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30.11.2025 à 17:23

Hugo dérape en Russie

Jean-François Bouthors
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Tout en dénonçant le régime de Poutine et l’invasion de l’Ukraine, l'équipe de HugoDécrypte n’échappe pas au risque de participer à la désinformation.

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Texte intégral (2581 mots)

Lecture de : HugoDécrypte en Russie, relié – illustré, novembre 2025. Créateurs : HugoDécrypte, Christian Lerolle, Kokopello et Kris.

Avec le scénariste Kris et le dessinateur Kokopello, le média HugoDécrypte se lance dans la BD, pour proposer au grand public une « histoire de la Russie ». L’intention est bonne, mais tout en dénonçant l’autocratie russe, le régime de Poutine et l’invasion de l’Ukraine – qui ne le fait pas aujourd’hui ? – l’équipe dirigée par Hugo Travers n’échappe pas au risque de participer à la désinformation.

Hugo Travers a créé en 2015, alors qu’il était encore étudiant à Sciences Po, le média en ligne HugoDécrypte, devenu depuis un « must » de l’information sur les plateformes numériques puisqu’il revendique d’être suivi par 20 millions de personnes sur YouTube, Instagram ou TikTok, principalement des jeunes. Ce qui lui a permis d’interviewer Emmanuel Macron, Bill Gates ou Volodymyr Zelensky, mais aussi principalement des vedettes sportives ou artistiques, avec un sens indéniable de la mise en scène. C’est dire qu’une BD signée HugoDécrypte a toutes les chances de faire beau succès d’édition et peut être un bon vecteur de diffusion de connaissances. Et sur un sujet aussi compliqué et controversé que la guerre en Ukraine, l’idée de faire comprendre ce qu’est la Russie est bien sûr une excellente idée. Mais le compte n’y est pas.

Le sujet est délicat. Aussi Hugo Travers et son équipe prennent-ils soin de préciser qu’ils ont consulté les ouvrages des bons auteurs : notamment Michel Heller, Richard Pipes, Timothy Snyder et Nicolas Werth. Ils assurent avoir travaillé avec un comité d’historiens par lesquels ils se sont fait relire : Pierre Gonneau, Alexandre Sumpf, Anne de Tinguy, Elena Pavel. Voilà qui donne du poids et du sérieux à l’ouvrage. On est toutefois étonné que ces derniers aient laissé passer l’affirmation, placée dans la bouche du personnage de Hugo Travers, selon laquelle « cela fait des siècles que la Crimée est un point de crispation entre l’Ukraine et la Russie ».

La vérité est bien différente. Cette péninsule qui s’avance dans la mer Noire a connu une histoire mouvementée, avec de multiples vagues de peuplements (successivement Huns, Bulgares, Khazars, Kiéviens, Petchénègues, Coumans, Tatars et Mongols). Elle a été principalement sous domination byzantine, puis elle est devenue un Khanat tatar sous protectorat ottoman, à partir de la seconde moitié du xve siècle, avant d’être conquise par les Russes, sous Catherine II, à la fin du xviiie. Sa population est très majoritairement tatare, de religion musulmane. Il faut attendre l’éphémère République populaire d’Ukraine en 1917 pour qu’elle fasse l’objet d’une première revendication officielle ukrainienne.

Si Nikita Khrouchtchev la rattache en 1954 à la République socialiste soviétique d’Ukraine, c’est en partie pour y accroître le poids de la population non ukrainophone dans le cadre d’une lutte déjà engagée par Moscou dans de multiples domaines, notamment culturel et religieux, pour contrer le sentiment national ukrainien. La Crimée, en effet, avait été peuplée de russophones après la déportation des Tatars par Staline. Par ailleurs, il y avait des nécessités économiques : l’alimentation en eau et en électricité de la péninsule et ses voies de communications non maritimes dépendaient de l’Ukraine. Enfin, à l’intérieur de l’URSS, les « frontières » entre les Républiques n’étaient que des délimitations administratives dont l’importance était relative. Au cours de l’histoire soviétique, les frontières de plusieurs républiques ont subi d’importants changements.

En fait, la Crimée n’a été russe que pendant deux siècles et demi, sa géographie physique la rattache à la région de Kherson, sa population tatare a été massivement déportée sous Staline et elle n’a eu le droit de revenir dans la péninsule qu’après l’effondrement de l’Union soviétique. Elle s’est pourtant déclarée dès le 20 janvier 1991 « République autonome ». Ce qu’elle est effectivement devenue au sein de l’Ukraine qui s’est proclamée indépendante en août de la même année, proclamation confirmée par référendum en décembre (approuvé par plus de 56 % des votants en Crimée, et à plus de 59 % dans la ville portuaire de Sébastopol elle-même où stationne la flotte russe !).

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Hugo Travers présente son livre // BFM TV, capture d’écran

Cette erreur de HugoDécrypte n’est pas un détail. Elle révèle un biais qui marque tout l’ouvrage : la volonté d’une prétendue neutralité de la lecture historique qui est proposée. Une manière de dire : « Nous ne prenons parti pour personne. » Tous les faits historiques qui sont rapportés ou presque sont vrais. Mais c’est leur sélection, leur organisation et leur interprétation qui fait problème : l’histoire de la Russie qui est retracée est en réalité celle que se racontent les Russes, celle qu’ils nous ont imposée par un long travail d’influence déjà à l’œuvre à l’époque soviétique et même tsariste.

Certes, les auteurs montrent à juste titre que cette histoire est celle d’une autocratie dont ils décrivent sans fard la violence, la perversion, l’appétit de domination. Certes, la guerre de Poutine est montrée telle qu’elle est et son pouvoir également. Mais c’est en grande partie le discours du maître du Kremlin qui transpire, avec, de temps en temps, pour se démarquer, quelques contrepoints pour se prémunir contre les critiques. Et, surtout, un flou certain sur l’histoire de l’Ukraine.

L’un des principes du récit est de fournir à Hugo un guide à chaque époque, comme le personnage de Virgile conduit Dante dans La Divine Comédie. Pour raconter l’histoire de l’URSS depuis le début de la guerre froide, HugoDécrypte n’a rien trouvé de mieux que de se faire accompagner, par le « James Bond » soviétique, Maxime Issaïev alias l’espion Otto von Stierlitz dont la création littéraire, puis télévisuelle a été accompagnée par le KGB ! Dans les années 1960, pour redorer l’image des « organes », très abîmée par le souvenir des grandes purges staliniennes, Vladimir Semitchastny, chef du KGB, n’avait rien trouvé de mieux que de demander à des auteurs de créer des tchékistes héroïques. En 1966, Julian Semenov signait le roman d’espionnage Aucun mot de passe n’est requis, dont Stierlitz est le personnage central. La suite, Dix-sept Moments de printemps, publiée en feuilleton dans la Pravda en 1969 rencontra un très grand succès populaire. Iouri Andropov, qui avait succédé à Semitchastny deux ans plus tôt, ordonna alors d’en faire une série télévisée à laquelle furent octroyés de très gros moyens. Le succès fut total, attirant en 1973 près de 40 millions de téléspectateurs par soir, dont un certain Vladimir Poutine, totalement fasciné, qui déclara plus tard que le personnage de Stierlitz est à l’origine de sa vocation de kaguébiste.

C’est justement Poutine lui-même qui devient, dans la bande dessinée, le « Virgile » d’Hugo, lorsqu’il explore la période qui suit la chute de l’URSS ! Si bien que la description qui est faite de la période Eltsine tourne à la caricature, de même que celle de la période de Gorbatchev est pour le moins sommaire, pour ne pas dire naïve. Avec de tels guides, Poutine et une créature fictionnelle du KGB, pour explorer l’histoire de l’Union soviétique depuis 1945 puis les débuts de la Russie contemporaine, on n’est pas étonné qu’il ne soit pas question du rôle des « organes » dans la transition politique qui va des années 1980 jusqu’à l’élection de Poutine en 2000, alors qu’il est majeur, en URSS comme dans les pays d’Europe centrale.

Dans la présentation que fait Hugo de la fin de l’URSS, Iouri Andropov qui a régné sur le KGB de 1967 à sa mort en 1984 n’apparaît que dans une vignette qui le montre comme un vieillard hospitalisé avant de mourir, presque un incapable. C’est pourtant un personnage central, celui qui a choisi Gorbatchev pour qu’il entre au Comité central et au Politburo, puis accède au sommet du pouvoir. C’est lui qui le premier a pensé à préparer l’avenir de la Russie après l’échec du communisme. Il est, avec la figure de Staline, l’une des principales références de Poutine.

Le lecteur ne saurait rien ou presque des liens étroits et anciens entre les « organes » et la pègre. Les auteurs se contentent de faire parler Poutine sur ce qu’il est venu faire à Saint-Pétersbourg en 1991 (alors qu’il était un agent du KGB positionné à Dresde en RDA depuis 1985) : « Je suis devenu conseiller du maire. C’est une ville difficile avec de puissants groupes mafieux. Mais je lui ai résolu pas mal de problèmes… » La phrase est évidemment à double sens, mais le lecteur ne saura pas que se trouvant en charge des « relations internationales » de la ville – c’est-à-dire notamment du commerce qui passe par le port, le plus grand de toute la Russie, contrôlé par le crime organisé –, Poutine, membre du KGB, y a construit à la fois sa fortune et son réseau, et que c’est là que s’est forgé le groupe qui tient et exploite la Russie depuis 25 ans avec une poigne de fer. Il ne saura pas davantage que le régime russe qu’il incarne est fondamentalement politico-mafieux.

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HugoDécrypte en Russie // Allary Éditions

Quant à l’Ukraine, elle est traitée dans la plus grande partie du livre d’une manière pour le moins « folklorique », représentée par un personnage inspiré des portraits de Tarass Boulba, ce Cosaque ukrainien dont Gogol raconte les exploits contre… les Polonais ! Hugo Travers n’a manifestement pas pris la mesure de l’importance de savoir comment s’était formée la conscience nationale ukrainienne, comment la lecture de l’histoire de la Rus’ vue de Kyïv, Zaporijjia ou Kharkiv était sensiblement différente de celle qui prévaut à Moscou. Il ne s’est pas attaché à comprendre comment s’est formée au fil des siècles une mentalité politique attachée à la délibération, au régime d’assemblées, à l’autonomie locale, fortement anarchique, diamétralement opposée à celle qui s’est construite dans l’autocratie russe.

Sans savoir cela, sans tenir compte du fait que les Ukrainiens, pendant une grande partie de leur histoire, n’ont pas connu le servage sous lequel ont vécu les Russes depuis Ivan III (à quoi il faut ajouter deux siècles et demi de « joug tatar »), le lecteur de HugoDécrypte en Russie ne peut pas comprendre le pourquoi de la volonté d’indépendance des Ukrainiens ni la cause profonde de la guerre, à savoir l’impossibilité pour la Russie de supporter l’existence d’un contre-modèle démocrate à ses frontières. Ce qui vaut aussi, évidemment, pour les pays baltes, la Pologne et la Finlande ou pour la petite Moldavie… Ce qui éclaire aussi la guerre de Géorgie en 2008 et sa mise sous tutelle ainsi que les jeux complexes de Moscou autour du sort de l’Arménie face à l’Azerbaïdjan.

On fait volontiers crédit à l’équipe de HugoDécrypte de la sincérité et d’une volonté de bien faire. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. Le résultat final, sous couvert d’une description de l’autocratie russe et de ses effets, ressemble fort à de la désinformation, dont la recette se résume en quelques mots « 80 % de miel, 20 % de fiel ». Il ne suffit pas de dire du mal de Poutine et de l’autocratie russe – le Kremlin s’en arrange très bien – pour rendre compte de l’histoire avec justesse et justice. Effrayer les Occidentaux fait aussi partie de l’arsenal rhétorique de la propagande russe. Or aujourd’hui, l’heure est plus que jamais à l’offensive du Kremlin et de ses agents et autres idiots utiles dans la guerre psychologique. HugoDécrypte, hélas, ne s’y oppose pas. En dépit des apparences qu’il s’attache à garder sauves, il dérape.

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30.11.2025 à 17:23

Makine rime avec Poutine

Vincent Laloy
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L’écrivain Andreï Makine, membre de l’Académie française, reste un fidèle adepte de la Russie éternelle et se range du côté de Poutine. 

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Texte intégral (2052 mots)

Ces derniers temps, les poutinolâtres lèvent la tête en France. De sa plume acerbe, Vincent Laloy propose un portrait d’Andreï Makine, lauréat du prix Goncourt et d’autres prix littéraires, membre de l’Académie française, fidèle adepte de la Russie éternelle et qui se range du côté de Poutine. 

Dans l’excellente revue Transfuge d’avril 2023, Arnaud Viviant se demande si Makine, Carrère d’Encausse, Fernandez et Sallenave « ne composent pas une cinquième colonne poutinophile sous la Coupole », L’Obs ayant déjà posé précédemment cette question.

Une fois élu à l’Académie française, Andreï Makine est reçu, en décembre 2016, par Dominique Fernandez, et son épée d’académicien lui est remise par Danièle Sallenave, qui diffuse par ailleurs sa haine d’Israël et vote Chevènement puis Mélenchon ; si elle n’épargne pas Poutine, elle estime que « notre soutien sans réserve à l’Ukraine ne peut à long terme se passer d’un soutien à la Russie, à son peuple12 ». Lors de l’effondrement de l’Union soviétique, Sallenave en est si affectée qu’elle pense que celle-ci « aurait dû d’abord nous porter aux souvenirs, au recueillement, à la piété13 ». Les quelque cent millions de morts dus à cette idéologie mortifère ont dû, depuis l’invisible, apprécier…

Dans son homélie de réception, Fernandez – auteur des 560 pages du complaisant Roman soviétique, un continent à découvrir juge que la Russie est « calomniée dans nos médias14 ».

En réponse, Makine verse dans un poutinisme à haute dose, condamnant « la guerre fratricide orchestrée par les stratèges criminels de l’OTAN et leurs inconscients supplétifs européens ». Il rappelle que Poutine a soutenu à l’élection présidentielle de 2017 la candidature de Fillon – plus tard salarié de la Russie –, le qualifiant de « grand professionnel » et d’ « homme intègre », on ne saurait mieux dire ! De la situation en Irak, en Libye, au Yémen, en Syrie, le nouvel immortel fustige exclusivement le comportement occidental, sans jamais seulement faire état de l’intervention russe alors que battent leur plein les massacres d’Alep, largement dus à l’aviation de Moscou.

Makine ne changera jamais, aligné toujours et encore sur la propagande moscovite. Ainsi, en 2021, il condamne la russophobie et rend hommage à Poutine qui, lui, a « le sentiment viscéral de la patrie15 ».

« L’Occident, c’est la guerre contre la Russie »

Le Figaro du 11 mars 2022 lui accorde une pleine page où, à propos de l’Ukraine, loin de mettre en cause l’agresseur, il accuse les Etats-Unis de comportement « belliciste », dont les Européens ne sont que les « vassaux » soumis, voire persécutés !

Il établit un singulier parallèle entre agressés et agresseurs : « Je plains, écrit Makine, les Ukrainiens qui meurent sous les bombes, tout comme les jeunes soldats russes engagés dans cette guerre fratricide. […] Il faut comprendre ce que pense Poutine. […] Il a compris que l’Europe était vassalisée par les États-Unis. […] Je regrette que l’on oppose une propagande européenne à une propagande russe. »

Pour lui, « il faut le dire clairement, l’Occident est en guerre contre la Russie » – mais non l’inverse –, on croit rêver face à une telle contre-vérité. Il plaide pour « une Europe sans armes, sans blocs militaires », se glorifiant d’avoir rencontré Chirac et Dominique de Villepin, favorables à une Europe de Paris à Saint-Pétersbourg, à laquelle Washington s’est opposé. Seulement Washington ? Des pays de l’ex-bloc soviétique, Pologne en tête, le Makine ignore-t-il ladétestation de Moscou ?

Il se lamente de la fermeture de la chaîne de propagande RT-France, « erreur qui sera fatalement perçue par l’opinion comme une censure ».

Pour cet incomparable oracle, « il s’agit bien de provoquer l’effondrement de la Russie, l’appauvrissement de son peuple ». En aucun cas l’inverse, incroyable mais vrai.

Cet alignement fait aussitôt réagir Wiktor Stoczkowski, directeur d’études à l’École des hautes études en science sociales : « On éprouve un malaise à voir comparer les victimes civiles du pays envahi et les soldats tués de l’armée d’invasion : la comparaison accordée sans distinction aux agressés et aux agresseurs ne laisse pas d’interroger. […] Le président du pays qui se défend et le président du pays qui attaque sont mis sur le même plan, à l’instar des victimes civiles ukrainiennes et des morts militaires russes. »

« Makine, poursuit le professeur, recourt à l’argumentaire emprunté dans la totalité à la propagande poutinienne. […] La Russie annexe des territoires, mais c’est la faute à l’expansionnisme américain. […] Makine parle du “monde du mensonge dans lequel nous vivons”. Songe-t-il à la propagande russe ? Il la mentionne mais son attention se concentre sur “la propagande européenne”. »

L’auteur, pour conclure, de s’étonner que la liberté d’expression serait, selon Makine, bafouée en France : « Il faut beaucoup d’aplomb pour porter ces accusations contre les médias français au moment même où l’on bénéficie de la liberté d’exposer, dans un grand quotidien, les idées proches du dictateur russe16. »

Un an plus tard, Le Figaro du 22 février 2023, lui ouvre de nouveau ses colonnes sur une page entière, où Makine continue à dénoncer non pas ce brave Poutine mais « la brutalité des guerres [américaines] que leurs dirigeants lancent à travers le monde ». L’axe du mal – Russie, Chine, Iran, Corée du Nord, Venezuela and co. –, sans doute composé de braves démocrates épris de paix devant l’éternel, ne paraît pas exister pour le prix Goncourt de 2015, selon lequel, insistons, seuls Washington et l’Europe libre sont les agresseurs.

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Discours d’Andreï Makine à l’Académie française le 15 décembre 2016 // Capture d’écran

Les habituels séides du Kremlin

On ne s’étonnera pas de le voir annoncé au Salon du livre russe, qui se tient au « Centre spirituel et culturel russe » du quai Branly (considéré comme un site possible d’espionnage russe à proximité de l’Elysée et des ministères) du 5 au 7 décembre prochain, auquel participe aussi l’écrivain Vladimir Fedorovski, un habitué de nos plateaux télévisés, ou encore le peintre Mikhaïl Chemiakine. Ce salon est fourni par la librairie d’extrême droite Logos, où un autre propagandiste de haut vol du Kremlin, Xavier Moreau, a dédicacé le 15 novembre son dernier livre, Z Ukraine. Pourquoi la Russie a gagné. Logos est le diffuseur de la « lettre d’informations confidentielles »  Faits et documents, qui s’est tristement distinguée dans des insinuations indignes contre l’épouse du chef de l’État. Moreau est un proche de Thierry Mariani, de Régis Le Sommier et d’Alain Soral.

Comment ne pas s’étonner, ne pas déplorer que Makine ait été nommé chevalier de la Légion d’honneur lors de la promotion du 14 juillet 2025 au titre de la grande chancellerie, étrangement complice ? Nul doute que cet immortel ne le sera que de son vivant…

Comment enfin ne pas opérer un rapprochement de la constance de ses positions avec l’alignement du site d’extrême droite Riposte laïque, en particulier sous la plume d’un Jacques Guillemain, même si, dans la forme, un Makine paraît moins excessif ?

Dans ses outrances du 24 novembre, Guillemain, porte-parole systématique de Moscou, américanophobe systématique, prétend, citant des élucubrations du Monde diplomatique,  que  « les États-Unis sont les seuls responsables de la guerre. […] Le bellicisme américain soutenu par Bruxelles et les leaders européens sera jugé comme un des pires crimes de l’histoire  », pas moins !  

On pourrait également y associer Edgar Morin, haïssant Israël lui aussi, dont Philippe Val a fort bien résumé les impostures de son livre De guerre en guerre, lequel « reprend scrupuleusement la propagande de Poutine et les thèses de Russia Today sur le Donbass et la Crimée, pour accabler l’Ukraine et justifier l’invasion russe. Le tout s’appuyant sur des erreurs historiques assez réjouissantes17. »

Décidément, le parti de l’étranger, aux extrêmes – dont la France insoumise –, ne désarmera jamais.

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30.11.2025 à 17:23

L’Europe doit investir massivement dans le seul pays qui sait se battre : l’Ukraine

Jade McGlynn
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La sécurité de l'Europe est désormais négociée sans elle. Un meilleur plan est possible, mais il exige que l'Europe paie le prix réel.

<p>Cet article L’Europe doit investir massivement dans le seul pays qui sait se battre : l’Ukraine a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (1659 mots)

La chercheuse britannique commente le plan de paix russo-américain proposé à l’Ukraine et  s’insurge contre l’incapacité de l’Europe à peser réellement dans la résolution de ce conflit meurtrier. Le refus de l’Europe de comprendre que l’Ukraine est la seule garantie de sécurité dont dispose notre continent est lourd de conséquences. La défaite ukrainienne changerait l’architecture de sécurité de l’Europe. Et pas en sa faveur. 

Au milieu du chaos absolu provoqué par le plan de paix russe estampillé Witkoff, qui n’est autre qu’une opération psychologique, les discussions sont empreintes de colère envers Washington et Moscou. Mais la seule partie prenante qui échappe à l’indignation qu’elle mérite est l’Europe. L’Europe a le plus à perdre (à l’exception de l’Ukraine), la plus grande responsabilité et le moins d’excuses. Pourtant, elle a choisi la paralysie cependant que d’autres décident du sort de notre continent.

La proposition initiale de Dmitriev ressemblait à un piège grossier et évident, conçu pour affaiblir l’Ukraine et préparer une future guerre. Pourtant, même cette horreur n’a pas suffi pour obtenir un soutien ardent du Kremlin. Poutine a fini par rassembler un maigre enthousiasme peu convaincant. Le Telegram russe murmurait des mots tels que « trahison » et « objectifs de l’opération militaire spéciale ». Depuis lors, l’Ukraine et le secrétaire d’État américain ont résolument modifié le plan. J’imagine donc que la prochaine étape sera le rejet de celui-ci par la Russie.

Tout ceci est utile dans la mesure où cela résout le problème immédiat de ce plan épouvantable. Mais nous sommes toujours face à une question encore plus urgente : comment convenir du cessez-le-feu dont l’Ukraine a vraiment besoin. Au lieu de se pencher sérieusement sur cette question, les Européens ont présenté une contre-proposition si insignifiante qu’elle aurait tout aussi bien pu être élaborée de manière collaborative sur les réseaux sociaux. On peut trouver cette appréciation injuste, mais la position « la Russie devrait simplement quitter l’Ukraine » est au moins cohérente en interne. Insister sur la souveraineté ukrainienne, puis affirmer que la Russie devrait pouvoir imposer une limite de « 800 000 » soldats et non de « 600 000 » est tout simplement bizarre. L’Europe ne se comporte pas comme un acteur géopolitique sérieux.

Au milieu de l’année 2023, des signes indiquaient déjà clairement que la guerre évoluait selon une trajectoire difficile. Je me souviens avoir soulevé en privé des questions sur ce que signifierait une défaite ukrainienne pour l’Europe. Je l’avoue, je le faisais parce que j’espérais qu’en examinant les conséquences, les dirigeants européens changeraient leur approche. Je l’espère toujours.

À l’époque, ces considérations étaient souvent rejetées ou considérées comme une sorte de contamination politique. Les décideurs politiques préféraient se féliciter d’avoir prouvé que la Russie avait tort au sujet de l’inconstance de l’Occident. Mais la Russie avait raison : la détermination de l’Occident était exactement aussi fragile que Moscou le croyait. Pour parler franchement, même en 2022, nous n’avons soutenu les Ukrainiens que parce qu’ils se sont battus comme des héros de la mythologie nordique et ont obtenu des résultats. Nous ne les avons pas soutenus parce que c’était la chose moralement juste à faire.

Entre-temps, j’ai eu du mal à trouver des travaux gouvernementaux approfondis et sérieux sur ce qui se passerait si l’Ukraine perdait. Au lieu de cela, tout le monde perd son temps à imaginer un cessez-le-feu fantaisiste, posant parfois des questions encore plus absurdes sur la « Russie post-Ukraine ».

Comme moi, les responsables européens sont très doués pour se plaindre. Ils se plaignent de Washington. Ils se plaignent de Kyïv. Ils se plaignent les uns des autres. Mais se plaindre n’est pas une politique. Agir, oui.

L’Europe refuse d’utiliser les avoirs russes gelés. Elle refuse de s’engager dans un financement massif et durable de la production de défense ukrainienne. Elle refuse de s’engager dans des projets viables, même partiels, comme le SkyShield. Elle refuse d’assumer les coûts politiques d’un soutien réel. La soi-disant coalition des volontaires n’est pas prête à faire quoi que ce soit d’important. Les budgets de défense augmentent en théorie, mais sont dépensés pour des absurdités dont on ne peut que croiser les doigts pour qu’elles fonctionnent. Pendant ce temps, les usines ukrainiennes – ou celles qui ont la malchance de ne pas alimenter la corruption rampante autour du bureau du président – vivent au jour le jour. Il y a une innovation continue sur le champ de bataille qui n’est jamais mise à l’échelle, ou qui ne l’est qu’en Russie. L’Europe doit investir massivement dans la recherche et le développement dans le seul pays qui sait se battre : l’Ukraine.

Malheureusement, les guerres ne se gagnent pas en publiant des déclarations d’inquiétude.

L’Europe est spectatrice de sa propre sécurité

L’Ukraine a désespérément besoin d’un cessez-le-feu, mais pas de celui que propose la Russie (via Witkoff ou non). Le pays est épuisé, les effectifs sont en baisse, la confiance dans le commandement militaire (par opposition aux héros qui combattent) est faible. Tout le monde déteste les centres de recrutement locaux qui enrôlent les hommes dans la rue. Les problèmes internes de Kyïv, notamment les allégations et les preuves de corruption grave autour du bureau du président, enveniment la situation. Autant de raisons pour lesquelles l’Europe doit intervenir, faire preuve de fermeté et non reculer.

Pendant ce temps, Washington fait un cirque embarrassant. Personne ne sait ce qui se passe et les agents immobiliers de Floride réécrivent les traités et les architectures de sécurité vieilles de trente ans à l’aide de la fonction Google Translate. J’ai sympathisé avec les efforts européens pour courtiser Trump, en partant du principe qu’ils permettraient de gagner un temps précieux (après avoir ignoré pendant une bonne quinzaine d’années les présidents américains qui nous disaient qu’ils se détournaient de l’Europe) pour élaborer et mettre en œuvre une stratégie. Pour être honnête, des signes de stratégie commencent à poindre, mais cela ne suffit pas. Trop souvent, y compris en ce qui concerne PURL [abréviation pour: Liste des besoins prioritaires de l’Ukraine, établie par l’OTAN, NDLR], les Européens ont réagi aux caprices des États-Unis. Personne ne croit autant en son propre charme qu’un diplomate d’Europe occidentale, aussi peut-être que certains responsables pensaient vraiment pouvoir convaincre les États-Unis. En fait, il s’agit probablement d’un cas plus simple d’évitement déguisé en diplomatie.

Lors de leurs discussions avec le secrétaire d’État Rubio, les Ukrainiens n’ont pas pris la peine d’évoquer le contre-projet européen. Et pourquoi le feraient-ils ? L’Europe s’est laissée marginaliser au point que sa propre sécurité est désormais négociée sans elle.

Un meilleur plan est bien sûr possible, un plan qui protège la souveraineté ukrainienne et la sécurité européenne. Mais il exige que l’Europe paie le prix réel, politique, financier et stratégique, or l’Europe n’est pas disposée à le faire, ou du moins pas suffisamment de dirigeants européens. Trop de gouvernements européens continuent de se comporter comme si la perte de l’Ukraine était regrettable mais gérable. C’est une illusion. La destruction de l’Ukraine remodèlerait l’architecture de sécurité de l’Europe pour des décennies, et pas en faveur de l’Europe.

La position actuelle de l’Europe n’avait rien d’inévitable. Elle est le résultat de décisions non prises, de responsabilités évitées et d’illusions auxquelles on s’est accroché trop longtemps. Elle est le résultat de l’arrogance, du refus de réaliser que l’Ukraine est la seule garantie de sécurité dont dispose ce continent, et d’un libéralisme téléologique bizarre qui considère que la démocratie libérale est en quelque sorte destinée à l’emporter selon les lois de l’Histoire.

Si l’Europe continue sur cette voie, un accord sera finalement imposé qui reflétera les intérêts de Poutine et des Américains, qui auront le pouvoir à ce moment-là. L’Europe se plaindra alors bruyamment et avec indignation, comme si elle n’avait joué aucun rôle dans ce résultat.

Ce ne sont pas de nouvelles plaintes qu’il nous faut de la part de l’Europe. Le problème de l’Europe n’est pas qu’elle manque d’options. C’est qu’elle refuse de les utiliser.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

Lire la version originale 

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30.11.2025 à 17:22

Les inversions

Mikhaïl Epstein
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La culture politique russe transforme la super-puissance d’antan en une « anti-puissance » et conduit au suicide de la nation.

<p>Cet article Les inversions a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (4221 mots)

Nous publions, en feuilleton, le quatrième volet du livre du philosophe russo-américain Avant la fin de l’histoire ? Les facettes de l’anti-monde russe (New-York, FrancTireurUSA, en russe). L’auteur y parle notamment de l’inversion, un trait essentiel de la culture politique russe qui transforme la super-puissance d’antan en une « anti-puissance » et peut conduire au suicide de la nation.

Lorsque l’on passe en revue les événements de l’histoire russe contemporaine, on constate l’existence d’un phénomène persistant : celui de la transposition, de l’inversion.

Dès le premier mois de la guerre, après le massacre de Boutcha, on découvrait que les militaires se comportaient comme des criminels : ils tuaient des civils, violaient, cambriolaient, pillaient. Quelques mois plus tard, on apprenait que des criminels – des meurtriers, des violeurs, des pillards – étaient recrutés derrière les barreaux pour être enrôlés dans la société militaire privée Wagner et l’armée régulière, qu’on leur mettait des armes entre les mains et qu’ils rejoignaient les rangs des contractuels et des mobilisés. Cette transformation des militaires en criminels et des criminels en militaires est une inversion dont la logique est caractéristique de l’histoire récente de la Russie.

Il en va exactement de même pour les territoires. Le 30 septembre 2022, quatre régions ukrainiennes ont été rattachées à la Russie : les régions de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijjia. Elles ont dès lors été considérées comme faisant partie de la Russie. Toutefois, il est rapidement apparu que la Russie avait elle aussi développé un lien de dépendance vis-à-vis de ces régions. Quand elles ont été mises sous le régime de la loi martiale, les huit régions russes limitrophes ont été placées en état de semi-guerre ( « niveau d’alerten moyen ») ; les districts fédéraux du sud et du centre (y compris Moscou) ont été placés en état d’ « alerte renforcée » ; et le reste du pays en « état d’alerte minimal  ».

Les inversions ont lieu non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. En essayant de modifier l’ordre mondial et d’établir à l’avenir sa propre hégémonie géopolitique mondiale, la Russie plonge tête baissée dans le passé, parcourant à rebours les étapes de son histoire. En se détournant de l’Occident, en refermant la « fenêtre ouverte sur l’Europe » par Pierre le Grand, elle revient à l’époque de l’autarcie, de l’isolement, aux temps de la Moscovie. En remontant encore, se dessine la perspective pour la Russie de redevenir un simple fief de la Horde d’or, de l’Empire mongol, en fait de deux autres empires – chinois et islamique.

On peut citer quantité d’inversions de ce type, où la volonté de surpasser tout le monde, de se placer « supra, au-dessus », a conduit à des résultats diamétralement opposés. Ainsi, en 2014, après avoir remporté les Jeux olympiques de Sotchi, la Russie est devenue la superpuissance sportive numéro un. Cependant, dès que les fraudes en matière de dopage et les exploits des « chevaliers Porte-Pisse18 » ont été révélés au grand jour, le pays est devenu un paria : non seulement il a dégringolé dans les classements, mais il a fini par être exclu du sport à l’échelle internationale.

Une autre inversion est en train de se produire sous nos yeux : la « superpuissance énergétique » auto-proclamée du milieu des années 2000, qui avait transformé ses ressources naturelles en un instrument de pression politique à l’international, perd à toute vitesse ses positions sur le marché mondial des hydrocarbures. Chaque élan pour se hisser « supra » se métamorphose en un recul vers l’ « hypo ».

La Russie est déjà qualifiée d’ « État voyou » et mise au même rang que la Corée du Nord, l’Iran, le Venezuela… Mais tous ces États, comparés à la Fédération de Russie actuelle, sont des enfants de chœur. Ils ne bombardent pas leurs voisins, ne rasent pas de villes et de villages, ne tuent pas de femmes et d’enfants et ne commettent pas de crimes contre l’humanité sur d’autres terres… La Fédération de Russie mériterait donc qu’on lui accorde un nouveau statut international, auquel elle seule est digne d’accéder – elle si fière de son caractère unique. Elle était une superpuissance, elle est aujourd’hui une anti-puissance (un anti-État).

Ces inversions sont-elles fortuites ? Si une certaine entité, disons le « monde russe », élargit brusquement ses frontières (ce qui le définit) et, ce faisant, les dissout et si elle tente d’absorber une autre entité, alors elle-même est absorbée par celle-ci et la rejoint. La frontière s’estompe entre ce qui est à soi et ce qui est à autrui, entre le droit et le crime, entre la limite et l’arbitraire sans limite… Il n’est alors pas surprenant que des criminels endurcis rejoignent les rangs de l’organisation la plus disciplinée qui soit, l’armée ; que les territoires occupés dictent leurs lois au pays occupant ; et que la course à l’hégémonie mondiale se solde par une chute au bas de l’échelle de l’Histoire.

À cette série d’inversions, il convient d’ajouter la « lutte contre le nazisme ukrainien » proclamée par la Russie, alors que son propre régime politique tend de plus en plus vers le fascisme19. D’une manière générale, les nouveaux termes russes de l’idéologie sont des « tartuffes ». Lorsque Poutine, dans son discours de Valdaï du 27 octobre 202220, prône « le respect de l’identité de chaque société et de chaque peuple », « la possibilité pour chaque peuple […] de choisir sa propre voie, son propre système socio-politique » et accuse l’Occident de considérer « tout point de vue alternatif comme de la propagande subversive et une menace pour la démocratie », il ne fait que projeter sa politique (répressive) sur l’Occident, et la politique occidentale (démocratique) sur lui-même.

À la base de nombreuses inversions se trouve l’équation « aimer = tuer ». En 2014, au plus fort du « printemps russe21 », l’un de ses principaux idéologues, Sergueï Kourguinian, s’est exclamé depuis une tribune moscovite en s’adressant aux Ukrainiens : « Nous vous aimons ! Nous vous aimons ! Nous vous aimons ! » Cela fait penser à du cannibalisme. Après tout, le cannibale aime les gens lui aussi, d’un amour frénétique et dévorant. Jusqu’à leur faire craquer les os. Là réside peut-être le fondement psychanalytique de l’inversion, qui trouve ses racines dans la psychologie infantile : aimer, c’est avaler. Tout ce qui plaît ou attire l’attention d’un bébé, il le met dans sa bouche, et le rôle des parents est de le protéger et de lui inculquer le sens de la réalité. Si ce comportement infantile persiste trop longtemps, il se transforme en cannibalisme. Cela transparaît constamment dans les sondages d’opinion des Russes sur les Ukrainiens : « Ce sont nos frères, nous les aimons. » C’est dit parfois sur le ton du reproche : pourquoi ne comprennent-ils pas leur bonheur, pourquoi ne veulent-ils pas qu’on les avale ? L’Occident a longtemps essayé de raisonner la Russie « comme un parent », de lui inculquer le sens des réalités, le sens des limites, et n’a compris que récemment qu’il n’avait pas affaire à un nourrisson, mais à un cannibale.

En ce qui concerne la « fraternité » des deux peuples, c’est encore une fois le principe d’inversion qui est à l’œuvre. Le premier et le plus terrible des meurtres est « fraternel » : Caïn a tué son frère Abel. Ainsi la guerre de la Russie contre l’Ukraine porte-t-elle l’empreinte indélébile du péché de Caïn.

Cependant, il existe un niveau d’inversion encore plus profond, car il s’agit non seulement d’un fratricide, mais aussi d’un suicide. Parmi les conséquences des bombardements russes sur l’Ukraine, on compte la destruction du département de philologie russe de l’université de Kyïv le 10 octobre 2022, qui frappe par son symbolisme. La Russie elle-même porte atteinte à la langue et à la littérature russes, à l’histoire, à la culture, et à l’image de la Russie dans le monde entier, en somme à tout ce qu’il y avait de bon et de créatif dans son passé et qu’elle anéantit aujourd’hui dans un accès d’autodestruction. Elle anéantit sa patrie spirituelle, la Rus’ de Kyïv, la patrie de sa langue et de sa foi… Ce n’est pas simplement une erreur ou un crime, c’est précisément un suicide, peut-être le suicide le plus grandiose de l’histoire de l’humanité. Si les meurtriers peuvent encore se repentir et faire l’objet de prières, le suicidé, lui, n’a droit ni à un enterrement religieux ni à une commémoration. Difficile d’imaginer ce qui attend un pays suicidaire…

Logique non linéaire d’une psychose de masse

La menace croissante d’une guerre à grande échelle est devenue manifeste dès le 1er mars 2018, lorsque, dans son discours à l’Assemblée fédérale, Poutine a présenté les derniers types d’armement russe, « sans équivalent dans le monde » (les missiles Sarmat, des drones sous-marins géants, un missile de croisière équipé d’un réacteur nucléaire, etc.). Une ovation a accueilli cette démonstration de force dans le public réuni au Manège, grande bâtisse au centre de Moscou. Les auditeurs du message nécrophile de Poutine se sont laissé gagner par une « joie retentissante » (selon l’heureuse expression de Viatcheslav Nikonov, petit-fils du ministre de Staline Viatcheslav Molotov. Il dirige d’ailleurs depuis 2007 la fondation Russkiy Mir – chargée de promouvoir à l’étranger la langue et la culture russes, mais aussi l’idéologie russe). Chaque participant avait ses propres raisons d’applaudir (famille, affaires, carrière, amitié, peur…). Ils étaient individuellement sains d’esprit, mais leur action collective était une folie, une pure psychose semblable à celles de la Russie communiste et de l’Allemagne nazie. Là non plus, les gens n’étaient pas fous : ils étaient pris dans le tourbillon de psychoses sociales qui ne dépendaient plus de leur volonté et de leur raison individuelle.

De nombreux commentateurs et analystes politiques ont interprété cette vaste démonstration de force de Poutine comme un nouveau coup de bluff, une manière de se donner en spectacle. Ils disaient que ces dessins animés sur les super-armes ne cachaient aucune menace réelle. L’individu est un être rationnel qui veille à ses propres intérêts. Si les gens vivent bien, pourquoi iraient-ils mourir ? Or il était de notoriété publique que Poutine et ses acolytes vivaient très bien dans leurs palais et leurs villas, avec leurs capitaux amassés pour des siècles et des siècles. Pour le bien de leurs enfants, de leurs petits-enfants… Non, ils ne voudraient pas la guerre et n’allaient pas la faire – ce n’était qu’un coup de semonce.

Mais une explosion d’enthousiasme militaire est une réalité psychique qui, en soi, peut créer une réalité physique. La logique du XXe siècle, et plus encore celle du XXIe siècle, est loin de l’optimisme des Lumières et des calculs rationnels. La psychose de masse n’est pas du tout une somme arithmétique des volontés individuelles. Les Zinoviev, Boukharine, Toukhatchevski, Iagoda, Iejov22 voulaient-ils mourir, n’aimaient-ils pas leurs enfants ? Ou ces écrivains qui, dans les années 1930, réclamaient l’exécution des ennemis du peuple, et qui furent ensuite eux-mêmes victimes de la même machine ? Personne ne voulait mourir… Mais il existe une logique dans les phénomènes atmosphériques de l’Histoire, et elle est loin d’être linéaire, comme l’exprime le proverbe « qui sème le vent récolte la tempête ».

Si, au début de la guerre, de nombreux Russes ne croyaient pas encore que leur pays puisse commettre de telles atrocités et, pour apaiser leur conscience, les considéraient comme des fakes, aujourd’hui, non seulement ils les justifient, mais en plus ils en redemandent : frapper jusqu’au bout, détruire tout ce qui vit, larguer une bombe atomique… Dans le même temps, l’euphorie des dénonciations, des répressions et des représailles contre les ennemis intérieurs ne cesse de croître.

Il y a les drogues psychédéliques, mais il y a aussi les « sociédéliques » : des injections socio-propagandistes qui agissent comme des psychotropes et stimulent des états de conscience illusoires et modifiés. L’odeur du sang est la drogue la plus puissante qui soit, et elle nécessite des doses de plus en plus fortes. D’abord la Tchétchénie, puis l’Ossétie et l’Abkhazie, ensuite la Crimée et le Donbass, puis la Syrie, et maintenant toute l’Ukraine… Le peuple est en manque. Il réclame du sang frais. Si l’on attise cette soif longtemps et sans fléchir, elle s’intensifie rapidement. On veut alors « ingurgiter » entièrement l’Ukraine, les Pays baltes, l’Europe de l’Est… Et si l’offre ne suit pas la demande croissante, le peuple commence à grogner, à fulminer et se met à la recherche d’un chef plus sanguinaire.

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Rassemblement patriotique à Kemerovo, mai 2022 // Site du parti Russie unie

Les gouttes d’eau qui forment les tsunamis ne se distinguent aucunement par leur composition chimique des gouttes d’eau qui composent une mer calme. Mais une force – un tremblement de terre, un glissement tectonique – les transforme en vagues mortelles, capables de détruire les villes du littoral. Quelle est cette force ? Et pourquoi agit-elle en Russie avec une régularité effrayante ? Notons que presque tous les tsunamis (80 %) se forment dans l’immensité du plus vaste océan, l’océan Pacifique ; s’il était possible de le diviser en plusieurs parties pour le cloisonner, l’onde de choc n’atteindrait probablement pas cette force destructrice. Visiblement, c’est sur le territoire du plus grand pays du monde que les tsunamis de l’Histoire se forment depuis un siècle, submergeant la planète.

Serait-il possible que ses dirigeants et ses habitants, chacun pris un par un, soient assoiffés de mort ? L’analyse chimique des gouttelettes individuelles ne donne aucun résultat probant – et d’ailleurs, lorsque ces individus se retrouvent dans un autre environnement (la diaspora), ils ne diffèrent guère des autres : ils sont actifs, humains, travailleurs, ils excellent dans de nombreux domaines. Mais les lois qui régissent les « milieux continus » sont différentes de celles qui régissent les particules individuelles… Il faut une physique sociale capable d’expliquer comment des gouttes ordinaires forment des vagues meurtrières, la première d’entre elles étant la révolution russe, le bolchévisme, le léninisme ; la deuxième le stalinisme, qui, associé au nazisme, a déclenché la Deuxième Guerre mondiale ; et la troisième, qui se dresse actuellement, étant le poutinisme, le militarisme post-soviétique, prêt à déclencher la Troisième Guerre mondiale. La « physique sociale » est un terme des XVIIe et XVIIIe siècles que l’on utilisait alors pour désigner ce que l’on appellera la sociologie à partir du milieu du XIXe siècle. Il serait toutefois utile de lui redonner vie afin de désigner les modèles (par exemple, les phénomènes non linéaires) communs à la nature et à la société.

On s’entend parfois objecter : aujourd’hui, le peuple n’a plus d’idéologie ou de mythologie de celles qui inspirent les guerres et les révolutions. Mais au XXIe siècle, les idéologies ou mythologies élaborées et leurs théories philosophiques (le marxisme, par exemple) ne sont tout simplement plus nécessaires. Elles correspondaient probablement au niveau relativement faible de développement de la société sur le plan de l’information : il fallait marteler longtemps une idée pour qu’elle se répande progressivement parmi les masses et se métamorphose en une force matérielle. Aujourd’hui, tout se propage instantanément, et il suffit d’une simple impulsion : nous contre eux = les meilleurs contre les pires. Curieusement, la complexification des systèmes d’information qui imitent et remplacent en quelque sorte le cerveau réduit l’homme socialisé à sa seule essence biologique.

Cependant, la psychose militaire peut passer à la phase suivante, où même l’opposition « nous / eux » s’estompe. Selon des sondages réalisés au printemps 2022, la grande majorité de la population, jusqu’à 70 %, soutenait la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Mais lorsque les troupes ukrainiennes reprirent Kherson, forçant l’armée russe à battre en retraite, des explosions d’enthousiasme se firent également entendre en Russie. Cela signifiait-il que l’opinion publique s’était retournée contre le pouvoir ? Non, dès le lendemain, la population se réjouissait des frappes massives de missiles sur l’Ukraine. Le fait est que « pour » ou « contre » est une approche trop rationnelle et binaire pour définir l’état de la société russe. Elle est assoiffée d’émotions fortes, réprimées par l’ère du capitalisme et du petit entrepreneuriat ; elle est donc prête à vivre avec ravissement toute catastrophe, tout désastre, toute horreur. L’extrémisme émotionnel est la marque de notre époque. Toutes les oppositions et confrontations se fondent dans l’extase de la violence. D’où cette explosion d’enthousiasme apocalyptique à l’idée d’une destruction universelle qu’exprime un certain Ivan Okhlobystine, acteur, réalisateur et ancien prêtre orthodoxe. Même si la Russie disparaît, elle entraînera le monde entier dans sa chute, ce qui assure son triomphe : soit sous la forme d’une victoire militaire, soit sous la forme de la fin de tout :

« Même si l’impossible se produit et que nous perdons, cela signifie que le monde entier perdra avec nous. Il ne restera plus rien ! Il n’y aura qu’un grand Néant. Et nous sommes tous prêts pour cette Apocalypse ! Tout le peuple est d’accord […]. D’un seul élan ! Tous ceux à qui j’ai parlé sont pour la victoire ! Les poètes, les artistes… Nous tuerons tout le monde ! Nous n’avons pas besoin d’un monde dans lequel nous ne pouvons pas gagner […]. Et j’en suis ravi ! C’est un tel ravissement ! […] Un Allah akbar du peuple tout entier23 ! »

Cette extase eschatologique est le revers de l’apathie, de « l’impuissance acquise » qui a envahi la société russe. La dépression et le caractère obsessionnel sont les deux faces d’une même psychose. Si le président russe était lynché ou exécuté demain sur la chaise électrique, la population serait aussi enthousiaste que s’il s’agissait du président américain. Si des troupes américaines débarquaient au Kremlin et abattaient tous ses occupants, la liesse serait la même que si Moscou larguait une bombe atomique sur Washington. La population russe est une masse idéologiquement amorphe, mais très chargée émotionnellement.

Cependant, le problème ne réside pas seulement dans l’état psychologique de la population, mais également dans la nature même de la guerre moderne. Le militarisme se transforme en « apocalyptisme », car les armes de destruction massive effacent la différence fondamentale entre soi et les autres. Une catastrophe nucléaire dans la centrale de Zaporijjia pourrait avoir des conséquences mortelles tant pour l’Ukraine que pour la Russie et l’Europe. En conséquence, la société passe d’une dimension militariste à une dimension apocalyptique, où l’horreur et l’exaltation se confondent et où triomphe à nouveau une sorte de mondialisme, mais de nature négative : il ne s’agit plus de division mondiale du travail, d’ouverture ou de prospérité, mais de la destruction mondiale, « la fin de tout ».

Traduit du russe par Nastasia Dahuron

<p>Cet article Les inversions a été publié par desk russie.</p>

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