul poids de son nez... L’humour, omniprésent, n’efface jamais l’inquiétude sous-jacente. Il en est, au contraire, le révélateur discret. L’œuvre de Bianca Argimón pourrait passer pour celle d’une lanceuse d’alerte. Elle est bien plus que cela : un miroir doux-amer tendu à notre réalité grotesque. Elle nous entraîne dans un monde où le fou côtoie le réel, révélant avec acuité cette frontière incertaine entre lucidité et folie collective. C’est ce qu’elle nous donne à voir : une insolence silencieuse, une invitation à la révolte discrète, une colère nécessaire face à notre complaisance coupable.
Que faire alors ? Rire encore une dernière fois avant que tout ne devienne mensonge et illusion. Il suffit de regarder les figures qui dominent notre époque pour comprendre ce que notre silence autorise. Leur présence est la preuve flagrante de notre renoncement collectif. Révoltons-nous, pour ne pas fredonner en chœur la chute de notre monde.
Antoine Py & Camille Frasca
Bianca Argimon - Fake it until you lose it ->1/11/2025
Les Filles du Calvaire 21, rue Chapon 75003 paris
18.10.2025 à 14:20

Hervé Baudat dans une photographie soignée et juste, parle avec une très grande sincérité d’une période où il s’occupa de sa Mère grand, en Corse, et du roman de cette attention filiale, de ce temps suspendu, de ses échappées amoureuses, lyriquement sobres, pour tenir la promesse vivante au pli de la vie. Un miroir est tendu entre ces deux expositions au sein de l’atelier/galerie Taylor, et c’est entre ces deux temps que nous voyageons et que s’entendent certains des bruits d’une vie à la Modiano.
« Pourquoi certaines choses du passé surgissent-elles avec une précision photographique ? » écrit-il dans Rue des boutiques obscures et plus avant: « Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeuble l’écho des pas de ceux qui avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si l’on est attentif. » N‘est-ce pas très rapidement ce que les photographies d’Hervé Baudat retiennent au premier chef, cette incomparable retenue des signes qui ont marqué de leurs empreintes ce temps d’une intimité et que, disputés par le rêve, ils appartiennent non plus seulement à celui qui les perçoit et les inscrit dans sa photographie, mais, par la magie de l’écriture à ceux qui s’en font les lecteurs, les témoins actifs. Une possible traversée de ce qui est alors commun se déplace d’un sujet à l’autre, dans leurs retranchements et dans leurs dons. Un imaginaire s’y fait moins sédentaire, plus large et comme augmenté des preuves de l’indicible résurgence de l’Autre, ce confident aimable, capable d’aimer ce qui est aimable en soi pour aimer ce qui est aimable en l’autre afin de s’éprendre du Jeu de l’Amour et du Hasard, jeu subtil de passages et de chemins, de subterfuges et de romans dont la discrétion est une occasion de se réjouir ensemble pour re-trouver ces souvenirs qui appartiennent résolument et désormais, au fond de l’expérience, à tous.
Angélique Boissière expose des nus de qualité, réalisés au format carré dans un noir et blanc impeccable et subtil, ourlé, affranchi par sa lumière, libre. La proposition est franche et généreuse, sensuelle. Angélique Boissière photographie ces jeunes femmes nues sur la plage, en Normandie et en Bretagne, dans le soupir cumulé du vent et du souffle marmoréen de l’océan. Il n’y a pas cette sublimation d’un désir plus sexuellement masculin ou celui d’un Éros lesbien stéréotypé. S’exprime ici le relèvement d’une poétique ligérienne du vent, du sable, de l’être et des corps libérés de leurs poids, vivant dans le regard, quand ils s’épanchent, frémissent de la fraicheur de l’eau dans une notation de la sensation et de la présence.
Une quête d’unité, de rassemblement se joue au hasard de l’évènement que vivent modèles et photographe dans une juste répartition des rôles, sans théâtralité, dans une forme de constat et de reconnaissances, quasi « naturelle ». Cette naturalité des corps libres semble s’accorder à une forme d’existentialisme moderne plutôt que celui d’un naturalisme revendiqué. En effet certaines photographies semblent affirmer par les corps le primat de cette liberté de soi vécue, le primat de l’existence plutôt que celui d’une peinture stricte de la nature. Il est question surtout d’une poétique de la liberté et des sens fondant cette existence dans certaions choix de vie. On augure que ces jeunes femmes ne sont pas là par hasard, qu’elles ont été en quelque sorte choisies, élues, et qu’une sorte de communauté de corps et d’esprit se fonde ici en fondant ce travail, question de fusion et de fonderies comme s’il s’agissait de revenir en esprit à camille Claudel, et à sa sculpture magistrale, au moins en pensée.
En passant cette intensité lumineuse, le regard s’accorde à la peau, à la pose, s’illune de toute sa présence sise en son sensible équilibre pour dire l’aveu de cette fragilité heureuse, remportée contre la clôture répressive de l’époque, et pour le bonheur simple de l’expérience photographique où toute tension se résorbe en son grain, se magnifie pour s’extraire de toute coupure en prolongeant cet éternel présent de l’enfance, quand le jeu se fait plus intensément épreuve de vérité et qu’il porte au delà de ce voir la transitivité des partages. Il est alors ce que Rimbaud en dit, de cette photographie ici débarrassée de toute tension périphérique, prise en la plasticité des beaux tirages, sombres et gais, à la lumière ardente et douce, à la fine écriture, à cet aÏon, lumineux présage de ces vers du poète des Illuminations évoquant l’abandon de tout combat à travers l’involonté de ce tendre bonheur d’une paix sans victoire.
Angélique ne cesse de se photographier à travers ses amies, modèles, une sororité élective, tout en partage et synchronicités, accorte, rebelle, intense, aimantée. Sur les bords de mer ou en intérieur, un chemin s’est fait au pli de ces hanches, de ces cuisses, de ces seins, de ces regards complices, de cet abandon au creux des rochers, aux rouleaux à l’écume blanche, sur le sable, dans le secret de l’atelier, au studio, en intérieur. Ces séances s’annoncent comme un croisement avec le portrait de la jeune fille en feu, le film de Céline Sciamma, repris dans son épissure par l’aveu de ces dos désormais complices et au secret qu’ils portent dans le silence. Un livre en est né, Marées, publié à compte d’auteur, disponible sur le site de la photographe, un livre qui assemble ces jeunes-femmes nues, nées de la vague et du regard d’Angélique.
Où il est question de NU, il est aussi question dialectiquement aussi de UN, de cette unité assemblée par le regard convergent vers une autre série, regard que la photographe porte sur elle même.
Ainsi se dessine le chemin de l’œuvre naissante, la trajectoire des auto-portraits qui suivront et qui me semblent approcher la question de l’identité profonde d’ Angélique, à travers un jeu de mise en scènes et d’interrogations. Quand le sujet porte sur son propre corps, visage, apparence, un regard lent et scrutateur intervient dans l’ intime conviction des mises en scène où elle est, sous l’aspect de la multiplicité des personnages qu’elle incarne, cette auto fiction séduisante, propre à évoquer les différents moments d’une identité complexe. Les miroirs jouent entre eux des reflets qui renvoient à d’autres reflets pour qu’apparaisse sans doute le travail secret de ce sujet inavoué qui en fonde toute la raison, toute l’expérience… Il faudrait ici entrer un peu plus avant au cœur de ce travail, à suivre de près.
Pascal Therme, le 21/10/2025
Hervé Baudat - Dans une même lumière -> 1/11/2025
Angélique Boissière - Lignes et contours + Reflets à soi -> 1/11/2025
Atelier/Galerie Taylor, 7 Rue Taylor, 75009 Paris