15.06.2025 à 13:47
Qui se souvient des boitiers en alu qui contenaient les productions de Basic Channel, le label berlinois de Moritz von Oswald et Mark Ernestus ? Ces pépites dub techno qui se brisaient au moindre effort d’ouverture forcée ? Quand vous arriviez à les ouvrir, le jeu consistait à découvrir le dub présent enfoui sous des tonnes de bruit et de crachements. Mais une fois l’oreille faite, c’était le nirvana. Aujourd’hui, entre Dakar et Berlin, Ernestus reconfigure le son autrement. Explications.
Khadim est une reconfiguration époustouflante du son Ndagga Rhythm Force. L'instrumentation est radicalement réduite. La guitare a disparu, tout comme la concaténation des sabars et la batterie. Chacun des quatre morceaux se concentre sur un ou deux batteurs seulement ; sinon, le seul élément enregistré est le chant, tout le reste est programmé. Les synthés sont dialogiquement verrouillés dans le rythme de la batterie. De manière révélatrice, Ernestus a fait appel à son Prophet-5 bien-aimé, un instrument emblématique depuis l'époque de Basic Channel, il y a trente ans. Sur le plan textural, le son est plus dubwise, piquant d'effets. Il y a une nouvelle spatialité, annoncée dès le début par les sons ambiants de la vie urbaine à Dakar. Au micro, Mbene Diatta Seck se délecte de cette nouvelle ouverture : diva du mbalax, elle transforme avec émotion chacune des quatre chansons en un épisode dramatique distinct, en utilisant différents ensembles de techniques rhétoriques. La musique est tendue, groovy et complexe, comme auparavant, mais plus volatile, intuitive et accessible, avec une expressivité émotionnelle et spirituelle turbulente.
Cela ne veut pas dire que Khadim représente une rupture. Sa capacité de transformation trouve ses racines dans les centaines et centaines d'heures que le Rhythm Force a passées à jouer ensemble. Près d'une décennie s'est écoulée depuis Yermande, le précédent album du groupe. Chaque année pendant cette période, à l'exception des confinements, le groupe a effectué de nombreuses tournées en Europe, aux États-Unis et au Japon. L'improvisation étant au cœur de sa création musicale, chaque performance a été évolutive, menant finalement à Khadim. « Je ne voulais pas simplement continuer avec la même formule, explique Ernestus. Je préférais attendre une nouvelle approche. Après avoir joué tant de fois en live, je voulais capturer une partie de l'énergie et de la liberté de ces performances. » Bien que plusieurs membres de l'ensemble en tournée ne participent pas à cet enregistrement – les percussionnistes sabar, le batteur, le synthétiseur –, leur présence reste présente dans la structure et le swing de la musique.
Lamp Fall est un hommage à Cheikh Ibra Fall, fondateur de la communauté spirituelle Baye Fall. La mosquée de la ville de Touba est connue sous le nom de Lamp Fall, car sa tour principale ressemble à une lanterne. Soy duggu Touba, moom guey séen / Quand vous entrez à Touba, c'est lui qui vous accueille. Après un début rapide et incantatoire, Mbene chante avec un sérieux réfléchi. Sa voix tourbillonne avec une réverbération, sur une interaction serrée, funky et propulsive entre le synthé et la batterie, entrelacée de deux coups de basse. Cheikh Ibra Fall mi may way, mo diayndiou ré, la mu jëndé ko taalibe… Cheikh Ibra Fall amo morome, aboridial / Cheikh Ibra Fall montre la voie à suivre, il nous donne de la force, il rassemble ses disciples… Débordant de grâce, Cheikh Ibra Fall n'a pas d'égal.
Entrecroisée de proverbes wolofs, Dieuw Bakhul est une chanson accusatrice sur la trahison, le mensonge et la médisance. Sur des synthés maussades et tourbillonnants et une basse sinistre et épurée, Mbene lance des bribes de voix flottantes, comme si elle repassait de vieilles conversations dans sa tête. La musique accompagne son désespoir jusqu'au bord de la rupture, à un moment où elle semble si perdue dans ses pensées et ses souvenirs qu'elle menace de se désintégrer. Bayilene di wor seen xarit ak seen an da ndo... Dieuw bakhul, dieuw ñaw na / Arrête de juger tes amis et tes compagnons... Un mensonge n'est pas bon, un mensonge est laid.
Khadim est un morceau phare, actuellement la pièce maîtresse des concerts de Ndagga Rhythm Force. La chanson est dédiée à Cheikh Ahmadou Bamba, alias Khadim, fondateur de l'ordre soufi Mouride. Serigne Bamba mi may wayeu / Serigne Bamba est celui qui me fait chanter. Les couplets citent les noms de membres vénérés de sa famille et de sa confrérie, tels que Sokhna Diarra, Mame Thierno et Serigne Bara. Bien que l'islam soit pratiqué au Sénégal depuis un millénaire, ce n'est qu'au début du XXe siècle qu'il a commencé à imprégner profondément la société sénégalaise ordinaire, parallèlement à l'anticolonialisme. Les vers rappellent ici l'exil de Bamba par les Français au Gabon, puis en Mauritanie, à cette époque fondatrice. Pendant son exil, ses ravisseurs ont un jour introduit un lion dans sa cellule : gaïnde gua waf, dieba lu ci Cheikhoul Khadim / le lion ne bouge pas, il se soumet à Cheikh Khadim. Une basse profonde et puissante, une grosse caisse régulière et des accords simples et réverbérés sur le contre-temps confèrent à ce morceau l'atmosphère et l'élan du reggae steppers. Une flûte joue des bribes d'une mélodie traditionnelle Baye Fall ; le jeu de batterie polyrythmique éblouissant est signé Serigne Mamoune Seck. Mbene mêle de manière captivante vocalises percussives, suspense narratif, louanges exultantes, introspection et griefs.
Nimzat est un hommage dévotionnel à Cheikh Sadbou, un contemporain de Bamba, enterré dans un mausolée à Nizmat, dans le sud de la Mauritanie. Way nala, kagne nala... souma danana fata dale / Je t'appelle et je m'interroge sur toi... Si je suis submergé, viens à mon aide. La ville revêt une importance particulière pour le soufisme khadr. Un pèlerinage annuel y est organisé encore aujourd'hui. Le rythme est joyeusement funky ; l'ambiance est sombre, sobre, inquiétante. Ponctué par des coups de tonnerre, Mbene chante avec une révérence contenue et intense, d'une voix rauque et confidentielle, inébranlable. Nanu dem ba Nimz. Afrique future, techno future, à vous de voir. Mais à écouter en boucle(s) !
JP Samba africaine le 16/06/2025
Mark Ernestus’ Ndagga Rhythm Force - Khadim - Ndagga
15.06.2025 à 12:13
Le Moulin Blanchard
Tout un programme regroupant expositions, projections, lectures, concerts, ateliers, résidences d’artistes, en lien avec les territoires et l’action culturelle rend compte de cette Liberté d’action de l’association. La programmation de cette saison retrouve tout un esprit Beat, axé sur les liens privilégiés que le territoire a tissé historiquement avec la Beat Generation.
La Beat Generation est à l’origine des changements dans la façon d’appréhender le quotidien et les libertés. Son mode de vie a ébranlé les sociétés modernes et inspire les mouvements de mai 68, l’opposition à la guerre du Vietnam ou les contestataires de Berkeley et de Woodstock contribuent à la naissance de cette culture Beat qui régénère, en tant que contre-culture, le mythe américain. Sur la route est une ode aux grands espaces américains, à l’épopée vers l’Ouest, à la découverte de monde nouveaux, alliant créativité débordante et fascination pour les milieux underground et tout l’art qui s’y crée (littérature, jazz, musique, cinéma, etc.), la Beat Generation témoigne également d’un attachement profond aux grands espaces, à la nature et aux spiritualités chamaniques dans lesquelles l’homme est partie intégrante du Cosmos.
-> Ce reportage est en deux parties, la première cette semaine est consacrée à ce qui passe sur place. LA seconde, la semaine prochaine aux expositions hors les murs.
DANS LES MURS,
Sur le lieu même de la ferme qui comporte plusieurs bâtiments, Frédérique Founès évoque ici un lien tout particulier à la naissance de la culture Beat, dans un retour au territoire à travers Pascal Barrier, percheron bien connu et photographe, témoin de la présence de Piero Heliczer, poète et co-fondateur du Velvet Underground et de Friedensreich Hundertwasser.
Piero Heliczer passera les dernières années de sa vie à Préaux du Perche.
https://bainsdouches.net/produit/piero-heliczer-poems-documents-poemes-documents/
Piero Heliczer poems & documents
Piero Heliczer / Pascal Barrier
Photographe au regard affuté bien connu des Percherons, Pascal Barrier a été le témoin de la présence de Piero Heliczer, poète et co-fondateur du Velvet Underground, et de Friedensreich Hundertwasser, à Perche en Nocé. Pris dans les années 80, ses magnifiques clichés en noir et blanc témoignent de la force d’une personnalité hors normes.
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Captation Allen Ginsberg à Paris par François Pain
On retrouve ici avec bonheur des projections où Allen Ginsberg, en shaman, psalmodie jusqu’au cri « who says BOMB » en relation avec le Vietnam, et décline tout un poème autour.
Beat Hotel d’Harold Chapman
Une passerelle objective et territoriale est tendue entre ce mouvement artistique historique et le Perche, la France, Paris aussi plus particulièrement évoqué par la projection du film Beat Hotel d’Harold Chapman, qui chronique dans les années 50/60 la vie des habitants du Beat Hotel à Paris, avec les figures de William S. Burroughs, Gregory Corso, Allen Ginsberg, Piero Heliczer. Harold Chapman s’installe à Paris en 1956 et habite au 9 rue Gît-le-Coeur, un hôtel du quartier latin. Son oeuvre est un indispensable témoignage de ce que fut la Beat Generation.
Suivent ensuite les projections des captations réalisées par François Pain des lectures d’Allen Ginsberg à Paris, faisant partie des collections du CNAP (Centre National des Arts plastiques)
Captation Ginsberg à Paris par François Pain ©PascalTherme 2025
20 000 VICTIMES par an de la coke et du speed…
Thierry Alonso, dit Gravleur
« Le peintre Thierry Alonso, dit Gravleur, artiste du territoire, a été retrouvé décédé en 2021 dans sa chambre à 55 ans. Il laisse une oeuvre magistrale, douloureuse et dérangeante. Un jour de 1999, un passant se fige devant la vitrine de la Connoisseur’s Gallery, où l’un de ses grands formats est exposé. Il entre et achète six de ses oeuvres. C’est le début d’une surprenante amitié entre Johnny Depp et Thierry Alonso, auquel l’acteur consacrera, à Los Angeles, en 2006, une exposition, et un film réalisé par Richard Carroll. Kevin Bacon collectionne aussi ses oeuvres, et l’écrivain Nick Toshes devient l’un de ses plus fidèles soutiens. Ses portraits en grand format, entre autres de Basquiat ou de Burroughs qu’il n’a jamais rencontrés, impressionnent par leur puissance. » DP
Frédérique Founès rend hommage à cet artiste peintre du territoire, dans une étrange et singulière exposition autour de ses portraits et de son amitié avec Johnny Depp. L’exposition inclut une toile de l’acteur faisant dialogue avec ceux de Gravleur, dont entre autres des portraits de Basquiat et de Burroughs. Exposition Gravleur, portraits, dont en bleu la peinture de Johnny Depp.
exposition Graveleur, Photos ©PascalTherme2025
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Le voyage mexicain de Bernard Plossu.
Suivent ensuite deux expositions qui rappellent tout le climat psychologique de ces années et l’aventure qu’elles représentaient, de ces évènements qui appellent la photographie, le film, déjà Voyages, aux multiples sens, dont le très fameux voyage mexicain de Bernard Plossu, marqueur d’une rupture stylistique avec tout un conformisme et surtout d’une nouvelle façon de voir et de photographier.
» Dans la vieille Packard 50, on file vers Guanajuato, dans l’infini de l’espace, des routes, dormant n’importe où autour d’un feu sous les étoiles, réveillés par les paysans, déjeunant dans les marchés ou les cantinas, dansant, chantant partout, bavardant avec des vieillards aux chapeaux de paille esquintés par le temps… ». On peut rapprocher le Voyage Mexicain de Bernard Plossu dans la sublime simplicité de ses images à un film totalement intime et majeur, celui de cet œil si tendrement humain, si présent à la lumière, façonné par l’instant, la scène et l’action qui s’y passe, arrêté à un point qui ressemble beaucoup à cet instant décisif de Cartier Bresson. Ce livre évoque tout un cinéma, celui de Cassavetes et d’Antonioni où voyage le romanesque des personnages et des situations rapportée au réel dans un témoignage construit au fil de l’eau, presqu’en rêvant.
Bernard Plossu a pratiqué la cinémathèque de Chaillot de 1961 à 1965, s’est s’imprégné largement des images de Dreyer, Bergman, Bresson, Bunuel, Eisenstein, Cassavetes, Louis Malle, Godard, Chabrol, Resnais,… Il ne cache aucunement ce qui était alors l’envie de toute une jeunesse partie prenante de ce renouveau dans la société et dans la vie, avant 68, il écrit dans 36 vues; « Toutes ces images ont abouti au Voyage Mexicain, livre de photos d’un jeunot, qui rêvait de devenir cinéaste …. ce qui m’intéressait, c’était que mes photos expriment la vie, l’errance, l herbe, la beauté des Mexicaines et des Américaines. »
Le voyage mexicain, 1965-66 © Bernard Plossu
Autant dire que Plossu, 20 ans à peine en 1965, comptait bien s’exprimer librement, dans ce contexte en inventant une approche beaucoup plus libre formellement ( comme des poèmes silencieux) et narratologiquement parlant, en faisant se rencontrer des corps et des visages, des situations assez romanesques pour devenir immédiatement perceptibles dans cette simplicité apparente des cadres, dans cet instant qui fait photographie puisque tout est dit en une fraction de seconde de chaque situation vivante, la réparation de la roue au bord de la route, sous le soleil exactement, (personne n’a jamais dévoilé la complicité de Plossu et de Gainsbourg) Sur la ROUTE, avec ce couple enlacé et aimant, dans le contre jour très californien de cette lumière du Chiapas…. le rêve se forme, défile la photographie le fixe, le retient, l’établit dans son reflet, dans les pages du livre à venir, opérations réussies…., comme les écrivains donnent à voir en quelques lignes une situation avec personnages, en vous plaçant au centre du récit, en vous impliquant dans l’image.
Plossu n’en reviendra pas de cette période complètement ouverte et totalement libre, il écrit dans 36 vues éditions poetry Wanted, « On est en 1966. On a tous de 20 à 24 ans. Bill conduit la vieille guimbarde (clunker en anglais)… On file au Nord de Mexico, on va plutôt au hasard….on perd vite toute notion du temps. L’herbe est très légère et douce à souhait.Roger, le new-yorkais, toujours défoncé, joue du ukulélé; Juanle poète porto-ricain du violon, Laurie et Karina dansent dans la rue; elles sont tellement heureuses! et moi, je fais des photos; le récit de notre vie, tous ensemble « sur la route ». Pas besoin de lire les livres de Kerouac…Est-on jamais rentré? Ça a continué avec Crazy George, Bob, Mary, sur les routes vers Acapulco, Oaxaca, Puerto Angel avec le maître Guillermo Olguin. une liberté insensée! … on vivait, on roulait dans des paysages gigantesques, qui n’ont jamais quitté nos mémoires. »
Il écrira également ces quelques lignes relatant son départ et son arrivée à Mexico: « J’ai emporté avec moi mon appareil photo et une petite camera d’amateur 8 mm et je suis bien décidé à continuer ce que j’avais commencé intensément, c’est à dire regarder, comprendre, filmer et surtout photographier;….dès mon arrivée, je tombe amoureux fou de ce pays et d’un changement de vie qui me libère totalement. Je photographie la ville de Mexico sans arrêt et commence à voyager avant même les grands voyages de l’époque Beat… » Ici Kerouac, Corso, Bukowski, Chandler, Brautigan, Ginsberg semblent en accords avec Plossu, sans que le jeune homme de 20 ans ait cherché quoique ce soit…. Il se contente de vivre le rêve magique de l’époque, de vivre cette liberté incroyable du voyage et de toutes ses rencontres, ce BIG TRIP qui est au centre de la vie de toute une jeunesse, dans cette contre-culture qui embrasse tous les arts et qui s’enrage à être définitivement vivante et audacieuse.
Il y a une continuité quasi documentaire du voyage mexicain qui renvoie à ces années là et à la façon dont Plossu l’évoque dans différents livres. De plus le sujet: devient photographier la vie, dans ce qu’elle touche à l’aventure, au romanesque du quotidien et à la naturalité des expériences traversées, de franchir les limites, de vivre selon son bon ou mauvais génie; il s’agit alors d équilibres ou de leurs ruptures, de ces passages secrets entre différents référents, vie, mémoire visuelle, photographies relevant également de l’archer….quand quelque chose, objet, paysage, corps, situations, être, traverse le regard, touche l’âme du photographe, il s’en empare immédiatement et le transcris dans une photographie poético-méditative, parfois assez métaphysique, traduisant tout un travail, toute une énergie sur cet éternel présent du ça a été, dans une résolution qui touche à l’échelle de la vie du photographe, toujours soucieux de vivre et d’aller de l’avant, soucieux d »échapper à la mélancolie, aux pièges du temps qui se referme; c’est sans doute pourquoi sa photographie reste ouverte à cet infini, à ces questions métaphysiques qui habitent la part sensible de chacun et qui nous font « humain, trop humain » , qui, surtout, marquent le temps et l’espace. Soixante ans après, elles ont cette fraicheur de la jeunesse ivre et folle de libertés, d’aventures, d’expériences de tous ordres, qui embrasse le monde sans se soucier plus avant de ce que seront les années à venir, vivant à mille pour cent le temps présent. Après, on verra bien!
Bernard Plossu, le voyage mexicain, 1966 ©Bernard Plossu.
Le Road Trip de Marion Scemama et de David Wojnarowicz.
« Dans les années 1980-1990, la photo-journaliste et réalisatrice Marion Scemama s’est immergée dans l’underground de la scène artistique new yorkaise dans ses ramifications les plus radicales. En 2019, dans le sillage de la première rétrospective en Europe de David Wojnarowicz au Mudam, Marion Scemama lui consacre avec François Pain le film/ essai Self-Portrait in 23 Rounds : A Chapter in David Wojnarowicz’s Life (1989-1991). » DP
Il y a une vraie continuité heureuse de style et d’espaces narratifs, de mythologies, de voyages, ce big trip pris à l’épaisseur du jeu entre la vie et la mort, de cette ambition d’avoir été libre dans ses amours et sa sexualité, à un moment de devoir en assumer la triste chute, mais toujours en Femme et en Homme libre. C’est ce dernier voyage que raconte en images Marion Scemama quelques temps avant la disparition de David Wojnarowicz, atteint du Sida. C’est ce récit visuel qui nous est présenté dans toute la force de ses convictions, dans tout l’envol de ces passions électives où figure cet oiseau libre de Braque, ce cœur battant, qui éclaire ces années là rétrospectivement, et en creux, pose la question de son actualité, qu’est devenue cette Liberté Grande, aujourd’hui?
Face à tous ceux qui n’ont pas eu la chance de vivre ces années, cette Beat Generation a la consistance de ses mythes, ses productions incandescentes font partie de l’histoire de l’Art, dorénavant et rappelle au monde toutes les expériences et la productivité de cette génération d’artistes qui a porté haut l’expérience de soi, les valeurs libertaires, œuvrant aux différentes libérations poétiques, sexuelles, transes libératoires qui ont fait un bien considérable à l’époque et dans leurs lègues. Dans cette transmission, le souffle de l’expérience amoureuse, poétique, critique, fait rupture avec le vieux monde, dans le schème de cette nouvelle tendance à vivre au dessus des lois de la société bourgeoise rétrograde, en s’accordant, entre autres le feu inspirant des passions, de toutes les passions, la ré-appropriation d’un lien quasi mystique à la Nature, au Cosmos, expériences du monde s’inscrivant dans la recherche d’un centre, d’une force centrifuge capable de relire tous les conditionnements dans leur psychologie et de les remplacer par l’expérience des limites; il était question de vivre au plus haut, de tutoyer l’infini, telle était l’ambition générale …quitte à se mettre souvent en danger!
A slow Boat in China de Marion Scemama, grand format.
Avec Slow Boat To China de Marion Scemama, défile le film de ce voyage de New Mexico à San Francisco comme une série d’instants choisis, de photographies, en couleur et en noir et blanc, prélevés et faisant la narration visuelle du dernier voyage de David Wojnarowicz, artiste majeur de la scène alternative new-yorkaise; atteint du Sida, ce big trip, sera son dernier voyage, mais la proposition reste, au delà de sa conclusion, plutôt une proposition vivante, une indéfectible attention à aimer la vie dans cette liberté d’être, dans cette recherche créatrice du verbe. Le voyage s’organise de la Vallée de la Mort jusqu’en Californie, passant par Zabriskie Point où résonne encore l’étrange film d’ Antonioni, réalisé en 1969, avec la musique des Floyds.
Ce voyage photographique est devenu un livre assez intime et en même temps très ouvert à ce que furent les relations des acteurs de la Beat Generation entre eux, fidèles à ce qu’ils furent dans cette liberté d’être assez transcendentale pour constituer ces êtres forts et fragiles assumant totalement leurs contradictions. No regret! et même si ces travaux se situent en 1990, ils sont toujours partie prenante de cette façon de vivre et de faire, à quelques dizaines années de distance, parce que l’esprit ne s’étant pas encore épuisé, il est encore l’esprit fondamental de l’époque, ici, avec ses cadrages larges, ses mises en abimes, sa narration simple et efficace, ses écrits sur l’image. Ce sont d’ inestimables documents, entre autres, mettant en scène des relations entre trois personnages dont celle de Marion et de François Pain, évoqué à travers la video de l’exposition un récit en forme de poème ou d’Indian Song, la descente en canot d’une rivière, puis une danse panique, rituel oublié, quasi sexuel, d’une transe chamanique.
Cette danse évoque la puissance de la charge sexualisée des corps, la puissance tellurique des pulsions sauvages, l’appartenance à cet Éros cosmique, aux forces panthéistiques de la Nature, le retour à un primitivisme d’avant la psychologie, d’avant la Kulture, c’est une sorte d’échappée d’un temps d’avant, quand les deux protagonistes en reviennent aux origines du monde, on assiste à une réjouissante danse nuptiale, précédant l’union sexuelle, faisant penser à ce retour à l’être prmier à Quatre jambes et quatre bras, décrit par Platon, comme l’être originaire d’avant la séparation. Il semble ici retrouvé; et c’est bien toute l’ampleur de ces expériences, happenings, experiments qui étaient devenus autant d’intentions de création de cette vie quotidienne dédiée aussi aux sens et à l’amour le plus largement possible, rappelant ce slogan de 68 écrit sur les murs de la Sorbonne « Jouissez sans entraves »… furieusement l’amour devenait une insurrection contre l’ordre établi, un fait politique – faites l’amour et pas la guerre slogan contre la guerre au Viêt Nam – (Faites l’amour, pas la guerre est à l’origine un slogan antiguerre issu de la contre-culture des années 1960 aux États-Unis (Make Love, Not War). Utilisé principalement par les opposants à la guerre du Viêt Nam, ) le corps étant devenu politique, arraisonné par les névroses et les addictions, il devenait au moment de l’amour, un lieu de jouissances dans le surgissement de l’orgasme, une apocalypse régénérescente.
Slow Boat to China a été publié par IS-land Éditions. les films réalisés par Marion Scemama autour de leur collaboration sont parties intégrantes des collections du Whitney Museum of America Art et du CNAP, du Museo Reina Sofia de Madrid.
Marion Scemama, évoque dans ce document sonore sa relation avec François Pain et David Wojnarowicz, auteur entre autre de la série Rimbaud à New York , et de leur dernier voyage en 1991 de New Mexico à San Francisco où il devait faire une lecture de ses poèmes.
Slow Boat to China, Marion Scemama, exposition Moulin Blanchard
La direction artistique du festival est assurée par Frédérique Founès, directrice de l’agence Signatures qui est en charge de la programmation de cette sixième saison, secondé par Patrick Bard, photographe, écrivain et reporter, président de l’association Moulin Blanchard.
Pascal Therme, le 16/06/2025 - première partie du reportage, la seconde la semaine prochaine
Festival New Beat(nick) perché au Moulin Blanchard , 1/2
13.06.2025 à 14:48
Vanessa German ne coche aucune case standard. Née dans l’Ohio, installée en Pennsylvanie, elle se forme en dehors du monde académique, absorbant les influences de la poésie slam, de l’art populaire afro-américain, des traditions vaudou, du hip-hop, de la spiritualité bouddhiste et des esthétiques queer.
Ce syncrétisme culturel irrigue toutes ses œuvres. Chaque sculpture, chaque installation est une sorte de corps-rituel, un « corps-monde » qui donne à voir les blessures et les beautés de la vie afro-américaine. Ses œuvres ne sont pas faites pour être regardées poliment dans un musée : elles sont faites pour être ressenties, presque touchées, comme des fétiches protecteurs.
Son matériau de prédilection ? Le monde. Littéralement. Vanessa German collecte tout ce qu’elle trouve : morceaux de bois, miroirs cassés, perles, dentelles, cristaux, poupées, photos anciennes, armes jouets, bustes de plâtre, étiquettes de bouteille. Sous ses mains, ces objets deviennent porteurs d’histoires et de symboles puissants.
C’est une pratique qu’elle qualifie d’ alchimie sociale ; transformation non seulement esthétique mais politique : elle réenchante des objets jetés pour leur offrir une nouvelle dignité, un nouveau pouvoir. Chaque œuvre est une rébellion douce mais ferme contre l’effacement, la violence, le racisme, la pauvreté et l’invisibilisation.
Vanessa German ne se contente pas d’exposer dans des galeries chic. Elle est aussi la fondatrice du Love Front Porch, un projet communautaire d’art et de guérison dans son quartier de Homewood, à Pittsburgh. Là, elle crée avec les enfants, les mères, les personnes marginalisées. Elle y construit des sanctuaires où l’art devient soin, et la poésie une forme d’activisme.
Elle le dit elle-même :
Mon travail est une offrande. Je crée pour ceux qui ont besoin de voir, de toucher, de croire que la beauté peut naître même dans les ruines.
Emile Tapedur, le 16/06/2025
L’art chamanique de Vanessa German