27.09.2025 à 00:30
Suite à leur participation aux émeutes de l'année 2024 en Nouvelle-Calédonie, des centaines de militants indépendantistes kanak ont été déporté en France métropolitaine pour faire face à la justice. Pendant des mois d'incarcération au Camp Est, S.* et V.* ont voulu témoigner. Condamné à deux ans de prison pour violences sur forces de l'ordre lors des révoltes de 2024, S.* est enfermé à la prison du Camp Est depuis plus d'un an. Depuis sa cellule, il écrit régulièrement des lettres (…)
- CQFD n°244 (septembre 2025) / DjaberSuite à leur participation aux émeutes de l'année 2024 en Nouvelle-Calédonie, des centaines de militants indépendantistes kanak ont été déporté en France métropolitaine pour faire face à la justice. Pendant des mois d'incarcération au Camp Est, S.* et V.* ont voulu témoigner.
Condamné à deux ans de prison pour violences sur forces de l'ordre lors des révoltes de 2024, S.* est enfermé à la prison du Camp Est depuis plus d'un an. Depuis sa cellule, il écrit régulièrement des lettres manuscrites à ses soutiens, à l'extérieur. Avec leurs accords, nous publions des extraits de sa correspondance.
« Je suis observé, surveillé dans cette prison d'État. L'administration pénitentiaire lit mes courriers et peut les censurer, les signaler, les bloquer si elle estime que cela peut porter atteinte à l'intégrité de l'État colonial français […]. L'État veut tout faire pour sortir l'idée de souveraineté et d'indépendance de nos têtes, et ce, par son appareil judiciaire ou comme ici, en usant de moyens psychologiques. Mais il refuse de comprendre que ces aspirations font partie de notre ADN, de notre histoire, de notre quotidien, de nos raisons de nous lever et de nous élever chaque matin. […]
Aujourd'hui je suis capable de dire que le Camp Est est un appareil d'État qui sert à saquer du Kanak. Tu n'imagines pas le nombre d'hommes qui perdent la tête ici, qui sont sous traitements lourds. [...] Les détenus s'échangent entre eux des cachets d'anxiolytiques contre des desserts, des baguettes, du tabac. Pour cela ils marchandent avec les détenus qui bénéficient déjà de traitements réguliers délivrés par les psychiatres. Et ils en consomment à haute dose, écrasés en poudre, mélangés à du tabac, à de l'eau ou à du café… Souvent les détenus tombent KO dans la promenade et il faut les porter jusque dans leurs cellules. Ils ne parlent plus, ne bougent plus. Et ils se bavent dessus, se vomissent dessus, s'urinent dessus, se chient dessus. À force, ils perdent la tête et deviennent des légumes. […]
La lumière de la raison laisse place à l'obscurité et le détenu ordinaire ne peut y échapper. Les hommes deviennent des corps vides dans cette taule. Cela me fait mal au cœur de voir l'état lamentable de mes frères. La prison est remplie de gens qui n'ont commis que des vols. Certains ont pris pour cela des peines à deux chiffres. Ce sont des jeunes, plus que moi parfois. Le plus jeune que j'ai rencontré, il a seulement 16 ans et demi tu te rends compte ? […]
Et puis il y a les piqûres sur les détenus qui font des crises de colère. Le mec dans la cellule à côté de moi, depuis qu'il a fait une crise, il reçoit des piqûres tous les deux à trois jours. Cela fait maintenant deux mois que l'on ne l'entend plus. Il a été incarcéré parce qu'il a pété un carrefour pendant les évènements. Maintenant il ne parle plus, il ne crie plus “Kanaky Dawany1, à bas l'État français.” [...]
L'administration d'État refuse d'admettre les raisons pour lesquelles il y a eu de nombreuses tentatives de mutinerie ici. Pour elle c'est la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) qui a coordonné toutes ces actions en raison du contexte et des dates auxquelles elles ont eu lieu2 […] alors que les raisons réelles et profondes sont simplement les conditions de détention catastrophiques. Malgré les courriers adressés à la direction, aux associations, aux institutions, à la Ligue des droits de l'Homme, rien n'est fait ! La rancœur et la frustration de ne pas être considéré, de ne pas être écouté se sont accumulées et se sont traduites par une radicalisation. Les dates et le contexte ont en effet alimenté les projets de mutineries qu'avaient les prisonniers, mais quel Kanak peut dire qu'à ce moment-là son sang d'autochtone n'a pas bouilli ? Quel Kanak dira que son état ancestral de guerrier ne s'est pas réveillé et manifesté dans son cœur et son esprit lors de cette période-là ? […]
Je ne nie pas le fait que les agents pénitentiaires de terrain subissent aussi les ordres de leur direction, qui subit elle-même le silence et l'inaction du ministère de la Justice. Cela produit des rapports déplorables entre les agents et les détenus. Les détenus commettent des violences physiques sur le personnel pénitencier. Et les agents eux-mêmes profèrent des injures, des menaces. Ils perdent leur sang-froid, vont même jusqu'à entrer dans les cellules et rouer de coups puis humilier les détenus. Il n'y a plus de notion de normalité ici. [...]
Tous les jours et toutes les nuits, B. et moi parlons politique, culture, tradition, social. J'ai hâte de sortir, savourer la liberté et surtout, de ne pas remettre les pieds dans cette taule. Dis aux autres dehors de ne pas nous oublier, nous qui sommes à l'isolement et en détention ordinaire. Nous aussi nous sommes des combattants de la Kanaky libre ! »
***
Pour sa participation aux émeutes de mai 2024, V.* a été incarcéré au Camp Est. Aujourd'hui libéré, il a purgé une peine de neuf mois de prison en semi-liberté. Ses propos ont été recueillis à l'automne dernier par Urgence Kanaky. V. racontait alors ses conditions de détention.
« Notre cellule, c'est un conteneur3. Il y fait très chaud. Elle fait environ 6 mètres sur 2,40 mètres . Elle est prévue pour deux mais la plupart du temps nous sommes quatre à l'intérieur. Du coup c'est tout le temps sale. Le matin au réveil, tu passes un coup de balai mais une demi-heure après, c'est de nouveau aussi sale. Parfois il y a des rats et des cafards qui se baladent sur le sol, entre les matelas. Il y a deux lits superposés et les deux autres codétenus dorment par terre. Il y a une fenêtre pour laisser passer l'air, mais elle n'a pas de vitre, juste des barreaux. Cela fait que quand il y a du vent, on ramasse la poussière et quand il pleut, on prend l'eau. Le froid et la chaleur entrent par cette fenêtre.
Entre les toilettes et le reste de la cellule il n'y a pas de cloison, seulement un rideau. Donc, quand on est dans son lit, on entend tout ce qui se passe dans les sanitaires. On a aussi toutes les odeurs. Pour se créer un peu d'intimité, on découpe parfois les housses en plastique qui protègent nos matelas pour se fabriquer des rideaux.
Lorsque l'on est au bloc4, on a le droit à 45 minutes, une heure maximum par jour en dehors de la cellule. Des fois, l'administration nous interdit le ballon de foot. Le seul moyen pour nous de nous défouler... Le reste du temps, nous passons 23 heures sur 24 enfermés, les uns sur les autres. C'est éprouvant. Beaucoup de personnes ici prennent des cachetons. Je ne sais pas ce que c'est exactement mais ils sont shootés, ils sont loin, tu ne peux pas leur parler.
Et puis il y a les fouilles. On nous fouille à nu presque tous les jours. Dès que l'on sort la journée en dehors de la prison, on est fouillé. On est palpé, touché. Parfois, les fouilles sont très poussées, à l'intérieur des corps. C'est dégradant. Et puis les gardiens qui nous fouillent nous oppressent, ils nous menacent. Ils disent : “si tu ne coopères pas, on va être encore plus violents…” Quelquefois, le fait même de sortir en semi-liberté nous dérange parce que l'on sait que l'on va devoir passer par la fouille après. »
* À sa demande, son identité a été anonymisée.
1 « Kanaky tous les jours »
2 La semaine du 13 mai 2024 plusieurs agents pénitentiaires sont pris en otage au sein de la prison du Camp Est et une mutinerie éclate alors qu'au même moment de violentes émeutes ont lieu dans le reste de l'île.
3 Des conteneurs maritimes ont été installés dans la prison pour réduire la surpopulation carcérale.
4 Un quartier du centre pénitentiaire.
27.09.2025 à 00:30
Martinez
Avec la série Arcane, adaptée du jeu vidéo League of Legends, les studios Riot Games ont tenté le grand reset réputationnel : personnages féminins, queers et badass, ambiance révolte sociale... Mais malgré son succès, cette petite virée dans le monde de l'inclusion n'a pas pris. La communauté la plus bruyante du jeu reste à l'image de l'entreprise qui l'a créé : toxique. En novembre 2021, Netflix diffuse Arcane, une série d'animation issue du très populaire jeu vidéo League of Legends (…)
- CQFD n°244 (septembre 2025) / Garte, Le dossier, CultureAvec la série Arcane, adaptée du jeu vidéo League of Legends, les studios Riot Games ont tenté le grand reset réputationnel : personnages féminins, queers et badass, ambiance révolte sociale... Mais malgré son succès, cette petite virée dans le monde de l'inclusion n'a pas pris. La communauté la plus bruyante du jeu reste à l'image de l'entreprise qui l'a créé : toxique.
En novembre 2021, Netflix diffuse Arcane, une série d'animation issue du très populaire jeu vidéo League of Legends (LoL), produit par les studios Riot Games. Comment ne pas être conquis·es par l'esthétique léchée et le scénario au cordeau mettant en scène le conflit entre les sœurs Jinx et Vi, sur fond de révolte des habitant·es de Zaun contre les artistos de Piltover et leur flic Caitlyn ? Meufs badass, romance queer et ambiance lutte des classes... Alors que LoL est régulièrement pointé du doigt pour la toxicité de sa communauté, l'inclusivité de la série a été au contraire largement saluée. « J'ai l'impression que Riot a envie de reprendre le contrôle sur son image », analyse la streameuse AvaMind dans l'émission « Popcorn ». En effet, suffit-il de mettre en scène des personnages féminins, queers ou encore racisés dans une série pour rendre un tel jeu inclusif ?
La Faille de l'Invocateur ressemble à une mancave, une « caverne d'hommes », où seules 10 à 15 % de gameuses osent se connecter
Avant de vivre une histoire d'amour sur Netflix, Caitlyn et Vi étaient surtout des personnages de LoL, comptant parmi les jeux vidéo les plus joués au monde avec 130 millions de gameur·euses régulier·es. Conçue pour coller à l'idéal de la masculinité geek tant par la représentation genrée de ses personnages que par sa forte compétitivité, la Faille de l'Invocateur (l'arène où s'affrontent les joueur·euses) ressemble à une mancave, une « caverne d'hommes », où seules 10 à 15 % de gameuses osent se connecter. Côté studios, en 2018, la presse se faisait l'écho de discriminations et de harcèlement envers les salariées et collaboratrices de Riot. L'affaire est telle que la justice américaine s'en saisit, et en 2021, deux mois seulement après la sortie d'Arcane, 80 millions de dollars sont versés aux 1 065 salariées et 1 300 femmes ayant travaillé pour Riot en tant que prestataires. Le studio espère que cet accord « démontre [sa] volonté de montrer l'exemple en faisant preuve de responsabilité et d'égalité dans l'industrie du jeu vidéo ».
On est prié de le croire, car cette ambiance toxique en studio avait déjà bien ruisselé parmi sa communauté de gameur·euses. En 2018 toujours, sa frange masculiniste se mobilise pour une cause bien fumeuse : la défense du fessier d'Irelia « Danseuse des lames », l'un des personnages du jeu. Riot venait de retravailler son aspect, et notamment son skin1 « Frostblade » (« Lame de glace »), surnommé par de nombreux joueurs « Frostbutt » (« Fesses de glace »), tant il mettait en valeur le postérieur du personnage. Après refonte, l'emblématique popotin d'Irelia « Frostblade » est gommé, provoquant l'ire d'une partie de la communauté. Des milliers de posts révoltés sur les médias sociaux et une pétition plus tard, Riot recadre la vignette sur le fessier de la Danseuse des lames.
Pourtant, la question de la représentation genrée dans le jeu vidéo est centrale vis-à-vis de l'inclusivité des femmes et des minorités de genre dans ce secteur. « Parmi les personnages corps-à-corps ou gros bagarreurs, les hommes vont être surreprésentés, quand les femmes occuperont davantage les [rôles de] supports », explique la chercheuse Faustine Grosjean dans le podcast « En direct de la cuisine ». En effet, dans LoL, les personnages féminins assurent majoritairement des fonctions de care et de protection. Or, « on a souvent envie de jouer des personnages qui nous ressemblent », poursuit la chercheuse. L'assignation de genre se renforce donc mécaniquement. Faustine Grosjean note néanmoins que « les stéréotypes de genre commencent à se dissiper et à s'amoindrir […] La direction prise par Riot offre aux joueur·euses des personnages de plus en plus diversifiés ». Une dynamique d'autant plus salutaire que les recherches sur le sujet montrent que l'hypersexualisation des figures féminines accroît le cybersexisme dont sont victimes les joueuses.
De là à dire que Riot est un fer de lance du wokisme, il y a un monde. En témoigne l'échec de la mobilisation de la communauté LGBTQ+ contre l'invisibilisation de l'homosexualité du premier personnage noir et gay du jeu sorti en 2022. Le studio avait en effet supprimé les références à ses amants dans certains pays. « Chaque région du monde peut modifier certains aspects du jeu pour s'adapter à la culture locale », avait tenté de justifier Jeremy Lee, l'un des développeurs du jeu. Une position qui a de quoi inquiéter dans un contexte de régression généralisée des droits des personnes LGBTQ+, en particulier aux USA où se trouve le siège de Riot.
D'ailleurs, si Arcane a bel et bien rencontré son public, son manque de rentabilité entraînera sa fin : la série ne sera pas reconduite pour une troisième saison. Alors que Riot misait sur l'intégration du public de la série comme nouvelle rente, l'opération a fait flop. La plupart des nouveaux·elles joueur·euses ne sont pas resté·es, et les ancien·nes ont boudé les skins et autres objets virtuels associés à Arcane vendus en ligne. Le studio se reconcentre désormais sur le jeu, et a même licencié 10 % de son effectif en 2024. Fin de partie.
1 Habillage graphique qui modifie l'aspect d'un personnage.
27.09.2025 à 00:30
Niel Kadereit
Tous les six ont démissionné de la fonction publique : une magistrate, un facteur, un policier, deux enseignantes et une médecin. Pour son documentaire de création Hors-service, le réalisateur Jean Boiron-Lajous les a fait se rencontrer au sein d'un hôpital abandonné. Dans un huis clos intimiste, ils racontent leurs souffrances et désillusions au travail. Le film s'ouvre en mode urbex : caméra à l'épaule, on suit des inconnus explorer à la lampe de poche un hôpital abandonné. La ruine de (…)
- CQFD n°244 (septembre 2025) / Culture, Eloïse PardonnetTous les six ont démissionné de la fonction publique : une magistrate, un facteur, un policier, deux enseignantes et une médecin. Pour son documentaire de création Hors-service, le réalisateur Jean Boiron-Lajous les a fait se rencontrer au sein d'un hôpital abandonné. Dans un huis clos intimiste, ils racontent leurs souffrances et désillusions au travail.
Le film s'ouvre en mode urbex1 : caméra à l'épaule, on suit des inconnus explorer à la lampe de poche un hôpital abandonné. La ruine de l'État Providence faite matière. Un Tchernobyl du service public en quelque sorte. Cela pourrait être le début d'un film d'horreur, à ceci près que le genre a au moins la décence de se montrer rassurant sur un point : il met en scène des fictions, des histoires inventées. Dans son dernier documentaire, Hors-service, qui sortira en salle au mois d'octobre, Jean Boiron-Lajous ne s'embarrasse pas de ces pudeurs de gazelle. L'histoire qu'il raconte, à travers les voix de six anciens fonctionnaires, est bien réelle : celle d'un service public qui se dégrade et abîme ses usagers autant que ses travailleurs et travailleuses.
Postier, juge, baqueux, profs et urgentiste, tous ont été broyés par une institution qui les a vus débarquer emplis d'espoir, de bonne volonté, de naïveté presque. « J'avais envie d'aider tous les élèves », dira l'une des anciennes enseignantes. « Ce que j'ai pu faire ou voir est loin de l'idée d'une justice protectrice des libertés individuelles, celle des livres, que l'on dit être la condition d'une démocratie », dira l'ancienne magistrate. Mais invariablement, les structures se révèlent être plus fortes que les individus, travaillés par leurs problèmes éthiques et malmenés par des techniques managériales importées du secteur privé.
Grâce à une photographie soignée et des choix de mise en scène empruntant à la fiction, le spectateur est transporté dans un rêve brumeux où il côtoie les fantômes de la fonction publique, leurs souvenirs et leurs tourments. Rapidement, la caméra réussit à se faire oublier et l'on se retrouve plongé au cœur d'une thérapie collective. Les six « affranchis », selon l'expression de l'ancienne médecin du groupe, se reconstruisent peu à peu en habitant ensemble cet ancien hôpital à travers différentes activités : séance de sport, bricolage, discussions à cœur ouvert, dîner, fête. Une sorte de télé-réalité pour fonctionnaires brisés.
Au moment des crédits, un léger goût d'inachevé demeure pourtant. Tout au long de l'heure et demie de film, la fonction de ces institutions – la police, la justice ou encore l'école – n'est jamais interrogée. Leur violence est-elle uniquement la conséquence de coupes budgétaires successives ou bien se loge-t-elle au cœur même de leurs structures ? On aurait aimé que la question soit au moins effleurée.
1 Exploration urbaine, une pratique consistant à visiter des lieux construits et abandonnés par l'homme.
27.09.2025 à 00:30
Thelma Susbielle
Inspiré des travaux de Bernard Friot sur le salaire à vie, Camille Leboulanger imagine un monde sans propriété où chaque habitant·e touche un revenu garanti à vie. Son roman, Eutopia, n'est pas une utopie, c'est mieux que ça : une alternative concrète au capitalisme. Le salaire universel, ça fait rêver, non ? À celleux qui balaient l'idée comme une illusion naïve, Camille Leboulanger répond non pas utopie, mais Eutopie. Un monde alternatif, pensé de bout en bout. CQFD est passé à côté de (…)
- CQFD n°244 (septembre 2025) / CultureInspiré des travaux de Bernard Friot sur le salaire à vie, Camille Leboulanger imagine un monde sans propriété où chaque habitant·e touche un revenu garanti à vie. Son roman, Eutopia, n'est pas une utopie, c'est mieux que ça : une alternative concrète au capitalisme.
Le salaire universel, ça fait rêver, non ? À celleux qui balaient l'idée comme une illusion naïve, Camille Leboulanger répond non pas utopie, mais Eutopie. Un monde alternatif, pensé de bout en bout. CQFD est passé à côté de sa sortie en 2022 aux éditions Argyll, mais ce roman méritait bien qu'on y revienne. Puisant dans les recherches de Bernard Friot, sociologue et économiste, l'auteur dessine un horizon où la planète et le bonheur des habitant·es passent avant tout.
Le récit se construit autour d'Umo, narrateur qui retrace toute son existence dans ce monde débarrassé de la propriété. Ici, « propriétariste » est devenu une insulte. Les biens appartiennent à tous·tes, et même la famille a été défaite. Les enfants, élevés par la communauté, connaissent leurs géniteur·ices mais circulent librement d'un foyer à l'autre. Fini les patronymes : on ne transmet plus que des prénoms. Et à la sortie du secondaire, tombe le premier salaire. Tandis qu'Umo choisit de bosser dans un atelier de luminaires, son pote Ulf part voyager, Gob se consacre à l'écriture et Livia à la recherche. Liberté totale : chacun·e trace sa voie, porté·e par ce revenu garanti qui tombe chaque mois. La vie d'Umo se déroule entre amours, découvertes, doutes et accomplissements personnels, jusqu'au crépuscule de son existence, où il finit par créer sa propre communauté avec les trois personnes qu'il aime.
Si les propositions des économistes sur le salaire à vie peuvent paraître abstraites, Eutopia a le mérite de les incarner. C'est un roman biographique, presque documentaire, qui lève le voile sur la réalité quotidienne d'un monde décroissant, écologique et anticapitaliste. Un sacré pavé, certes, mais d'une lecture fluide, capable peut-être de convaincre même les « propriétaristes » de signer la fameuse Déclaration d'Antonia qui fixe qu'« il n'y a de propriété que d'usage ». Leboulanger détaille l'organisation du travail, des transports, de la production alimentaire, ou encore des décisions collectives avec une précision réjouissante.
Toutefois, ce n'est pas un récit complètement utopique… Gob, l'une des amoureuses d'Umo, confesse sa peine d'avoir dû quitter ses parents – des propos qui sonnent décalés aux oreilles de ses lecteur·ices. Elle fait aussi partie de celles et ceux qui contestent la règle d'un demi-enfant par personne, fixée pour limiter la croissance démographique et régénérer la planète. Le roman donne ainsi voix à plusieurs tensions, et fait circuler Umo à travers des milieux contrastés. On regrettera toutefois certaines zones d'ombre : rien, ou presque, sur les prisons, la criminalité, la colonisation… Reste une fresque qui donne envie. Un roman pour qui veut rêver d'un monde sans exploitation, sans hiérarchies écrasantes, sans violences institutionnelles, ni contre les humain·es ni contre les autres êtres vivants.
21.09.2025 à 16:43
Dans HumAngle, média subsaharien, le journaliste Labbo Abdullahi propose une enquête sur le calvaire d'agriculteur·ices nigérian·es qui font face à l'accaparement de leur gagne-pain par des groupes armés. Extraits. « La voix d'Isa Adamu est à la fois résignée et remplie de colère. “L'insécurité a vraiment affecté notre rendement”, confie cet agriculteur de 45 ans à HumAngle, en périphérie de Shinkafi, dans l'État de Zamfara, au nord-ouest du Nigéria. […] Ce qui avait commencé en 2011 (…)
- CQFD n°244 (septembre 2025) / Morceaux volésDans HumAngle, média subsaharien, le journaliste Labbo Abdullahi propose une enquête sur le calvaire d'agriculteur·ices nigérian·es qui font face à l'accaparement de leur gagne-pain par des groupes armés. Extraits.
« La voix d'Isa Adamu est à la fois résignée et remplie de colère. “L'insécurité a vraiment affecté notre rendement”, confie cet agriculteur de 45 ans à HumAngle, en périphérie de Shinkafi, dans l'État de Zamfara, au nord-ouest du Nigéria.
[…] Ce qui avait commencé en 2011 comme des troubles ruraux isolés dans le Zamfara s'est transformé, en une véritable crise nationale, s'étendant au reste d'une région qui nourrissait autrefois une grande partie du Nigéria. Rien qu'en 2022, plus de 453 000 personnes ont été déplacées.
“La mauvaise gouvernance, l'injustice, la pauvreté extrême et l'analphabétisme sont les causes profondes de ce terrorisme rural”, déclare Déborah Ibrahim, cheffe communautaire et habitante de Juji, dans l'État de Kaduna. [...] Le vide laissé par l'absence de l'État a été comblé par des acteurs non étatiques, des hommes armés qui dictent leurs règles.
Les conséquences sont graves. Dans la région, près de trois millions de personnes souffrent d'insécurité alimentaire critique – un chiffre qui, selon un rapport de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), est monté à 4,3 millions au premier trimestre 2025.
Le terrorisme rural, autrefois limité à quelques gangs, a évolué en groupes armés vaguement coordonnés opérant à travers le Nigéria et jusque dans la République du Niger voisine. Leurs activités sont dévastatrices : meurtres, expulsions et enlèvements d'agriculteurs ; vol de bétail valant des milliards de nairas1 ; incendies de récoltes prêtes à être moissonnées ; et imposition de “taxes” pour avoir simplement le droit de semer, de récolter ou de vivre. “Nos fermes sont devenues leurs fermes. Nous sommes devenus des ouvriers sur des terres que nous possédions autrefois”, fait part Muhammadi Dadi, un agriculteur du Zamfara. […]
Les communautés, autrefois fières de leurs migrations agricoles saisonnières, sont aujourd'hui dispersées pour échapper à la mort. […]
Face à l'abandon de l'État, les communautés improvisent. Certaines cèdent, payent des taxes ou négocient des accords de “paix” fragiles avec les groupes terroristes. D'autres s'arment, réunissant leurs maigres ressources pour équiper des réseaux de vigilance locale. [...]
“Quand nous allons dans les champs, nous y allons à quinze. Dix travaillent pendant que cinq surveillent les environs pour détecter les groupes armés”, explique Jumi Adamu, un jeune membre d'une milice de vigilance. […]
Selon les experts, les déploiements militaires ne suffiront pas à résoudre la crise qui secoue le nord-ouest du Nigéria. Il faut une réponse à plusieurs niveaux, et pas seulement des armes et des points de contrôle.
[…] Alors que le soleil se couche sur Gusau, l'agriculteur déplacé Isiyaka Ahmad Muhammad regarde l'horizon, là où s'étendaient autrefois ses terres. “Avant, je récoltais 100 sacs de mil, de sorgho et de maïs. Aujourd'hui, à peine 20”, dit-il. “Mais je n'abandonnerai pas. L'agriculture, c'est notre identité.” »
1 Monnaie du Nigéria
21.09.2025 à 16:27
Loïc
Loïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ? « Désolée mais j'ai 300 mails auxquels je n'ai pas répondu, je vous rappelle dans la semaine. » On est le 18 août, et la responsable des contractuel·les en Lettres-Histoire au (…)
- CQFD n°244 (septembre 2025)Loïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ?
« Désolée mais j'ai 300 mails auxquels je n'ai pas répondu, je vous rappelle dans la semaine. » On est le 18 août, et la responsable des contractuel·les en Lettres-Histoire au rectorat de Marseille n'est pas capable de me dire si je suis réembauché à la rentrée. Pourtant, après deux années dans le même établissement, et un avis favorable du proviseur, j'ai de l'espoir. « Ça ne dépend pas que de ça, il faut qu'aucun titulaire ni contractuel avec plus d'ancienneté ne demande le poste. Mais comme ton établissement est dans les quartiers nord, t'as tes chances ! » m'explique une collègue renseignée. Depuis fin juin je poirote et attends en vain des nouvelles du rectorat. Faut dire que devant la pénurie de profs et le recours massif aux contractuel·les, la responsable doit avoir la tête sous l'eau. Puis, on est sûrement beaucoup à patienter en croisant les doigts, avec la perspective du chômage technique au mois de septembre qui pointe le bout de son nez.
Au-delà du porte-monnaie, ces recrutements de dernière minute sans formation jouent sur la qualité de l'enseignement et mettent profs et élèves dans la panade. Lors de ma prise de poste, il y a deux ans, l'inspectrice m'avait déclaré « notre discussion me fait penser que vous êtes fiable, vous commencez la semaine prochaine ! » après un appel de seulement dix minutes. S'il est obligatoire de disposer d'un bac +3 pour être recruté·e, devant l'urgence, les recruteur·ices mettent cette exigence de côté. Au détriment des élèves qui devront se coltiner de longues heures devant des profs non formé·es, qui cherchent à exercer un métier qui ne s'invente pas. Alors que les titulaires, jouissent de deux ans de formations, pour les contractuel·les, le rectorat de Marseille avait réussi à dégotter deux jours. « Vous avez de la chance avant c'était zéro », déclarait le formateur. L'enjeu de cette formation reposait moins sur l'apprentissage pédagogique que sur notre propre survie à moyen terme. On y apprenait comment être autonome plus rapidement sans trop déranger l'administration, ou encore comment « tenir » sa classe tout le long de l'année. Le tout mêlé d'esprit d'entreprise et de paternalisme : « Dans le travail, il y a des patrons, il en faut. Dans la classe c'est pareil ! »
Dans son enquête « Les enseignants contractuels sont-ils des enseignants comme les autres ? », la chercheuse Célestine Lohier confirme que cette expérience précaire creuse un fossé avec les titulaires. Dernière roue du carrosse dans les zones et les établissements que les titulaires fuient, comme les lycées pro ou les collèges de banlieue, les contractuel·les ont un salaire moins élevés que leurs collègues. D'autant qu'ils subissent les aléas du marché de l'emploi scolaire : pauses non rémunérées entre deux contrats ou temps partiels non souhaités. Rendez-vous le 10 septembre ?