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12.09.2025 à 14:59

L’illusion d’un Internet « libre » – Par Jonathan Crary

Raphaël Martin
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Dans son dernier essai, L’écorchement du monde – Pour en finir avec l’ère numérique : vers un monde post-capitaliste (Presses du réel, 2025), Jonathan Crary, professeur d’histoire de l’art et d’esthétique à l’Université Columbia de New York, s’attaque de front à l’optimisme béat entourant les technologies numériques. La thèse est sans concession : loin de tisser des […]
Texte intégral (2558 mots)

Dans son dernier essai, L’écorchement du monde – Pour en finir avec l’ère numérique : vers un monde post-capitaliste (Presses du réel, 2025), Jonathan Crary, professeur d’histoire de l’art et d’esthétique à l’Université Columbia de New York, s’attaque de front à l’optimisme béat entourant les technologies numériques. La thèse est sans concession : loin de tisser des liens, l’ère de la connectivité les dissout méthodiquement. Après son ouvrage 24/7, où il dénonçait l’idéal capitaliste d’une vie sans pause, Crary approfondit sa critique. Il décrit un capitalisme en crise généralisée, qui s’appuie sur le numérique pour prolonger son emprise, tout en précipitant la catastrophe écologique. Dans la première partie de l’essai — dont nous publions ici un extrait —, il défend que les outils et les usages numériques sont intrinsèquement incompatibles avec toute perspective post-capitaliste et éco-socialiste. Internet et les réseaux sociaux, loin d’être des espaces de partage, fonctionnent comme des dispositifs d’isolement, de dépolitisation et d’assujettissement, le tout sous couvert de promesses de liberté et d’égalité. L’écorchement du monde est un texte radical, nourri de références philosophiques, d’analyses culturelles et politiques. Un essai qui rappelle la non-neutralité des techniques — en particulier numériques — et invite à dépasser l’illusion d’un Internet « libre » ou de prétendus « biens communs numériques ».

Depuis la fin des années 1990, on nous répète à l’envi que les technologies numériques dominantes font « définitivement partie de nos vies », qu’elles sont « là pour durer ». Le récit cardinal selon lequel la civilisation mondiale serait entrée dans « l’âge numérique » nourrit l’illusion d’une époque historique dont les déterminations matérielles sont gravées dans le marbre : nulle intervention ou altération possible. L’un des résultats de ce phénomène n’est autre que l’apparente naturalisation d’Internet qui, pour beaucoup de monde, serait désormais installé de façon immuable sur notre planète. Les nombreuses mystifications des technologies de l’information dissimulent toutes le fait que ces dernières sont inséparables des stratagèmes funestes d’un système mondial plongé dans une crise fatale. On s’attarde en général assez peu sur la manière dont la financiarisation d’Internet dépend intimement du château de cartes d’une économie mondiale déjà vacillante et menacée par les multiples impacts du réchauffement climatique et de l’effondrement des infrastructures.

Les discours qui mettent en avant le caractère inévitable et permanent d’Internet sont au départ contemporains des célébrations de la « fin de l’histoire » qui fêtent le soi-disant triomphe de l’économie libérale et du capitalisme mondialisé désormais perçu comme sans rival et promis à un règne infini. Même si, sur le plan géopolitique, cette fiction a rapidement volé en éclats au début des années 2000, Internet semblait venir étayer la thèse d’une posthistoire pourtant chimérique. C’est qu’il paraissait mettre en place une réalité par défaut, uniforme, définie par la consommation et comme dissociée du monde physique, de l’amplification de ses conflits sociaux et de ses désastres environnementaux. L’avènement des réseaux sociaux, avec toutes leurs promesses apparentes d’expression de soi, a brièvement laissé entrevoir la réalisation d’une version dégradée de ce que Hegel apercevait à l’horizon, à savoir l’autonomie et la reconnaissance pour tous.

Mais à présent, en tant que composante constitutive du capitalisme du XXIe siècle et dans son fonctionnement même, Internet neutralise notre mémoire et absorbe les temporalités vécues : il ne met pas fin à l’histoire, mais la rend irréelle et incompréhensible.

Notre paralysie mémorielle se manifeste aussi bien au niveau individuel qu’à l’échelle collective. Il n’y a qu’à observer le caractère éphémère de tout artefact « analogique » qui aurait été numérisé : loin d’être préservé, il est ainsi voué à l’oubli et à la perte, nul ne s’émouvant de sa disparition. De la même manière, notre propre « jetabilité » se reflète dans ces appareils qui, s’ils définissent désormais ce que nous sommes, deviennent néanmoins rapidement d’inutiles épaves numériques. Ces mêmes arrangements qui sont censés faire « définitivement partie de nos vies » dépendent en réalité du règne de l’obsolescence, de la disparition et de l’oubli de toute chose qui vous engagerait potentiellement dans la durée. À la fin des années 1980, l’omniprésence de telles temporalités étriquées n’avait pas échappé à Guy Debord : « Quand l’important se fait socialement reconnaître comme ce qui est instantané, et va l’être encore l’instant d’après, autre et même, et que remplacera toujours une autre importance instantanée, on peut aussi bien dire que le moyen employé garantit une sorte d’éternité de cette non-importance, qui parle si haut [1]. »

Au milieu des années 1990, alors qu’Internet était un réseau utilisé depuis des décennies avant tout par des institutions militaires et de recherche, celui-ci s’est mué en un éventail de services en ligne universellement accessibles. Or cette évolution n’est pas la simple conséquence de progrès en matière d’ingénierie des systèmes. Le basculement qui s’est opéré s’inscrit en effet au cœur d’une réorganisation massive des flux de capitaux et d’une transformation des individus en « entrepreneurs de leur capital humain ». De nombreux observateurs ont pu souligner la généralisation de formes de travail caractérisées par leur aspect informel, décentralisé et leur flexibilité. Pourtant, au début des années 1980, rares étaient ceux qui avaient su saisir ce qui se jouait à un niveau plus profond. À titre d’exemple, l’économiste Jean-Paul de Gaudemar était parvenu à identifier une reconfiguration fondamentale du capitalisme allant bien au-delà de la réorganisation du travail et de la dispersion de la production à l’échelle du globe. « Nous vivons en effet une époque où la démonstration est faite que le capital doit désormais reconquérir tout l’espace social dont le mouvement précédent avait eu tendance à le séparer. Si, à ses origines, l’usine sort du corps social, tend à s’en séparer pour élaborer ses propres règles de fonctionnement, il s’agit désormais pour elle de le réintégrer pour le dominer mieux que jamais. [2] » Dans les années 1980, personne n’aurait été capable de prévoir les formes concrètes qu’une telle reconquête prendrait, ni l’implacabilité avec laquelle elle continuerait, des décennies plus tard, à engloutir des pans toujours plus vastes de l’expérience. D’innombrables sphères du social, avec leurs autonomies distinctives et leurs particularités locales, ont disparu ou ont été standardisées sous la forme de simulacres numériques.

Internet est devenu ce dispositif ubiquitaire au sein duquel la société se dissout.

À partir du milieu des années 1990, on a commencé à nous vanter les mérites d’un Internet intrinsèquement démocratique, décentralisant, anti-hiérarchique. On y voyait un outil sans précédent qui favoriserait la libre circulation des idées, échapperait à tout contrôle vertical, et permettrait un accès plus égalitaire aux divers médias. Mais rien de tout cela n’était fondé. Cette brève phase d’enthousiasme naïf n’est pas sans rappeler les espoirs, déçus, qui avaient accompagné dans les années 1970 la généralisation de la télévision par câble. Le récit actuel — celui qui met en scène une technologie égalitariste mise en danger par des firmes monopolistiques tout en se lamentant de l’effritement de la neutralité du réseau et des intrusions dans la vie privée de ses usagers — est tout bonnement faux.

Les « biens communs numériques » n’ont jamais existé et n’existeront jamais.

D’emblée, le déploiement d’Internet auprès du grand public n’est autre qu’une entreprise de confiscation du temps, d’érosion des conquêtes en matière d’autonomie et de dépersonnalisation des liens. La seule raison pour laquelle Internet pouvait sembler plus libre ou plus ouvert dans ses premiers linéaments tient au fait que les projets de financiarisation et d’expropriation n’avaient pas encore atteint cette simultanéité méthodique qui apparaîtra quelques années plus tard grâce à la grande accélération du début des années 2000. Du point de vue des sociétés commerciales transnationales, l’accès universel à Internet a permis de remodeler le travail et la consommation et d’en faire des occupations « 24/7 » libérées de toute contrainte de lieu ou de temps. Une telle évolution a par ailleurs très largement ouvert le champ des possibles en matière de surveillance en ligne des usagers, que l’on peut désormais solliciter à merci — phénomène concomitant à l’intensification de la privatisation du social. Pour reprendre les termes de l’historien des médias Harold Innis, le contrôle que les grandes firmes exercent sur les réseaux numériques peut être compris comme un « monopole du savoir » au service des ambitions d’un empire ou d’un État dominant [3]. Innis avait bien perçu que, tandis qu’ils semblaient démocratiser ou élargir l’accès à l’information, les systèmes de communication avaient eu tout au long de l’histoire une visée plus générale, à savoir la dislocation du tissu social local et régional grâce à l’inscription de ce tissu dans des contextes plus vastes où le monopole du savoir s’applique toujours — pérennisant ce faisant la domination culturelle et économique qui s’exerce à ses dépens. Selon lui, les groupes assujettis ne s’appropriaient dans les faits que rarement ces moyens de communication pour leurs propres desseins politiques.

À partir du milieu des années 1990, la déstabilisation du travail, l’exacerbation des inégalités économiques, le démantèlement des services publics, l’orchestration systémique de l’endettement, ainsi que de nombreux autres facteurs ont entraîné l’apparition de nouveaux modes d’assujettissement politique. L’offre illimitée de divertissements numériques a freiné l’avènement de mouvements de masse anti-système.

Si Internet a pu bénéficier d’un accueil aussi bienveillant, c’est qu’on espérait qu’il pourrait s’agir d’un outil organisationnel indispensable pour les mouvements politiques alternatifs, qu’il offrirait une véritable tribune aux formes d’opposition plus modestes ou marginales.

En réalité, Internet s’est révélé n’être qu’un ensemble de dispositions qui empêchent ou tuent dans l’œuf l’émergence de toute organisation ou action anti-système de longue portée. Internet permet certes de transmettre des informations à un grand nombre de destinataires, et ainsi de prêter main-forte à des mobilisations à court terme portant sur tel ou tel problème précis, souvent en lien avec des politiques identitaires (identity politics), des « révolutions de couleur », des marches pour le climat, ou de brefs élans d’indignation. Mais il faut se souvenir que les larges mouvements radicaux et les mobilisations de masse de plus grande envergure encore qui ont marqué les années 1960 et le début des années 1970 n’avaient pas eu besoin d’une telle fétichisation des moyens matériels utilisés pour leur organisation.

Ceux qui parlent d’Internet comme d’un champ de « sphères publiques » égalitaires, horizontales, font fi de la notion de classes sociales et renoncent à la thèse de la lutte des classes à un moment de l’histoire où ces antagonismes sont plus prégnants que jamais. On peut même dire qu’Internet n’a jamais contribué à décrocher le moindre succès dans la lutte contre le capitalisme ou contre la guerre. À l’inverse, Internet excelle à disperser ceux à qui tout pouvoir a été confisqué dans une mosaïque d’identités séparées, de chapelles, et d’intérêts tout en se montrant particulièrement efficace dans le cimentage de groupes réactionnaires. La fragmentation qu’il engendre devient l’incubateur de particularismes, de racismes et de néofascismes de tout poil. Ainsi que Nancy Fraser et d’autres ont pu le montrer, les politiques identitaires ont été au cœur des stratégies déployées par les élites néolibérales dites « progressistes » : afin d’empêcher qu’une majorité potentiellement puissante ne soit en mesure de se reconnaitre comme telle, celle-ci est divisée en autant de factions distinctes mises en compétition les unes avec les autres dont on accueille avec ostentation une poignée de représentants au sein de la méritocratie [4]. Internet pousse à un degré d’efficacité inédit cette stratégie qui consiste à mettre en avant la diversité et à encourager la compartimentation. En même temps, puisque seules les idées les plus sommairement déballés sont susceptibles de pouvoir circuler sur les réseaux sociaux, tous les programmes au potentiel radical ou insurrectionnel s’en trouvent édulcorés, voire désamorcés, notamment ceux qui ne sont pas voués à produire des résultats immédiats, ou qui peuvent réclamer un engagement sur le long terme. Les théoriciens de la communication sont parvenus à identifier les moyens à travers lesquels certain types de média prenaient les commandes du débat public en le limitant, en redéfinissant ses contours, et en lui dictant ses thèmes. Parmi ces divers « boîtiers de direction » , Internet est devenu le plus infiniment polyvalent et le plus puissant de toute l’histoire des médias de masse. On aurait aujourd’hui peine à trouver une « conversation » qui n’ait été influencée par des mécanismes de plus en plus efficaces destinés à orienter les échanges en ligne et à intervenir jusque dans leur contenu.

[1] Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p.25.

[2] Ouvrage collectif, Usines et ouvriers : figures du nouvel ordre productif, Paris, Maspero, 1990, p.15. (Les italiques sont un ajout de Jonathan Crary.)

[3] Cf. Harold Innis, Empire and Communication, Oxford, Clarendon, 1950.

[4] Nancy Fraser, The Old is Dying and the New Cannot Be Born, Londres, Verso, 2019, p13-14.

© Les presses du réel, 2025.

10.09.2025 à 00:07

Bernard Friot et Sarah Abdelnour : le pouvoir aux travailleurs

la Rédaction
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La crise politique qui secoue la France, en cette rentrée 2025, trouve sa racine dans une crise sociale plus profonde. Grèves, blocages des lieux de production, de consommation et des secteurs stratégiques, revendications de justice sociale et fiscale… À la veille du 10 septembre, nous vous proposons de revenir sur la centralité du travail dans […]
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La crise politique qui secoue la France, en cette rentrée 2025, trouve sa racine dans une crise sociale plus profonde. Grèves, blocages des lieux de production, de consommation et des secteurs stratégiques, revendications de justice sociale et fiscale… À la veille du 10 septembre, nous vous proposons de revenir sur la centralité du travail dans notre société. Ce thème du travail est omniprésent dans les discours politiques, autour notamment des évocations de la « valeur travail ». Les politiques du travail, ou plutôt de l’emploi, s’enchaînent, avec l’objectif affiché de lutter contre le chômage. Dans le même temps, du côté des citoyennes et des citoyens, on se définit souvent par son travail, et ce dernier semble occuper une place toujours plus importante dans la vie des gens. Un travail qui peut être source de souffrance, d’aliénation, ou au contraire d’émancipation, quand on y trouve du sens et que l’on décide de son contenu. C’est de tous ces enjeux que traite notre discussion avec deux sociologues du travail : Sarah Abdelnour, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris-Dauphine PSL, spécialiste des travailleurs indépendants, autrice de Moi, petite entreprise (Puf) ; Bernard Friot, économiste et sociologue du travail, à l’origine de l’association Réseau salariat, co-auteur avec Bernard Vasseur de Le communisme qui vient (La Dispute).

06.09.2025 à 18:34

Jeffrey Sachs : « le complexe militaro-industriel règne en maître à Washington »

la Rédaction
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Jeffrey Sachs a conseillé de nombreux gouvernements dans les années 1980 et 1990, plaidant pour une « thérapie de choc » visant à libéraliser leur économie à marche forcée. Bête noire du mouvement altermondialiste, il rejoint aujourd’hui nombre de ses positionnements, plaidant pour un ordre mondial plus équilibré, libéré du pouvoir de la finance et des interventions […]
Texte intégral (1365 mots)

Jeffrey Sachs a conseillé de nombreux gouvernements dans les années 1980 et 1990, plaidant pour une « thérapie de choc » visant à libéraliser leur économie à marche forcée. Bête noire du mouvement altermondialiste, il rejoint aujourd’hui nombre de ses positionnements, plaidant pour un ordre mondial plus équilibré, libéré du pouvoir de la finance et des interventions militaires occidentales. Très suivies aux États-Unis, ses analyses ne sont que très rarement relayées par la presse française. Opposé dès le premier jour au soutien américain à Israël dans ses bombardements sur Gaza, il critique également la politique russo-ukrainienne de Washington. Après un entretien avec Matt Duss, ancien conseiller en politique étrangère de Bernie Sanders, Le Vent Se Lève donne la parole à cet autre intellectuel américain peu relayé outre-Atlantique.

LVSL – L’administration Trump dispose-t-elle d’une véritable vision de politique étrangère concernant le conflit russo-ukrainien ? Les « isolationnistes » du courant Make America Great Again (MAGA) [nom donné à la base électorale et militante de Donald Trump, essentiellement inorganique NDLR] n’ont pas désarmé, mais les « faucons » traditionnels semblent en meilleure posture que jamais. Pensez-vous que l’administration Trump incarne une voie autonome en matière de politique étrangère, au-delà d’une tentative de concilier ces deux camps contradictoires ?

Jeffrey Sachs – Le complexe militaro-industriel, qui comprend la CIA, les commissions parlementaires des forces armées, la NSA, les industriels de l’armement et une partie du Pentagone, souhaite la poursuite de la guerre. C’est lucratif en termes de ventes d’armes et cela affaiblit la Russie – du moins selon eux -, quitte à sacrifier l’Ukraine. D’autres veulent l’arrêt du conflit : certains par désir de paix, d’autres pour concentrer leur attention sur l’affrontement à venir avec la Chine. Le résultat est un assemblage incohérent, dominé par un président lui-même incohérent, à l’attention limitée, sans compréhension réelle et incapable de formuler une vision stratégique.

LVSL – Vous estimez que la Russie n’est pas l’obstacle principal à la paix. Pourquoi ?

Depuis plus de quatre-vingt ans, de nombreux pays neutres en Europe ont échappé aux ravages de la guerre comme aux tensions de la Guerre froide.

JS – La guerre découle de l’effort mené par le complexe militaro-industriel, depuis 1991, pour affaiblir la Russie, voire la fragmenter – ou la « décoloniser », selon le jargon en vogue à Washington. Cela s’est traduit par l’élargissement de l’OTAN, l’abandon par les États-Unis des traités de maîtrise des armements nucléaires, des « révolutions de couleur » (y compris le Maïdan de février 2014), le renforcement de l’armée ukrainienne et, bien sûr, l’invitation faite à l’Ukraine et à la Géorgie de rejoindre l’Alliance afin d’encercler la Russie en mer Noire. Tout cela avait été exposé en détail par Zbigniew Brzezinski dès 1997, dans son article « A Geostrategy for Eurasia » et dans son ouvrage The Grand Chessboard.

LVSL – Certains responsables russes décrivent les années 1990 comme une décennie de faiblesse nationale et de chaos institutionnel. Vous qui avez participé à la promotion de la « thérapie de choc » en Russie, quel regard rétrospectif portez-vous sur le rôle des États-Unis dans cette période ? L’imposition d’une transition radicale vers l’économie de marché a-t-elle contribué à nourrir l’antagonisme actuel ?

JS – Comme je l’ai expliqué dans cet article, le gouvernement américain a refusé d’apporter un soutien financier à l’Union soviétique en 1990-1991, puis à la Russie à partir de 1992, alors qu’une telle aide aurait grandement contribué à stabiliser l’économie. Ce fut, à mes yeux, une décision délibérée de Washington visant à affaiblir la Russie, ou du moins à prolonger son déclin. Le problème n’était pas la transition vers une économie de marché en tant que telle – qui a porté ses fruits en Pologne et ailleurs – mais bien la décision américaine de ne pas accompagner ce processus. Les comptes-rendus de la réunion du Conseil de sécurité nationale du 4 juin 1991 illustrent la myopie, la superficialité et même l’ignorance des décideurs américains de l’époque.

LVSL – Comment une administration progressiste américaine pourrait-elle prendre en compte les demandes de sécurité de l’Ukraine sans menacer la Russie ? Y a-t-il un chemin qui permettrait de concilier garanties de sécurité pour Kiev et neutralisation, voire démilitarisation partielle du pays, comme Moscou l’exige ?

JS – Depuis plus de quatre-vingt ans, de nombreux pays neutres en Europe ont échappé aussi bien aux ravages de la guerre qu’aux tensions de la Guerre froide. On peut penser à la Suisse, à l’Autriche (après 1955), à la Suède ou encore à la Finlande. Si l’Ukraine adoptait la neutralité, elle serait en sécurité, car ni la Russie ni les États-Unis n’auraient alors la possibilité de la déstabiliser, ni de motivations à le faire. C’est la volonté américaine d’intégrer l’Ukraine à l’OTAN qui a déstabilisé la région. La neutralité devrait être garantie par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, impliquant les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Russie et la Chine.

Les deux formations représentées au Congrès, républicaine comme démocrate, sont sous l’emprise du complexe militaro-industriel

Bien sûr, après onze années de guerre, il y aura aussi des changements territoriaux liés aux pertes subies par l’Ukraine sur le champ de bataille. Avant le coup d’État « euro-Maïdan », en février 2014, la Russie ne revendiquait aucune modification de frontières [en 2014, des opposants au gouvernement ukrainien de Viktor Ianoukovytch renversent celui-ci ; les autorités ukrainiennes issues du soulèvement suppriment la référence à la neutralité du pays dans la Constitution NDLR]. Après ce renversement, Moscou a annexé la Crimée pour l’empêcher de tomber aux mains de l’OTAN. Si l’Ukraine avait correctement appliqué les accords de Minsk II, la Russie n’aurait formulé aucune revendication territoriale sur le Donbass, mais seulement exigé une autonomie, comme le prévoyait Minsk II. Malheureusement, l’Occident et l’Ukraine ont choisi de ne pas mettre en œuvre cet accord – encore une décision insensée des États-Unis.

LVSL – Comment anticipez-vous la réaction des démocrates en cas d’accord équilibré entre la Russie et l’Ukraine, assorti d’un allègement des sanctions américaines ?

JS – Je m’attends à ce que tout accord de paix réaliste soit stigmatisé comme volonté « d’apaisement ». Washington fourmille de va-t-en-guerre. Il n’y a pas de parti de la paix. Le complexe militaro-industriel y règne en maître.

LVSL – Le mouvement « MAGA » exprime une vive opposition aux « guerres sans fin ». Pensez-vous que les progressistes devraient, et pourraient, s’appuyer sur ce puissant sentiment anti-guerre présent dans la base électorale de Trump ?

JS – Les États-Unis ont besoin d’un véritable parti de la paix. Les deux formations représentées au Congrès, républicaine comme démocrate, sont sous l’emprise du complexe militaro-industriel.

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